Il est ressuscité !
N° 221 – Mai 2021
Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard
“ Petite Russie ” sans pasteur
L’UKRAINE, berceau de la civilisation russe, entretient des relations très étroites avec la Russie dont l’abbé de Nantes, notre Père, a merveilleusement résumé l’histoire dans le numéro spécial de la Contre-Réforme catholique de décembre 1982.
Les origines du peuple russe, objet d’une mystérieuse prédestination et d’une préférence inexplicable du Cœur de Dieu qui l’a confié au Cœur Immaculé de Marie, remontent au huitième siècle avec la fondation, par les Slaves, de Kiev et de Novgorod.
Deux siècles plus tard, en 988, le grand-prince Vladimir ainsi que tout son peuple reçurent le baptême, faisant du royaume de Kiev un modèle des États chrétiens. Mais cette civilisation chrétienne fut perturbée par les vagues dévastatrices des Tartares et dut se réfugier, durant les treizième et quatorzième siècles, dans les forêts du Nord. Elle renaît alors à Novgorod, à Rostov puis à Moscou.
Mais le destin de la “ Petite Russie ” suivra étroitement celui de la “ grande ”, d’abord au dix-neuvième siècle en devenant la région la plus industrialisée de tout l’Empire, puis durant la période communiste au cours de laquelle les deux Russie partagèrent le même statut de captivité de “ république soviétique ”.
PERSÉCUTIONS COMMUNISTES.
Si l’Ukraine connut une brève période d’indépendance à l’issue de la Première Guerre mondiale, elle fut de force rattachée à la Russie soviétique en octobre 1920. Alors russe, la région qui s’étend entre Kharkov, Lugansk, Donetsk, Nikolayev, Kerson et Odessa fut rattachée d’autorité par Moscou à l’Ukraine en 1922 dans le but de créer un prolétariat ukrainien puissant, capable de contrer une paysannerie considérée par les bolcheviks comme un groupe de “ petits bourgeois ”. Et ce fut précisément en 1922 que les Ukrainiens entrèrent dans leur montée du calvaire avec une première famine, à la suite de la guerre qui opposa bolcheviks et partisans blancs.
Cette première famine fut suivie d’une seconde en 1933, provoquée par la ruine des campagnes du fait de la dékoulakisation et des déportations. Non seulement l’État soviétique ne lutta pas contre cette famine, mais il s’attacha à l’amplifier pour l’instrumentaliser comme une arme de “ guerre civile ” contre les paysans. Ce mouvement de collectivisation forcée et cette famine, conséquences des « erreurs de la Russie », firent entre huit et quinze millions de victimes en Ukraine soviétique. Le souvenir de ces événements dramatiques demeure bien vivace encore aujourd’hui dans les esprits...
Le chemin de croix de la “ petite Russie ” se poursuivit durant la Seconde Guerre mondiale, châtiment du Ciel annoncé par Notre-Dame à Fatima. C’est à cette période, en 1940 précisément, que furent incorporées au territoire de l’Ukraine les régions polonaises et roumaines à forte minorité ukrainienne. Mais la répression stalinienne fut telle que l’invasion allemande en 1941 fut accueillie, surtout dans l’ouest du pays, comme une “ libération ”. En 1944, l’Armée rouge “ libéra ” à son tour le pays. Nouvelles répressions contre les “ collaborateurs ”. À la fin de la guerre, les pertes ukrainiennes s’élevaient à huit millions de victimes. Mais les Ukrainiens eurent d’autres stations de leur chemin de croix à parcourir.
Nikita Khrouchtchev, alors premier secrétaire du parti communiste d’Ukraine, aux ordres de Staline, déclencha en 1945 une terrible persécution contre l’Église de rite oriental, unie au Siège de Pierre : « Le 11 avril 1945, raconte Mgr Slipyj, je fus arrêté avec tous les autres évêques. Moins d’un an plus tard, plus de huit cents prêtres nous avaient déjà suivis en captivité. Du 8 au 10 mars 1946, le Synode illégal de Lviv fut mis en scène. Sous la pression athée, il proclama la “ réunification ” de l’Église catholique ukrainienne avec l’orthodoxie [c’est-à-dire avec les schismatiques], dominée par le régime soviétique. Cette “ réunification ”, et de ce fait la liquidation officielle de notre Église, furent entreprises par la force brutale. Les évêques furent déportés aux quatre coins de l’Union soviétique. Presque tous sont morts depuis ou ont été tués en captivité. Chacun de nous dut gravir son calvaire (...).
« Je remercie le Tout-Puissant de m’avoir donné la force de porter cette croix et je rends respectueusement hommage aux dix confrères dans l’épiscopat, aux plus de mille quatre cents prêtres et huit cents religieux, aux dizaines de milliers de fidèles qui, en captivité, ont scellé par le sacrifice de leur vie la fidélité au Pape, au Siège apostolique romain et à l’Église universelle. Nos prêtres avaient le choix : s’allier à l’Église du Régime communiste et renier ainsi l’unité catholique universelle ou subir, pendant au moins dix ans, le pénible sort de la déportation avec toutes les mesures disciplinaires qui en découlent. L’immense majorité des prêtres a choisi le chemin des prisons et des camps de concentration de l’Union soviétique. »
C’est alors que l’Enfer se déchaîna là où on ne l’attendait pas.
UNE PREMIÈRE RÉVOLUTION GÉOPOLITIQUE
FUT LE FRUIT DU CONCILE VATICAN II.
L’Église tout entière, réunie en Concile (1962-1965), adopta la nouvelle religion du culte de l’homme, des droits de l’homme, de la démocratie, de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes à l’encontre de toute morale traditionnelle et de ses institutions séculaires, conduisant ainsi ses propres enfants à l’apostasie et livrant les peuples, notamment au travers de ce mouvement mondial de décolonisation, au communisme et à l’islam.
Le premier témoin douloureux de cette révolution au sein même de l’Église aux conséquences géopolitiques dramatiques fut précisément Mgr Slipyj. En effet, le confesseur de la foi fut libéré des prisons communistes à la suite de tractations où l’on s’était engagé à ne pas se servir de sa libération à des fins de “ propagande ”. Il accepta alors de se rendre à Rome où se déroulait le Concile, espérant pouvoir donner son témoignage et finir ce qu’il n’avait pu achever en tant que prisonnier. Las ! Il trouva un Concile en pleine révolution notamment œcuménique, pressé de plaire et de faire la paix avec tous les ennemis de l’Église : depuis le régime communiste de Moscou à qui fut promis que l’on ne prononcerait aucune condamnation solennelle, jusqu’aux orthodoxes qui étaient d’ailleurs les zélés complices du premier.
« Pour faire la paix avec l’adversaire, écrit notre Père, Vatican II n’a pas hésité à sacrifier ses propres fidèles. Le schéma sur les Églises orientales préparé par les uniates était d’esprit catholique et donc d’un autre esprit que le Décret sur l’œcuménisme, œuvre de Latins préoccupés de tout céder aux Orientaux schismatiques aux dépens des uniates et de l’Église latine elle-même. À ces fidèles Églises orientales catholiques, on reprochera continuellement de s’être laissé inféoder et domestiquer indignement par Rome. Ce qui a été leur salut, ce qui est leur mérite en même temps que leur grand titre de gloire et leur martyre (...), les a fait mépriser par un concile œcuménique ! Quand le pacte conciliaire sera scellé, ils en paieront le prix. On les contraindra des deux côtés à se noyer dans l’orthodoxie persécutrice devenue la seule forme de catholicisme oriental reconnue par Rome ! » (Préparer Vatican III, éditions de la Contre-Réforme catholique, 2011, p. 217)
Mgr Slipyj en fit l’amère expérience... Dans les premiers mois de sa libération, en août 1963, il écrivit au pape Paul VI pour lui demander de lui reconnaître le titre de patriarche et il adressa la même supplique aux Pères du Concile, le 11 octobre de la même année, en leur exposant que c’était la seule façon de préserver l’unité et l’existence même de l’Église catholique ukrainienne. Mais jusqu’à sa mort en 1984, Paul VI, puis Jean-Paul II, pour ne déplaire ni aux communistes ni aux orthodoxes de Moscou, refusèrent ostensiblement de lui décerner ce titre qui lui aurait permis de gouverner son Église orientale unie à Rome sans dépendre de la secrétairerie d’État pour ses nominations d’évêques, ses ordinations sacerdotales et la direction de ses séminaires.
DEUXIÈME RÉVOLUTION GÉOPOLITIQUE :
LA DISSOLUTION DE L’UNION SOVIÉTIQUE.
Dès 1986, la catastrophe liée à la centrale nucléaire de Tchernobyl accéléra un réveil national qui se cristallisa autour de la question de l’enseignement de la langue ukrainienne. Le mouvement populaire en faveur de la démocratie et de l’indépendance (Roukh), fondé en 1989, obtint très vite une forte audience dans l’ouest du pays, qui demeurait le moins “ russifié ” et où les gréco-catholiques étaient majoritaires. Les communistes remportèrent encore les élections du Soviet suprême de mars 1990, qui élut à la présidence un apparatchik, Leonid Kravtchouk, en remplacement de Vladimir Chtcherbitski.
Mais le 12 juin 1990, la République soviétique de Russie, alors présidée par un certain Boris Eltsine, vota une déclaration de souveraineté par laquelle elle se reconnaissait le droit de se désengager librement de l’URSS et par laquelle elle affirmait la primauté de ses lois sur la législation soviétique. Les conséquences furent considérables, car c’était la première étape de l’indépendance de la Russie. Du coup, les autres républiques soviétiques lui emboîtèrent le pas, à commencer par l’Ukraine qui, dès juillet, affirma sa souveraineté.
Et l’échec du putsch du 19 août 1991 pour renverser Mikhaïl Gorbatchev ne fit que précipiter les événements. Sur le moment même, notre Père remarquait les efforts particuliers déployés par les députés soviétiques qui envoyèrent en urgence, le 28 août, une délégation en Ukraine. « Fait très révélateur, écrivait notre Père, elle comprend le maire de Leningrad, Anatolie Sobtchak, qui a ardemment défendu ces derniers jours “ le maintien d’organes centraux ”. Empêcher le chaos, éviter que tout lien ne soit rompu entre les grandes républiques, c’est-à-dire entre l’Ukraine et la Russie, est le souci majeur de tous... contre un ! contre les embardées de l’ivrogne ! [Boris Eltsine] L’ambassade rencontra dans la nuit le président Kravtchouk, et un accord est intervenu immédiatement pour empêcher “ la désintégration de l’URSS ”, autant dire pour faire obstacle aux ambitions du fou de Moscou. » (CRC no 277 de novembre 1991, p. 11 et 12)
En présence d’un pouvoir central fragilisé, d’un Boris Eltsine déterminé à intégrer la Fédération de Russie à l’économie mondiale capitaliste, les douze républiques restantes, dont la Russie et l’Ukraine, proclamèrent les unes après les autres non plus simplement leur souveraineté, mais leur indépendance. Le 8 décembre 1991, les présidents des républiques soviétiques d’Ukraine et de Biélorussie déclarèrent que « l’URSS en tant que sujet de droit international et réalité géopolitique a cessé d’exister ». Et le 25 décembre, Gorbatchev prit acte de la disparition en fait et en droit de l’Union soviétique, entérinant ainsi lui-même ce que Vladimir Poutine qualifiera, quelques années plus tard, non seulement de « drame pour la nation russe », mais également de « désastre géopolitique majeur du siècle ». On ne mesurera jamais assez la sagesse de cette parole que les événements d’Ukraine n’ont cessé de confirmer jusqu’à aujourd’hui.
Notre Père assista à cette dissolution de l’Union soviétique avec angoisse. « À mon humble avis, c’est une erreur politique et une faute morale grave de se réjouir de toute décomposition sociale et de toute anarchie chez le voisin, chez l’ennemi même. Le risque de guerre n’en est pas moins grand si même il n’en devient pas plus instant, et l’ébullition des passions passe les frontières, pourrissant le monde. C’est pourquoi d’un instinct sûr, je fais des vœux depuis le 19 août pour la restauration de l’Union des républiques socialistes soviétiques et pour son président Mikhaïl Gorbatchev. » (La Contre- Réforme catholique no 278, décembre 1991, p. 23)
LES PREMIÈRES ANNÉES D’INDÉPENDANCE.
L’Ukraine prend donc son indépendance à compter du 1er janvier 1992, et comme notre Père le prévoyait dès 1982, ce pays s’est révélé incapable de vivre cette indépendance qu’il réclama pourtant avec une ardente présomption. En effet, dès cette année 1982, notre Père considérait déjà comme un égarement de la part des Ukrainiens « leur volonté d’émancipation jusqu’à excuser le communisme pour accuser la seule Russie moscovite, c’est trop de haine et d’aveuglement » (La Contre-Réforme catholique no 184, décembre 1982, p. 5).
C’est précisément cette haine et cet égarement que les États-Unis et leurs alliés vont instrumentaliser pour, par Ukraine interposée et quel que soit le prix pour elle à en payer, contrer la Russie. Il était, en effet, dans les objectifs des Américains de détacher de la Russie ce qu’il était convenu d’appeler son “ étranger proche ”, et tout particulièrement l’Ukraine qui comptait alors près de cinquante-deux millions d’habitants. Et le meilleur allié des Américains fut tout simplement la classe politique ukrainienne, gagnée aux mœurs infâmes de la démocratie. « Les présidents, les Premiers ministres et les parlementaires ont changé, mais leur attitude envers le pays et son peuple est demeurée la même », expliquera Vladimir Poutine devant l’Assemblée fédérale de Russie le 18 mars 2014. « Ils ont traité le pays comme une vache à lait, se sont battus entre eux pour le pouvoir, les actifs et la trésorerie, et ne se sont guère occupés des gens ordinaires. Ils ne se sont pas demandé pourquoi des millions de citoyens ukrainiens qui ne voyaient pas de perspectives d’avenir chez eux partaient travailler dans d’autres pays comme journaliers. » Actuellement la population ukrainienne est de quarante-quatre millions d’habitants...
Au début de l’année 1992, au sein de la zone de libre-échange que forment entre eux les membres de la Communauté des États indépendants (CEI), les liens commerciaux entre l’Ukraine et la Russie sont très intenses. La Russie exporte son gaz naturel vers l’Europe par les trois gazoducs qui traversent le territoire de son voisin et importe en retour l’acier produit dans la région du Donbass, le bassin industriel de l’Est du pays. De leur côté les Ukrainiens ont besoin du gaz naturel russe pour faire tourner leur industrie. C’est sur le marché russe qu’ils écoulent une grande partie de leur production agricole, notamment leur blé. Par ailleurs les deux pays partagent des infrastructures communes, notamment dans le domaine du transport et de l’énergie, et leurs deux économies sont orientées l’une vers l’autre.
Dès les premières années de son indépendance, l’Ukraine veut équilibrer ses relations internationales entre l’ouest et l’est. Certes, elle veut encore assurer un bon voisinage avec la Russie, mais en 1996, Leonid Koutchma, qui a succédé à Leonid Kravtchouk deux ans plus tôt, pose clairement comme objectif pour son pays son adhésion à l’Union européenne, puis en 2002 son adhésion intégrale à l’OTAN. Sur le plan militaire, l’Ukraine renonce à son arsenal nucléaire en le restituant à la Russie ou en le détruisant. En revanche, le statut de la Crimée, que Nikita Krouchtchev avait décidé de rattacher à la République soviétique d’Ukraine, devient rapidement un sujet de grave différend. La Russie accepte difficilement que la Crimée, territoire traditionnellement considéré comme russe, habité majoritairement par des Russes et faisant partie intégrante de l’histoire sainte du pays, puisse désormais se trouver en pays “ étranger ”. Se pose également la question de la ville de Sébastopol et de la flotte que son port abrite. Ce n’est qu’en mai 1997 que sont finalement signés entre la “ petite ” et la “ grande ” Russie deux accords majeurs, l’un sur le partage de la flotte de la mer Noire, l’autre sur la location pour vingt ans, soit jusqu’en 2017, du port militaire de Sébastopol. Les parties signent également un traité russo- ukrainien d’amitié, de coopération et de partenariat qui réaffirme la reconnaissance par la Russie des frontières de l’Ukraine.
LA RÉVOLUTION ORANGE.
Mais l’année 2004 marque un tournant de l’Ukraine vers l’ouest, à la faveur d’une élection présidentielle, suivant un scénario aussi classique que bien rodé et qui a, hélas, bien fonctionné ou presque...
Premier acte : une campagne médiatique bien orchestrée pour affaiblir le président sortant, Leonid Koutchma, proche de Vladimir Poutine, prétendument impliqué dans l’assassinat d’un journaliste et dans une vente illicite d’armes à destination de l’Irak malgré l’embargo décrété sur ce pays par les États-Unis.
Deuxième acte : les résultats officiels des élections donnent une courte victoire à Victor Ianoukovitch, donné comme favorable à la Russie. Mais ces résultats seraient prétendument démentis par des sondages officieux, organisés à la sortie des urnes par des ONG, donnant la victoire au parti pro-occidental, résultats officieux qui furent aussitôt suivis par des manifestations monstres...
C’est la révolution “ orange ”... savamment organisée et encadrée par l’organisation étudiante Pora et intensément soutenue et financée par des “ hommes d’affaires ” de Kiev, par toutes sortes d’organisations internationales telles German Marshall Foundation (USA), Freedom House (USA), National Endowment for Democracy (USA), International Development Agency (Canada). Le Département d’État américain a lui-même versé sur deux ans, par le biais de l’USAID, 65 millions de dollars pour « élargir l’implication des citoyens »... Et tout fonctionne “ à merveille ”.
Troisième acte : sous la pression de plusieurs centaines de milliers de manifestants regroupés sur la place Maïdan à Kiev, conjuguée à la pression des États-Unis et des États européens, la Cour suprême de l’Ukraine invalide le deuxième tour pour en organiser un troisième qui donne cette fois-ci la victoire à l’opposition pro-occidentale, conduite par Viktor Iouchtchenko, un ancien Premier ministre, et Ioulia Tymochenko, une femme d’affaires qui fut un temps vice-premier ministre en charge des affaires énergétiques. La révolution “ orange ” étant passée, la démocratie peut librement poursuivre son œuvre de division et d’appauvrissement du pays.
La coalition pro-occidentale est à peine installée dans les sièges du pouvoir, en janvier 2005, que les luttes de clans et de partis prennent le pas pour la fissurer et bloquer toutes les réformes que la situation politique et économique catastrophique du pays exige pourtant. Au contraire, pour répondre à une surenchère électorale et internationale, le nouveau président Iouchtchenko n’aura de cesse d’exacerber les conflits avec la Russie. Comme il l’avait annoncé lors de la campagne électorale, il entame sans retard des négociations pour faire adhérer l’Ukraine à l’OTAN. Il négocie avec l’Union européenne un plan d’action bilatérale pour renforcer les liens politiques et économiques et préparer une entrée dans cette organisation internationale. De surcroît, la langue russe est évincée de la vie sociale ukrainienne. Et cela n’ira que de mal en pis, le président Iouchtchenko annonçant que le bail permettant le stationnement de la flotte russe à Sébastopol ne sera pas renouvelé en 2017. En 2008, il prend position contre la Russie dans le conflit qui l’oppose à la Géorgie.
Comme l’écrira Dmitri Medvedev à son homologue ukrainien le 11 août 2009 : « Nous ne pouvons appréhender ce que nous observons dans les années de votre présidence autrement que comme un rejet par la partie ukrainienne des principes d’amitié et de partenariat présents dans le traité de 1997. »
Mais la Russie défendra ses intérêts vis-à-vis d’une Ukraine dépourvue des moyens de ses ambitions d’indépendance. La question du gaz en constitue l’enjeu essentiel. La Russie devra interrompre à plusieurs reprises ses fournitures afin de forcer l’Ukraine à régler ses arriérés. La crise s’achèvera le 19 janvier 2009 par la signature entre les deux pays d’un nouveau contrat d’approvisionnement de dix ans avec application du prix consenti aux pays européens.
Pour ce qui est de l’adhésion de l’Ukraine tant à l’OTAN qu’à l’Union européenne, tout est reporté sine die. Il faut dire que Viktor Iouchtchenko n’a jamais entrepris les réformes qui s’imposaient. À la fin de son mandat en 2010, l’Ukraine est touchée de plein fouet par la crise économique avec l’effondrement de sa monnaie, une baisse de la production industrielle de l’ordre de 26 % et de son PIB de 14 % en 2009, ce qui est considérable ! Le FMI a dû suspendre un prêt de seize milliards de dollars, l’Ukraine ne mettant pas en place une politique d’austérité passant par la maîtrise des dépenses et le règlement progressif de ses dettes.
Même sur le plan énergétique, l’Ukraine sera écartée de cette question géostratégique sensible avec la construction du gazoduc North Stream 1, mis en service en 2012 et acheminant le gaz russe directement à l’Allemagne par la mer Baltique. Le gazoduc Blue Stream, mis en service en 2003, relie la Russie à la Turquie par la mer Noire. Il a été doublé par le gazoduc Turkish Stream, mis en service, lui, en janvier 2020, et qui permet d’acheminer du gaz vers la partie sud de l’Europe. Enfin Nord Stream 2, qui va doubler la capacité de Nord Stream 1 est sur le point d’être achevé. La dernière salve de sanctions lancée par les États-Unis contre la Russie ne vise pas ce projet qui va peut-être pouvoir aller jusqu’à son terme malgré les pressions contraires considérables exercées jusqu’à présent par les Américains.
Lors des élections présidentielles de 2010, Iouchtchenko est lamentablement renvoyé de sa fonction présidentielle avec seulement 4 % des voix en sa faveur. Il est remplacé par Viktor Ianoukovitch, celui-là même dont l’élection avait été invalidée en 2004. Beaucoup plus favorable à la Russie, il accepte de signer le 21 avril 2010 un accord prolongeant le bail de la base navale de Sébastopol jusqu’en 2042 en échange d’une baisse du prix du gaz russe de 30 %. Les liens entre les deux pays se resserrent à nouveau. La langue russe retrouve une place importante dans toutes les sphères de la vie publique ukrainienne.
À propos des grandes famines de 1930, plutôt que de parler de « génocide perpétré par les Russes » comme le faisait son prédécesseur, Ianoukovitch les considère, lui, comme « une tragédie qui a touché l’ensemble des peuples qui dépendaient alors de l’Union soviétique », formule nettement plus intelligente car distinguant entre le régime communiste athée et la Russie dont il avait pris possession. Pour ce qui est de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, elle n’est plus d’actualité pour le président Ianoukovitch. Le pays a-t-il définitivement tourné la page avec la révolution orange ?
LA RÉVOLUTION SANGLANTE.
Hélas non, la révolution sera de retour quatre ans plus tard et inondera le pays du sang de ses populations que les États-Unis et leurs alliés lanceront dans une révolte insensée.
Victoria Nuland, alors responsable des relations avec l’Europe au sein du secrétariat d’État américain, révéla le 16 décembre 2013 que les États-Unis avaient investi plus de cinq milliards de dollars pour aider l’Ukraine à « réaliser ses aspirations européennes ». Et de fait, Ianoukovitch va louvoyer sur la question européenne en travaillant tout à la fois à un rapprochement de l’Ukraine avec l’Union européenne et au maintien de bonnes relations avec la Russie. Tergiversant entre ces deux options qu’il refuse d’opposer, il annonce, le 21 novembre 2013, qu’il suspend la signature de l’accord d’association avec l’Union européenne.
Alors commencent dès le lendemain des manifestations place Maïdan à Kiev. Elles sont savamment et efficacement initiées par des organisations tant américaines qu’allemandes et, sur place, elles sont encadrées et organisées par des mouvements nationalistes très hostiles à la Russie. Ces manifestations vont rapidement prendre une ampleur à la fois nationale et insurrectionnelle pour parvenir le 22 février 2014 à la destitution illégale de Viktor Ianoukovitch. Grâce à l’intervention des forces spéciales russes, ce dernier échappe de justesse à un assassinat programmé par les organisateurs de ce coup d’État.
Or, à peine le président Ianoukovitch fut-il remplacé par un gouvernement illégal, que ce dernier s’empressa d’interdire le russe comme langue officielle, donnant ainsi le signal de départ d’agressions contre les populations russophones, notamment à Odessa. Vladimir Poutine jugea alors que les conditions étaient réunies pour se porter au secours des populations de Crimée, composées majoritairement de Russes, et pour sauvegarder les intérêts stratégiques du pays que constitue la base navale de Sébastopol. Kiev, en pleine révolution, fut alors incapable de s’opposer à la réintégration de la péninsule de Crimée dans le giron de la Russie. L’opération fut conduite personnellement d’une main de maître par Vladimir Poutine. Il n’y eut aucune invasion militaire de la part de la Russie. Les forces russes régulièrement stationnées dans la péninsule suffirent à neutraliser les 20 000 soldats ukrainiens, sans coup férir, sans l’ombre d’une victime... tous les Criméens criant leur joie que leur territoire revienne à la “ grande Russie ”.
Mais en Ukraine, le renversement de l’ordre constitutionnel et la suppression pure et simple de la langue russe comme langue officielle, préludes à d’autres mesures vexatoires contre les Ukrainiens russophones, provoquèrent le soulèvement des régions du Donbass, plongeant le pays dans une véritable guerre civile opposant les forces régulières de Kiev à celles des Républiques de Donetsk et de Louganks.
Tout dérape, en fait, lors de l’été 2014. Les autorités de Kiev lancent vers les “ républiques autoproclamées ” une opération « antiterroriste » qui dresse contre elles les populations du Donbass. L’affaire tourne court du fait du délitement de l’armée ukrainienne. Signés le 5 septembre, les accords de Minsk proclament un cessez-le-feu. « Mais faute de suivi, écrit Jean-Pierre Chevènement dans l’édition de juin 2015 du Monde diplomatique, les accords de cessez-le-feu s’enlisent. Kiev lance une seconde offensive militaire qui finit par échouer comme la première. »
LES ACCORDS DE PAIX DE MINSK 2.
C’est dans ce contexte que le 12 février 2015 furent signés à Minsk, sous l’égide de la Russie, de la France et de l’Allemagne, de nouveaux accords de paix entre Kiev et les représentants des Républiques de Donetsk et Lougansk. Ils comprennent un volet militaire (la suspension des combats, le retrait des armes lourdes et l’organisation d’une zone démilitarisée entre les belligérants) qui a été à peu près appliqué et a permis l’instauration d’un calme relatif dans la région. Ces mêmes accords comprennent également un volet politique qui prévoit notamment que l’Ukraine recouvre toute son autorité sur l’ensemble de ses frontières avec la Russie. Mais cette prérogative de souveraineté doit être précédée – et non suivie... la nuance est essentielle – d’un aménagement constitutionnel accordant aux provinces du Donbass une certaine autonomie. Or ce volet politique, en particulier cette réforme constitutionnelle, n’a jamais été mise en œuvre par les autorités ukrainiennes, en particulier par Petro Porochenko, cet homme d’affaires élu à la présidence du pays en 2014 et qui a pourtant été l’un des signataires de ces accords de Minsk 2.
Indirectement, ces mêmes accords représentent un avantage pour la Russie dont l’objectif n’est pas d’envahir, d’intégrer à son propre territoire des régions du Donbass, mais de conserver sur toute l’Ukraine une certaine influence, qu’elle perdrait définitivement si la “ petite Russie ” adhérait purement et simplement à l’Union européenne et à l’OTAN. Or la reconnaissance d’un statut autonome pour les deux provinces du Donbass constituerait à l’avenir un obstacle à l’intégration de Kiev à ces deux organisations internationales.
En avril 2019, de nouvelles élections présidentielles portent à la tête de l’Ukraine Volodymyr Zelinsky, le “ héros ” de la série télévisée « serviteur du peuple ». C’est un comédien, sans expérience politique, élu avec un programme très sommaire... qui apparemment ne s’est pas beaucoup étoffé depuis. Apparemment plus “ souple ” que son prédécesseur vis-à-vis de la Russie, les discussions reprennent entre les chancelleries. L’Ukraine accepte la tenue d’élections dans les provinces du Donbass. Signal bien accueilli par Moscou qui restitue à Kiev les trois navires de guerre arraisonnés au large de la Crimée fin novembre 2018. Les conditions semblent favorables à l’organisation d’un sommet qui se tiendra à Paris le 9 décembre 2019 au format “ Normandie ”, c’est-à-dire en présence des chefs d’État ukrainien, russe, français et allemand.
Hormis des échanges de prisonniers, les discussions n’ont pas abouti à une évolution significative de la situation. La Russie a maintenu sa position sur la nécessaire et inconditionnelle application, et en fonction de l’ordre des clauses, des accords de Minsk 2 par l’Ukraine qui, elle, refuse toujours d’avancer dans le cadre défini par ce texte qu’elle a pourtant signé.
Après une trêve record durant la deuxième moitié de l’année 2020, la ligne de front, dans l’est de l’Ukraine, a connu un regain de tension à compter de janvier 2021, entraînant une escalade dont chaque partie, l’Ukraine et la Russie, impute à l’autre la responsabilité, chacune s’accusant mutuellement de vouloir organiser dans les régions du Donbass une opération militaire d’envergure. Le 2 avril, Moscou a mis en garde les pays occidentaux contre toute ingérence militaire en Ukraine, tout en déployant à ses frontières avec l’Ukraine des forces militaires, suffisantes pour ne pas se soumettre au chantage de l’Ukraine qui crie “ au feu ”, “ au loup ” pour ameuter le monde entier afin qu’il se porte à son secours, le pays ne pouvant assumer une guerre et ne voulant pas faire la paix.
Donc, tirant avantage de ce regain de tension qui, “ curieusement, ” coïncide avec l’investiture de Joe Biden à la Maison-Blanche, l’Ukraine use de son chantage habituel, pour réclamer de nouveau à cor et à cri auprès de toutes les chancelleries son intégration complète et immédiate au sein de l’Union européenne et de l’OTAN. « La sécurité de l’Europe dépend de la sécurité de l’Ukraine », a martelé Volodymyr Zelinsky dans un entretien publié dans Le Figaro du 16 avril dernier. « Nous ne pouvons pas rester indéfiniment dans la salle d’attente de l’Union européenne et de l’OTAN. L’Ukraine mérite depuis longtemps d’en sortir. Le moment est venu de passer à la vitesse supérieure, de nous inviter à rejoindre l’Union européenne et l’OTAN, car nous ne voulons pas avoir à mendier. » Auprès de la Russie ? C’est pourtant bien ce qui pourrait leur arriver et qu’ils ne veulent à aucun prix.
Mais en définitive, ni la France ni l’Allemagne ne semblent très pressées d’accueillir au sein de ces deux organisations cette turbulente “ petite Russie ” qui, à l’exception de sa pauvreté, du désordre de ses affaires intérieures et de son attitude versatile dans ses engagements, ne présente pas beaucoup d’atouts pour faire obstacle aux relations indispensables à maintenir avec la “ grande Russie ”. Du coup, « l’Ukraine pourrait décider de se tourner vers d’autres partenaires pour des collaborations bilatérales : la Turquie et les États-Unis », écrit Isabelle Lasserre dans Le Figaro du 17 avril.
Après avoir livré à l’Ukraine, en 2019, des missiles antichars Javelin et débloqué une enveloppe budgétaire de trois cents millions de dollars pour financer une assistance militaire, Washington a récemment appelé la Russie, par la voix de Joe Biden, à réduire ses troupes à la frontière ukrainienne, tout en affirmant son soutien à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Et la Russie vient de confirmer qu’elle procédait au retrait de ses troupes, conformément au calendrier qu’elle s’était fixé et qu’elle avait annoncé.
En fait, « le déploiement de ses troupes par la Russie, écrit Alain Barluet dans les colonnes du Figaro du 3 mai dernier, ne préludait pas à une intervention militaire, ainsi que l’ont noté la plupart des observateurs. Moscou a voulu lancer une mise en garde contre toute rupture du statu quo militaire dans le Donbass et envoyer un signal aux soutiens occidentaux de Zelinsky pour qu’ils fassent pression sur ce dernier. Le 21 avril, dans sa déclaration au parlement, Vladimir Poutine a lancé un avertissement aux Occidentaux, leur enjoignant à ne pas “ franchir la ligne rouge ”, “ que nous déterminerons nous-mêmes ”. Il n’a pas cité l’Ukraine, mais a promis “ une riposte asymétrique, rapide et dure ”. »
En revanche, la Turquie, après avoir mis le désordre en Méditerranée orientale, se sert de l’Ukraine pour semer le trouble en mer Noire. En effet, le président Zelinsky n’a rien trouvé de mieux que de se rapprocher d’Ankara en vue d’équiper ses forces armées qui ne font pas le poids face à la Russie.
Mais ce rapprochement est surtout politique. « À l’issue de sa rencontre avec Zelinsky, écrit Isabelle Lasserre dans Le Figaro du 29 avril, le président Erdogan a soutenu “ l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine ” et appelé à “ la fin de l’occupation de la Crimée et des régions de Donetsk et de Lougansk ”. Il a aussi réaffirmé son soutien à la candidature de l’Ukraine à l’OTAN, un tabou pour Poutine. “ Les Ukrainiens s’inquiètent de l’indifférence grandissante de la communauté internationale vis-à-vis de l’annexion de la Crimée. Ils prennent les soutiens là où ils les trouvent. Et contrairement à son prédécesseur, Zelinsky se méfie des Européens qu’il ne trouve pas fiables ”, commente un diplomate (...). Mais à Kiev personne ne se fait d’illusions. “ On ne fait pas confiance aux Turcs. On sait qu’ils peuvent nous lâcher du jour au lendemain au profit de leur relation avec Moscou. Mais quand on a en face de soi Vladimir Poutine, et que l’Europe avance à la vitesse d’un escargot, il faut bien faire avec le moins pire des maux. Car nous avons désespérément besoin d’alliés ”, commente une source proche du dossier. »
Il est donc trop clair que Kiev est pour Ankara un allié de circonstance et de revers pour contrer la puissance navale russe en mer Noire. Aussi Moscou vient-elle d’annoncer son intention de fermer l’accès de cette mer, en direction du détroit de Kertch. Raison officielle invoquée : des entraînements militaires.
CONCLUSION
L’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne et à l’OTAN a pour l’instant échoué, mais elle lui a déjà coûté près de 15 000 morts et un million et demi de déplacés. Le retour de la Crimée dans le giron de la Russie s’est soldé par zéro mort, zéro déplacé. Trente ans après son indépendance, le bilan pour la “ petite Russie ” est sans appel sauf à souligner le gâchis que représentent toutes ces années pour un pays mené au gré des seuls intérêts d’une classe politique et financière peu scrupuleuse et instrumentalisée par les États-Unis et l’Union européenne dans le seul objectif de contrer la Russie. Résultat : en plein cœur de l’Europe, l’Ukraine apparaît comme une “ plaie béante ” capable de menacer la paix du monde, et cette plaie ne pourra se refermer qu’avec la Russie et non pas contre elle, qu’on le veuille ou non.
Mais il existe une profonde division entre la “ petite ” et la “ grande ” Russie. Cette division n’est pas politique, encore moins économique. Elle est religieuse.
C’est ce schisme orthodoxe, sectaire, inféodé au pouvoir politique, qu’il soit tsariste ou communiste, complice des persécutions contre les uniates, les gréco-catholiques. À ce schisme s’ajoutent les divisions entre orthodoxes, le schisme appelant le schisme, tout spécialement depuis le 5 janvier 2019 avec la reconnaissance par Bartholomée, patriarche de Constantinople, de l’indépendance de l’Église orthodoxe d’Ukraine par rapport à l’Église orthodoxe ukrainienne se réclamant du Patriarcat de Moscou. Donc c’est sans solution ?
C’est sans solution... si du moins on suit ce qui est écrit dans la déclaration que le pape François a accepté de signer le 12 février 2016 à La Havane avec le patriarche Kirill, d’ailleurs dans la ligne droite du concile Vatican II : « Il est clair aujourd’hui que la méthode de l’ “ uniatisme ” du passé, comprise comme la réunion d’une communauté à une autre, en la détachant de son Église, n’est pas un moyen pour recouvrir l’unité. »
Mais la Sainte Vierge, elle, est pour l’uniatisme, car c’est bien la conversion de la Russie qu’elle attend ou, plus précisément, qu’elle accordera si le Saint-Père veut bien daigner la consacrer à son Cœur Immaculé. « Ce sera prodigieux, écrit notre Père, la Russie par son étonnante conversion sera un objet de stupéfaction et un instrument de salut pour tous les autres peuples, tombés dans l’anarchie, l’immoralité, l’apostasie. » Plus qu’à tout autre peuple, cette parole de notre Père s’appliquera d’abord à la “ petite Russie ”. Prions, prions beaucoup pour le Saint-Père.
frère Pierre-Julien de la Divine Marie.