Il est ressuscité !
N° 259 – Octobre 2024
Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard
Georges de Nantes
martyr de l’obéissance de la Foi
LA revue L’année canonique a publié dans son numéro de l’année 2020 / 2021 un article signé par l’abbé Jean-Eudes Coulomb et intitulé :
« Le cas de l’abbé de Nantes. Une analyse de droit pénal canonique. »
L’auteur introduit ainsi son sujet :
« L’abbé Georges de Nantes (1924-2010), dont les actions et les écrits ont défrayé la chronique dans l’immédiat après-concile, s’est trouvé au cœur de procédures canoniques du plus grand intérêt. D’une part, la procédure d’examen de ses écrits est la première du genre depuis la clôture du concile Vatican II et, d’autre part, il a fait l’objet d’une mise en œuvre assez rare du droit pénal ecclésiastique avant et après la réforme de 1983. Ainsi, l’histoire doctrinale, littéraire, et religieuse de ce prêtre se double-t-elle d’une histoire canonique que nous nous proposons d’étudier dans ces pages. Cette histoire canonique qui débute en plein concile Vatican II met en évidence les évolutions du droit et de sa mise en œuvre, mais aussi l’efficience relative d’un droit pénal canonique qui peine à se réformer. »
Et voilà la “ grande affaire ” de l’abbé de Nantes recalée au rang de cas d’espèce “ intéressant ”, au regard de l’évolution dans le temps de la loi pénale de l’Église !
L’abbé Coulomb présente notre Père comme un prêtre ayant reçu « l’ordination sacerdotale le 27 mars 1948 » et qui fut « incardiné dans le diocèse de Grenoble. En 1958, il fut accueilli dans le diocèse de Troyes et nommé vicaire-économe de trois paroisses ». Pour faire quoi ?
Sans autre préambule, l’abbé Coulomb expose les premières adversités auxquelles dut faire face notre Père : « Son action pastorale se double d’une activité littéraire [il s’agit des Lettres à mes amis], qui, dans le contexte de la guerre d’Algérie, ne fut pas sans susciter de vives réactions. À plusieurs reprises déjà, Mgr Le Couëdic (évêque de Troyes de 1943 à 1967) lui avait demandé de cesser ses activités politiques, mais celles-ci continuèrent ainsi que la publication de la Lettre à mes amis dont le caractère politique et critique à l’égard des plus hautes autorités de l’Église et de l’État dérangeait. »
Et l’abbé Coulomb d’enchaîner aussitôt sur les sanctions canoniques dont notre Père fut frappé à quatre reprises : le renvoi de ses paroisses en 1963 (suspens ab officio), et la suspense a divinis en 1966, l’une et l’autre mesure infligées par Mgr Le Couëdic, puis l’examen doctrinal de ses écrits jugés dans leur ensemble en 1969 par la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi comme “ disqualifiés ”, et enfin l’interdit fulminé en 1997 par Mgr Daucourt, qui donna lieu de la part de notre Père à une série de recours qui furent tous rejetés.
Pour toutes ces mesures, l’abbé Coulomb expose très sommairement les circonstances immédiates dans lesquelles elles furent prononcées, sans citer le moindre mot, la moindre parole, le moindre texte de notre Père lui-même pour expliquer le motif de ces sanctions.
Cette manière de focaliser l’attention du lecteur sur les quatre mesures canoniques qui ont douloureusement ponctué une vie sacerdotale de soixante-deux années toute tournée à la défense de l’Église et de la pureté du dogme de la foi sans laquelle on ne peut plaire à Dieu, nous apparaît à nous ses disciples comme une présentation mensongère, par omission, destinée évidemment à apporter un renfort “ canonique ” au portrait que dressa de son côté la Commission doctrinale des Évêques de France dans son Avertissement publié le 25 juin 2020 : celui d’un prêtre rebelle, rebelle à son évêque, rebelle au Saint-Père et finalement rebelle par principe au Magistère de l’Église sous toutes ses formes.
Prise exclusivement sous cet angle canonique, avec citations de tous les canons sous les visas desquels notre Père a été poursuivi et sanctionné, une telle vue sur la vie de notre Père fait impression, celle d’un prêtre qui a fait l’objet d’une suspens a divinis durant presque toute sa vie. Sans raison explicite.
Il y en a pourtant une, que l’abbé Coulomb connaît suffisamment pour se contenter de l’effleurer de quelques mots, aux toutes dernières lignes de son étude où il finit par lâcher :
« L’histoire canonique de l’abbé de Nantes ne s’arrête pas là. Son décès survenu en 2010 a posé la question de la possibilité de lui accorder des funérailles ecclésiastiques [déjà en 2002, pour la mort de notre frère Hugues au Canada !]. Mais les dimensions de cet article ne nous permettant pas de traiter cette question, » – c’est pourtant la question essentielle qu’il a passée sous silence tout au long des vingt-huit pages que compte son article et c’est un comble – « pas plus que celle posée par ses célèbres Liber accusationis, libelles adressés au pape contre le pape lui-même et qui renouvellent en partie la question ancienne du pape hérétique. »
Ces livres d’accusation en hérésie adressés au Pape contre le Pape, de quoi s’agit-il ? Je l’ai résumé en quelques lignes à notre évêque, Mgr Alexandre Joly, dans une lettre datée du 20 février 2022 : « Au moment même de leur discussion dans l’aula conciliaire, l’abbé de Nantes a critiqué les nouveautés doctrinales du concile Vatican II qui lui ont semblé clairement hérétiques, en particulier le droit social à la liberté religieuse. Et dès leur adoption, tel un bon fils vis-à-vis de son père, il s’est empressé de révéler au Souverain Pontife ses pénibles doutes allant même jusqu’à porter à l’encontre des papes Paul VI et Jean-Paul II trois livres d’accusation en hérésie, schisme et scandale.
« Mais tout en s’opposant publiquement et fermement à cet enseignement novateur, faillible et réformable, il a fait appel au Magistère extraordinaire pour que soient restaurées par le Souverain Pontife en personne, c’est-à-dire par l’Église, au nom de la Vérité de la foi, l’unité et la paix. »
Je n’ai pas même reçu un accusé de réception.
Donc l’affaire se présente ainsi :
D’un côté, un simple prêtre a développé une “ œuvre littéraire ” assez considérable pour critiquer publiquement les nouveautés du concile Vatican II et les enseignements subséquents des papes Paul VI et Jean-Paul II et, de l’autre, la hiérarchie a infligé à ce même prêtre plusieurs sanctions canoniques. Ces critiques et ces mesures qui les sanctionnent présentent nécessairement un lien de causalité : un talent littéraire au service de la VÉRITÉ se heurte à des sanctions canoniques.
Dès lors voici la question de principe soulevée par “ l’affaire de Nantes ” et éludée par l’abbé Coulomb : est-il concevable, est-il possible, est-il permis, est-il légitime pour un catholique et, à plus forte raison pour un prêtre, de s’opposer pour cause de soupçon d’hérésie à l’enseignement présenté comme “ magistère authentique ” de l’Église par les évêques voire même par le Souverain Pontife en personne ?
La réponse est oui ! Le service de l’Église le commande même. Et la série de mesures canoniques prises à l’encontre de notre Père viennent confirmer a contrario qu’une telle opposition, fort dérangeante pour les hommes d’Église revêtus du pouvoir d’enseigner et bien écrasante pour le héraut de la foi, est conforme au droit de l’Église. Ces sanctions sont le sceau du témoignage rendu héroïquement par notre Père à la vérité de la foi jusqu’au martyre de l’obéissance de la foi.
Dans une Lettre à mes amis datée du 11 avril 1964 (Lettre n° 169), donc à une date charnière de sa vie sacerdotale, l’abbé de Nantes exposait les justes limites dans lesquelles l’Église entend soumettre ses enfants à la vertu d’obéissance.
La question se révélait cruciale deux années après l’indépendance du territoire français d’Algérie (1er juillet 1962), décidée par le général de Gaulle avec le soutien de l’Église de France, indépendance contre laquelle notre Père s’était publiquement élevé au nom de la charité, de la morale catholique, et une année avant la clôture du concile Vatican II auquel il s’opposera de toutes ses forces au nom de la foi, de l’espérance et de la charité catholiques :
« L’Église catholique seule a pu concevoir et pratiquer la juste définition de l’obéissance parce que seule elle jouit d’une autorité divinement fondée et qu’elle lègue aux pasteurs qu’elle choisit, en même temps que son pouvoir spirituel, une tradition de doctrine et des règles de droit qui en fixent l’ampleur et l’exacte portée.
« Aussi l’Église a-t-elle de tout temps proposé à ses enfants l’obéissance religieuse [et non pas la “ liberté religieuse ”] comme la voie la plus rapide et la plus sûre pour atteindre au parfait renoncement et au juste mépris du monde. »
Il n’en demeure pas moins vrai que « l’obéissance n’est pas la première ni la plus sainte des vertus ». Ce qui importe en premier lieu c’est l’attachement inviolable de l’esprit à la Vérité, c’est l’espérance sacrée d’éviter l’enfer et d’aller au Ciel, c’est la charité, amour souverain du Cœur Sacré de Jésus et du Cœur Immaculé de Marie que rien ne pourra jamais contredire ni retenir. La mesure de ces vertus, non pas seulement morales mais plus hautes, “ théologales ”, c’est-à-dire dont Dieu est à la fois l’immédiat auteur dans l’âme du chrétien et l’objet rassasiant, c’est d’être sans mesure, et l’obéissance aux hommes ne se justifie que pour leur accroissement (...). L’obéissance ne se fortifie que dans la foi, l’espérance et la charité, pour mieux éviter les pièges de notre volonté propre et de notre caprice. C’est pour cela même qu’elle subordonne notre conduite et tous nos actes aux prescriptions des supérieurs établis par Dieu. Ainsi ont-ils reçu le pouvoir de nous arracher à nous-mêmes, mais non certes de nous détacher de Dieu pour nous attacher à eux seuls.
« Ainsi rien n’oblige qui va contre les évidences naturelles et les vérités de la foi (...). Rien ne saurait obliger contre la justice ou la charité due au prochain, et même serait abusive une décision de l’autorité qui lèserait gravement notre réputation ou nos intérêts sans raison impérieuse, allant contre l’équité... Rien ne peut être commandé qui concerne les convictions intimes ou les inclinations du cœur, car la puissance des hommes ne va à régler que notre extérieur. Dieu seul règne au fond de nous-mêmes, inviolablement. »
Ces principes rappelés, qui relèvent de la morale la plus traditionnelle de l’Église, notre Père en rappelle le fondement tiré de l’exemple donné par notre Modèle unique. C’est Lui que voudra suivre notre Père jusqu’au martyre, celui de l’obéissance de la foi : « Il est vrai que parfois cette obéissance brise l’homme, le dépouille, le conduit à l’extrême anéantissement. Ainsi Jésus se soumet sans plainte, sans un cri, à Caïphe, à Pilate, aux bourreaux qui le condamnent et le crucifient injustement. Factus est obediens... Obéissant jusqu’à la mort, à la mort de la Croix. Mais voyez comme dans cette misère et cette soumission il porte témoignage à la Vérité ! comme il vivifie notre espérance ! comme il manifeste son amour ! En obéissant aux autorités injustes, comme tant de martyrs à sa ressemblance, il porte à l’ultime perfection le don de lui-même à son Père et à ses frères... Nous voulons bien, à son exemple, nous taire, nous exiler, nous appauvrir et disparaître, marcher à la mort par obéissance, mais à la condition que ce sacrifice porte témoignage à la Vérité et ne laisse pas régner l’erreur ; qu’il puisse être consenti par amour au lieu de constituer une trahison, qu’il soit un accomplissement et non une démission ! Un chrétien renonce à ses biens, à sa vie, à sa volonté, son indépendance, mais nul n’a le droit d’exiger de lui qu’il renonce à sa foi, ou qu’il abandonne ses frères, serait-ce même dans un acte d’obéissance servile, car il n’y a pas d’autorité à l’encontre de telles lois !
« Il ne faut pas oublier, pour tout comprendre de l’obéissance du Christ, que sa Croix est tout autant le salaire de son refus d’obéir aux ordres injustes des juifs et de reconnaître l’autorité illégitime des pharisiens, qu’elle est le signe de sa soumission filiale à son Père. Ainsi se manifeste dans sa conduite sainte, exemplaire, un partage très net : tandis qu’il refuse toute soumission aux hommes dès lors qu’elle est contraire à la Vérité, à la charité, au salut qu’il vient annoncer, il se livre et s’abandonne à leurs volontés cruelles et à leurs caprices pleins de haine dès lors qu’il ne s’agit plus que de sa misérable gloire humaine, de son avantage terrestre, de sa chair et de son sang. »
Au moment de les écrire, notre Père avait d’ores et déjà mis en pratique, et à une ligne près, ces considérations très claires sur l’obéissance religieuse, tout particulièrement durant son ministère sacerdotal dans les paroisses de Villemaur, Pâlis et Planty qui s’achèvera par son renvoi pur et simple par son évêque, sans motif avouable !
Notre Père s’est élevé contre un clergé français qui s’adonnait à l’hérésie progressiste, contre un concile qui, à des majorités écrasantes, adopta la charte nouvelle d’une Église désormais plus soucieuse des affaires du monde que du salut des âmes et finalement contre les papes Paul VI et Jean-Paul II.
La principale défense de la Hiérarchie contre cette opposition ne fut pas les sanctions canoniques, mais le silence. Résultat, les sources documentaires pour connaître “ l’affaire de Nantes ” sont inexistantes dans les archives de ladite Hiérarchie...
C’est sans doute pourquoi l’abbé Coulomb ne sait ni le commencement, ni le milieu, ni la fin de “ l’affaire de Nantes ”.
I. LE RENVOI DU DIOCÈSE DE TROYES
(MAI – SEPTEMBRE 1963)
C’est au cours de l’année 1957 que l’abbé de Nantes rédigea d’un trait la règle provisoire d’un Ordre de moines-missionnaires à l’imitation et selon la spiritualité du Père Charles de Foucauld.
Mgr Julien Le Couëdic, l’année suivante, offrit à notre Père, incardiné dans le diocèse de Grenoble où il avait été ordonné prêtre le 27 mars 1948, d’entreprendre la fondation projetée dans son diocèse, celui de Troyes, tout en lui confiant la charge de trois paroisses. L’évêque était bien conscient des difficultés propres à une telle fondation. À l’issue d’une rencontre pour lui présenter le projet de Règle des Petits frères du Sacré-Cœur, le R. P. Théry rendait compte ainsi, à l’abbé de Nantes, des premières impressions du prélat :
« Soumise à l’examen d’un prêtre très religieux de son entourage, la règle a été par lui approuvée.
« Mgr Le Couëdic lui-même approuve complètement l’auteur de cette règle sur le principe, mais il pense que sa réalisation sera très difficile vu l’état des esprits dans l’Église et dans la société actuelle. Il recevra très volontiers l’auteur de cette règle pour l’entretenir à ce sujet. »
Après une première entrevue qui eut lieu le 9 janvier 1958, notre Père remercia ainsi le Prélat :
« Vous avez deviné, Excellence, combien j’étais impatient de soumettre mes vues personnelles, ma vocation intérieure au jugement, à l’approbation, à la direction de l’Église. Toute une part de ma vie passée tient dans la souffrance et l’accablement que me donnèrent des contradictions patentes entre des personnes constituées en dignité et des convictions que je croyais et voyais de toute évidence conformes à la tradition authentique et sûre de l’Église apostolique, romaine. »
Le soir du 14 septembre 1958, l’abbé de Nantes et nous, ses premiers frères, chantions les vêpres “ dans les stalles du chœur de la si priante église de Villemaur ”. Le lendemain, 15 septembre en la fête de Notre-Dame des Sept-Douleurs, au jour centenaire de la naissance du Père Charles de Foucauld, avait lieu l’installation du nouveau curé. Mais il était bien convenu entre Mgr Le Couëdic et notre Père que la première raison de cette installation était la fondation de notre communauté. L’évêque prenait l’engagement d’en permettre le développement, ad experimentum, selon l’expression du droit... canonique ! y compris la charge paroissiale. Les trois paroisses de Villemaur, Pâlis et Planty demeurant officiellement vacantes depuis le décès en 1958 de leur curé en titre, l’abbé Gérard Besançon, notre Père n’y était nommé qu’en qualité de vicaire-économe pour les administrer, ainsi qu’il était prévu au canon 472 du Code de 1917.
L’abbé Coulomb insiste sur la précarité de cette nomination qui apparemment laissait tout loisir à l’ordinaire d’une révocation possible ad nutum, sur simple décision, sans motivation, le vicaire-économe ne pouvant se prévaloir de la stabilité à laquelle aurait eu droit un curé en titre.
Il n’empêche que lorsque Mgr Le Couëdic voulut chasser notre Père, cinq ans plus tard, il invoqua le canon 144 du Code de 1917 pour fonder sa décision : « Le clerc qui, avec la permission de son ordinaire, est passé dans un autre diocèse peut être rappelé moyennant une juste cause et le respect de l’équité naturelle. De même, l’ordinaire du diocèse étranger peut lui refuser, moyennant une juste cause, la permission de prolonger son séjour dans le diocèse étranger, à moins qu’il ne lui ait conféré un bénéfice. »
Ainsi donc fallait-il justifier d’ « une juste cause » pour que la permission de prolonger son séjour dans le diocèse qui n’était pas le sien, puisse être légitimement refusée.
Que s’est-il passé entre l’évêque et son prêtre d’adoption ?
UN MINISTÈRE PAROISSIAL EXEMPLAIRE.
De l’aveu même de Mgr Le Couëdic ! Et l’abbé Coulomb n’en dit pas un mot !
En fait ce ministère paroissial fut en tout point remarquable avec une activité débordante et un rare zèle pastoral en faveur des trois paroisses qui lui furent confiées. Au jugement de Mgr Le Couëdic lui-même, l’abbé de Nantes devint le “ meilleur prêtre de son diocèse ”.
Dès les premiers jours qui suivirent son installation, il entreprit de visiter tous les paroissiens, auxquels il adresse une prédication très riche et très attendue. À longueur d’année, quelle vie liturgique intense ! Quelle activité débordante en tous domaines. Visite régulière de tous les paroissiens. Trois mois après son installation, il était déjà passé dans deux cent soixante-cinq maisons ! Catéchisme qu’il tient à faire lui-même le plus possible ; patronage hebdomadaire où, à l’instar du Père Emmanuel, le saint moine-curé du Mesnil-Saint-Loup dont il écrit alors la vie, il anime les jeux de tout son entrain, camarade autant qu’il est permis à un prêtre de l’être ; organisation de sorties récréatives pour les enfants de chœur ; répétitions de chorale ; leçons de latin pour les séminaristes ; retraites de communion solennelle et de confirmation avec brève direction spirituelle pour chaque enfant, et le plus souvent l’inoubliable pèlerinage, à pied, au Mesnil-Saint-Loup. Récitation commune du chapelet à l’église durant le mois de Marie et le mois du Rosaire ; chemins de croix et autres dévotions particulières...
Bref, ce ministère paroissial se révéla très fructueux et suscita bon nombre de vocations religieuses à la plus grande satisfaction de Mgr Le Couëdic qui accepta de donner la coule monastique à l’abbé de Nantes et ses frères, en août 1961, confirmant par cet acte son intention de reconnaître canoniquement la communauté religieuse que se proposait de fonder notre Père.
Mais ce dernier devait connaître un très douloureux affrontement avec son évêque. Douloureux, car l’estime et l’affection mutuelles que partageaient l’Ordinaire et son prêtre, étaient réelles, sincères et profondes.
Néanmoins, malgré l’obéissance, ces sentiments ne purent prendre aux yeux de notre Père le pas sur la défense de la Vérité à laquelle Mgr Le Couëdic, lui, ne voulut pas prendre part.
L’ABANDON DE LA TERRE CHRÉTIENNE D’ALGÉRIE.
L’affaire de l’Algérie française que défendit l’abbé de Nantes est présentée comme le casus belli qui aurait provoqué la colère de Mgr Le Couëdic et sa décision de renvoyer ce prêtre de son diocèse.
C’est vrai, mais en partie seulement, car la terre d’Algérie française fut définitivement liquidée par le général de Gaulle en 1962. Or la décision prise par Mgr Le Couëdic de se défaire des services de notre Père ne le fut officiellement qu’en avril 1963 pour être mise en œuvre en septembre 1963.
L’abbé Coulomb résume ainsi les événements :
« Son action pastorale [celle de notre Père] se double d’une activité littéraire qui, dans le contexte de la guerre d’Algérie, ne fut pas sans susciter de vives réactions. À plusieurs reprises déjà, Mgr Julien Le Couëdic (évêque de Troyes de 1943 à 1967) lui avait demandé de cesser ses activités politiques, mais celles-ci continuèrent, ainsi que la publication de la Lettre à mes amis dont le caractère politique et critique à l’égard des plus hautes autorités de l’Église et de l’État dérangeait. Au cours d’un entretien avec l’abbé de Nantes, le 8 avril 1963, Mgr Le Couëdic lui demanda que les Lettres à mes amis fussent soumises à son visa conformément au droit. »
Et l’abbé Coulomb de citer le canon 1385 du Code de 1917 qui interdit l’édition d’œuvres écrites touchant à la religion et à l’honnêteté des mœurs sans être passée préalablement à la censure ecclésiastique. Et ce serait le seul refus réitéré de notre Père de soumettre ses lettres à l’examen a priori de son évêque qui aurait conduit ce dernier à lui retirer sa charge pastorale et à le renvoyer de son diocèse !
Que s’est-il réellement passé ?
Dans une lettre datée du 16 juillet 1966, notre Père a lui-même expliqué au cardinal Alfredo Ottaviani à propos des événements dramatiques de la guerre d’Algérie : « Je n’ai pu rester indifférent aux larmes et au sang de mes frères et de mes concitoyens. Mais plus que tout, je n’ai pu accepter en silence de voir corrompre la morale chrétienne dans le mensonge de la peur et de la servilité. Les textes de mes Lettres d’alors demeurent, qui attestent la permanence d’une morale, humaine et chrétienne, face aux pouvoirs politiques et ecclésiastiques passés au service de la Révolution mondiale. De cette complicité est née une morale nouvelle, “ évangélique ”, qui est la négation permanente de tout ordre politique et de toute justice humaine. Il faudra bien un jour que Votre Suprême Congrégation nous dise solennellement si toute défense légitime de l’Occident chrétien assiégé est violence condamnable et toute entreprise révolutionnaire est de soi sainte, jusque dans ses pires atrocités, et légitime dans sa barbarie. En attendant, le Christ est en agonie dans les millions de victimes innocentes de la Révolution, et plus encore dans son Évangile et dans son enseignement moral indignement corrompus dans son Église même. »
Notre Père fait allusion ici à la Déclaration des cardinaux et archevêques de France sur « la violence devant la loi de Dieu » publiée le 13 octobre 1961.
Ce document affirme que « les préceptes moraux, même les plus impérieux, tels ceux du Décalogue, doivent être bien entendus, définis, interprétés sainement, hiérarchisés les uns par rapport aux autres, et toujours en fonction du Bien, seul principe absolu et au nom duquel une loi particulière, dans certaines applications pratiques, doit s’effacer. »
Mais la déclaration des archevêques en déduit abusivement un respect illimité et inconditionnel dû à tout homme, quels que puissent être ses crimes, au nom d’une invariable et entière “ dignité ”, inamissible. Ce texte « était une savante falsification de notre morale catholique dont toute l’intention, tout l’impact allaient à excuser fellaghas, progressistes chrétiens et autres traîtres, et à justifier les atroces répressions antifrançaises de l’État et de ses gardes mobiles, en faisant retomber, aux yeux d’une opinion publique indifférente, toute la responsabilité des violences et tout le crime de cette guerre civile sur ces malheureux pieds-noirs et harkis qui usaient, et peut-être bien mal, comme des apeurés, des désespérés, de leur droit sacré de légitime défense », écrivit notre Père à Mgr Le Couëdic le 19 décembre 1965. « Alors, de politiques la violence morale et la forfaiture devenaient ecclésiastiques et religieuses. La chose était, et demeure, d’une extrême gravité. Je rédigeai une réfutation rigoureuse de cette Déclaration. Nulle revue ne l’accepta. Quand plus tard elle vous parvint, vous me promîtes de l’étudier, mais vous n’en avez plus jamais parlé. Six mois plus tard, c’était Bab-el-Oued et la rue d’Isly. L’Église était alors du côté de la force et du pouvoir, contre le droit, contre les vaincus, tache indélébile. »
Mais faute de pouvoir dénoncer au grand public cette imposture faite au nom de l’Église de la part d’hommes d’Église, notre Père, en tant que curé, le fit du haut de sa chaire pour réveiller les Français de leur insouciance, pour mettre en garde ses paroissiens contre le crime de trahison qu’ils étaient en train de commettre en approuvant l’abandon de l’Algérie française. « Il serait honteux, leur expliquait-il au début de l’année 1962, l’année terrible de l’abandon de l’Algérie française, et de l’ouverture du concile Vatican II (11 octobre 1962), de ne penser qu’à notre sauvegarde personnelle et de n’aider en rien ceux qui souffrent ni lutter pour le salut de la Patrie et de l’Église.
« Je rappelais à mes paroissiens, expliquera-t-il plus tard, leurs devoirs de justice et de charité pour leurs frères chrétiens et concitoyens français livrés aux couteaux des fellaghas. Nous n’avions pas le droit d’abandonner, par lâcheté et paresse, cette immense terre d’Afrique à l’islam et bientôt à la barbarie communiste athée. »
« Quand le mensonge et le meurtre, écrira-t-il plus tard le 19 décembre 1965 à Mgr Le Couëdic, passèrent en institution d’État pour aider à la forfaiture, j’ai cru de mon devoir d’avertir les fidèles de ce qui se tramait, et de leur rappeler les exigences de la morale auxquelles toute action politique est subordonnée. D’autant plus que par des référendums répétés, Charles de Gaulle requérait les Français d’avaliser la trahison et d’endosser la responsabilité collective de cette monstrueuse guerre civile qui écrasait nos frères, chrétiens et musulmans français d’Algérie. Les masses de Métropole étaient consentantes, pour des mobiles d’un égoïsme forcené. Je voulais en détourner au moins mes bons chrétiens. »
Notre Père fut le seul prêtre de France à porter haut et fort la voix, la parole, l’enseignement de l’Église, et ses paroles de force et de vérité représentèrent à elles seules un danger pour le parti de la Révolution.
Le dimanche 11 mars 1962, donc huit jours avant la signature des accords d’Évian, il déclara en chaire qu’il n’avait ni plastic, ni stock d’armes, ni tracts, qu’il ne prenait part à aucun complot, mais il avertissait solennellement que s’il allait en prison ce serait pour avoir ouvertement déclaré que « la capitulation de M. de Gaulle était la plus honteuse de notre histoire ».
Cinq jours ne s’étaient pas écoulés – c’était le mercredi 16 mars – notre Père subissait de la part des services de police une minutieuse perquisition dans son presbytère et fut emmené en garde à vue pour être finalement déféré aux autorités ecclésiastiques. Placé en résidence surveillée au grand séminaire de Troyes, pour faire endosser par l’Église sa réduction de force au silence !
Sur le moment même où furent signés les accords d’Évian qui livrèrent l’Algérie au FLN, au bénéfice d’une trêve unilatérale, laissant le champ libre aux pires représailles à l’encontre de populations demeurées sans défense, notre Père subissait les assauts pénibles de son évêque qui tentait de le rappeler “ à la raison ”... de Charles de Gaulle, de songer à l’avenir de l’Ordre, de sa fondation religieuse...
Notre Père, le 20 mars, loin de se justifier, tenta, au mépris de toute prudence humaine et cléricale, de rappeler Mgr Le Couëdic aux seules raisons de l’Église et des lois de la charité du Christ :
« Mais le point le plus important et celui qui échappe comme tel à toute question d’opportunité est celui de la doctrine morale enseignée, répétée par l’ensemble du clergé et de la hiérarchie en France. Cette doctrine de condamnation de toute violence “ d’où qu’elle vienne ” me semble fausse.
“ Fas est vim vi repellere ”, enseignent tous les théologiens et moralistes sans exception : “ Il est de droit divin de repousser la violence par la force. ”
« Par cet enseignement corrompu nous avons désarmé nos concitoyens et frères d’Algérie, nous avons été complices de leur abandon par le Pouvoir, nous avons contribué à répandre et fonder l’idée communiste de la “ sale guerre ”, à laquelle la morale commanderait de mettre fin, fût-ce par la capitulation aux conditions mêmes de l’injuste agresseur.
« Cette doctrine erronée, peut-on y acquiescer soit par obéissance, soit pour sauver le bien de l’unité et de la paix, soit par crainte du plus grand mal ? »
À cette question de principe, notre Père répond dans un premier temps en écrivant à son évêque dans un esprit d’apaisement : « Avec les jours qui passent m’arrivent les conseils de mes meilleurs amis et pères spirituels. Tous vont dans le même sens : soumettez-vous à votre évêque, rentrez dans vos paroisses, reprenez humblement votre ministère (...). » Et notre Père de se ranger aux avis qui lui étaient donnés :
« Je renonce donc à m’éloigner de mon devoir d’état personnel pour juger de la conduite du chef de l’État et de la doctrine de Nos Seigneurs les archevêques. Quoi qu’on puisse en penser, ce n’était pas par passion ni de gaîté de cœur que je m’étais engagé dans cette voie. J’avais la hantise de ces chrétiens, de ces Français livrés comme des bêtes de boucherie au musulman égorgeur. Ils sont condamnés par les plus hautes instances spirituelles et politiques, eh bien ! je me soumets et rentrerai, si vous me le permettez, sans tapage, sans gloire, à Villemaur, pour le dimanche de Laetare. » Ce qui sera accepté par Mgr Le Couëdic, mais sous condition de silence sur toute cette affaire.
Commentant ces événements, notre Père écrira le 27 mars :
« Il m’a été reconnu le droit d’avoir telle conviction que je jugeais bonne, et Monseigneur a même ajouté qu’il se pouvait, objectivement, que j’aie en tout point raison ; c’était sans doute pour ajouter que de toute manière il importait surtout au prêtre de se taire (...). Pour le reste, les lettres et pétitions des paroisses ont fait grande impression. Je regrette qu’on n’ait voulu examiner dans cette affaire que ma peine, ma légitime inquiétude personnelle, sans voir de quoi il s’agit uniquement et qui laisse en arrière toute autre considération individuelle : du salut de l’Église, de la nation et de ces pauvres millions de gens sacrifiés par le Pouvoir et ses adorateurs. Enfin, je rentre, et tout cela aura fait connaître ma conviction. Mon silence ne fera que lui donner la garantie d’une certaine sagesse et d’une vraie modération. »
Notre Père rentrera, mais il ne pourra casser sa plume face aux effroyables exactions appliquées aux populations tant chrétiennes que musulmanes, pour cause de fidélité à la France, par un FLN tout puissant prenant possession du bien qui lui a été livré sans combat.
Entre mai et août 1962, il consacra six Lettres à mes amis à l’Algérie française martyre du Gouvernement et de l’Église de France formant un satanique “ groupement conjoint et solidaire ”.
« Cette Algérie tranquille de 1954, ces bonnes gens qui vivaient dans une entente remarquable à l’ombre du drapeau français, et jouissaient des biens de la civilisation chrétienne, se sont vu contester leurs droits, réprimander, oublier, abandonner par les plus hautes instances spirituelles, au même moment où le Pouvoir les trahissait, l’Armée les abandonnait, la gendarmerie les désarmait. Ne leur restait plus qu’à mourir sous le couteau fellagha, ou connaître pour cause de rébellion les tortures et les camps de concentration de la police française.
« Deux noms personnifient à jamais, et ceux qui les portent s’en font gloire, en sont loués, cet effroyable retournement d’une Église et d’un État contre leurs propres enfants : ceux de Charles de Gaulle et de Léon-Étienne Duval, archevêque d’Alger. Ce qui paraît grand-pitié au royaume de France et à l’Église Romaine est pour eux une victoire. Leurs laudateurs précisent d’ailleurs que cette victoire est belle parce qu’elle n’est pas celle des soldats de l’A. L. N. [Armée de Libération Nationale] contre notre armée, mais de la France sur elle-même, en particulier d’une “ élite chrétienne ” animée d’une authentique charité évangélique sur la masse des catholiques rétrogrades et Français égoïstes dénommés pieds-noirs. Le G. P. R. A. [Gouvernement Provisoire de la République Algérienne] a d’ailleurs reconnu publiquement que seules ces “ élites chrétiennes ” les avaient sincèrement aidés depuis le commencement et nous tenons de source indiscutable qu’ils ont exprimé le vœu de voir l’archevêque d’Alger promu cardinal, en témoignage de leur haute estime et de leur satisfaction. »
C’est alors que notre Père prononce le 1er juillet 1962, fête du Précieux Sang, un sermon qui devait marquer les esprits pour être un véritable appel à la Croisade.
D’abord en rendant un culte au Sang versé par Notre-Seigneur pour la rémission de nos péchés « au point de ne vouloir à aucun prix être la cause directe, brutale, odieuse, de tant de blessures, de tant de plaies infligées à ce Corps divin de Jésus-Christ ». Ensuite en rendant un culte au sang « des martyrs et des soldats de notre cause », en éprouvant une intense émotion « au spectacle de tant de morts innocents parmi nos concitoyens et nos frères dans la foi ». Et enfin, et surtout, en se rappelant que « l’Église a vécu, que la France elle-même a traversé les siècles et porté l’Évangile en même temps que la civilisation jusqu’aux extrémités de la terre, parce qu’il s’est trouvé toujours en elle cette brillante cohorte de héros et de saints. Les meilleurs ont entendu la parole de Jésus, roi des martyrs et des confesseurs : “ Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. ” Sachons-le et, cultivant cet idéal de générosité dans nos familles, dans nos paroisses, n’étouffons pas de telles vocations lorsqu’elles apparaissent dans les cœurs généreux de certains de nos enfants. Ce sont eux qui seront garants demain de notre paix. »
Ce sermon fut aussitôt connu et bien compris par la petite faction des communistes, socialistes et anticléricaux de la région qui se jurèrent alors d’avoir “ la peau ” de notre Père.
Au mois d’août, pour faire pression sur le préfet de l’Aube, et par lui sur l’évêque de Troyes, la majorité des conseillers municipaux de Villemaur, donnèrent leur démission en signe de protestation contre le maintien du curé à son poste.
Mgr Le Couëdic tint bon et refusa de se soumettre au chantage... mais pour autant, il refusa de prendre la défense de son prêtre. Il rappelait que c’était à l’évêque et à lui seul de prendre des mesures disciplinaires à l’encontre d’un prêtre dans l’exercice de sa charge et non pas au pouvoir civil. L’opposition de l’évêque était ferme et légitime. Mais il précisait : « Qu’en ce qui concerne la personne de M. l’abbé de Nantes, les reproches qui lui sont faits s’attaquent au domaine des opinions où s’exercent les libertés individuelles. »
Et c’est bien là l’erreur de Mgr Le Couëdic, car tout ce que notre Père a pu écrire et dire à propos des événements d’Algérie, des agissements du général de Gaulle et du clergé français, ne relevait pas du « domaine des opinions où s’exercent les libertés individuelles », mais bien de la doctrine de la foi et de la morale politique et donc des vérités enseignées par l’Église tant pour le bien spirituel que temporel de la France, de ses populations et particulièrement des plus délaissées des terres françaises d’Algérie.
L’appel lancé ce 1er juillet 1962 de la chaire de Villemaur aurait dû l’être de la cathèdre de Troyes et de n’importe quel autre siège diocésain y compris celui de Rome.
Feignant de ne pas avoir à prendre le parti de la France chrétienne au nom de l’Église et que lui montrait son prêtre, Mgr Le Couëdic déjà l’abandonnait. Mais pire, c’était l’Église et les devoirs de sa charge qu’il trahissait. Et cette première trahison une fois consommée devait inexorablement en appeler d’autres jusqu’à vouloir obtenir, à défaut de son silence, l’anéantissement canonique de celui qui deviendra à ses propres yeux un reproche vivant.
UN ÉVÊQUE ABANDONNE SON MEILLEUR PRÊTRE.
Se trouvant à Rome pour la première session du Concile, Mgr Le Couëdic reçut une lettre datée du 27 novembre 1962 de Monsieur Tollu, supérieur du séminaire des Carmes, l’informant de la décision du Conseil de ne pas présenter aux ordres Bruno Bonnet-Eymard et Gérard Cousin en raison de l’emprise exercée sur leurs personnes par l’abbé de Nantes :
« La formation que nous cherchons à leur donner sera toujours confrontée avec les directives qu’ils reçoivent de lui, et en cas de divergences, ce ne sont pas nos principes qui seront suivis, mais les siens. »
Ainsi, fort de ses principes erronés de réforme et sous le prétexte de ne pouvoir les inculquer de force à deux candidats à la prêtrise, le supérieur du séminaire des Carmes avait l’audace de les refuser aux ordres contre l’avis de l’évêque de Troyes qui par ailleurs put lire sous la plume de M. Tollu cet arrêt de mort :
« Nous avons pensé qu’après la sérieuse admonestation qu’il a reçue de vous à propos de sa déclaration en chaire contre le président de la République, M. de Nantes comprendrait qu’il n’est pas habilité à fonder une communauté religieuse. Nous constatons qu’il n’en est rien. »
Voilà clairement exposé le mobile de cette décision arbitraire du supérieur du séminaire des Carmes : faire barrage au projet de fondation de l’abbé de Nantes d’un nouvel ordre religieux.
Mgr Le Couëdic réalisait, en pleine euphorie d’un concile, que toute la doctrine de notre Père rendue publique par sa prédication à Villemaur, mais surtout par la diffusion de ses Lettres à mes amis, était en opposition frontale avec l’ensemble du clergé le plus éminent et le plus influent de l’Église de France. Il réalisait qu’il ne pouvait d’une manière ou d’une autre soutenir son prêtre sans lui-même prendre le risque de se mettre publiquement “ en porte à faux ” vis-à-vis d’un parti progressiste et réformateur de l’Église qui se voyait reconnaître droit de cité au sein de l’assemblée conciliaire avec un ascendant évident qu’il sut prendre sur les Pères. C’est pourquoi il se décida, lors d’une entrevue qui se déroula à l’évêché de Troyes le 8 avril 1963, à placer de force son curé devant cette alternative : se soumettre par son silence à ce mouvement général révolutionnaire qui embrasait l’Église ou bien se démettre. Se soumettre impliquait de garder le silence sur la révolution qui se tramait sous ses yeux à Rome. Se démettre, c’était tout simplement renoncer à sa charge de curé.
Fallait-il obéir ou désobéir ou plutôt, pour mieux dire, refuser d’obéir ? Notre Père sur le moment même prit deux résolutions personnelles auxquelles il devait demeurer fidèle sa vie durant.
LES DEUX VOCATIONS DE NOTRE PÈRE.
Tout en maintenant très délibérément sa « lutte pour le triomphe de la foi dans les limites qui conviennent à sa petite situation personnelle et à son autorité restreinte, ne cherchant dans ce combat ni succès, ni avantage personnel, ne désirant même pas le mener au plus loin possible », il estimait que c’était « une part de sa vocation de maintenir les vérités reçues, dans la faible mesure de son influence légitime ».
Il ne lui a « jamais paru permis de renoncer à cette tâche, à quelque prix que ce fût. Elle n’est pas une passion personnelle, naturelle », mais, lui semblait-il en conscience, « un commandement divin, une vocation surnaturelle, au même titre que sa vocation de moine-missionnaire selon l’exemple du Père de Foucauld. Ces deux aspirations, à la vie de perfection et à la prédication de la pleine vérité », lui paraissaient « indissociablement liées, lui interdisant toujours d’abandonner totalement l’une de ces vocations au profit de l’autre.
LA SUSPENSE AB OFFICIO DU 10 MAI 1963.
Le 28 avril, notre Père livra à ses amis un commentaire lucide de l’encyclique Pacem in terris dans laquelle Jean XXIII prône l’avènement utopique d’une communauté mondiale libre, égale et fraternelle, mais qui implique la destruction de l’ordre traditionnel, de ses communautés historiques et de ses pouvoirs légitimes. Et le même jour, notre Père annonça à son évêque son intention de se rendre à Rome pour « voir dans quelle exacte mesure on veut y faire cette Église nouvelle qui me semble ne pouvoir se bâtir que sur les ruines de l’autre, que je croyais éternelle », mais également pour y porter un dossier. Il n’avait pas encore répondu à l’ultimatum qui lui avait été notifié. « Je vous serais reconnaissant, pour la bonne constitution de ce dossier de me communiquer le texte des diverses plaintes qui vous ont été adressées au sujet de mes petites Lettres.
« J’aimerais également que vous daigniez me préciser par écrit les divers reproches que vous avez à me faire et que vous avez exprimés aux séminaristes afin que je puisse également en faire état (...). Il est évident que je serais très heureux de voir figurer aussi avec précision ce qui, depuis cinq ans, peut être porté à mon actif et dont je dois dire, avec reconnaissance, que vous avez bien des fois et chaleureusement dit aux uns et aux autres – et à moi-même – votre satisfaction. »
Mgr Le Couëdic répondit le 4 mai. Il communiqua une seule plainte contre notre Père – celle d’un paroissien datée du 7 novembre 1962 –, deux articles parus dans le journal l’Est-Éclair des 3 et 4 novembre à l’instigation des communistes de Villemaur et enfin la lettre du 27 novembre du Père Tollu. Surtout l’évêque de Troyes s’en prenait aux Lettres à mes amis, « ces papiers ronéotypés où, à l’évidence, comme je vous l’ai dit de vive voix à l’évêché, vous affichez des positions équivoques et dans un langage exactement insoutenable comme les textes suivants en sont la preuve ». Et Mgr Le Couëdic de se référer à cinq passages des Lettres nos 112, 116, 118, 120 et 123.
Et enfin il réitérait ses exigences :
« Je vous ai donc demandé de cesser absolument toute activité politique dans vos paroisses et de m’envoyer d’autre part vos textes ronéotypés avant que vous ne l’ayez transmis pour que je les corrige, les amende et, au besoin, vous prie de cesser de les écrire et de les envoyer à qui que ce soit. J’ai insisté pour que, pour le moment et pour de longs mois, vous gardiez le silence de l’esprit et du cœur qui seront pour vous et aux yeux des autres le vrai diagnostic de votre obéissance filiale à l’Église. Je renouvelle avec fermeté cette demande. »
Le 10 mai, sans autre forme de procès, sans attendre le résultat de la démarche romaine dont notre Père l’avait prévenu en toute loyauté, Mgr Le Couëdic lui notifia deux décisions pour prétendument “ lui rendre sa liberté ”.
Ces deux décisions doivent être bien distinguées l’une de l’autre. Premièrement l’évêque retirait à notre Père sa charge paroissiale. Deuxièmement notre Père était prié de quitter le diocèse. Le délai était fixé à la mi-juin. Mgr Le Couëdic invoquait les raisons énumérées dans sa précédente lettre, mais ne donnait aucun fondement canonique, n’invoquait aucune « juste cause ». Avec beaucoup de calme, de prudence et de prévoyance, notre Père répondit qu’il obéira, mais demandait un délai jusqu’à la mi-septembre. Ce qui lui sera aussitôt accordé. « Je comprends très bien vos raisons d’attendre septembre, car ce sera vous qui partirez et ce ne seront point vos ennemis qui auront le droit de chanter leur victoire. »
Pour ce qui est de la décision d’avoir à quitter le diocèse de Troyes, notre Père signifia à Mgr Le Couëdic qu’il ne se soumettra pas à son injonction.
« Comment pourrai-je abandonner cet inestimable capital moral que j’ai acquis dans ce diocèse, dont je suis reconnaissant à Dieu, et au milieu duquel brillent cette estime, cette affection que vous m’avez témoignées jusqu’à ce jour ouvertement ?
« Même alors je ne pourrais quitter ce diocèse parce qu’aucun autre ne me recevrait dignement en de telles circonstances. Je n’aurais point goût à me blanchir en vous accablant, et nul ne pourra accepter de croire qu’une secrète infamie que j’aurais commise ne soit la raison d’un tel ostracisme. La calomnie ferait vite le reste... D’ailleurs, si c’est ma doctrine qui est la cause de mon éviction, où que j’aille, les mêmes causes produiraient les mêmes effets. À quoi bon recommencer ailleurs ? »
Sur ce point précis, notre Père expliquera trois ans plus tard au cardinal Ottaviani dans une lettre datée du 16 juillet 1966 : « Quand je reçus de Monseigneur l’évêque de Troyes la sommation de choisir entre la rédaction de mes Lettres et mon ministère de curé de campagne, je compris que le désaccord touchait cette fois à l’essentiel et mettait en cause bien plus que mon supérieur immédiat.
« Quelque chose changeait dans la foi et la loi de l’Église, et c’était l’Autorité en ce qu’elle avait de plus élevé et de plus universel qui désavouait des œuvres comme la mienne. Dès lors il était vain d’aller la poursuivre dans un autre diocèse ou sous d’autres cieux ; la même injonction me serait formulée partout. Je ne pouvais pas davantage me soumettre encore une fois au for externe, en réservant ma liberté intérieure. Celle-ci se fondait jusqu’alors sur la fermeté romaine et c’est de Rome que viendrait bientôt le désaveu ! Il fallait donc, intérieurement et extérieurement, opérer en moi ce changement de mentalité qu’avait annoncé Jean XXIII, le 11 octobre 1962, et que le Concile acceptait pour lui-même, en attendant de le décréter dans une telle voie qu’il demeurait sans preuve de sa légitimité, sans garanties de sa moralité. Je voulais, avant de l’embrasser, connaître clairement la réalité, la portée et les limites de cet aggiornamento, pour lequel il fallait abandonner notre vieille religion. Je renonçai donc au ministère. Je décidai de me retirer, mais à moitié, et de poursuivre mon œuvre de controverse, provoquant l’Autorité de l’Église à tirer au clair la raison et la justification de cette excommunication pratique portée contre mes amis et moi : les conditions de l’appartenance à l’Église catholique ont-elles changé entre 1960 et 1963 ? Je le tiens pour impossible. D’autres agissent comme si cela était. Restait à soumettre en nos misérables personnes ce formidable cas au jugement de l’Église de Rome. »
En conséquence de quoi, « en parfait accord avec ceux auprès de qui je me suis ouvert filialement, de cette difficulté présente, écrit notre Père à Mgr Le Couëdic, j’ai décidé de rester dans ce diocèse, comme le moindre de vos hôtes sans doute, en congé de ministère selon votre volonté, mais libre cependant d’être homme, d’être chrétien et prêtre de Jésus-Christ avec tous les droits et privilèges inviolables que cet état comporte, y compris ceux de dire la vérité et de l’écrire à mes amis.
« Vous savez dans quelle impasse le supérieur de leur séminaire, en accord avec vous, a placé deux de mes fils. Ils viendront donc vivre avec moi cette vie retirée de prière, de patience, de travail intellectuel et manuel que nous désirons ardemment depuis cinq ans. J’ai fait dans ce but l’acquisition d’une maison convenable à Saint-Parres-lès-Vaudes par la grâce de Dieu qui a tout dirigé à cette fin.
« Certes ce ne sera pas une fondation de congrégation. Cela ne se peut sans l’autorisation et le plein consentement de l’évêque du lieu. Mais ce sera un temps de recueillement providentiel et une préparation à cette grande vocation que nous ne cesserons d’implorer du Ciel et de vous-même, Excellence, en multipliant les prières et les sacrifices pour en hâter l’heure. Il me paraît impossible, Excellence, que vous n’examiniez avec toute votre paternelle bienveillance la décision dont je vous fais part et les motifs qui l’ont inspirée. » Aucune réponse de Mgr Le Couëdic qui devait consentir par son silence à un statu quo de deux années, jusqu’à la clôture du concile Vatican II.
UN RENVOI DU DIOCÈSE SANS JUSTE CAUSE.
L’abbé Coulomb affirme la régularité canonique du renvoi de notre Père de ses paroisses et du diocèse de Troyes d’une part en raison de son refus de soumettre ses Lettres à mes amis à la censure préalable prévue aux canons 1384 et 1385 du Code de 1917, et d’autre part, en raison de la “ haine ” du peuple fidèle. L’une comme l’autre, ces raisons n’en sont pas, à défaut de tout caractère à la fois réel et sérieux pour constituer un motif légitime de renvoi brutal et infamant d’un prêtre, abandonné sans office ni revenu à l’issue de cinq années d’un service éprouvé, zélé et fructueux au profit de trois paroisses d’abord et finalement de tout un diocèse par le nombre de vocations qui en est résulté.
Pour ce qui est de la “ haine ” du peuple fidèle et du « fossé qui se creusait de plus en plus entre les paroissiens et dans le diocèse entre ennemis farouches et partisans fanatiques de l’abbé de Nantes », le motif est encore plus inconsistant. Mgr Le Couëdic eut certes le “ courage ” de le prétendre face à un groupe de paroissiens en juin 1963 ou de l’écrire à la Sacrée Congrégation du Concile, mais jamais de le dire à notre Père, le principal intéressé qui savait, comme son évêque d’ailleurs, qu’il n’existait pas de dissension notable, de surcroît de son fait, au sein de la communauté paroissiale et même diocésaine, qui puisse de surcroît nuire à l’exercice de son ministère. Aucune trace d’un pareil motif dans les lettres officielles de Mgr Le Couëdic du 10 mai et des 16 et 18 août 1963.
En définitive, ce fut bien le contenu même des Lettres à mes amis qui a constitué le motif du renvoi du diocèse de notre Père par son évêque d’adoption. Dans sa lettre du 16 août 1963, c’est bien ainsi que l’évêque justifie sa décision :
« Ce n’est pas sans une très grande tristesse que je me sépare de vous, mais vos écrits, que l’on continue à m’envoyer me prouvent de plus en plus que votre place n’est plus dans ce diocèse. »
Notre Père était bien décidé à prendre le parti de l’Église, à défendre sa doctrine et sa morale contre le parti progressiste et réformiste quand Mgr Le Couëdic avait pris le parti de la prudence, de la capitulation et finalement d’un reniement qui ne pouvait constituer une « juste cause » dans le sens où l’entendait le canon 144 du Code de 1917. La décision illégitime de renvoyer notre Père du diocèse de Troyes rendait du même coup légitime son installation à Saint-Parres-lès-Vaudes, le 15 septembre 1963, fête de Notre-Dame des Douleurs.
Mais providentiellement, cette décision inspirait à notre Père ce que devait être sa vocation. « Sans doute me serait-il plus agréable de demeurer dans mes paroisses, quitte à modérer mon langage et renoncer à écrire, ou d’aller frapper à la porte d’un monastère pour oublier, dans l’amour de Dieu seul, cette douloureuse, cette terrible lutte dont le prochain est l’enjeu. De telles solutions d’attente et de prudence, ou de soumission totale et définitive apparaissent à première vue les seules qui nous restent, à mes amis et à moi.
« Quand on songe à l’horreur naturelle que nous éprouvons tous pour le moindre acte d’indiscipline et le caractère effrayant des sanctions ecclésiastiques, il semble que toute résistance, fût-elle légitime, est proprement impensable et dépasse les forces humaines. Si la hiérarchie vous réduit au silence, c’est elle qui prend toute la responsabilité de sa décision, vous voilà libéré de tout scrupule, me dit-on. Tous ceux qui se taisent, insistent en ce sens, mais ceux que l’avenir angoisse et ceux qui ne peuvent oublier la tragédie de l’Algérie perdue espèrent que je trouverai un chemin qui concilie l’honneur et la discipline, l’obéissance filiale et la liberté de la foi, la paix de l’âme et le courage civique. Quant aux âmes mystiques, oublieuses de tous les périls humains, elles ne songent qu’à Jésus-Christ, méconnu et bafoué.
« Après des mois de prières, de réflexion, de conseils reçus plus qualifiés, cette voie difficile, je crois l’avoir trouvée. Puisque je suis mis en disponibilité et qu’il m’est impossible d’entrer dans le mouvement progressiste ni d’en rester à un neutralisme de démission, je profiterai de cette liberté où je suis placé d’autorité pour mener mon combat sans gêner ni compromettre en mon humble personne toute l’Église de France, assez compromise par ailleurs certes !
« Mais dans cette position de retrait, alors je réclame le droit absolu de chercher et de dire la vérité, de servir l’Église en rappelant le droit et le bien, de songer à ma patrie et défendre le pauvre et l’innocent qu’on écrase. Il y a une “ pastorale d’ensemble ” qui a servi la cause des fellaghas et travaille à libérer l’Angola, préparant en toute occasion et de toute manière au monde communiste de demain une Église sympathique et soumise. Une nouvelle théologie est enseignée pour cela, celle de Teilhard, une nouvelle morale est bâtie pour justifier cette cascade de crimes, la morale évolutionniste, une presse, une radio, des mouvements et syndicats ont toute autorisation canonique et mandat de la hiérarchie pour christianiser la plus effroyable régression de toute l’histoire. J’ai dit que tout cela pouvait s’excuser, se comprendre.
« Mais je prends la liberté sacrée, puisqu’on me la donne – pour signifier à notre Père son renvoi de son diocèse dans sa lettre du 16 août 1963 Mgr Le Couëdic avait usé de cet euphémisme “ en vous rendant votre liberté ” – de garder et défendre la foi qu’on m’a enseignée, la vraie, d’exiger le respect de la morale du Décalogue, la seule amie du pauvre genre humain, de réconforter, éclairer et soutenir cette élite catholique et française dont on foule aux pieds la pensée et le cœur, alors qu’elle est la grande réserve d’énergie, de dévouement où puise encore une Église qui s’acharne contre elle. Prêtre perdu pour les soldats perdus d’un pays en voie de perdition, peut-être. L’Église entend quitter ce navire en détresse. J’y reste. »
II. LA SUSPENSE A DIVINIS DU 25 AOÛT 1966
L’exposé de l’abbé Coulomb est exact quant aux quelques faits qu’il rapporte, mais il est beaucoup trop sommaire au regard du combat doctrinal mené par notre Père de 1963 à 1965 ! Rappelons les faits.
L’HÉRÉSIE EST AU CONCILE.
À partir du 16 septembre 1963, notre Père suivit attentivement, de la maison Saint-Joseph, les débats conciliaires rendus publics, et les commenta, dans ses Lettres dont la diffusion ne cessa de s’étendre à des amis de plus en plus nombreux.
Il dénonça les agissements de l’aile progressiste qui occupait les postes clés du Synode et soutint de toutes ses forces les Pères traditionalistes pour tenter de contrer la déferlante révolutionnaire qui menaçait l’Église « dans ses dogmes et ses structures ». En mettant en lumière les contradictions évidentes entre certains principes énoncés dans l’aula conciliaire et le magistère de l’Église traditionnel. Et sa critique fut, il est vrai, de plus en plus vive lorsqu’il fit le constat effrayé que des thèses clairement hérétiques étaient soutenues en toute impunité par l’aile la plus progressiste des Pères conciliaires qui voulait s’arroger une autorité émancipée du contrôle de la foi, en refusant « de fournir ses preuves d’orthodoxie » et en se réclamant « de la majorité des suffrages pour s’imposer ».
En parallèle à cette critique des Actes du Concile au fur et à mesure de leur discussion et de leur adoption, notre Père devait entamer « le combat du fils contre son Père, du prêtre contre le Pape », en l’occurrence le pape Paul VI à partir de la publication, le 6 août 1964, de son encyclique inaugurale Ecclesiam suam. Ce texte montrait que le Souverain Pontife était lui-même gagné à la doctrine exécrable du réformisme dont le Père Congar était le maître à penser et que les théories suspectes et même absurdes qui se répandaient au sein de la majorité des Pères conciliaires étaient celles mêmes du Pape. Son dessein était de transformer l’Église en Mouvement d’Animation Spirituelle de la Démocratie Universelle (masdu).
« C’est bel et bien une merveilleuse chimère, écrivit notre Père dans sa Lettre à mes amis du 25 mars 1965, à laquelle je me suis contenté de donner un nom, comme on épingle brusquement, pour l’immobiliser, un beau papillon de nuit afin de l’observer. Ce nom même, je l’ai trouvé dans un discours du Saint-Père du 30 janvier 1965 : “ L’Église... ne peut se désintéresser de l’animation idéologique, morale et spirituelle de la vie publique ” et, en ce domaine, elle invite à “ travailler avec confiance ; oui, avec confiance dans les institutions qui forment la norme de l’histoire de notre société, et qui sont aujourd’hui les institutions démocratiques ”. L’Église se fait la servante humble et discrète de la nouvelle société humaine, elle aspire généreusement à rivaliser d’ardeur sociale avec tous les autres générateurs d’héroïsme humain. L’Église veut prendre part au “ développement de la civilisation profane ”, en aidant à raviver chez tous la conscience des valeurs suprêmes.
« Il n’existe donc que deux solutions contradictoires : celle d’une démocratie universelle dont le christianisme assurerait la réalisation, c’est tout le projet de Paul VI, et l’autre, celle d’un monde devenu tout entier chrétien, c’était la doctrine de saint Pie X. La première trouve dans l’Évangile et les principes de 1789 les grandes lignes d’une société internationale sans classes, pluriraciale et multireligieuse où enfin pourraient entrer en composition, en accord paisible, tous ces totalitarismes sans exception. Cet humanisme est, dit-on, en vue. Les peuples y aspirent, les instances de l’onu et de l’unesco en avancent la réalisation. L’Église, “ le masdu ”, y peut jouer un rôle incomparable et ainsi être appelée, par Dieu, à en devenir l’âme. C’est l’objectif des efforts du Pape et le but du Concile. » Bref, sous le couvert de l’autorité du Pape il s’avérait nécessaire, à certains points clés de la doctrine catholique, de mettre entre parenthèses l’existence de Dieu, de négliger Jésus-Christ et tout particulièrement Jésus-Christ crucifié, pour prôner l’instauration d’une Cité nouvelle, de paix et de fraternité fondée sur les droits de l’homme et l’exaltation de la “ personne humaine ”.
Pour accomplir ce dessein révolutionnaire nouveau, défini par le Pape en personne, les Pères conciliaires élaborèrent un texte intentionnellement équivoque, titré Dei Verbum, « Parole de Dieu », en gauchissant la doctrine catholique de la Révélation divine, dans le but de s’affranchir de la Tradition et du dogme immuable de la foi et de leur objet unique : le salut des âmes.
Par la déclaration Dignitatis humanæ, l’Église affirme comme un droit strict et universel de l’homme et de toute communauté humaine à la liberté religieuse dans le domaine des activités civiles et sociales. « Que nul ne soit empêché, que nul ne soit obligé. » Par cette Déclaration, l’Église renonce à sa vérité, et espère coopérer à une « concorde » et une « paix » de toute « la famille humaine », établies au-delà des divergences religieuses considérées comme accessoires.
« La liberté religieuse demande, en outre, que les groupes religieux ne soient pas empêchés de manifester librement l’efficacité singulière de leur doctrine pour organiser la société et vivifier toute l’activité humaine. » ( n° 4) Cette affirmation de la Déclaration ne signifie rien d’autre qu’une volonté de bâtir un monde fraternel sans le fonder sur le Christ, mais avec le concours de toutes les religions et idéologies humaines, fraternellement associées. Voilà l’idée majeure de cette Déclaration, l’idée mère du MASDU, et les auteurs ne purent l’asseoir sur aucune doctrine ni la fonder sur l’Écriture sainte et encore moins sur la Tradition, car elle est parfaitement contraire à l’une et à l’autre. En fait le fondement “ scripturaire ” de cette Déclaration existe bien et il n’est autre que la Déclaration universelle des droits de l’homme ! Voilà la vérité : celle d’un acte pratique d’apostasie !
Mais au cœur des Actes du Concile, la réforme de l’Église elle-même, avec Lumen gentium, définit le service qu’elle doit désormais rendre au Monde dans son progrès profane. Non plus seulement préoccupée du salut des âmes, l’Église est censée diffuser « une force de générosité, de liberté, de fraternité qui aidera les hommes à la transformation du monde ». Présentée comme “ Peuple de Dieu ” « donné tout vivant, tout illuminé, sanctifié, rassemblé avant qu’intervienne le moins du monde la hiérarchie, par l’action directe, invisible, gratuite, inattendue, illuminée de... l’Esprit-Saint ! » l’Église se voit soumise au nouveau principe de la collégialité, principe révolutionnaire diluant toute forme d’autorité par sa dépersonnalisation dans un sens collectiviste et parlementaire. De cette collégialité devait résulter un délitement du pouvoir de chaque évêque noyé au sein d’un Synode, mais bien plus et surtout au sein des conférences épiscopales. Ce nouvel échelon hiérarchique, créé de toutes pièces sans le moindre fondement traditionnel, devait rapidement prendre le pas sur l’autorité personnelle et responsable, sur laquelle Jésus-Christ avait fondé son Église universelle, “ catholique ”, et la morceler en Églises nationales.
Tandis que les laïcs, constitués “ peuple de dieux ”, devaient connaître une irrésistible “ promotion ”. Considérés d’emblée par le Concile, du seul fait de leur baptême, comme “ prophètes, prêtres et rois ”, ils se voyaient ainsi conférer une dignité outrée qui les égalait en autorité et en pouvoir à celle des prêtres pourtant revêtus du sacrement de l’Ordre : « Non seulement ils doivent remplir dans l’Église des ministères propres, où soit mise à profit leur “ sécularité ”, mais encore ils doivent, dans le monde, “ bien construire l’ordre temporel et l’orienter vers Dieu par le Christ ”. »
Or, le pire, dans cette perspective, fut le sort réservé à la Très Sainte Vierge pour laquelle le Concile, non seulement fit obstacle à une constitution qui lui serait entièrement consacrée, mais osa même la reléguer au dernier chapitre de Lumen gentium pour bien signifier à Elle et à ses enfants son rôle “ subordonné ” ! Le dogme de Marie Médiatrice de toutes grâces lui fut refusé, comme « inopportun et même condamnable (damnosa) », disait déjà en 1962 le cardinal Montini, futur Paul VI. La thèse des “ minimalistes ” avait donc triomphé, imposant une “ manière nouvelle ” de rendre un culte à la Vierge : plus question de proclamer ses privilèges, d’Immaculée Conception, de Virginité perpétuelle, de Maternité divine, mais seulement son “ service ” du peuple de dieux ! Ses prérogatives étant bafouées, ses demandes révélées à Fatima furent étouffées.
Dès lors, notre Père a soulevé sans détour la question dans sa Lettre n° 212 du 15 septembre 1965, donc à l’ouverture de la quatrième et dernière session et avant la clôture du Concile, de l’Autorité du concile Vatican II.
L’AUTORITÉ DU CONCILE VATICAN II.
« Un concile œcuménique n’est-il pas la plus haute instance du Magistère ? Ne jouit-il pas de l’autorité suprême, infaillible et universelle ? N’est-il pas le lieu où le Christ se rend présent, où son Esprit souffle, puissant, irrésistible ? L’œuvre de Dieu ne saurait être “ funeste ”. Nous puisons dans notre foi des certitudes supérieures même aux démonstrations de la raison et aux perceptions de nos sens, ne devons-nous donc pas rejeter toute ombre de critique, de libre examen, renoncer même à l’évidence du désordre et de la décadence, pour nous persuader aveuglément que le Concile est saint, le Concile est bon, sa célébration est édifiante, ses actes sont providentiels, ses fruits seront merveilleux ? » Et notre Père de poursuivre :
« J’examine pour me soumettre filialement autant qu’il est légitime, ni plus ni moins, comme on doit : quelle est l’autorité divine du XXIe Concile œcuménique ? J’ai commencé cette étude attentive dès le soir du 11 octobre 1962, à l’annonce que ce concile devait être différent des vingt autres précédents et d’une si étonnante nouveauté qu’il serait pour le monde une nouvelle Pentecôte et l’ouverture d’un nouveau règne. Ces conclusions, je les dépose avec foi et révérence devant l’Autorité divine du Siège apostolique auquel j’ai donné une fois pour toutes mon obédience. Qu’elle en juge, s’il lui plaît, souverainement. »
« Les conciles ont toujours eu dans l’Église le prestige de l’infaillibilité. » (Bartmann) En effet, tous se réunirent dans l’intention formelle d’exercer cette magistrature suprême de la foi, « pour décider avec prudence et sagesse tout ce qui pourrait contribuer à définir les dogmes de la foi, à démasquer les erreurs nouvelles, à défendre, illustrer, développer la doctrine catholique, à conserver et relever la discipline ecclésiastique, à raffermir les mœurs relâchées des peuples », ainsi que l’écrivait le bienheureux Pie IX dans sa lettre de convocation au premier Concile du Vatican. Il s’agissait toujours de faire œuvre dogmatique, en déclarant la pure vérité divine de la foi, en dissipant les incertitudes et en condamnant les erreurs du temps, et de faire œuvre canonique en prescrivant aux fidèles les obligations qui découlent de cette vérité divine en vue de leur salut éternel, à l’encontre des maximes du monde. Pour remplir cette tâche si immédiatement divine, il paraissait normal, nécessaire, que les conciles réalisent toutes les conditions d’indépendance souveraine, de fidélité à la Tradition, d’étude et de rigueur formelle qui leur méritent l’assistance infaillible absolue à laquelle ils osaient enfin prétendre, en vertu des promesses explicites du Christ à ses Apôtres.
« Vatican II a donc rompu dès l’abord avec cette tradition et s’est engagé dans une tout autre voie. D’une part, il renonçait à exercer son pouvoir doctrinal infaillible et le pouvoir canonique qui en découle, en contradiction avec ce que l’histoire et la théologie enseignaient sur l’exercice immanquable de ce magistère extraordinaire. D’autre part, il s’orientait vers un tout autre travail, d’aggiornamento, d’œcuménisme et d’ouverture au monde, œuvre originale et nébuleuse dont il est difficile d’apprécier, selon les normes du droit, l’autorité propre, la légitimité et le degré d’assistance divine dont il peut jouir.
« Cette surprenante décision (...) a été imposée à l’assemblée conciliaire par le pape Jean XXIII, le 11 octobre 1962. Les Pères y apprirent qu’ils ne devraient pas faire œuvre dogmatique, définir des vérités divines ni dénoncer les erreurs de ce temps et surtout ne condamner personne. Le magistère solennel, dans ses assises œcuméniques, décidait de ne plus faire le départ de la vérité et de l’erreur, de tout admettre et de ne rien proscrire. Il décidait de laisser les hommes à leurs opinions sans se prononcer infailliblement ni rien ordonner impérativement au nom de Dieu. Cette attitude... souple, le Concile ne pouvait l’adopter qu’en s’émancipant de la forte tradition dogmatique et disciplinaire de l’Église séculaire. »
Le pape Paul VI confirma cette orientation en faisant ajouter une notification à la Constitution dogmatique Lumen gentium citant la déclaration de la Commission doctrinale du 6 mars 1964 : « Compte tenu de l’usage des conciles et du but pastoral du Concile actuel, celui-ci ne définit comme devant être tenus par l’Église que les seuls points concernant la foi et les mœurs qu’il aura clairement déclarés tels. » Et le 12 janvier 1966, donc un mois après sa clôture, le même Paul VI confirmait : « Étant donné le caractère pastoral du Concile, celui-ci a évité de proclamer de manière extraordinaire des dogmes affectés de la note d’infaillibilité. »
Mais après avoir renoncé à exercer son autorité suprême et infaillible en matière dogmatique et morale, le Concile a revendiqué un pouvoir prophétique de Réforme évangélique dans l’Église, à l’égal du collège des Apôtres, comme s’il jouissait des mêmes privilèges dont celui-ci bénéficiait seul pour fonder l’Église. Il s’est dit “ pastoral ”, non pour se faire moindre que les conciles dogmatiques antérieurs, mais pour paraître plus qu’eux tous réunis. Les premiers mots de la constitution Dei verbum montrent sur quoi se fonde cette prétention : « Religieusement à l’écoute de la parole de Dieu et la proclamant avec assurance, le saint Concile obéit aux paroles de saint Jean qui dit : “ Nous vous annonçons la vie éternelle qui était auprès du Père et qui nous est apparue : ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons, afin que vous aussi soyez en communion avec nous ; quant à notre communion elle est avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ. ” (1 Jn 1, 2-3) C’est pourquoi, suivant les traces des conciles de Trente et de Vatican I, il entend proposer la doctrine authentique sur la Révélation divine et sur sa transmission, afin qu’à la proclamation du salut le monde entier en entendant croie, en croyant espère, en espérant aime. » Les Pères prétendirent abusivement être en contact direct, immédiat, inspiré, avec la Parole même de Dieu, à l’égal de l’apôtre saint Jean, pour fonder librement une nouvelle Église. Pourtant « à Vatican II, point d’apparition ni d’illumination ! Le prétendre est une première imposture, écrivait notre Père en décembre 1971. Une seconde est de faire comme si l’Esprit-Saint s’était tenu là pour inspirer les Pères à l’égal des Prophètes de l’Ancien Testament et des Apôtres de l’Évangile. »
En conclusion : les textes du Concile sont entachés d’une singulière équivoque quant à leur autorité. Les seize textes promulgués au cours des quatre sessions du concile Vatican II, tous faillibles puisque non infaillibles, ont droit à une considération différente selon leurs titres divers, leur forme canonique, leur “ note théologique ”. Ces seize textes sont discutables, les uns plus, les autres moins. Constitutions, décrets, déclarations : c’est un maquis. Nul ne sait ce que Vatican II veut dire. C’est tout et rien, du traditionnel, du nouveau, du certain et du douteux, du vrai et du faux, le meilleur avalisant le pire. Donner cela comme l’égal du Credo de Nicée, c’est décérébrer l’Église, c’est pourrir la foi en lui donnant un objet confus, inintelligible, fuyant l’analyse, refusant toute définition.
ET POUR SORTIR DE CETTE ÉQUIVOQUE ?
L’APPEL AU MAGISTÈRE DE L’ÉGLISE.
Un an après la clôture du Concile, le 6 janvier 1967, notre Père, dans sa Lettre à mes amis n° 240, marque une étape décisive dans son combat en posant d’autorité les principes, les buts et les limites d’une contre-réforme catholique.
Il était en mesure de dresser le bilan catastrophique d’une année folle au cours de laquelle firent florès tous les désordres au sein d’une Église emportée dans le rêve chimérique du MASDU. Partout dans le monde, l’Église prêche un pacifisme absurde et contraire à la foi catholique pour trahir systématiquement le monde libre au profit de la Révolution mondiale.
« La morale relâchée entre dans l’enseignement de l’Église : une définition sensuelle de l’amour, une exaltation de la sensualité emportent les clercs et à leur suite les fidèles sur les voies glissantes de la corruption des mœurs. Qu’on le veuille ou non, le mal remonte au Concile qui nous a promis et qui nous a fait, malgré tant de réticences feintes et d’habilités verbales, une religion facile, mondaine, charnelle, sans péché et sans grâce, sans croix ni pénitence, sans ciel ni enfer, sans châtiments temporels ni jugement dernier. »
Notre Père constate par ailleurs une évolution moderniste de toute la théologie qui fait de la foi nouvelle une nébuleuse de convictions personnelles. Enfin, toutes les religions sont convoquées à participer au grand mouvement du MASDU, l’Église en tête et au sein de laquelle le gouvernement devient collégial et bureaucratique, aux mains du seul appareil du parti réformiste.
Et le caractère global, général, systématique de cette décadence montre qu’elle n’est plus le fait d’un parti au sein de l’Église, mais de l’Église elle-même dans sa Tête et dans ses membres. « Il est vain d’opposer verbalement le Concile et le Pape à ceux qui trahissent le monde libre, corrompent les mœurs, détruisent nos dogmes, abusent de la Parole de Dieu, enfin préparent dans la confusion le passage de l’Église au stade nouveau d’une religion universelle. Entre le réformisme modéré du Concile, les audaces intermittentes et graduées de Paul VI, les décisions des assemblées épiscopales et les aberrations trop voyantes qui scandalisent les fidèles, il n’y a d’autre différence que celle des chefs à leurs sergents, des principes à leurs effets, des mots d’ordre théoriques à leurs applications pratiques. Il existe un accord, une collusion fondamentale, entre l’Autorité responsable supérieure et les exécuteurs subalternes de la Réforme, pour “ la création d’une Église nouvelle au service d’un monde nouveau ”. » « C’est à cause de cette coalition sans fissure que, depuis un an, les fidèles reçoivent sommation d’avoir à se soumettre à toute nouveauté, par obéissance et soumission au Magistère de l’Église.
« Voilà qui doit être éclairci. Le pape Paul VI et le concile Vatican II ont voulu cela. Eh bien ! je leur demande : au nom de qui ? Et pour quoi ? L’ont-ils voulu comme vicaires de Jésus-Christ et docteurs infaillibles de la foi, pour la gloire de Dieu et le salut des âmes ? Cela, ils ne pourront jamais l’affirmer. On le donne à croire, mais c’est une imposture. L’ont-ils voulu comme experts en humanité et réformateurs religieux, pour la construction du monde et le culte de l’homme ? Ce qui vient des hommes doit être distingué de ce qui vient de Dieu, et il nous est toujours permis d’accepter ceci, mais de refuser cela. En conséquence, nous nous élevons contre les désordres actuels, aussi bien dans leur réalisation scandaleuse que dans leurs principes les plus élevés. Nous refusons d’y croire engagée l’autorité divine de l’Église. »
Dès lors notre Père prend la décision de dénoncer publiquement la réforme du concile Vatican II comme celle d’une seconde réforme « pour encourager tous les hommes de bien à mener la Contre-réforme du XXe siècle ».
Il encadre ce combat par deux règles : d’abord celle de ne jamais se déclarer, lui et les amis qui voudront le suivre, l’Église à eux seuls, « répudiant cette Église réformée postconciliaire comme schismatique et hérétique », et en même temps, seconde règle, celle de combattre, « dans le Corps de l’Église, société visible où les hommes faillibles gardent leur pouvoir d’errer et de mal faire, ce schisme latent, cette hérésie parasite, cette irrecevable nouveauté qui en altère la divine pureté et en occulte la vraie vie ».
Et le premier acte de ce combat qui deviendra un procès consista à s’adresser « au Souverain Pontife comme pasteur suprême de l’Église et à Nos Seigneurs les évêques, comme légitimes pasteurs de nos diocèses, personnellement, pour réclamer et pour obtenir de leur magistère infaillible la solution de doutes désormais insupportables. Tout ce qui se fait de mauvais, tout ce qui s’enseigne de pervers dans l’Église, se réclame de leur autorité, de leurs actes conciliaires, des encycliques et des discours des derniers papes. » Mais pour barrer cet appel au magistère et imposer le silence à ce prêtre qui par l’obéissance de la foi refusait de se soumettre à ce nouvel enseignement étrange, en rupture avec la Tradition, intervinrent les évêques de France.
L’ACCORD DU 29 DÉCEMBRE 1966.
Dès octobre 1964, Mgr Guerry, archevêque de Cambrai, publia une virulente mise en garde contre « le danger et les erreurs de certaines feuilles clandestines » dont les Informations Catholiques Internationales, qui publièrent le communiqué, identifièrent explicitement l’auteur comme étant l’abbé de Nantes. Le prélat réitéra son attaque contre notre Père en janvier 1965.
Après Mgr Guerry et Mgr Marty, alors archevêque de Reims, c’est au tour de Mgr Le Couëdic de publier, en février 1965 une mise en garde contre les Lettres à mes amis dans la Revue catholique du diocèse de Troyes et à laquelle fit écho le journal La Croix. « La virulence de ses propos [ceux de notre Père] affaiblit d’autant plus leur portée. Notre devoir est de détourner notre clergé et nos fidèles de la voie où M. de Nantes les engage et où ils ne peuvent que s’égarer. » Et l’abbé Coulomb d’ajouter : « Les échanges de lettres durèrent une année à la fin de laquelle l’évêque menaça le prêtre de suspense a divinis s’il ne se pliait pas à deux injonctions : quitter le diocèse selon le droit et cesser la publication des Lettres. » À notre connaissance, au cours de l’année 1965, il n’y eut aucun échange de lettres – c’est pourquoi l’abbé Coulomb ne donne aucune référence – avant celle, comminatoire, du 10 décembre 1965 adressée par Mgr Le Couëdic, de retour de Rome après la clôture du Concile, sans doute sous la pression collégiale des évêques de France.
« Après un premier refus et la réitération de la menace par une seconde lettre, une solution est envisagée : poursuite de la Lettre, mais, avec “ une certaine modération de forme et une certaine retenue qui lui ont peut-être manqué ” », écrit l’abbé Coulomb qui enfin cite, ce qui est tout à fait exceptionnel dans son étude, quinze mots de la plume de l’abbé de Nantes lequel, par souci d’apaisement, semble se donner quelques torts sur la façon de manier sa plume. Notre canoniste poursuit : « Cette modération sera garantie par l’exercice d’une censure a priori par l’évêque. L’abbé de Nantes se voit ainsi “ ramené aux méditations spirituelles, aux exposés de doctrines ”, et se livre dans les Lettres qui suivent à une étude du Credo – qui est un monument de doctrine, un monument de foi en l’Église, un monument de clarté et de vérité que l’abbé Coulomb passe ainsi totalement sous silence (Lettres à mes amis nos 222-230), indiquant seulement que l’abbé de Nantes – par cette convention, est autorisé à séjourner dans le diocèse, dans la maison de Saint-Parres-lès-Vaudes. La question de l’irrégularité de son séjour dans le diocèse de Troyes est alors réglée, et l’abbé de Nantes se retrouve dans une situation canonique régulière quoique sans ministère. Il se considère “ non seulement autorisé, mais exhorté à poursuivre l’œuvre entreprise ”, c’est-à-dire la rédaction des Lettres. »
Ce que désigne l’abbé Coulomb par l’expression « après un premier refus... » est une lettre datée du 19 décembre 1965 adressée par notre Père à son évêque en réponse à la suspense a divinis dont il le menaçait. À elle seule, cette lettre est, elle aussi, un monument de clarté et de vérité qu’il passe sous silence...
Notre Père commence par résumer les deux objets de leur dissentiment : le retournement machiavélique du chef de l’État durant le drame de la guerre d’Algérie et surtout ce mouvement réformiste qui l’a emporté au sein de l’Église à la faveur d’un Concile aux textes confus, équivoques, bien faits pour dissimuler les intentions de ceux qui les ont inspirés : lier les fidèles et l’Église tout entière au monde en parlant de Royaume de Dieu et de salut évangélique, vanter l’ONU en fêtant le Christ-Roi, associer le culte de l’homme qui se fait Dieu à l’adoration du Dieu qui s’est fait homme.
« Si je cédais à votre ordre de me taire, explique notre Père, et de me soumettre à cette évolution, à cette mutation de l’Église, si j’acceptais d’entrer lucidement dans cette mystification qui en est le rideau de fumée protecteur je ne le pourrais sans perdre ma foi en l’Église sainte de Jésus-Christ. Le scandale cesserait, mais ce serait au prix d’une chute sans remède. Pour accepter le cours des choses actuelles, il me faudrait identifier l’Esprit-Saint avec la rouerie du parti moderniste, la sainteté de l’Église ma Mère avec la fièvre d’adultère et de prévarication qui sévit partout, le gouvernement divin avec la sordide diplomatie, l’universelle démagogie qui coulent à pleins bords. Ça l’Église ? Mais on ne peut l’admettre sans perdre la foi ! Je ne puis admettre que l’Église soit une caverne de menteurs. »
Le pire est que, malgré ces deux causes de leur dissentiment, il n’y a pas de vraie opposition entre l’évêque et son prêtre. Seulement Mgr Le Couëdic a décidé en toute conscience de faire confiance à des personnes, à des autorités lorsque notre Père, en conscience, ne peut plus la leur accorder.
« Je dis qu’on nous mystifie. Vous n’en croyez rien et n’attribuez mes critiques qu’à une sorte de folie d’orgueil et de révolte exaspérée. Vous avez cru un moment que l’aiguillon de mes réclamations serait utile, en son genre, pour tempérer l’excès de l’autre parti. Vous conceviez encore le rôle de la hiérarchie comme celui de l’arbitre impartial. Mais depuis que je doute et d’un doute fondé d’une suspicion légitime, de cet arbitrage même, vous ne pouvez plus supporter de m’entendre. »
D’où cette solution “ facile ” à laquelle recourt Mgr Le Couëdic de sanctionner l’abbé de Nantes pour de simples motifs disciplinaires, sous prétexte de refuser de quitter le diocèse de Troyes et de cesser d’écrire à ses amis, pour ainsi se dégager d’une situation incommode sans avoir à se prononcer sur le fond pour lequel il n’a d’ailleurs aucun grief sérieux à formuler de quelque manière que ce soit. Mgr Le Couëdic menace l’abbé de Nantes d’une peine vindicative qui le priverait du droit de célébrer la messe. Notre Père lui répond qu’il se conformera à cette sanction, mais il ne pourra pas céder à ses injonctions de quitter le diocèse de Troyes et de cesser la rédaction de ses Lettres à mes amis « sans paraître reconnaître l’entière invraisemblance et la fausseté criminelle de mes allégations sur la mystification dont nous sommes victimes et sur le modernisme subversif qui triomphe partout. Cela, je ne le puis. »
Notre Père fait alors remarquer à Mgr Le Couëdic que la sanction de suspense a divinis une fois infligée en appellera d’autres, car « quand vos censures nous auront placés bien en évidence au pilori, il se trouvera probablement quelques esprits libres, quelques cœurs ardents pour demander le motif exact de ces traitements violents et insolites. Il ne suffira plus d’arguer que je refuse de bouger de la maison où je suis et de cesser d’écrire à mes amis. Il faudra bien en arriver à examiner sérieusement le contenu de ces trop fameuses lettres. Orgueil ? Rébellion ? Aveuglement ? Ces pauvres mots creux, ces qualifications passionnées, ne peuvent avoir de force qu’en suite d’une démonstration d’erreur ; ils ne peuvent en tenir lieu. On ne pourra m’accuser ni d’apostasie, ni de schisme : je déclare adhérer à notre Credo catholique romain, et reconnaître pour seule autorité religieuse légitime le pape Paul VI et les évêques unis à lui dans la vraie foi. Reste l’hérésie, dont le Magistère est juge et qui ne dépend pas de mes intentions. Il faudra donc me prendre en flagrant délit d’hérésie, pour vous justifier devant Dieu, d’abord, devant mes amis et devant tout le peuple fidèle, des condamnations portées contre moi. »
Et notre Père de proposer à Mgr Le Couëdic de commencer par là où tout cela finira par aboutir à savoir l’examen doctrinal de l’ensemble des écrits diffusés, leur confrontation avec la foi de l’Église. Mais par qui faire réaliser un tel examen ? Mais par les « promoteurs connus et résolus de cette réforme qu’ils ont juré d’imposer de vive force à l’Église ! »
« À eux de préciser l’antagonisme de la foi nouvelle et mon traditionalisme (...). Si la subversion veut ma tête, il n’est pas heureux qu’elle l’obtienne de vous. Au contraire je n’aurai, et tout le peuple saint, qu’estime et reconnaissance pour votre Excellence, si elle réclame activement et obtient l’instruction et le jugement de cette cause par le Magistère souverain et infaillible de l’Église que nous reconnaissons tous filialement. Condamné ou excusé, pour des motifs clairs ou par des réprobations explicites et indiscutables, je me réjouirai de voir en cette occasion toutes les équivoques dissipées, les compromissions dénoncées, de voir mis un terme à la mystification par laquelle l’esprit de Ténèbres, dans l’Église même et pour le désespoir des âmes saintes, se déguise en Ange de Lumière. »
Mais en attendant, le devoir de notre Père est celui de crier et de maintenir, « avant tout et contre qui que ce soit, fût-ce un ange du ciel, la foi qui est la charte fondamentale du royaume de Dieu ».
« Combien serons-nous à tenir ferme dans cette affreuse tourmente ? » s’interroge notre Père : « C’est le secret de Dieu, mais là encore je crains que vous ne sous-estimiez la foi des fidèles et leur courage. Regrettant de voir la hiérarchie nous refuser ses lumières, à un point que jamais personne au monde n’avait pu concevoir, honteux et malheureux d’avoir raison contre elle, nous ne voudrons rien d’autre qu’attendre, en priant, son retour qui ne saurait tarder. Nous ne sommes pas la Foi de l’Église, mais nous en sommes la Fidélité. Nous n’avons pas l’Intelligence des Mystères, mais nous en sommes la Mémoire vivante. Nous n’avons donc qu’un rôle secondaire, comme la force d’inertie d’un mobile conserve l’impulsion qui lui a été donnée. La lumière vient de vous seuls qui êtes l’Église enseignante ; le salut, l’initiative de la conversion des cœurs et de la paix retrouvée ne pourront venir que de Vous, les Pasteurs, et non pas de nous, les brebis. Nous attendrons fidèlement, sans sédition, sans mouvements désordonnés, mais en tenant ferme dans notre foi, que l’Église se retrouve elle-même, telle qu’elle nous vient du fond des âges après ce temps d’étourdissement et d’illusion qui est le nôtre. »
Mgr Le Couëdic n’eut rien à répondre à notre Père sauf à lui rappeler son devoir d’obéissance de façon autoritaire dans une lettre datée du 26 décembre 1965 : « La lettre que j’ai reçue m’a douloureusement peiné, car vous cherchez à vous justifier en invoquant des raisons qui n’en sont pas et en vous soustrayant à cette obéissance pure et simple que l’Église demande à tous ses prêtres du fait de leur ordination : reverentiam et obedientiam, respect et obéissance. »
Moyennant quoi l’évêque réitère ses « objurgations » sous peine de suspense a divinis et se réserve le droit d’appliquer des sanctions canoniques à ceux que notre Père a reçus avec lui et qui collaborent à son œuvre. Pas la moindre réponse ni allusion à la demande d’examen doctrinal que pourtant il acceptera quelques jours plus tard suite à la médiation de Mgr Roserot de Melin, ancien vicaire général du diocèse de Troyes et à une nouvelle lettre de notre Père datée du 28 décembre, adressée à Mgr Marsat, vicaire général en fonction :
« Je ne puis promettre cependant, comme ils me le suggéraient [il s’agit de Mgr Roserot de Melin et du chanoine Valton dont il avait reçu la visite le jour même], de cesser d’écrire les Lettres à mes amis. Si j’en interrompais de cette manière la rédaction, il me semble que je ne pourrai plus la reprendre par la suite sans une sorte de faute incontestable. Mais tout ce que je puis, je veux le faire et vous supplie donc d’exprimer à Monseigneur le désir que j’ai de voir la chose jugée, régulièrement, au fond, dans l’intention de me soumettre à un verdict légitiment porté et décisif, comme je le lui exprimais dans ma lettre du 19 décembre. Il me semble que dans l’attente d’un tel examen, nous pourrions demeurer dans le statu quo qui est le nôtre depuis deux ans. Je pourrais m’engager, dans de telles conditions, à imposer à ma plume une certaine modération de forme et une certaine retenue qui lui ont peut-être parfois manqué. »
Cette proposition sera donc acceptée par Mgr Le Couëdic dès le lendemain et avec notre Père il formalisera un accord que l’un et l’autre rendront public, dans un communiqué de la Revue catholique du 13 janvier 1966 pour l’un, dans la Lettre à mes amis n° 220 datée du 6 janvier 1966 pour l’autre. Mgr Le Couëdic présente l’accord comme une transaction, mais notre Père, en détaillant les trois conditions de l’accord, a le souci d’expliquer à ses lecteurs le profit, l’intérêt que l’Église pourra en retirer.
Première condition de l’accord : l’intégralité des Lettres à mes amis écrites jusqu’à la date de janvier 1966 sera soumise à l’examen doctrinal des instances ecclésiastiques compétentes.
L’abbé Coulomb confirme bien, de son côté, que « la convention n’avait été acceptée par le prêtre que dans l’attente d’un procès romain. Son idée était d’obtenir de Rome, voire du Pape lui-même, un jugement sur ses thèses, afin de prouver son orthodoxie, et par voie de conséquence, l’hétérodoxie du concile Vatican II et des enseignements qui en sont issus. La mention du contrôle a posteriori par l’autorité romaine des Lettres déjà publiées figurait dans la convention du 29 décembre 1965. »
« Un moment soustrait aux débats de l’opinion, écrit notre Père, ce paquet d’idées, je n’ose dire ce corps de doctrine, contenu dans mes deux cent vingt Lettres, va subir un examen d’orthodoxie que je ne parviens pas à redouter. Il s’y trouve de nombreux exposés iréniques de la pure doctrine spirituelle de l’Église, puisée aux meilleures sources. S’ils subsistent sans critiques, nous y verrons la preuve que la substance de la prédication chrétienne demeure sans changement.
« S’y trouvent aussi des descriptions du mouvement théologique et de la réforme pastorale actuelle. Ce que j’ai vu m’a paru souvent détestable et contraire à la Tradition la plus profonde comme au bien surnaturel de l’Église. C’est là que le jugement du Saint-Office et la décision du Souverain Pontife seront d’immense conséquence : nous y saurons si je me suis trompé sur le droit ou sur le fait, si ce que j’ai combattu dans le mouvement actuel est déclaré mauvais, mais imaginaire, ou au contraire réel et bon. Est-ce mon jugement théologique sur le MASDU qui est à réviser, ou est-ce mon observation des choses, mon interprétation des documents, qui seront déclarées fautives ? Toute décision, en ce domaine, sera un progrès de la Vérité et une restauration de l’Unité sur les bases fermes de la Foi. »
Deuxième condition de l’accord : la rédaction des Lettres pourrait être poursuivie, mais non sans un contrôle de l’Autorité ecclésiastique. « Me voici ramené aux méditations spirituelles, aux exposés de doctrine, et, dans cette riche carrière, je suis non seulement autorisé, mais exhorté par l’autorité même de l’Église à poursuivre l’œuvre entreprise, pour le bien de vos âmes. J’en suis heureux. La soumission à un contrôle hiérarchique, si libéral qu’il soit, exclut une certaine forme de lutte et interdit toute critique de l’Autorité. C’est bien entendu. Elle ne saurait signifier que, dès lors, ma plume est serve ou contrainte ni que mes propos cessent de respirer la franchise et d’être dignes de foi. Il y a beaucoup à dire, et d’utile aux âmes, et de nécessaire en notre temps, dans l’obéissance filiale et la docilité la plus attentive aux ordres des supérieurs. Rien ne me sera plus heureux que d’être en parfaite communion d’esprit et de cœur avec mes Pères et mes frères dans le Christ. »
Et troisième condition de l’accord : notre Père et ses frères sont autorisés à demeurer dans leur situation actuellement, à Saint-Parres-lès-Vaudes, sans changement.
Et de cet accord capital, qui prenait acte de ce qu’il n’y avait évidemment pas de schisme, mais surtout aucune excommunication, notre Père concluait : « Nous pouvons tirer de cette réconciliation une grande leçon de foi. Nous voilà enfin délivrés d’une véritable angoisse. Que nous subsistions dans la communauté de l’Église, que nous y gardions notre place, comme catholiques de tradition, comme il est bon d’en être maintenant assurés ! Que nos certitudes immuables, que notre foi et notre piété antiques, que nos œuvres de miséricorde et toute notre manière de vivre en chrétiens ne soient ni contestées ni réprouvées, voilà qui prouve, dans les faits eux-mêmes de la vie de l’Église, que la religion ne change pas, si parfois elle cherche son perfectionnement. Tout cela est d’immense conséquence pour notre paix, notre fidélité et notre persévérance. »
À peine Mgr Le Couëdic avait-il donné son accord pour obtenir le jugement doctrinal des écrits de l’abbé de Nantes, qu’un premier obstacle surgit en la personne du cardinal Lefebvre, membre assesseur du Saint-Office, président de l’Assemblée plénière des évêques de France et archevêque de Bourges. Mandaté par le cardinal Ottaviani, il avait reçu pour mission de trouver à cette affaire une solution pacifique.
Notre Père rencontra le cardinal Lefebvre à l’archevêché de Bourges le 30 avril 1966 et il en rédigea deux comptes-rendus, l’un confidentiel à l’attention d’une poignée d’amis seulement, l’autre publié dans la Lettre à mes amis n° 227 datée du 5 mai 1966, avec l’accord de l’intéressé, mais sous la condition d’y joindre une mise au point de sa part faite dans une lettre du 12 mai 1966.
L’abbé Coulomb fait à peine allusion à ces documents qui permettent de connaître avec précision les points essentiels du litige qui est en train de se nouer entre notre Père d’une part et l’ensemble de la hiérarchie d’autre part et la fin de non-recevoir ou, pour mieux dire, la forfaiture, le déni de justice qu’elle lui opposera trois ans plus tard.
Bien qu’impressionné par cette exhortation à la confiance en vue d’obtenir une soumission sans faille, notre Père tint bon. Il rappela simplement, mais fermement qu’il demandait un examen doctrinal conclu par un jugement canonique de ses écrits et s’inquiéta des modalités à suivre pour la saisine régulière du Saint-Office. Se mettant alors dans le rôle de Festus renvoyant saint Paul à Rome, le cardinal Lefebvre l’engagea à adresser au cardinal Ottaviani une lettre dans laquelle il demanderait sa condamnation.
La responsabilité personnelle devant Dieu du cardinal Lefebvre est écrasante. Dans cette lettre du 12 mai 1966, très réfléchie, ce prélat a mis toute son autorité personnelle pour faire obstacle à l’examen doctrinal des écrits de notre Père, à l’évidence indemnes de toute erreur pour les affirmations positives des vérités de la foi, mais irrémédiablement disqualifiés, selon ses propres termes, aux yeux de tous pour les critiques, attaques et anathèmes, particulièrement à l’encontre de la hiérarchie catholique qui s’abstient de les enseigner dans toute leur pureté. Mais en définitive, ce cardinal, constatant l’échec de la conciliation, sera du même coup contraint de confirmer les termes de l’accord du 29 décembre 1965.
Une première étape était franchie par notre Père dans son procès qui devait le conduire à Rome à laquelle il faisait appel dans sa souveraine et infaillible autorité. Il lui restait donc à rédiger un acte introductif d’instance, ce sera la requête du 16 juillet 1966 adressée au cardinal Ottaviani, acte par lequel notre Père déférait officiellement à la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi les deux cent vingt Lettres à mes amis écrites entre 1956 et 1966 et ordonnées selon un sommaire chronologique détaillé et précis. Elles constituaient la matière de l’examen doctrinal, autant de pièces à charge contre les Pères du Concile Vatican II et le pape Paul VI.
LA REQUÊTE DU 16 JUILLET 1966.
Dans une deuxième partie, notre Père exposait le motif d’une si singulière démarche : « Le Concile a d’abord renoncé à exercer son autorité divine en refusant de faire œuvre doctrinale. Point de définition de la Vérité, ni de condamnation des erreurs, ni d’exclusion des schismes et des hérésies. L’Église ne veut plus marquer infailliblement les frontières de son territoire qui sont aussi, exactement, celles du salut ; elle refuse de nettoyer son aire, et de chasser les loups de ses bergeries. Ainsi le Magistère de la foi s’est lui-même mis en vacance. Mais dès lors toute l’activité pontificale et conciliaire, marquée de ce libéralisme doctrinal, n’est plus qu’une œuvre humaine. Dialogue, œcuménisme, “ ouverture ” sont des attitudes, des tactiques, des procédés facultatifs et incertains. Quand le Magistère se dégage pratiquement de ses obligations sacrées, laissant l’erreur se répandre et exercer librement sa séduction parmi les peuples chrétiens, comment peut-il demander encore pour lui-même d’être écouté et suivi ? »
Libéral dans le domaine doctrinal, le Concile a réclamé obéissance de tous dans le domaine de la pastorale « non pour y maintenir les traditions, mais pour entrer dans le mouvement de réforme. Le Magistère jouit encore d’une autorité divine dans ce domaine secondaire, de l’expression de la foi et de la pratique religieuse et morale, nous le savons, mais pour en accroître la sainteté et non pour en briser le cours séculaire ou les adapter au monde profane ! Ainsi est-ce plus par autoritarisme humain que par vertu surnaturelle, que formules théologiques, méthodes d’apostolats, rites liturgiques, engagements temporels sont devenus l’immense champ de démolition et de reconstructions uniformes de Vatican II. Là où des doctrines d’écoles et des traditions vénérables s’étaient progressivement établies, dans une aimable liberté et une riche diversité, l’autorité formidable d’un concile est venue tout briser et réformer impérativement pour tout l’univers (...). Les reconstructions artificielles d’une réforme ne valent jamais les créations spontanées du génie des siècles et de la longue sainteté de l’Église. Ici souffle l’Esprit de Dieu, et là paraît l’esprit orgueilleux et vain des hommes. Il n’a jamais appartenu à quiconque et personne n’avait jamais ambitionné avant nous de remodeler ainsi le visage quotidien de l’Église ! »
Ainsi coexistent désormais au sein de l’Église deux pouvoirs, celui du Pape et des évêques « qui s’enracine dans la Tradition et se justifie par les promesses surnaturelles de Jésus-Christ », et celui d’un parti réformiste « qui noyaute l’Église comme une démocratie populaire et lui impose par contrainte ses opinions et ses méthodes révolutionnaires. Ce sont deux pouvoirs mêlés, mais différents. L’un est divin, immuable, souverain. L’autre est humain, sectaire, toujours changeant. La survie précaire d’une école traditionaliste opprimée, d’une minorité ouvertement contre-réformiste, est le signe que nulle secte n’absorbe l’Église, et que l’humain ne supplantera pas le divin dans son Magistère vivant. Au-delà de la réforme, du dialogue, de l’œcuménisme, de l’ouverture au monde et du culte de l’homme, demeure l’Église qui est “ la grande pensée de Dieu sur le monde ”, l’épouse inviolablement fidèle à Jésus-Christ Fils de Dieu, l’Unique, la Sainte, la Catholique, l’Apostolique et j’ajoute parce que ce mot précise le ressort de toute notre espérance, la Romaine. »
Partant de là, l’abbé de Nantes requérait de la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi, au nom de l’Église de Rome, Mère et Maîtresse de toutes les Églises, au nom du Pape, qu’elle opère avec puissance et décision une œuvre de discernement « dans les divers esprits qui se disputent l’héritage béni du Sauveur », qu’elle tranche entre, d’un côté, un esprit au service duquel l’assemblée conciliaire s’est placée, qui inspire et illumine chaque conscience, qui opère une mystérieuse convergence d’idées et d’engagements, en face et au-delà de l’Institution ecclésiastique, pour parvenir à une réconciliation générale de tous les hommes, dépassant leurs divergences d’opinions, de religions et d’intérêts, mais qui insuffle le mépris et la haine de tout ce qui a été et qui demeure encore aujourd’hui l’Église catholique romaine ; et, de l’autre, l’Esprit-Saint dont la mission « est une mission de tradition, non d’évolution, de réforme ni de subversion. Il inspire la pénitence, la conversion, l’instruction religieuse et la sanctification des fidèles, non leur sécularisation, leur libération, leur socialisation ni leur laïcisation. Cet Esprit-Saint ne saurait s’émanciper de Jésus-Christ qui, étant Dieu et Verbe de Dieu, en est avec le Père l’Unique principe. Il ne saurait davantage se détacher de l’Église qui est sienne ni prendre parti contre elle, puisqu’elle est l’œuvre même de sa puissance divine et la forme de ses saintes opérations. Au contraire il insuffle à tous les hommes, mais plus particulièrement aux fidèles, et plus encore aux pasteurs du troupeau, l’estime, le respect et l’amour de tout ce qui est catholique, la défiance, le mépris et la haine des erreurs et des désordres qui lui sont ennemis. Il n’hésite ni ne transige. C’est un Esprit de lumière et de vérité qui repousse les ténèbres et exorcise le monde des puissances infernales. Enfin, c’est le Saint-Esprit. »
Telle était cette requête permettant de définir et circonscrire l’objet du différend qu’aurait à trancher la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi, requête rédigée dans une parfaite continuité, quant au fond et à la forme des deux cent vingt premières Lettres à mes Amis et à laquelle Mgr Le Couëdic va tenter de faire obstruction.
LA SUSPENSE A DIVINIS DU 25 AOÛT 1966.
Notre Père lui remit un exemplaire de cette requête en lui enjoignant de la transmettre à « Son Éminence le cardinal Ottaviani, Pro-Préfet de la sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi, par laquelle je formule la demande de soumission de mes écrits au jugement de ce Tribunal ecclésiastique, conformément aux termes de notre accord du 29 décembre 1965 et à ceux de la tentative de conciliation du cardinal Lefebvre, le 30 avril 1966, à Bourges. Je porterai cette requête, dans son contenu intégral, à la connaissance de Nos Seigneurs les Évêques des diocèses de France, dans un bref délai. Enfin, plus tard, par égard pour Son Éminence et Nos Seigneurs les Évêques, je la communiquerai à mes amis, en vertu des principes de liberté et de publicité qui sont devenus de nos jours une règle dans l’Église. Mes lecteurs ont en effet intérêt à être informés, en toute clarté et loyauté, du début, de la suite et de la conclusion de cette affaire. »
Mais après avoir pris connaissance du contenu de la requête, Mgr Le Couëdic refusa net de la transmettre à son destinataire.
« Le dossier, racontera l’abbé de Nantes, m’a été rendu, malgré mes vives protestations. Il perdait dès lors tout caractère juridique, officiel et secret. J’eus beau expliquer, m’étonner, m’indigner, un molasse vicaire général se moquait de moi et me rendit le paquet : “ Allez le mettre vous-même à la poste, si vous y tenez ! ” J’y tenais, je le fis avec demande d’accusé de réception... » Et notre Père publia la requête dans la Lettre à mes amis n° 231 datée de juillet 1966 laquelle leur fut expédiée le 13 août 1966.
La réplique de Mgr Le Couëdic ne se fit pas attendre avec la publication le 25 août 1966 dans la Revue catholique du diocèse de sa décision d’infliger à l’abbé de Nantes la peine de suspense a divinis :
« Le 29 décembre 1965, M. l’abbé de Nantes s’était engagé à soumettre ses Lettres à mes amis au visa de l’ordinaire, en attendant la réponse du Saint-Siège à l’appel qu’il avait l’intention de lui présenter.
« Or nous apprenons que M. l’abbé de Nantes vient d’envoyer à ses lecteurs le texte de cet appel, bien que Nous lui en ayons fait la défense formelle. Nous jugeons, en effet, que les idées et les termes de ce factum sont gravement injurieux à l’égard du Concile, des évêques et du Saint-Père lui-même.
« M. de Nantes s’est mis ainsi dans les cas visés par le canon 2344 : “ Celui qui, directement ou indirectement aura couvert d’injures le Saint-Père, un cardinal, etc., en public, dans des journaux, discours ou libelles, ou qui aura excité des préventions ou des haines contre les actes, décrets, décisions, sentences des mêmes personnes, doit être frappé de peines ou pénitences convenables, proportionnellement à la gravité de la faute et à la réparation du scandale. ”
« En conséquence Nous intimons à M. l’abbé de Nantes l’ordre de quitter Notre diocèse, auquel d’ailleurs il n’est pas incardiné. En outre, après un suprême avertissement, Nous avons pris la douloureuse décision de frapper M. l’abbé de Nantes de la peine très grave de la suspense a divinis qui lui interdit toute fonction ecclésiastique, y compris la célébration de la sainte messe en quelque lieu que ce soit de Notre diocèse. Cette sanction entrera en vigueur le vendredi 26 août 1966. »
L’abbé Coulomb est bien conscient de la violation par l’évêque de ses propres engagements, en s’abstenant ostensiblement de se prononcer sur ce refus de transmettre la requête du 16 juillet. On le comprend. Impossible pour ce servile canoniste de justifier ce refus à l’évidence abusif ; mais impossible aussi de donner tort explicitement à l’évêque sur ce même refus sans, par ricochet, lui donner également tort sur sa défense de le diffuser et, du même coup, sans donner raison à l’abbé de Nantes de l’avoir adressé à ses amis... et en définitive sans remettre en cause le bien-fondé de la censure. D’où cette volonté de l’abbé Coulomb de ne pas aborder cette question essentielle du refus opposé par l’évêque de transmettre la requête du 16 juillet 1966 qui pourtant détermine tout le reste de l’affaire.
Conclusion : la suspense a divinis infligée le 25 août 1966 est formellement invalide. Elle l’est tout autant sur le fond au regard des dispositions du canon 2344 du Code de 1917 auxquelles elle se réfère et qui définit et sanctionne le délit d’injure.
Le canon 2344 distingue les injures à l’encontre des plus hautes autorités de la Hiérarchie, de l’excitation à la prévention et la haine contre leurs actes. Ni Mgr Le Couëdic, ni l’abbé Coulomb n’ont un seul instant établi la matérialité de l’un ou l’autre de ces délits parmi les onze pages que comprenait la requête du 16 juillet 1966. Et pour cause, elle n’existe pas.
Si l’injure se caractérise par une invective, une manifestation de mépris, dans le dessein d’insulter, de blesser, d’offenser la dignité du Saint-Père et des autres personnes visées au canon 2344 du Code de 1917, il est alors tout à fait impossible d’en trouver la moindre trace sous la plume de l’abbé de Nantes, tant le ton et les expressions choisies relèvent d’une très grande déférence tant à l’égard du cardinal Ottaviani auquel il s’adresse qu’à celui de toutes les personnes qu’il désigne dans sa requête. Si l’abbé Coulomb avait eu un seul exemple à citer, il n’aurait pas manqué de le faire.
Si l’injure, au contraire, se caractérise par l’imputation d’un fait susceptible de porter atteinte à l’honneur d’une personne... encore faut-il que le fait soit inexact ou mal interprété. Par exemple, lorsque notre Père affirme que l’Esprit qui a soufflé au Concile « insuffle le mépris et la haine de tout ce qu’a été et demeure aujourd’hui l’Église catholique romaine » serait a priori injurieux aussi bien pour le Souverain Pontife que pour les Pères du Concile qui se sont adonnés, sans conteste, à cet Esprit. Mais notre Père étaye cette affirmation par des faits, par une analyse théologique qu’il était nécessaire d’examiner avant de se prononcer sur le délit d’injure.
D’où cette nécessité impérieuse d’un examen doctrinal préalable qui relevait de la seule compétence de la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi et qui constituait un préalable obligatoire avant toute autre considération.
Il faut ajouter que l’auteur d’une requête canonique destinée à exposer ses justes alarmes envers une gigantesque réforme de l’Église, comme tout plaignant, doit jouir de la plus grande liberté, sur le fond et sur la forme, pour exposer sa demande, développer ses arguments.
Cette liberté qui implique nécessairement, dans de justes limites évidemment, une certaine immunité est de l’intérêt d’une bonne justice.
Cette liberté s’imposait d’autant plus que la requête du 16 juillet ne faisait qu’établir une synthèse des deux cent vingt Lettres à mes amis et tirer les conclusions logiques des descriptions, des analyses et des démonstrations qu’elles contenaient à propos d’une réforme de l’Église engagée lors du concile Vatican II en rupture évidente avec la Tradition et l’ensemble de ses traditions.
III. LA NOTIFICATION DU 9 AOUT 1969
Pour l’examen doctrinal de ses écrits que l’abbé de Nantes réussit à imposer à la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi, l’abbé Coulomb souligne le peu de pièces à sa disposition :
« Nous ne disposons comme documents que de la demande d’examen formulée par l’abbé de Nantes, la formule de rétractation qui fut soumise à sa signature par la congrégation et la notification qu’elle a publiée au terme de son examen. »
Mais il passe sous silence le récit très précis, très détaillé que notre Père a fait des audiences d’instruction du procès, des rencontres à Rome qui ont suivi, de sa profession de foi adressée au cardinal Seper en réponse à la mise en demeure de soumission qui lui a été signifiée à deux reprises...
Mais il est vrai aussi que les pièces officielles de cette procédure sont peu nombreuses, la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi ayant voulu par tous les moyens étouffer cette affaire. En 1967 le cardinal Ottaviani avait fait demander à notre Père par le cardinal Lefebvre de ne plus rien écrire « parce que la Congrégation pour la doctrine de la foi se livrait à un second et minutieux examen de ses lettres ». Le chantage était un peu voyant, notre Père n’en fut pas dupe et n’en tint pas compte. On n’insista pas...
Durant deux années, rien ne filtra de la minutieuse étude du volumineux dossier des deux cent vingt Lettres à mes amis à laquelle se livra la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi.
Mais au mois d’avril de l’année 1968, la procédure s’accéléra. L’abbé de Nantes est convoqué à Rome. La première audience d’instruction se déroula le 25 avril 1968. Elle fut ouverte par Mgr Paul Philippe, secrétaire du dicastère.
« La difficulté qui se pose à nous est la même que celle qui s’est sans doute posée à la congrégation, écrit l’abbé Coulomb. Cet examen a eu lieu entre la suppression de l’Index en 1965 et la promulgation de la nouvelle procédure d’examen des doctrines en 1971. Nous nous situons donc dans une période de transition et les membres de l’ex-Saint-Office en sont bien conscients. Rapportant un entretien avec le cardinal Joseph Charles Lefebvre, archevêque de Bourges et membre de la congrégation qui cherchait avant toute procédure à obtenir une conciliation, l’abbé de Nantes raconte s’être entendu dire que la nouvelle procédure “ n’est pas encore fixée ”.
« Le 7 décembre 1965, le pape Paul VI avait publié le motu proprio Integræ Servandæ par lequel le Saint-Office recevait le nom de “ Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi ”. Son article 5 indiquait, pour l’examen des doctrines, une brève procédure : “ Elle examine avec soins les livres qu’on lui signale et, s’il le faut, elle les condamne, mais, après avoir entendu l’auteur, en lui donnant la possibilité de se défendre, même par écrit et après avoir prévenu son ordinaire, comme cela était déjà prévu dans la constitution Sollicita ac provida de notre prédécesseur Benoît XIV, d’heureuse mémoire. ” »
Effectivement, in extremis avant la clôture du Concile, Paul VI réforma le Saint-Office alors gouverné en son nom en tant que pro-préfet par le grand cardinal Ottaviani, dans le dessein d’abattre l’immense prestige et autorité de cette institution redoutée des ennemis de la foi et dans un sens diamétralement opposé à ce que notre Père préconisait, lui, en juin 1964 :
« Contrairement à ce qu’un vain peuple pense, l’élément créateur, la force motrice, le principe de renouvellement et d’enrichissement dans l’Église c’est la foi. Elle n’attire dans l’immédiat que difficultés et persécutions sur ceux qui la servent uniquement, mais au même moment elle ranime la sainteté, suscite l’héroïsme parmi les enfants de l’Église, multiplie les conversions, exalte l’élan missionnaire. Ce principe de vie, c’est le Saint-Office qui en est le ministre. »
Paul VI préféra écouter le cardinal Frings lequel dans un discours prononcé le 8 novembre 1963 devant tous les Pères du concile Vatican II, avait fustigé le mode d’action du Saint-Office qui, selon lui, ne convenait plus du tout à l’époque actuelle et qui causait du scandale dans le monde. Il avait même déclaré : « Personne ne doit être jugé et condamné sans avoir été entendu, sans savoir ce qu’on lui reproche et sans avoir la possibilité de corriger ce qui peut lui être reproché. »
Mais ni le cardinal Frings ni Paul VI d’ailleurs n’avaient imaginé que le premier théologien à bénéficier de cette nouvelle prérogative serait l’abbé de Nantes qui en usa de toutes ses forces pour dénoncer en personne, à Rome, devant le Tribunal suprême de la foi, leurs erreurs théologiques, leurs hérésies, leurs turpitudes intellectuelles imposées à toute l’Église sous couvert de terminologie abusive, détourné de son sens traditionnel restrictif de “ Magistère ”.
Dès l’ouverture de l’audience, Mgr Philippe demanda à notre Père de promettre d’observer le secret absolu sur son procès. Il est vrai que ce secret était de règle dans la procédure inquisitoriale du Saint-Office. Mais ne l’avait-on pas réformé ? Comme sainte Jeanne d’Arc, notre Père refusa de prêter le serment qui lui était demandé pour conserver le bénéfice d’une certaine publicité, seule garantie de voir cette affaire menée jusqu’à son dénouement par le Saint-Office. Par ailleurs, un tel secret, à moins de violation grave et coupable du serment par lequel il s’y serait engagé, aurait privé notre Père de toute défense légitime possible contre un ordre de soumission totale, absolue, sans condition, sans réserve ni limite au Magistère, aussi bien de celui du Souverain Pontife que de celui des évêques.
Finalement, pour sortir de l’impasse et déjouer ce piège du serment, notre Père proposa de limiter le secret à la seule durée du procès, jusqu’à son dénouement, ce qui fut accepté par Mgr Philippe. Le texte du serment fut amendé. L’incident clos, les discussions purent s’engager.
L’abbé Coulomb laisse entendre qu’en l’absence des nouvelles règles de procédure qui ne furent d’ailleurs adoptées qu’en 1971, la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi se serait retrouvée face à une difficulté. Quelle difficulté ? Il a suffi à la Congrégation de continuer à appliquer les règles de procédure en cours. La vraie difficulté fut pour elle d’avoir à juger les écrits d’un prêtre, très critiques vis-à-vis des Actes du concile Vatican II et du pape Paul VI. Il fallait identifier des erreurs dans l’argumentation très charpentée de ces critiques. Et il ressort des discussions dont le Père a publié un récit très détaillé que les consulteurs passèrent d’une claire difficulté, à un embarras certain pour finalement parvenir à un naufrage face au requérant.
L’INSTRUCTION DU PROCÈS.
Notre Père fut interrogé par trois consulteurs, « des théologiens savants, bienveillants, sans faiblesse », reconnaît-il, par ailleurs grands connaisseurs des débats conciliaires. Il s’agissait des Pères Gagnebet et Duroux, dominicains, et de l’énigmatique jésuite Père Dhanis, adversaire acharné de Fatima.
La matière de l’examen était précise : « On devait mettre en cause l’idée de “ Contre-Réforme catholique au vingtième siècle ”. La hiérarchie ayant proclamé la Réforme de l’Église, pouvait-on soutenir doctrinalement un traditionalisme qui lui est farouchement contraire et s’opposer pratiquement à sa mise en œuvre autoritaire ? Le théorème qui faisait la substance de ma Lettre “ L’orgueil des réformateurs ” du 11 octobre 1967 au pape Paul VI, était celui-ci : la Tradition catholique et apostolique exclut le principe même d’une réforme générale et permanente de l’Église : elle lui est contradictoire. C’était ma doctrine sur laquelle portèrent tous les efforts des consulteurs. »
Les débats abordèrent tout d’abord les doctrines de notre Père développées tout au long des Lettres à mes amis et il apparut que ces doctrines étaient en fait celles mêmes de l’Église de toujours. En réponse à une série de questions posées pour le mettre en difficulté, notre Père eut la sagesse d’éviter de prendre position au nom d’un intégrisme étroit ou, inversement, au nom d’une certaine largeur d’esprit par laquelle il aurait été ensuite possible de le conduire au travers de la brèche ouverte vers les ouvertures du concile Vatican II.
Cette première partie se termina donc à l’avantage de l’accusé. Les consulteurs ne purent différer davantage l’objet principal de ce procès : les accusations portées par l’abbé de Nantes contre les auteurs de la réforme conciliaire et le premier d’entre eux : le Souverain Pontife. L’instruction prit alors une tournure absolument inédite avec une inversion des rôles de chacun des acteurs qui prenaient part à ce procès à dire vrai grandiose et décisif pour l’Église.
« D’accusé, je devins accusateur.
« Mes examinateurs se muaient alors en défenseurs, voire en accusés. En vertu de notre foi catholique exacte et ferme, je m’élevai contre les présupposés dogmatiques d’une réforme dite pastorale. Les consulteurs ne m’ayant pas moi-même surpris en faute, cherchaient à réfuter mes critiques de la nouvelle religion réformée », qui en résultaient.
« Controverses dans le brouillard. Ils voulurent me montrer la conformité de l’aggiornamento avec la vraie Tradition de l’Église que je paraissais, disaient-ils, ignorer. Je confondais “ les ” traditions, la poussière des siècles, avec “ LA ” Tradition qui, elle, se trouvait merveilleusement retrouvée, restaurée et enfin présentée au monde ébahi dans toute sa magnificence ! Ce furent là-dessus des discussions confuses. Sur le sens des mots et la portée des slogans conciliaires ou pontificaux, l’accord était loin d’être fait. Collégialité, Église servante, liberté religieuse, ouverture au monde, œcuménisme, paix, culture, etc. C’était une logomachie. Alors mes examinateurs perdaient la clarté, l’objectivité, la sécurité du catholicisme éternel. Leur calme, leur assurance le cédaient à l’impatience, à l’agressivité. Ces savants enfonçaient à pleines bottes dans la vase des équivoques, ambiguïtés et confusions conciliaires dont on ne les sentait pas encore revenus. Pour s’en tirer, ils m’accusaient de ne voir les actes du Concile et les discours de Paul VI qu’à travers les interprétations des autres. Ils opposaient les textes promulgués à tout l’appareil des discussions et commentaires qui les avaient préparés et suivis. Ils soutenaient un Concile irréel, contre le para et le post-Concile.
« L’espèce de champ de bataille que nous parcourions au galop était à leurs yeux le chantier d’une nouvelle et radieuse cité humaine en construction. Ils voulaient croire au mirage. C’était pour moi, à perte de vue, les ruines de la Cité sainte, dévastée par un cyclone [les termes mêmes du troisième secret de Notre-Dame de Fatima, pas encore dévoilé !]. Si nous évoquions tel acte, tel discours, ils m’en faisaient goûter le sucre et la tisane ; ils ne sentaient pas l’arsenic qui en faisait le poison [...]. Peu importait pour eux l’univers en folie. Ils ne jugeaient que moi, l’insolent, puisque moi seul je l’avais demandé, et ils réprouvaient mon opposition conservatrice, plus criminelle encore que l’autre, la révolutionnaire, à laquelle elle portait renfort, disaient-ils, pour le plus grand dommage de l’Autorité romaine. Je tentai de reprendre quelqu’une de mes preuves. Inutilement. On ne tire pas au clair en vingt heures, ce que des centaines de théologiens malins ont rendu inextricablement confus en cinq ans de byzantinisme conciliaire [...].
« Quand je dénonçais les hérésies de Paul VI, le Père Gagnebet ne trouvait à me répondre qu’un pathétique, mais absolument ridicule : “ Croyez-moi, monsieur l’abbé, Paul VI n’est pas hérétique ! ” Et pourquoi l’aurais-je cru plus que le Pape !
« Les consulteurs n’avaient plus rien d’autre à me dire que leur conviction, leur humaine, désespérée persuasion de grands personnages secrètement inquiets et désolés comme nous. Je recopie telles que je les ai notées au vol, des adjurations qui sont des aveux : “ Oui, le MASDU existe, mais pas dans le Concile, pas dans les actes du Pape, n’ayez pas peur... Prenez-vous-en à Cardonnel, on ne vous dira rien, mais pas au Pape... À la longue, on arrivera à résorber les aberrations, les désordres postconciliaires, mais ayez confiance, le Concile est l’œuvre du Saint-Esprit... Non, il n’y a pas d’hérésie dans le Concile, il ne peut y en avoir... Au lieu de les critiquer, vous devriez avec tout votre talent et votre influence montrer qu’ils n’ont pas dit, qu’ils n’ont pas voulu ce qu’on leur fait dire et vouloir... ”
« Pauvres admirables théologiens romains, comme j’aurais voulu partager votre bonne foi ! Mais quand vous en arriviez à me croire entraîné par votre exemple ou convaincu par votre autorité, j’étais seulement à mesurer l’abîme qui vous séparait du reste de l’Église et du Pape même. Et je restais endolori, mais inerte à votre appel : “ Dites-nous simplement que vous acceptez le Concile et que vous faites confiance au Saint-Père, d’une adhésion pure, simple et sans réserve, on ne vous demandera rien d’autre ! ”
« Il fallait en finir. Je dictai au greffier italien : “ Est, est. Non, non. ” – “ Qu’est-ce que cela veut dire, me demande le Président ? – Cela veut dire que ce qui est, est et demeure, indépendamment de mes accusations. – Vous persistez dans vos critiques des Actes du Pape et du Concile ? – Oui ”. »
L’instruction touchait à sa fin. Tout fut tenté pour convaincre notre Père de renoncer à ses critiques à l’égard des Actes du Concile et du pape Paul VI, mais en dehors de toute considération, de toute distinction de la Vérité et de l’erreur, vérité que les consulteurs au nombre de trois ont été incapables d’établir dans les Actes du Concile et du Pape à l’encontre des démonstrations et critiques de l’abbé de Nantes, “ erreurs ” prétendues de ce dernier qu’ils ont été par ailleurs incapables d’établir aussi bien dans ses écrits de pure spiritualité que dans ses écrits polémiques.
Cette impuissance doctrinale de ces trois grands et éminents théologiens du Tribunal suprême de la foi, malgré une étude attentive des deux cent vingt Lettres à mes amis et une dizaine d’intenses journées d’instruction, fut une éclatante preuve de la rupture, de la contradiction entre, d’une part, la Tradition et le magistère ordinaire et solennel de l’Église, et d’autre part, ce magistère faillible et novateur issu des Actes du Concile et des enseignements subséquents du pape Paul VI et de ses successeurs, rendant impossible une pleine et entière fidélité à ces deux traditions, à ces deux esprits, à ces deux religions qui se côtoient et s’opposent au sein de la même Église depuis l’année 1965. D’où cette nécessité de l’autorité d’un acte solennel et infaillible du Magistère pour rétablir l’unité par la Vérité. Mais en attendant cet acte du magistère présentant toutes les garanties d’infaillibilité et imposant l’obéissance de la foi, sa connaissance très éclairée, très exacte, très profonde des équivoques, des erreurs et même des hérésies ont rendu impossible à notre Père une soumission inconditionnelle au magistère du Pape et des évêques, même au bénéfice d’un acte d’obéissance héroïque, sans que cette soumission puisse être interprétée aux yeux de Dieu comme à ceux des hommes comme une adhésion pleine, consciente et coupable à ces erreurs doctrinales. Comme sainte Jeanne d’Arc, notre Père ne pouvait se soumettre sans renier non pas ses Voix, mais les grâces extraordinaires dont il fut bénéficiaire pour maintenir inébranlable la Vérité de notre Foi catholique romaine.
Le requérant fut invité à lire et contresigner le procès-verbal qu’en avait dressé le greffier ecclésiastique. Mais celui-ci qui était italien n’avait manifestement rien compris. Les juges et leur accusateur tombèrent d’accord : cette pièce sans valeur était irrecevable. Que faire ? Qui saurait, en trois jours, rédiger un compte-rendu précis, exact et surtout impartial de ces longues heures de subtils débats théologiques ? Fort embarrassés, les juges confièrent ce travail... à l’accusé qui rédigea un procès-verbal que tous approuvèrent et signèrent. Et l’affaire fut renvoyée au 1er juillet suivant, date à laquelle les cardinaux, membres de la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi, feraient connaître leur décision.
LA TENTATIVE D’ABJURATION.
La procédure engagée par l’abbé de Nantes prendra apparemment fin avec la publication, dans l’édition du 10 août 1969 de L’Osservatore Romano, d’une Notification, relayée par différentes agences de presse dont l’AFP : « Notification au sujet de M. l’Abbé de Nantes : À la requête de M. l’Abbé de Nantes, la S. Congrégation pour la doctrine de la foi a examiné ses écrits et, après l’avoir entendu par deux fois, le 6 juillet 1968 et le 23 mai 1969, a jugé devoir lui demander de souscrire une formule de rétractation de ses erreurs et de ses graves accusations d’hérésie portées contre le pape Paul VI et le Concile. Après les deux premiers refus opposés par l’Abbé de Nantes à cette demande, la S. Congrégation pour la doctrine de la foi a tenté une dernière fois, le 11 juillet 1969, de le convaincre de se soumettre à la décision officielle du Dicastère romain compétent auquel il avait été le premier à faire appel.
« À cette demande solennelle qui lui était adressée, l’Abbé de Nantes a répondu, en date du 16 juillet 1969, par un refus catégorique. Il y récuse le droit de la S. Congrégation pour la doctrine de la foi d’exiger de lui une soumission, et il confirme ses positions antérieures concernant le Concile, l’Aggiornamento de l’Église, l’épiscopat de sa nation, les “ hérésies ” de Paul VI et l’appel adressé au clergé romain en vue de sa déposition canonique. La S. Congrégation pour la doctrine de la foi ne peut que prendre acte de ce refus opposé à sa légitime autorité en constatant avec une extrême tristesse qu’en se révoltant de la sorte contre le magistère de la hiérarchie catholique, M. l’Abbé de Nantes disqualifie l’ensemble de ses écrits et de ses activités, par lesquels il prétend servir l’Église tout en donnant l’exemple de la révolte contre l’épiscopat de son pays et contre le pontife romain lui-même. Réunis en congrégation ordinaire, les cardinaux de la S. Congrégation pour la doctrine de la foi ont décidé de rendre publique la présente notification, et le Saint-Père a daigné approuver cette décision. »
Cette Notification, à laquelle se réfère l’abbé Coulomb en la résumant, mais sans la citer, est accablante pour la réputation de notre Père, évoque des erreurs qu’on lui aurait demandé de rétracter à plusieurs reprises, son refus de se soumettre à l’autorité de ses juges, sa révolte générale... Que s’est-il donc réellement passé entre le 1er juillet 1968 et le 10 août 1969 ?
L’abbé de Nantes fut à nouveau convoqué pour le 1er juillet 1968 au palais du Saint-Office. Las ! De jugement il n’y en eut aucun, mais il lui était demandé de rétracter purement et simplement ses critiques du Pape, du concile Vatican II et des évêques français, et de leur jurer à tous une obéissance entière, inconditionnelle. Ainsi il n’était tenu aucun compte de l’instruction du procès qui avait eu lieu deux mois auparavant. Le jugement doctrinal tant réclamé n’était pas rendu, mais on exigeait de lui une soumission sans limites, “ musulmane ”, assortie d’une menace écrasante : le refus de sa part d’une rétractation générale serait sanctionné par une excommunication.
Notre Père, seul en face de ses consulteurs, plongé dans un abîme de perplexité, disposait d’un délai de quatre jours pour faire connaître sa décision, quatre jours durant lesquels il vécut la plus dramatique alternative, sous le regard de Dieu, son Maître et son Juge, sans pouvoir demander conseil à quiconque, à l’exception de Mgr Marcel Lefebvre, alors supérieur général de la congrégation des Pères du Saint-Esprit, avec lequel il put s’entretenir. Il en attendait la plus sûre des directives :
« Je fis part à mon auguste interlocuteur de ma résolution bien arrêtée de signer. Il m’interrompit fermement : “ Vous ne pouvez pas. Vous n’en avez pas le droit. ” C’était clair, c’était formel et ce fut aussitôt motivé par les plus invincibles raisons qu’appuyaient l’autorité et l’exemple de celui que j’écoutais : “ Nous-mêmes l’avons écrit en son temps au Souverain Pontife : la cause de tout le mal est dans les Actes du Concile. Soyez ferme dans la vérité. ” »
En fait, Mgr Lefebvre recommandait à notre Père de faire ce que sa conscience devait sans doute lui reprocher de ne pas avoir accompli quelques années auparavant, à savoir refuser jusqu’au bout les Actes du Concile présentés au vote des Pères. On apprendra plus tard, qu’après avoir vaillamment animé la minorité qui s’opposa durant les débats conciliaires à la Réforme, il capitula en acceptant de tout signer, y compris la déclaration sur la liberté religieuse, acte pratique d’apostasie. Cela expliquera par la suite bien des choses, à commencer par le fait qu’il se gardera d’accompagner notre Père pour faire face avec lui à ses juges lors de la deuxième entrevue fixée au 5 juillet au palais du Saint-Office.
C’est donc l’âme en paix que notre Père retournait au Saint-Office pour se voir remettre une simple formule de rétractation, corrigée et approuvée personnellement par le Saint-Père.
1. Il devait, en premier lieu, déclarer se « soumettre à tous les actes doctrinaux et disciplinaires de S. S. le pape Paul VI et du concile œcuménique Vatican II».
2. Deuxièmement, il devait rétracter « les graves accusations [...] contre les actes du Souverain Pontife et du Concile» et « désavouer celle d’hérésie portée contre le pape Paul VI et la conclusion aberrante» qu’il en avait tirée « sur l’opportunité de sa déposition par les cardinaux ».
3. Troisièmement, il devait promettre obéissance, « selon les normes canoniques», à son évêque et à l’épiscopat français. 4. Enfin, quatrième et dernier article, il devait s’engager « à parler et à écrire toujours avec respect des actes et des enseignements du Pape, du Concile et des évêques».
« Là, mon devoir m’apparut clairement. Il n’avait pas été rendu de jugement doctrinal sur mes écrits, mais les cardinaux le donnaient à croire en m’infligeant comme une sanction la rétractation et la soumission qui devraient normalement suivre une condamnation. Me prêter à une telle parodie de magistère serait me faire complice, contre l’Église, de l’injustice des hommes. Je déclarai donc que je ne pouvais souscrire aucun des trois premiers articles ; je pouvais en revanche accepter le quatrième qui concernait le respect des personnes et ne touchait qu’à la forme, discutable j’en conviens, de mes écrits. »
Notre Père prit congé de ses interlocuteurs qui le menacèrent d’excommunication et de damnation éternelle... Alors il se ravisa, revint sur ses pas et prit de nouveau l’engagement, par écrit, de garder le secret le plus rigoureux sur tous ces événements jusqu’à leur conclusion. Notre Père pensait à tout et faisait la preuve de son amour de l’Église qui seul le guidait dans toutes les décisions qu’il devrait prendre, seul, dans toute cette affaire. En effet, en gardant le secret, il espérait conjurer une excommunication qui semblait désormais inéluctable, « non pour moi ni pour les pauvres âmes broyées des fidèles, mais pour l’Église. Mon excommunication, pensais-je, aurait pour immanquable effet de canoniser d’une sorte d’infaillibilité subséquente et d’une nécessité irrévocable ce maudit Concile comme toute parole tombée de la bouche du Pape actuel. »
Et ainsi, durant près d’un an, notre Père n’eut plus aucune nouvelle de Rome. Et sans doute, les cardinaux de la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi se seraient volontiers contentés de ce statu quo si l’épiscopat français n’avait pas au même moment publié de nouveaux catéchismes inspirés par le Fonds commun obligatoire. Notre Père en avait montré le caractère scandaleusement hérétique et se fit un devoir de lancer une véritable Croisade nationale pour le dénoncer, et il faisait salle comble partout où il passait.
« Cette campagne sonnait le réveil de l’opinion. Nos évêques se voyaient confondus, ils se sentaient perdus. Il fallait me faire taire... J’espérais que la sagesse et la prudence romaines différeraient indéfiniment la sanction. Il fallut sans doute une forte pression de l’épiscopat français voulant briser notre Croisade. Entre lui et nous autres, le Pape dut choisir et ce fut l’ultimatum. »
Ce fut d’abord l’intermède du 23 mai 1969 auquel fait allusion la Notification du 10 août de la même année. « Quand on m’envoya ce cardinal Lefebvre qui se montre homme de doctrine à Rome et garant de tous les chambardements en France, pour me parler de soumission, je lui demandais d’abord s’il s’obstinait à soutenir de son autorité le Nouveau Catéchisme et la Note pastorale française ; sur sa réponse affirmative, je le récusai comme mon juge et l’envoyé du Saint-Office. Il ne faut tout de même pas exagérer ! »
Mais un nouvel ultimatum suivit, le 11 juillet, du cardinal Seper. Le nouveau préfet de la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi faisait sommation à l’abbé de Nantes de signer dans les trois jours la formule de soumission absolue et de rétractation générale, celle-là même qui lui avait été présentée l’année précédente. Notre Père n’opposa pas un « refus catégorique » comme il est affirmé dans la Notification, mais une magnifique Profession de foi catholique datée du 16 juillet 1969 et au nom de laquelle, précisément, il lui était impossible d’accepter tels quels, sans amendement préalable et dans un sens catholique, les quatre articles de la formule qu’il lui était requis de signer.
La réponse du Saint-Office ne se fera plus attendre et prendra la forme de ce lapidaire communiqué de presse, la Notification du 9 août 69, qui canalise « une cascade de mensonges évidents », qui juge ses auteurs.
MENSONGES ET DIFFAMATION.
1. Mensonge sur les prétendues erreurs de l’abbé de Nantes dont il lui aurait été réclamé rétractation lors des entrevues du 5 juillet 1968 et du 23 mai 1969 où aucune erreur doctrinale n’a pu être relevée à son encontre par les trois consulteurs, comme d’ailleurs le cardinal Lefebvre l’avait prévu dès 1966 et comme cela est attesté par le texte même de la formule de rétractation qu’il a été sommé de signer à quatre reprises. S’il lui était imposé de rétracter ses « graves accusations [...] contre les actes du Souverain Pontife et du Concile [...] et désavouer l’accusation d’hérésie portée contre le pape Paul VI», ce texte officiel du dicastère, corrigé et approuvé personnellement par le pape Paul VI, ne mentionne aucune erreur doctrinale à l’encontre de l’abbé de Nantes.
2. Mensonge sur la prétendue révolte de l’accusé vis-à-vis de la légitime autorité de la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi. Lors de la séance du 5 juillet 1968, notre Père n’avait formulé qu’un simple refus : celui d’un texte et non de l’Autorité qui le lui imposait, une désobéissance à un ordre particulier, mais certainement pas une révolte contre tout ordre venu d’en haut. Quant à l’ultimatum du 11 juillet 1969 du cardinal Seper, notre Père y répondit non par un acte de rébellion, mais par une profession de foi catholique que la Notification passe délibérément sous silence et qui manifeste, au contraire, sa soumission et son obéissance, mais dans de justes limites, à la hiérarchie apostolique dans l’immense étendue de ses pouvoirs.
2. Et diffamation d’Église de l’abbé de Nantes et de toute son œuvre. « C’est sur des accusations vagues et sans preuve que ce communiqué me signale à l’attention de toute l’Église [...] comme un prêtre déshonoré. L’auteur collectif de cette diffamation s’efforce d’ailleurs d’en éluder la responsabilité. À l’en croire, ce n’est pas l’arbitre qui endosse la responsabilité de cette décision singulière, inouïe, c’est le joueur qui en est l’objet : ce prêtre révolté “se disqualifie” lui-même en prétendant servir l’Église tout en se révoltant [...]. Médisance ou calomnie, la puissance de déflagration de cette imputation officielle est incalculable [...].
« Le terrible Saint-Office, jadis, définissait les erreurs sur lesquelles il condamnait leurs auteurs s’ils les maintenaient. La foi du peuple en était éclairée et les âmes demeuraient en repos. Ladite Congrégation réformée déclare sa victime disqualifiée et la diffame mondialement sans citer ses erreurs. Déjà la médisance est forte et ses preuves trop faibles. »
VATICAN II DISQUALIFIÉ.
Après avoir pris connaissance de toute cette analyse, l’abbé Coulomb va développer deux moyens pour, à sa façon, justifier la notification sans citer explicitement le moindre argument de notre Père, mais en y répondant de façon allusive et indirecte.
Ainsi, se donne-t-il les “ mains libres ” de développer une argumentation “ en circuit fermé ” qui se suffit à elle-même.
Le lecteur, placé dans l’ignorance de la plupart des faits et des pièces du dossier, est ainsi conditionné pour suivre un raisonnement balisé, mais artificiel, parvenir à une conclusion prédéfinie à l’avance sans aucune possibilité, sans aucune liberté de se faire un jugement par lui-même.
Premier moyen : la révolte de l’abbé de Nantes vis-à-vis du magistère aurait rendu irrecevable l’examen de ses critiques. Paraphrasant le texte de la Notification du 9 août 1969, l’abbé Coulomb écrit :
« La formule qui a été soumise à l’adhésion de l’auteur comportait une référence à la constitution conciliaire Lumen Gentium, n° 25, et seulement ensuite demandait rétractation des accusations d’hérésie portées contre Paul VI. Ce qui est donc visé en premier dans cette formule de rétractation, c’est la soumission au magistère, “ selon ce que requiert la nature de ces enseignements et l’intention du pape et du concile ”. Sans que nous puissions détailler ici ce que recouvre l’obsequium religiosum dû au magistère de l’Église. Le refus de cet obsequium par l’abbé de Nantes est qualifié de révolte. Et cette révolte suffit à ce que la Congrégation en déduise la disqualification de toutes les œuvres de l’auteur. Autrement dit, il était nécessaire que l’abbé de Nantes accepte le n° 25 de la constitution Lumen Gentium, pour que ses autres critiques puissent être reçues et examinées par l’autorité de l’Église. Puisqu’il refuse de souscrire à la formule de rétractation, il refuse l’obsequium religiosum dû au magistère universel, même non définitif. C’est ainsi que l’abbé de Nantes doit être considéré comme en état de révolte, et que par sa révolte, il disqualifie lui-même l’ensemble de ses œuvres. Sa révolte le conduit à ne plus être en capacité d’émettre des critiques. Ce faisant, l’autorité de l’Église ne lui demande pas de renoncer à toutes ses thèses, mais simplement de faire un acte religieux d’obéissance (obsequium religiosum), tout en gardant la possibilité de faire part de ses critiques aux pasteurs sacrés et aux fidèles, dans le respect du droit. Les écrits ne peuvent pas être séparés de leur auteur. Au temps de l’Index, il arrivait que non seulement un livre soit condamné, mais que soient également condamnés les opera omnia de tel ou tel auteur. À peine sortie de l’Index, la congrégation, saisie d’une demande d’examen, n’a pas eu le temps de perdre cette habitude : en constatant la révolte de l’auteur, elle en condamne les écrits, non pour ce qu’ils sont, mais à cause de son état de révolte. C’est ainsi que les opera omnia de Georges de Nantes sont “ disqualifiés ” du fait de la révolte de l’auteur. »
Il faut d’abord rappeler à l’abbé Coulomb cette première phrase de la Notification qu’il n’a manifestement pas lue :
« À la requête de M. l’Abbé de Nantes, la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi a examiné ses écrits et, après l’avoir entendu par deux fois, le 6 juillet 1968 et le 23 mai 1969, a jugé devoir lui demander de souscrire une formule de rétractation de ses erreurs et de ses graves accusations d’hérésie portées contre le pape Paul VI et le Concile. »
La Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi aurait donc bien relevé des erreurs doctrinales que l’abbé de Nantes aurait prétendument refusé de rétracter.
C’est faux, mais c’est pourtant ce qui est écrit en toutes lettres. Cette erreur serait-elle cet état de révolte avec laquelle elle se confondrait ? Il ne semble pas puisque le texte fait bien la distinction entre des erreurs, des accusations en hérésie et enfin un état de révolte. Quelles sont ces erreurs ? Le texte n’en mentionne aucune. Et le pire est cette contradiction, que cache à ses lecteurs l’abbé Coulomb, entre une notification qui fait référence à des “ erreurs ”, mais sans les préciser, et cette formule de rétractation qui n’en listait absolument aucune.
L’abbé Coulomb prétend, par ailleurs, que pour être en capacité d’émettre des critiques, l’abbé de Nantes aurait dû au préalable faire un acte de soumission, un acte d’obsequium religiosum.
« Ce qui est en cause, c’est l’attitude qui consiste à faire précéder l’obéissance religieuse d’un jugement personnel porté sur les enseignements du magistère de l’Église. »
Soumission, obéissance, mais à quoi ?
C’est toute la question et sous la plume de ce canoniste, les idées ne semblent pas bien claires, d’autant que donner son assentiment religieux à un enseignement pour pouvoir s’octroyer le droit de le critiquer... c’est quand même contradictoire ! Comment est-il possible « de faire un acte religieux (obsequium religiosum), tout en gardant la possibilité de faire part de ses critiques aux pasteurs sacrés et aux autres fidèles dans le respect du droit » ? Comment ? En suivant le mauvais exemple auquel se réfère l’abbé Coulomb, celui du cardinal Ottaviani qui, après avoir combattu avec vigueur, au nom de certains principes et de certaines lois, les erreurs soutenues impunément lors des débats conciliaires, les avalisa toutes, par obéissance, au fur et à mesure de la promulgation des Actes du Concile sous prétexte que lesdites lois avaient changé.
Notre Père fit alors ce commentaire dans la Lettre à mes amis n° 216 du 11 novembre 1965 : « Dans les batailles humaines, ce sont les violents qui l’emportent. Il n’y a de bataille divine qu’au nom de la foi toute pure, qui est alors plus forte que tout. Mais il faut que la foi se trouve des témoins, des “ témoins qui se font égorger ”. Au Concile nous avons entendu d’une part l’insolence et le chantage, de l’autre la crainte et la servilité. La partie n’était pas égale, mais la foi ne change pas pour autant. Le grand Ottaviani est mort. Le combat continue. »
L’abbé Coulomb laisse entendre qu’il était demandé à notre Père de faire un acte de soumission au numéro 25 de Lumen Gentium qui traite de la fonction d’enseignement des évêques. « Autrement dit, il était nécessaire que l’abbé de Nantes accepte le n° 25 de la constitution Lumen Gentium, pour que ses autres critiques puissent être reçues et examinées par l’autorité de l’Église », écrit l’abbé Coulomb. Effectivement la première proposition de la formule de rétractation faisait référence au numéro 25 de la constitution sur l’Église. Mais l’acte de soumission exigé de notre Père allait bien au-delà de ce texte conciliaire puisqu’il visait, sans distinction, tous les actes doctrinaux et disciplinaires du pape Paul VI et du concile Vatican II et une obéissance sans limite non seulement à son évêque, mais à tout l’épiscopat français.
Et un peu plus loin, le canoniste affirme que cet assentiment religieux auquel aurait manqué notre Père serait dû « au magistère universel, même non définitif ». Mais cette affirmation, ainsi formulée, par son absoluité n’est pas catholique. Prétendre sans la moindre distinction, sans la moindre limite que tout acte du magistère même non définitif doit recevoir de tous les fidèles un assentiment religieux, c’est nier la possibilité, même théorique, qu’un acte non définitif puisse être entaché d’erreur. C’est donc interdire à quiconque de pouvoir le critiquer, c’est conférer à cet acte faillible et réformable une infaillibilité de fait, hors des frontières parfaitement définies du magistère solennel ou ordinaire.
Donc le refus de notre Père de se soumettre à la formule de rétractation était fondé et légitime et ne pouvait ni caractériser de sa part une révolte ni justifier un refus d’examen doctrinal de ses écrits.
Second moyen : la Notification du 9 août 1969 n’est accompagnée d’aucune peine infligée à l’abbé de Nantes, car la Sacrée Congrégation ne pouvait en prononcer aucune. Pourquoi ce moyen est important ? Notre Père a explicitement mis en cause l’orthodoxie des Actes du concile Vatican II et du pape Paul VI contre lequel il n’a pas craint de formuler des accusations en hérésie. Notre Père a été sommé à plusieurs reprises de rétracter ces accusations et de se soumettre à tous les Actes du concile de Vatican II et du pape Paul VI, sous peine d’excommunication, ce à quoi il s’est refusé. Et aucune peine d’excommunication ne lui a été infligée. Pourtant celui-là même qui lance une accusation d’hérésie contre le Pape en telle doctrine, se trouve lui-même être un hérétique si ses accusations se révèlent sans fondement. Mais cela suppose la démonstration, à l’encontre du délinquant présumé, d’une erreur doctrinale...
Voici comment l’abbé Coulomb tente de justifier le fait que la Sacrée Congrégation n’ait infligé à notre Père aucune censure :
« À propos du terme de “ disqualification ” employé par la Congrégation, il faut rappeler que l’examen des écrits de l’abbé de Nantes est le premier du genre depuis le motu proprio Integræ Servandæ et la suppression de l’Index. Il n’est donc pas étonnant que la Congrégation cherche un nouveau vocabulaire pour condamner les livres que, dorénavant, il ne s’agit plus d’interdire. Le 14 juin 1966, dans sa notification relative à la suppression de l’Index, elle déclare que le “ Saint-Siège fera usage de son droit et de son devoir pour réprouver de tels écrits, même publiquement ”. Réprobation ici, disqualification là, la congrégation cherche son vocabulaire, mais désigne la même réalité : les textes signalés sont jugés nuisibles ; il s’agit d’en protéger les fidèles. Mais, puisque “ l’Index n’a plus force de loi ecclésiastique avec les censures qui y sont attachées ”, cette réprobation ne peut plus prendre la forme d’une sanction pénale. Le 15 septembre 1966, en effet, la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi publia un décret déclarant que deux canons du Code de 1917 n’étaient plus en vigueur, et notamment pour ce qui nous intéresse, le canon 2318. La publication et la lecture des écrits réprouvés ne sont plus passibles de peines ecclésiastiques (restant sauves les éventuelles peines latæ sententiæ), quand bien même ces écrits seraient désignés comme tels par l’autorité de l’Église. Il est donc conforme au droit qu’aucune peine n’ait été prononcée à l’issue de cette procédure. »
Que répondre à cette “ savante ” démonstration ?
Que ce soit avant ou après 1917, année au cours de laquelle les attributions de la Sacrée Congrégation de l’Index ont été entièrement dévolues à la Sacrée Congrégation du Saint-Office, il a toujours relevé des compétences de cette dernière de juger les livres et leurs auteurs suspectés de l’un des délits contre la foi en particulier celui d’hérésie. À cet égard, la Sacrée Congrégation du Saint-Office exerçait bien la juridiction criminelle. Le motu proprio Integræ Servandæ n’a rien changé puisqu’il confirme la nouvelle Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi dans deux de ses compétences : « Elle examine avec soin les livres qu’on lui signale et, s’il le faut, elle les condamne, mais, après avoir entendu l’auteur, en lui donnant la possibilité de se défendre, même par écrit, et après avoir prévenu son Ordinaire, comme cela était déjà prévu dans la Constitution Sollicita ac provida de Notre prédécesseur Benoît XIV, d’heureuse mémoire ( n° 5) » et « Il lui revient de juger des délits contre la foi, selon la procédure ordinaire n° 7. »
Il est vrai que la suppression de l’Index a entraîné la caducité des dispositions du canon 2318 du Code de 1917. Mais soit l’abbé Coulomb n’a pas lu ce texte soit il ne le comprend pas. Ce canon disposait qu’ « encourent par le fait même une excommunication spécialement réservée au Siège apostolique, après la publication de l’ouvrage, les éditeurs de livres apostats, d’hérétiques et de schismatiques, qui soutiennent l’apostasie, l’hérésie ou le schisme. Même peine pour ceux qui défendent ces livres ou d’autres ouvrages nommément condamnés par des lettres apostoliques, ou sciemment les lisent ou les retiennent sans la permission requise. » Ce canon ne visait que les éditeurs ou toute personne qui défendait des livres nommément condamnés... mais pas leurs auteurs. L’abbé Coulomb ignore la différence entre un auteur et un éditeur ?
La Sacrée Congrégation pour la doctrine de la Foi avait donc bien la compétence canonique pour infliger une censure à notre Père et après ses tentatives ratées pour obtenir une abjuration, ce dernier n’avait alors pas craint d’écrire au cardinal Seper le 16 juillet 1969 : « Je ne puis en conscience rétracter les graves accusations portées, en pleine lucidité et prudence, contre le Pape régnant et le concile Vatican II en raison de leurs actes dits pastoraux et réformateurs, parce qu’ils m’ont paru, après étude approfondie, contraires à la foi catholique et parce qu’ils sont manifestement, à l’expérience, causes du désordre général de la ruine présente de l’Église. Contre mes analyses et démonstrations, il n’a rien été opposé de solide. Les considérer a priori et sans plus d’examen ni preuve, des imputations téméraires, est un procédé facile, désobligeant, mais sans valeur.
« Les faits cités dans mes écrits sont des faits connus de tous, indiscutablement établis. Je suis prêt à démentir ceux d’entre eux qui seraient controuvés ou officiellement désavoués. Les interprétations que j’en ai données suivent constamment les interprétations très généralement déclarées par leurs auteurs et reçues pour telles dans l’opinion. Certes, je trouve motif d’accusations dans ce que d’autres applaudissent précisément comme une mutation de la foi et une révolution dans l’Église. Mais on ne peut m’interdire, à moi seul, de citer ces faits ni de faire état de leur interprétation courante, sous prétexte que je les déplore et les réprouve, tant qu’on laisse les modernistes et les progressistes libres partout de s’en réclamer et de s’en couvrir pour agiter l’Église entière et pervertir les âmes [...].
« J’avais sollicité du cardinal Ottaviani le 16 juillet 1966 en tant que pro-préfet du Saint-Office un jugement sur la conformité de mes écrits au dogme et à la morale catholique et donc à la révélation divine. Vous me répondez par cet ultimatum qui m’enjoint d’obéir aveuglément et servilement à toute pensée, toute volonté du Pape régnant et des évêques, sans limites ni conditions. J’en conclus que l’étude minutieuse de mes écrits n’a pas laissé paraître à votre vigilance la moindre déviation doctrinale. Si donc je suis dans la vérité à moins de malentendus qu’il vous aurait été facile de dissiper, ceux que je critique sont dans l’erreur. User de chantage, de menaces et de violence pour me ranger à leur Réforme est alors immoral et parfaitement vain. Cet ultimatum fait paraître seulement l’incapacité où vous êtes de légitimer et justifier les “ actes doctrinaux et disciplinaires ” de nos nouveaux réformateurs. »
Dans ces conditions la suspense a divinis infligée par Mgr Le Couëdic le 25 août 1966 est sans fondement, en fait et en droit. Elle relève d’une décision abusive et arbitraire à laquelle l’abbé Coulomb tente péniblement d’apporter aujourd’hui son concours pour la justifier, mais en vain. Rien ne peut l’expliquer autrement qu’un mouvement de colère à l’encontre d’un prêtre fidèle à son sacerdoce et qui n’a fait que rappeler, sans se laisser détourner par une quelconque considération mondaine, la Vérité de la foi catholique dans toute sa pureté et plénitude, mais devenant aux yeux de son évêque un reproche vivant. Qu’il se taise enfin et qu’il quitte le diocèse !
« Le grand prêtre interrogea Jésus sur ses disciples et sur sa doctrine. Jésus lui répondit : “ C’est au grand jour que j’ai parlé au monde, j’ai toujours enseigné à la synagogue et dans le Temple où tous les Juifs s’assemblent et je n’ai rien dit en secret. Pourquoi m’interroges-tu ? Demande à ceux qui ont entendu ce que je leur ai enseigné, eux, ils savent ce que j’ai dit. ” À ces mots, l’un des gardes, qui se tenait là, donna une gifle à Jésus en disant : “ C’est ainsi que tu réponds au grand prêtre ? ” Jésus lui répondit : “ Si j’ai mal parlé, témoigne de ce qui est mal ; mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? ” » (Jn 18, 19-23)
Cette question de Jésus n’aurait-elle pas résonné dans la conscience de Mgr Le Couëdic qui jamais ne put justifier ce mouvement de colère avec lequel il relégua notre Père à la dernière place dans l’Église ? Jamais il ne daigna le délivrer de cette condition injuste, humiliée que ce dernier dut supporter sa vie durant, ce qui le fit beaucoup souffrir du fait de cette présomption de mauvais prêtre, de prêtre excommunié, qu’elle fit présumer sur sa réputation sans que personne ne connaisse le vrai motif d’une pareille peine plus vindicative que médicinale. Sans parler de l’interdiction de célébrer la messe qu’impliquait la suspense a divinis et que notre Père respecta avec application, scrupule, esprit d’obéissance durant plus de deux années. « Ne plus célébrer la messe est pour un prêtre une terrible peine, avait-il écrit dans sa lettre à Mgr Le Couëdic datée du 19 décembre 1965. Mais, depuis dix-sept ans que je suis prêtre, je garde un tel sentiment de mon indignité grandissante que j’accepterai cette censure “ vindicative ” comme venue de la main même de Dieu par vous. Un pécheur tel que je suis pouvait être émerveillé à juste titre d’être le bénéficiaire d’un tel pouvoir ; il ne peut se révolter d’en voir l’exercice suspendu par l’autorité légitime, alors même que ce serait, dans l’occasion, pour d’injustes raisons. » Notre Père mettra en application à la lettre ce qu’il écrivait huit mois plus tôt en se soumettant à cette censure infligée sans fondement, pour le bien de l’Église.
Cette attitude d’obéissance s’imposait d’autant plus aux yeux de notre Père que la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi était en définitive saisie de recours canonique tendant à l’examen doctrinal de ses écrits et qu’au moment où il contestait publiquement l’orthodoxie de la réforme de l’Église, il semblait bon de témoigner une exacte soumission à une décision disciplinaire même arbitraire. « Je n’ai pas fait appel et je me soumets ponctuellement à cette sanction, écrit notre Père à ses amis dans la Lettre numéro 234. Je me suis, de ce fait, interdit d’en discuter les motifs, d’en contester la justice et plus encore d’en appeler à l’opinion. Cette peine est disciplinaire et non doctrinale ; elle n’atteint que ma personne et indirectement seulement mes amis et notre combat. Je réponds donc aux centaines de lettres qui ne cessent de me parvenir : merci de vos prières, de vos encouragements, de vos dons qui pourvoient à nos nécessités matérielles croissantes... mais tenez-vous-en là. Ne nous laissons pas détourner, même pour la défense de notre honneur ou de nos droits les plus chers de l’action essentielle et sacrée que nous avons engagée pour le triomphe de la sainte Foi. »
Quelles furent les suites de cette suspense a divinis infligée le 25 août 1966 ? On peut affirmer que jusqu’à l’année 1997, il n’y en eut aucune. À dire vrai, il n’y en eut même jamais. Néanmoins, deux conséquences inattendues de cette censure.
Première conséquence : la suspense a divinis infligée par l’évêque pour un temps indéterminé en lieu et place d’un examen doctrinal auquel il s’était engagé a donné le droit à notre Père de suspendre pour le même temps indéterminé l’exécution de sa propre obligation de communiquer ses Lettres à mes amis à l’ordinaire pour censure a priori avant leur diffusion.
Seconde conséquence : l’accord du 29 décembre n’en demeure pas moins en vigueur en particulier en son troisième point : notre Père et ses frères étaient et sont toujours en droit de demeurer dans leur situation actuelle, à Saint-Parres-lès-Vaudes. (à suivre)
frère Bruno de Jésus-Marie