Il est ressuscité !
N° 231 – Avril 2022
Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard
La conversion de la Russie ?
Mon bien cher frère Bruno,
Depuis quelques jours, je me suis plongé, après m’être rappelé ce que m’avait dit frère Scubilion à ce sujet, dans les récits des missionnaires de Mandchourie racontant l’effroyable persécution des Boxeurs qui eut lieu durant l’été 1900. J’ai trouvé ces récits dans les Annales des Missions Étrangères de Paris, transcrites et disponibles sur le site internet de leurs archives.
Je ne peux m’empêcher de vous en parler, car ce que j’ai découvert de ce fait historique m’a semblé très intéressant et même consolant en ce moment où l’hystérie antirusse se déchaîne en France et jusque dans l’Église. Vous devez être assez surchargé actuellement, et pour ne pas vous encombrer davantage je voulais juste, si vous me permettez, vous donner un rapide résumé de ces événements, qui pour ma part m’ont éclairé sur la vocation de la Russie, qui, il y a plus d’un siècle, était déjà vouée à la défense de la Chrétienté en sauvant d’une extermination certaine des missionnaires français... catholiques, des religieuses françaises et des milliers de chrétiens chinois qu’ils évangélisaient.
La mission de Mandchourie fut fondée par Mgr Verrolles en 1838. La province était vaste comme deux fois la France et s’étendait du sud vers le nord, de la mer de Chine à la Sibérie russe, enclavée entre la Mongolie à l’ouest, la Russie au nord et à l’est (Vladivostok) et la Corée au sud-est.
Les premières années furent très difficiles et il y eut des martyrs. Petit à petit les Missions Étrangères de Paris envoyèrent des renforts qui permirent de s’implanter finalement dans toute la région (notre arrière grand-oncle, le Père Noirjean, évangélisa le nord, près de la frontière russe). Mais ce n’est qu’à partir des années 1890 que la Mission prit enfin son essor, au point qu’elle put être divisée en deux vicariats apostoliques. En 1898, à la veille de la persécution, elle comptait deux évêques, trente-quatre missionnaires français administrant quelque 25 000 chrétiens et plusieurs religieuses de la Providence qui tenaient environ trois cents écoles et orphelinats avec leurs quatre mille cinq cents élèves et orphelins ! C’était donc une véritable Chrétienté qui se fondait là, mais qui faillit être anéantie totalement en moins de six semaines s’il n’y avait eu l’intervention providentielle... de l’armée russe.
Les Russes étaient déjà présents en Mandchourie, car ils étaient en train de construire le chemin de fer reliant le port d’Ing-tze au sud, ouvrant sur la mer de Chine, à la Sibérie. Ils avaient donc formé des colonies regroupant les familles des ingénieurs et des employés, protégés par des garnisons de cosaques répartis le long de la voie de chemin de fer. Ces quelques soldats et officiers russes joueront un rôle primordial dans les premiers temps de la persécution en protégeant de façon très courageuse les missionnaires et les religieuses, permettant à un bon nombre d’entre eux de s’enfuir dans les pays voisins.
Mais le début de la persécution des Boxeurs fut si violent et si rapide que beaucoup de missionnaires et de chrétiens furent massacrés, à commencer par l’évêque de la Mandchourie méridionale, Mgr Guillon, qui fut décapité le 3 juillet 1900 dans sa cathédrale de Moukden, avec un de ses missionnaires, un prêtre chinois, deux religieuses françaises et deux cents chrétiens. Les corps furent ensevelis sous les décombres de la cathédrale incendiée. Ce fut le signal du déchaînement de la persécution à travers tout le pays. La terrible nouvelle arriva rapidement à Léon XIII qui écrivit aussitôt aux directeurs de Paris « encore tremblant et anxieux » qu’il allait faire prier pour « que le Très-Haut inspire à tous des pensées de concorde et de paix et qu’il mette ainsi un terme aux ruines et aux massacres ». Il est assez frappant de voir que Léon XIII ne propose dans sa lettre aucune solution politique, ce qui ne nous étonne pas après avoir écouté le cratère de frère Pascal, puisque le Pape avait placé quelque temps auparavant tous les espoirs de sa diplomatie dans l’empereur de Chine, qui se trouvait être désormais ouvertement le principal soutien des persécuteurs, engageant l’armée chinoise auprès des Boxeurs pour les aider à exterminer chrétiens et Européens...
Or, la solution politique vint de la Russie, qui elle seule parvint à rétablir l’ordre en Mandchourie et qui permit aux missionnaires de revenir rapidement.
L’action de la Russie se fit en deux temps :
Durant les mois de juin et juillet, les Russes présents en Mandchourie ne s’inquiétèrent pas trop des Boxeurs, pensant qu’ils ne s’en prendraient pas à eux, c’est pourquoi ils furent pris par surprise lorsque les Chinois attaquèrent les stations du chemin de fer et les soldats russes qui les gardaient. Trop peu nombreux, ils durent se replier vers la Russie. Dans la ville de Tie-Ling où vivait une de ces colonies russes, se trouvait également la Mission du Père Henri Lamasse ainsi qu’un orphelinat tenu par deux religieuses françaises.
Se voyant dans l’impossibilité de s’enfuir, le Père et un de ses confrères allèrent demander la protection des Russes. Ceux-ci, devant la menace chinoise, résolurent d’abandonner la colonie pour rejoindre la frontière, n’ayant qu’une centaine de cosaques pour protéger leur retraite.
Cependant, ils acceptèrent immédiatement d’escorter non seulement les Pères et les Religieuses, mais aussi près de deux cents de leurs chrétiens chinois, essentiellement des femmes et des enfants. Le convoi arriva quinze jours plus tard en territoire russe, après avoir essuyé des attaques incessantes des Chinois et traversé un pays où la population, fanatisée par les Boxeurs, leur était devenue totalement hostile. Le Père Lamasse a écrit un récit absolument passionnant, mais aussi très édifiant de cette aventure. Mais ce qui m’a tout de suite frappé fut de lire l’enthousiasme, la profonde amitié et l’admiration qu’avaient les missionnaires pour les Russes... et réciproquement ! On retrouve aussi l’esprit de sacrifice des Russes qui payèrent cher cette expédition, perdant une trentaine de cosaques, blessés grièvement ou tués par les balles chinoises...
Dans un second temps, alors que le reste de la Mandchourie était mis à feu et à sang, les Russes préparaient une contre-offensive de grande ampleur. Le 24 juillet, des troupes débarquées dans le sud attaquèrent les soldats chinois qui se replièrent vers le port d’Ing-tze où étaient assiégés deux missionnaires et quelques Européens. Le Père Letort en était et nous avons son récit racontant la libération de la ville par les Russes, le jour de la fête de Notre-Dame des Neiges, patronne de la Mandchourie. Il écrivait :
« Nous voilà donc au calme sous la protection du drapeau russe, et il est fort douteux que les Chinois, malgré leurs dires et leurs bravades, osent venir le renverser. Bientôt, les cosaques vont s’avancer vers le nord, d’abord à Hai-tcheng, puis à Leao-Iang et à Moukden où ils pourront donner la main aux troupes du nord, qui s’approchent par terre. »
Dans cette campagne, ils libérèrent toutes les villes des Boxeurs et de l’armée chinoise, veillant en même temps sur les missionnaires qui étaient restés cachés et sur leurs chrétiens, comme ce fut le cas des Pères Perreau et Hérin :
« Le 13 octobre (sic !) nous arriva un courrier des Russes ; ces Messieurs nous demandaient : Existez-vous encore, avez-vous besoin de secours ? Je leur répondis : oui ; et le 18 octobre, deux cents soldats russes nous attendaient à Kao-chan-toun, c’était la délivrance... Nous franchîmes de nuit les vingt kilomètres qui nous séparaient de nos libérateurs. Les officiers se montrèrent très bons ; ils restèrent trois ou quatre jours à Kao-chan-toun, pour permettre aux chrétiens de trouver des maisons. » (récit du Père Perreau)
Enfin, la grande ville de Moukden fut également libérée, là où furent martyrisés Mgr Guillon et des centaines de chrétiens. Le Père Letort conclut ainsi son récit :
« Les Russes sont donc les maîtres à Moukden et ils espèrent le demeurer. Nous avons trouvé parmi eux des officiers très aimables, et si nous nous sommes efforcés de leur être toujours agréables et utiles, ils n’ont pas manqué de nous rendre service quand l’occasion s’est présentée. Beaucoup parlent la langue française, et les rapports s’en ressentent, la cordialité est plus grande.
« Plusieurs ont montré pour certains missionnaires un dévouement vraiment fraternel, en les sauvant ou en les soignant ; il eût été bien doux pour nous, de voir quelque décoration française orner les poitrines où battaient ces nobles cœurs.
« Mais il reste la question religieuse ; nous n’ignorons pas que sur les terres soumises aux tsars, les catholiques n’ont pas toute la liberté qu’ils souhaitent... Je m’arrête au seuil d’un avenir dont la connaissance appartient à Dieu seul. »
Voilà mon frère comment s’est passée la persécution des Boxeurs en Mandchourie. Outre l’admiration et la reconnaissance que l’on a pour les Russes, j’ai aussi été frappé du courage si édifiant de nos missionnaires qui n’avaient qu’un désir : retrouver leur Mission pour relever les ruines... et quelles ruines ! On a du mal à le croire quand on lit le bilan de ce qu’ont fait les Chinois en six semaines : toutes les églises de Mandchourie ont été détruites, excepté une, à Ing-tze. Tous les établissements des missionnaires : orphelinats, écoles, séminaires, couvents, ont été pillés, incendiés et détruits...
Comme vous me l’aviez dit : « Nous sommes les héritiers de tous ces gens là ! » et c’est une grande fierté !
Je ne vous retiens pas plus longtemps, mon bien cher frère Bruno, en vous demandant humblement votre paternelle bénédiction,
Frère Martin de Sainte-Thérèse.