Il est ressuscité !
N° 263 – Février 2025
Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard
CAMP NOTRE-DAME DE FATIMA 2024
La “ France de Marie ”
XIe – XIIIe siècle
Le secret royal de l’Époux et de l’Épouse
AU commencement du onzième siècle, en l’an 1008, sévissait dans la ville de Valenciennes une terrible épidémie qui fit dans la cité non moins de huit mille victimes en quelques jours. Or, comme le raconte Louis Wicart dans ses Antiquités de Valenciennes, composées au seizième siècle : « Pour ôter et faire finir cette pestilence, un dévot ermite priait Dieu et la Vierge Marie fermement pour les habitants de Valenciennes. Tant et si bien que sa prière fut exaucée. » (cité par Dominique Foyer, Le Saint Cordon de Valenciennes, 2008) Notre-Dame lui apparaît et lui dit :
« “ Va trouver mon peuple de Valenciennes. Annonce-lui que j’ai désarmé le bras de mon Fils. La nuit qui précédera la fête de ma Nativité [8 septembre], mon peuple saura que ses prières sont montées jusqu’à moi, et que j’ai entendu le cri de sa détresse. Que mes serviteurs se rendent sur les murailles de la ville, là ils verront des merveilles. ” Cette journée arriva et, à minuit, tout le peuple entrant en prière, apparut une grande clarté. Alors, grands et petits coururent aux murailles et virent une Reine, accompagnée de multitudes d’anges, et qui, avec un long cordeau, entoura toute la ville. » Et Notre-Dame apparut en vision au saint ermite, pour lui faire dire au peuple de Valenciennes d’instituer une procession en ce jour, selon le trajet tracé par le cordeau.
Il transmit le message, exhortant le peuple à se convertir. « Ce à quoi, ajoute le chroniqueur, ils consentirent unanimement et de bon cœur. Et ils se décidèrent à instituer et à toujours entretenir cette procession. Cela fait, la peste cessa. Et on ordonna de faire le tour, comme c’est à présent. » Et depuis plus de mille ans, ce “ tour ” de la ville, appelé la procession du Saint-Cordon, se perpétue. L’on possède des signes certains de la pratique de cette procession depuis 1250, c’est la preuve la plus tangible de l’historicité de cette tradition (ibid., p. 12).
INTRODUCTION : UNE SOCIÉTÉ À RESTAURER DANS LE CHRIST
Voilà comment, pour cette cité de Valenciennes, le châtiment fut épargné par Notre-Dame, qui suscita en son peuple la conversion nécessaire, pour « désarmer le bras de son Fils ».
En ce début du onzième siècle en effet, la Chrétienté était profondément bouleversée. Suite aux “ nouvelles invasions barbares ” des Vikings, des Sarrasins et des Hongrois, et surtout à la mésentente entre les descendants de Charlemagne, l’empire carolingien était parti en morceaux. Le royaume de France s’était lui-même divisé en principautés héréditaires, dont les seigneurs se faisaient sans cesse la guerre, conflits dont souffraient les populations, et notamment les paroisses et les monastères.
Ce qui nuisait le plus à la vie de l’Église, et donc au salut des âmes, était la mauvaise habitude des empereurs et des rois carolingiens, reprise à leur compte par les féodaux, qui consistait à nommer les évêques et les abbés des grands monastères, et à les considérer comme leurs fonctionnaires. De même, à l’échelle de la paroisse, le Seigneur qui avait fondé un village, peut-être bâti l’église, trouvait normal d’en nommer le curé. L’Église était donc dominée par les laïcs, si bien que souvent, trop souvent, les besoins du salut des âmes passaient bien après les intérêts matériels ou politiques de ces princes.
Cela conduisit à toutes sortes de scandales dans l’Église, dont les plus graves furent la simonie, le commerce des charges pastorales ou même des sacrements, ainsi que le concubinage des clercs, prêtres, moines ou évêques, ce qu’on appelle le nicolaïsme. En même temps apparaissaient des foyers d’hérésie, dont la plus grave sera le néo-manichéisme du treizième siècle.
Contre ces vices, qui corrompaient toute la société, l’Église réagit puissamment, dans un formidable élan de conversion dont la réforme monastique de Cluny fut le modèle et la source. C’est ce qu’on appelle la réforme grégorienne, du nom du pape saint Grégoire VII, qui en fut un artisan majeur.
Il ne s’agissait rien moins que de mettre la Chrétienté en ordre : le Pape, non plus vassal de l’Empereur, mais obéi par tous ; le clergé libéré de la tutelle des laïcs, pour pouvoir les guider sur le chemin du Ciel ; et toutes les activités des hommes inspirées par l’Évangile, instaurées dans le Christ, depuis le mariage jusqu’à la guerre même... Il fallait notamment régler la question épineuse des rapports entre pouvoir spirituel et temporel. Nulle part cela ne s’est fait si harmonieusement qu’en France, où régnait depuis 987 la dynastie capétienne, sanctifiée par la grâce du sacre, très amie des moines et des évêques. Ce sera beaucoup plus laborieux dans le Saint Empire romain germanique ou en Angleterre.
Cet élan de conversion a donc abouti, surtout dans notre pays, à “ l’heureuse concertation de l’Église et de l’État ”, d’une Église en pleine vitalité, et d’un État dont le Souverain est conscient qu’il doit gouverner au Nom du Christ, comme son Lieutenant. Il sait donc qu’il doit protéger et servir l’Église, pour le bien des âmes de ses sujets, et il sait aussi qu’il aura des comptes à rendre pour son gouvernement. Si bien que, même quand nos rois seront tentés par le vice ou la révolte, ils seront tenus par cette vocation plus haute, et, “ rattrapés ” par la grâce de leur sacre, ils reviendront de leurs errements pour se soumettre au Christ, et se dévouer à l’Église, comme nous allons le voir.
Lors de l’apogée de cette Chrétienté médiévale, sous le règne de Saint Louis, Jésus et Marie régnaient partout, réellement, pour le salut des âmes, par l’Église et par les Rois. Mais cela ne s’est pas fait tout seul : il y a fallu le courage inflexible de la hiérarchie face aux plus puissants souverains du temps, l’héroïsme de centaines de saints et des fleuves de grâce divine.
De cette grâce, la Vierge Marie fut Médiatrice. À Valenciennes, nous l’avons vu, Elle est apparue pour convertir son peuple. Mais pour toute la société, elle se sert de la hiérarchie de l’Église, des âmes qui sont fidèles à ses inspirations.
Encore faut-il le montrer.
Nous en trouvons une première preuve dans un Essai sur les représentations mariales dans l’art d’Occident qu’a publié Daniel Russo lors d’un colloque en 1996. Ce professeur d’histoire de l’art découvre, entre la seconde moitié du onzième siècle et le quatorzième siècle, un grand essor des représentations de la Sainte Vierge, d’abord dans les églises sous l’influence de Cluny, celles où se réalise la réforme grégorienne. « Pour les clunisiens, écrit-il, la Vierge à l’Enfant, trônant, en vient à qualifier leur idéal de réforme et leur mode de vie, tout en marquant leur aire d’influence. » (Marie, le culte de la Vierge dans la société médiévale, Paris, p. 236) Puis dans toute la Chrétienté, jusque dans les cathédrales, les représentations de Notre-Dame prennent une place de plus en plus importante.
Cherchant les raisons de cette efflorescence, il découvre que le culte de la Sainte Vierge se développe parallèlement à la conception et à l’instauration d’une Chrétienté, c’est-à-dire, précisément, le but vers lequel tendait la réforme grégorienne. Au terme de sa démonstration, il écrit : « Le personnage de Marie appartient donc à un processus très large au cœur duquel il sert de puissant révélateur à la conviction que le christianisme, comme corps de doctrine, peut embrasser et ordonner dans sa globalité la vie de chaque individu, mais aussi l’existence de toute une communauté. » (ibid., p. 290) Et plus loin : « Marie acquiert tout son rayonnement dans l’œuvre de chrétienté entreprise par les grégoriens à partir du milieu du onzième siècle. » (ibidem., p. 291)
Donc, il considère que la Sainte Vierge, dont les images sont plus fréquentes dans ce contexte, est comme une figure, un symbole de ce grand mouvement idéologique lancé par les moines. Mais il met les choses à l’envers !
Au Moyen Âge, comme aujourd’hui, la religion n’est pas une idéologie, un « corps de doctrine », mais une relation réelle avec Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, par l’Église et la Vierge Marie. Ainsi, pour les moines, ce qui était premier, c’était leur dévotion pour la Sainte Vierge. Le Saint-Esprit agissant dans l’Église leur a mieux fait comprendre sa miséricorde et sa puissance, ils l’ont davantage priée, c’est ce que prouve la multiplication de ses images, et Elle a donc pu les combler de ses grâces et ses inspirations. Donc, si au même moment, ils ont voulu soumettre toute la société au Règne de son Divin Fils, c’est par Elle et pour Elle.
Survolons maintenant ces trois siècles, à la recherche des signes que Notre-Dame a donnés de sa présence et de son action, notamment des hommes qui furent ses serviteurs, ses instruments.
I. CENT CINQUANTE ANS DE RESTAURATION MONASTIQUE ET MARIALE
SAINT ODILON ET ROBERT LE PIEUX.
Le 3 juillet 987, dans la cathédrale Notre-Dame de Noyon, Hugues Capet était sacré Roi de France par l’archevêque de Reims, Adalbéron.
Avec lui commence le « “ miracle capétien ” qui se confond avec l’ascension de la France, lente, mais sage, droite, parfaitement simple et raisonnable », écrivait notre Père dans son Histoire volontaire de sainte et doulce France (p. 68).
La même année, à Noël, Hugues fit sacrer son fils Robert, qui régnera après lui pendant trente-cinq ans, de 996 à 1031 : c’est Robert le Pieux, qui eut pour conseiller Fulbert, le saint évêque de Chartres, grand dévot de Notre-Dame, et aussi saint Odilon, qui voulut être, et qui fut, l’instrument de la Sainte Vierge. Il avait été miraculeusement guéri par Elle dans son enfance, et à quinze ans, il se livra à Elle pour être son “ serf ” : « Ô très tendre Vierge et Mère du Sauveur de tous les siècles, après Dieu, je ne veux préférer personne à vous et, de mon plein gré, pour l’éternité, comme votre propre serf, je me livre à votre domination. » (cité par J. Ladame, Les Saints de France et Notre-Dame, Paris, 1983, p. 17)
En 994, il est nommé abbé de Cluny, charge qu’il portera jusqu’à sa mort en 1049. Il a eu une influence considérable sur son temps, d’abord pour propager la réforme monastique clunisienne. Il se rendait, avec quelques moines, dans des monastères décadents où il avait été appelé, et il restaurait la fidélité à la règle de saint Benoît, la pauvreté, le silence, l’esprit de prière, ainsi que la dévotion à la Vierge Marie, qui lui brûlait le cœur, et qui était très fervente dans les prieurés clunisiens (cf. encart ci-dessus). Revenus à la fidélité, ces monastères rayonnaient ensuite autour d’eux, notamment par les offices célébrés en l’honneur de la Sainte Vierge, c’est ainsi que la dévotion envers Elle se propagea dans toute la société.
Le roi Robert le Pieux soutint cette réforme des monastères, ainsi que les conciles réformateurs qui promouvaient la “ paix et la trêve de Dieu ”, dont Odilon était un fervent artisan, qui avaient pour but de juguler les interminables guerres féodales. Le Roi lui-même était très dévot, il fit construire et enrichir en l’honneur de Notre-Dame la chapelle royale de Poissy, et fit un long pèlerinage de plusieurs mois, accompagné de moines de Cluny, notamment pour se rendre aux pieds de Notre-Dame du Puy. Il fut le premier Roi de France à accomplir des guérisons miraculeuses, comme il fut le premier prince temporel à dresser un bûcher pour des hérétiques à Orléans en 1022.
Laurent Theis conclut sa biographie en disant que Robert le Pieux a puissamment affermi le pouvoir royal en renforçant ses liens avec l’Église et avec les “ seigneurs châtelains émergents ”, et que ses plus grands successeurs, Saint Louis lui-même, s’inspireront de son exemple (Robert le Pieux, le roi de l’an mil, Paris, 2018, p. 246).
LE REGNE DE MARIE CHEZ LES CLUNISIENS
«COMME exemple de dévotion mariale dans les monastères de moniales, on peut citer le cas de Marcigny, près de Paray-le-Monial, fondé en 1056 par saint Hugues de Cluny sous le patronage de la Sainte Vierge. Le saint abbé fit cette fondation pour quatre-vingt-dix-neuf religieuses, et la Sainte Vierge, qu’il constituait leur abbesse, complétait le nombre de cent. Sa place était marquée au chœur par une crosse, au chapitre par son image qui présidait et avait le costume et le voile des bénédictines ; au réfectoire, où elle était servie chaque jour, et sa portion était, après le repas, distribuée aux pauvres. Notre-Dame-Abbesse était son nom ; elle avait une chapelle sous ce titre, et le Vendredi saint, à trois heures, on y venait chanter le Stabat avec l’oraison de la compassion et le Confiteor. C’était là qu’on donnait l’habit aux novices ; et en revenant de porter le viatique aux malades, le prêtre s’y arrêtait pour chanter l’antienne O Maria, de qua natus est Jesus. Cet ordre de choses subsista jusqu’à la Révolution, et le nombre de moniales demeura jusqu’alors limité à quatre-vingt-dix-neuf. »
(Dévotion et théologie mariale dans le monachisme bénédictin, dom Leclerc, in MARIA t. 2, p. 555).
LA RÉFORME GRÉGORIENNE.
Au moment où saint Odilon rendait son âme à Dieu et à Notre-Dame, dans les premiers jours de 1049, l’évêque de Toul, très proche des moines de Cluny, accédait au Souverain Pontificat sous le nom de Léon IX, il sera saint Léon IX. Il entreprit immédiatement le grand mouvement de réforme de l’Église “ dans sa tête et dans ses membres ” qui s’imposait. On considère que c’est le commencement de la réforme grégorienne. Ses successeurs maintiendront son effort, particulièrement saint Grégoire VII, moine clunisien, grand dévot de Notre-Dame, qui défendit héroïquement la primauté pontificale contre l’empereur germanique Henri IV. Il interdit toute investiture laïque, c’est-à-dire toute concession d’un ministère ecclésiastique par un laïc, fût-il roi ou empereur, ce qui fut très long et laborieux à obtenir : Grégoire VII mourut exilé à Salerne par l’empereur, tandis qu’un antipape nommé par lui régnait à Rome. Mais c’était la condition pour que le clergé puisse vaquer librement au service de Notre-Seigneur et au bien des âmes. Il fallut attendre le concordat de Worms en 1122 pour parvenir à régler cette question de l’investiture, grâce à la sage solution de saint Yves de Chartres : il convenait de distinguer le pouvoir sacramentel associé à la charge des âmes, que l’Église seule pouvait conférer à celui qu’Elle en jugeait digne, des biens temporels, fiefs ou richesses, qui y étaient attachés, que le clerc pouvait recevoir du pouvoir temporel.
Saint Yves aura une influence prépondérante en France, en ce commencement du douzième siècle, spécialement auprès du roi Louis VI. « Il avait acquis dans l’Église de France, à la cour capétienne et à Rome une réelle autorité que justifiaient tout à la fois sa valeur intellectuelle et son zèle religieux [...]. Pour lui, la régénération morale de l’Église ne peut résulter que de l’accord entre les deux pouvoirs spirituels et temporels [...]. Il considère qu’il ne saurait y avoir de bon gouvernement sans une parfaite entente entre royauté et sacerdoce. » (cf. Fliche et Martin, Histoire de l’Église, t. 8, p. 400) C’est grâce à lui que, dès 1109, on convint d’un compromis entre le Saint-Siège et la Couronne de France pour les nominations épiscopales.
De saint Yves de Chartres, on a conservé la belle maxime : « Sicut Maria, ita est ecclesia. » Comme Marie, ainsi est l’Église, ou plutôt “ comme Marie, ainsi doit être l’Église. ” Ce rapprochement entre l’Église et la Vierge Marie, fréquent sous la plume des auteurs médiévaux, est très riche, comme nous le verrons plus loin.
UN “ INCENDIE ” DE DÉVOTION
Au tournant du onzième au douzième siècle, c’est en Occident un véritable “ incendie ” de dévotion envers la Sainte Vierge, qui se répand partout, constaté par tous les historiens. Ce mouvement est concomitant à la réforme des mœurs, ainsi que de la vie monastique et ecclésiastique suscitée par la réforme grégorienne, qui battait alors son plein, particulièrement en France, où Louis VI lui était très favorable : il aurait été jusqu’à employer la force pour obliger les moines de Saint-Médard de Soissons à recevoir la règle “ réformée ” de Cluny (cf. Fliche et Martin, Histoire de l’Église, t. 8, p. 400). En même temps, le Roi pacifiait le domaine royal, protégeant ainsi les clercs contre les chevaliers pillards ; il soutenait les monastères de ses deniers et entretenait de très bonnes relations avec le trône pontifical.
Partout où la réforme est instaurée, Notre-Dame est davantage priée. Dans les monastères où l’on retrouve la fidélité à la Règle, la pauvreté, le silence et la prière, Elle répand encore ses grâces, et les moines répandent son amour et son culte autour d’eux. Il en va de même du clergé séculier, et donc des fidèles qui leur sont confiés.
On voit aussi fleurir de nouvelles communautés emplies de tendresse envers la Sainte Vierge. Saint Bruno (1030-1101), fonde l’ordre des Chartreux en 1084, dans la plus grande pauvreté et austérité, sous le patronage de la Vierge Marie. Il avait refusé la charge d’archevêque de Reims pour se retirer dans le désert de la Chartreuse, mais bientôt Urbain II l’appellera auprès de lui.
Saint Norbert de Xanten (1080-1134), fonda à Prémontré dans le diocèse de Laon une congrégation de chanoines réguliers, alliant liturgie et prédication, dans laquelle chaque maison de l’Ordre est dédiée à la Vierge Marie, Médiatrice des grâces, et dont les religieux sont vêtus de blanc en son honneur. Saint Robert d’Arbrissel (1060-1116) quant à lui fonda la congrégation de Fontevrault avec ses monastères doubles, de pères et de religieuses, désirant que les Pères soient au service des sœurs comme saint Jean avec la Vierge Marie.
SAINT ANSELME.
Parmi toutes ces fleurs de sainteté, saint Anselme incarne tout à fait l’esprit de ce temps. Lui que l’Église a honoré du titre de “ docteur magnifique ”, était un grand dévot et apôtre de Notre-Dame, en même temps qu’un fervent artisan de la réforme grégorienne. Il est né en 1033, à Aoste, dans les Alpes, mais c’est à l’abbaye du Bec-Hellouin, en Normandie, qu’il a passé la majeure partie de sa vie. L’abbaye du Bec possédait alors une école très prestigieuse, où Anselme devint un maître de grand renom, en ce temps où les études théologiques reprenaient vie. Ses écrits étaient très répandus, copiés dans les monastères, et particulièrement un recueil de ses Oraisons contemplatives, qui eut un grand succès, et contribua considérablement à répandre la dévotion à la Sainte Vierge (cf. encart ci-dessous).
Mais en 1093, Anselme dut quitter son monastère pour devenir évêque de Cantorbéry, c’est-à-dire Primat d’Angleterre, où il défendit héroïquement la liberté de l’Église contre Guillaume le Roux, fils de Guillaume le Conquérant, qui le contraignit à l’exil. Il mourut en 1109, et son disciple et biographe Eadmer fut le premier à écrire un traité pour défendre le privilège de l’Immaculée Conception, en s’appuyant sur l’enseignement de son maître, avec l’argument suivant : « Songez comment durent s’aimer un tel Fils et une telle Mère », estimant que ce Fils aimait trop sa Mère pour permettre en elle la moindre souillure.
LA DIVINE MARIE, SELON SAINT ANSELME
«RIEN n’est égal à Marie ; rien, si ce n’est Dieu, n’est plus grand qu’elle. Dieu a donné à Marie son Fils lui-même.... Fils commun de Dieu et de Marie. Toute la nature a été créée par Dieu et Dieu est né de Marie. Dieu a tout créé et Marie a enfanté Dieu. Dieu qui a fait toutes choses s’est fait lui-même de Marie, et ainsi, il a refait tout ce qu’il avait fait. Celui qui a pu tout faire de rien n’a pas voulu refaire sans Marie ce qui avait été souillé. Dieu est donc le Père de toutes choses créées et Marie la Mère des choses recréées. Dieu est le Père qui a construit toutes choses et Marie la Mère qui a tout reconstruit. Dieu a engendré Celui par qui tout a été fait et Marie a enfanté Celui par qui tout a été sauvé.
« Dame, repousserez-vous l’homme pauvre qui confesse vos bontés avec amour et ses propres malices avec regret ?... Écoutez-moi, mais à cause de vous, non à cause de moi, par cette bonté qui déborde en vous, par cette puissance dont vous êtes si riche, afin que j’échappe aux douleurs des damnés et que je devienne digne d’entrer dans la joie des bienheureux !
« La Mère de Dieu est notre Mère. La Mère de Celui en qui seul nous espérons et que seul nous craignons est notre Mère. La Mère de Celui qui, seul, sauve et condamne est notre Mère [...]. Notre Dieu s’est fait, en Marie, notre frère ! Avec quelle certitude devons-nous donc espérer ! Pouvons-nous craindre, nous dont le salut, aussi bien que la damnation dépendent du jugement d’un bon frère, d’une tendre Mère ? Avec quelle familiarité nous confierons-nous à eux ! Avec quelle sécurité nous réfugierons-nous auprès d’eux ! Avec quelle douceur, courant vers eux, serons-nous accueillis ! »
(extraits publiés par le chanoine Ladame dans Les Saints de France et Notre-Dame, p. 25-27).
LA CROISADE : SALVE REGINA !
En 1095, régnait à Rome le bienheureux Urbain II, clunisien lui aussi, champenois, qui fut le fervent disciple et continuateur de l’œuvre réformatrice de Grégoire VII.
Or, pour la fête de l’Assomption de cette même année, il se rendit aux pieds de Notre-Dame du Puy, et c’est là, avec Adhémar de Monteil, évêque du lieu, qu’il conçut le projet d’une Croisade en Terre sainte, pour libérer le tombeau du Christ du joug musulman. Il envoya donc, du Puy, une bulle de convocation à tous les évêques de France pour tenir un concile à Clermont. Ce fut d’abord un concile de réforme, pour faire pénétrer dans le clergé français les mesures contre la simonie, pour la réforme des mœurs, la liberté de l’Église. La Croisade s’inscrivait tout à fait dans cette perspective, comme un moyen de sanctifier la chevalerie, en la détournant de ses guerres intestines, pour la consacrer à la cause de Notre-Seigneur. Tel était le but des grégoriens, que l’on retrouvera chez tous les saints : faire la paix dans la Chrétienté, afin de s’unir pour étendre le Royaume de Dieu.
Urbain II désigna Adhémar de Monteil comme son légat pour accompagner les Croisés. Cet ancien chevalier, qui avait déjà accompli son pèlerinage en Terre sainte, sachant donc toutes les difficultés de l’entreprise, composa à leur intention le “ Salve Regina ” ; et le Pape prescrivit la récitation régulière du petit office de la Sainte Vierge pour le succès des armées chrétiennes. Parmi ceux qui ont ainsi soutenu spirituellement la Croisade, il faut remarquer sainte Ide, comtesse de Boulogne, fille spirituelle de saint Anselme et amie de saint Hugues de Cluny : c’est elle qui exhorta ses trois fils chevaliers, Godefroy de Bouillon, Baudouin de Flandres et Eustache de Boulogne, à se croiser, recruta elle-même leurs troupes, pourvut à leurs subsistances et les soutint de ses plus ardentes prières au sanctuaire Sainte-Marie de Boulogne, jusqu’à la victoire.
À ces signes, on devine que Notre-Dame inspirait, dirigeait et protégeait ce prodigieux effort pour le règne de son Fils, qui va donc aboutir à la libération de Jérusalem, en 1099, et à l’instauration du Royaume franc de Terre sainte. Les Croisés, au cœur des plus rudes combats, avaient recours à Elle : en témoigne le sanctuaire de Notre-Dame de Verdelais, près de Bordeaux, édifié par le chevalier Géraud des Graves, en action de grâces pour avoir été miraculeusement délivré d’un guet-apens des sarrasins.
Mais le plus grand signe de la protection, de la sollicitude maternelle de la Sainte Vierge pour les Croisés est son miracle qu’on célèbre en son sanctuaire de Liesse.
Elle a miraculeusement délivré trois frères chevaliers d’Eppes, en Laonnois, qui, emprisonnés au Caire et sommés par le sultan d’apostasier leur foi, non seulement résistèrent courageusement, mais réussirent à convertir la fille du sultan, Ismérie, en lui parlant de la Vierge Marie. C’est avec elle qu’ils furent miraculeusement ramenés au pays où ils édifièrent en 1134 un sanctuaire pour qu’y soit vénérée la Vierge qui les avait délivrés. La Reine de la Croisade multiplia les miracles en son sanctuaire, attirant des foules à ses pieds et tout spécialement les rois de France, à partir du quinzième siècle, de Charles VI à Louis XV (cf. Bruno Maës, Notre-Dame de Liesse, Paris, 1991).
CITEAUX, LES « MOINES DE LA MÈRE DU TRÈS-HAUT »
En 1098, saint Robert de Molesmes (1028-1110) fonda le “ Nouveau monastère ” de Cîteaux, autour d’une chapelle dédiée à la Vierge Marie, dans l’esprit d’un retour à l’observance de la Règle primitive de saint Benoît. Là où les clunisiens se consacraient surtout à la louange de la Gloire de Dieu et s’appliquaient avant tout aux offices liturgiques, les cisterciens vont davantage rechercher l’austérité, la pénitence et l’abjection, notamment par le travail manuel, afin d’obtenir les trésors spirituels de la contemplation.
Toutes les églises de l’ordre devaient être à jamais consacrées à Notre-Dame, la récitation de l’Ave Maria y était à l’honneur et les premiers abbés, dont saint Bernard, le bienheureux Guerric d’Igny, Aelred de Rievaulx, saint Amédée de Lausanne et Adam de Perseigne, ont beaucoup écrit et prêché sur la dévotion à la Sainte Vierge, avec une exquise tendresse, recommandant de s’en remettre à Elle en toutes choses. Voici un extrait d’un sermon de saint Amédée, fils de saint Bernard à Clairvaux, puis abbé d’Hautecombe et enfin évêque de Lausanne, adressé à ses ouailles, où paraît la profondeur de leur amour pour la Vierge et l’Enfant qu’Elle porte en ses bras :
« Au cou de la Vierge se pendait la Sagesse du Père et sur ses bras s’asseyait la Force qui donne vigueur à tout. Le petit Jésus se tenait sur le sein maternel, et reposait dans le giron virginal Celui qui est le Repos des âmes. Parfois, soulevant sa petite tête avec une expression ineffable de tendresse, il regardait sa Mère – Celle que les anges désirent regarder – ; d’une voix caressante, il appelait sa Mère, Celle que tout ce qui a souffle de vie appelle dans ses besoins. » (cf. article de dom Thomas, Cîteaux et Notre-Dame, publié dans MARIA, t. 2, 1952, p. 614,)
SAINT BERNARD, CHEVALIER DE NOTRE-DAME.
Dans les années mêmes de la fondation de Cîteaux, en l’église Saint-Vorles de Châtillon-sur-Seine, une nuit de Noël, la Sainte Vierge et son Enfant naissant apparaissaient au petit Bernard de Fontaines. Plus tard, en 1112, il frappera à la porte du “ nouveau monastère ” avec trente compagnons entraînés par son exemple et sa parole, et en 1115, jeune profès, il sera envoyé fonder l’abbaye de Clairvaux. Notre-Dame suscitait ainsi son plus vaillant serviteur en ce siècle, c’est saint Bernard, que notre Père aimait tant, certainement parce qu’il lui ressemblait beaucoup.
Si saint Bernard a conservé dans l’Église l’auréole de “ Chantre de Marie ”, c’est surtout par sa compréhension très profonde de la médiation universelle de Notre-Dame, qu’il a développée dans ses sermons, qu’il rédigeait lui-même, et qui ont connu une très large diffusion :
« Dieu a mis en Marie la plénitude de tout bien, écrivait-il, de sorte que s’il y a en nous quoi que ce soit d’espérance, de grâce, de salut, nous sachions que cela découle de Celle qui monte, inondée de délices. Donc, avec toutes les fibres de nos cœurs, avec toutes les affections de nos entrailles, avec tous nos vœux, honorons-La, car c’est la volonté de Celui qui a voulu que nous eussions tout par Marie. » (Serm. Nat. B. V. M., 7)
Il faut donc aller à Jésus par Marie : « La Vierge est la voie royale par laquelle le Sauveur est venu à nous. Efforçons-nous donc de monter par Elle vers Celui qui par Elle est descendu vers nous, de venir par Elle dans la grâce de Celui qui par Elle est venu dans notre misère. » (Avent, serm. II, 5)
« Le Fils assurément exaucera sa Mère, et le Père exaucera le Fils. Mes petits enfants, c’est là l’échelle des pécheurs, mon grand motif de confiance, toute la raison de mon espérance. Quoi donc en effet ? Est-ce que le Fils peut refuser quelque chose à sa Mère ou subir lui-même un refus ? Le Fils peut-il ne pas écouter, ou ne pas être écouté ? Ni l’un ni l’autre en vérité. » (Serm. Nat. B. V. M., 7)
Il faut donc avoir recours en tout à la Sainte Vierge, c’est ce que l’abbé de Clairvaux écrira dans son premier ouvrage, De laudibus beatæ Mariæ Virginis, écrit alors que, malade à force de pénitence, il était contraint au repos en dehors de la clôture : « Dans les périls, dans les angoisses, dans les perplexités, pensez à Marie, invoquez Marie ! Que son nom soit constamment sur vos lèvres, qu’il ne quitte pas votre cœur ; et afin d’obtenir l’appui de sa prière, ne cessez d’imiter sa vie ! » (Louanges de la V. M., II)
Saint Bernard a enseigné cela parce qu’il le vivait : il se nourrissait de la contemplation de la Vierge et de son divin Enfant, qu’il avait vus ! Il désirait s’unir à leurs pensées, leurs sentiments, les aimer et les imiter, comme il recommande de le faire dans ses sermons. Et la preuve de son union avec eux c’est qu’il multipliait les miracles : un jour, on lui présente une enfant sourde et muette. Pour le forcer à la guérir, on la juche sur l’encolure de son cheval. Bernard se penche : « Allons, dis : Sainte Marie ! » Et la petite retrouvant l’ouïe et la parole, de répéter, joyeuse : « Sainte Marie ! » (cf. Vita prima, L. 6, c. 7)
INLASSABLE ZÈLE POUR L’ÉGLISE, PAR MARIE.
Par son amour pour Jésus et Marie, saint Bernard a été conduit à un ardent service de toutes les causes où le bien de l’Église, et donc l’honneur du Christ étaient engagés, qu’il faisait siennes, et qui l’arrachaient à l’humilité et l’abjection de son cloître, où pourtant il trouvait ses délices. À partir de 1125, rien ne se fait d’important dans la Chrétienté qu’il n’y soit mêlé de près ou de loin. Son activité défie le résumé, et nous donne surtout une image du labeur inlassable, de la constante médiation de Notre-Dame pour instaurer le règne de son Fils.
Saint Bernard a d’abord été conduit à travailler à la sanctification des moines qui lui furent confiés, puis, au gré des circonstances, de différents monastères qui devaient être réformés. Bientôt, on l’invite partout à prêcher. Sa parole enflammait les cœurs, parce qu’il faisait de la religion un amour, à l’école du Cantique des cantiques, comprenant que Dieu a pour sa créature, un amour d’Époux pour son épouse. Ainsi, il exhorte les paysans, les seigneurs, mais aussi les évêques, et même le Pape, à la conversion, à l’amour et au service du Christ.
Il est sur tous les fronts : en 1130, il étouffe à lui tout seul le schisme d’Anaclet, qui divisait toute la Chrétienté : Louis VI convoque l’abbé de Clairvaux afin de se rallier à son avis suite à une élection pontificale controversée, ce fut ensuite le roi d’Angleterre qui fut convaincu par ses raisons, et finalement toute l’Aquitaine et l’Italie que Bernard a sillonnée pour les soumettre au Pape légitime. En 1140, il sauve la pensée médiévale en obtenant la condamnation des thèses hérétiques d’Abélard. En 1146, il mobilise la France et l’Empire germanique pour partir en Croisade. Et on ne compte pas ses fondations, les cités qu’il a pacifiées, les grandes âmes qu’il a dirigées...
C’est ce même zèle qui l’a conduit à écrire aux chanoines de Lyon pour leur reprocher de célébrer une nouvelle fête qui n’était pas reconnue par l’Église, et qui contredisait la thèse traditionnelle de la transmission du péché originel par l’œuvre de chair. Par malheur, il se trouve que c’était la fête de l’Immaculée Conception... Mais l’abbé de Clairvaux précisait bien toutefois qu’il s’en remettait à l’autorité de l’Église, et qu’il était tout prêt à modifier son jugement selon ce critère. On voit ici l’importance de la définition infaillible du bienheureux Pie IX en 1854.
Dès que saint Bernard était libéré de cette “ presse des affaires ”, il rentrait dans son monastère pour commenter le Cantique des cantiques à ses moines. En effet, au sein des pires agitations, il gardait un profond recueillement, qui frappait ses contemporains. C’est-à-dire qu’il demeurait en présence de la Sainte Trinité, de la Sainte Vierge, s’appliquant à faire en tout sa volonté. C’est pourquoi son action nous donne vraiment un “ écho ” des volontés du Cœur de la Vierge Marie.
SAINT BERNARD ET LOUIS VII, LE SALUT DE LA MONARCHIE TRÈS CHRÉTIENNE.
À cette lumière, il faut noter l’influence qu’il a eue sur le règne du roi Louis VII, en mettant terme à un conflit qui l’opposait au pape Innocent II pour des questions de nominations épiscopales, et aussi parce que le Roi, qui était alors sous l’influence de sa frivole épouse, Aliénor d’Aquitaine, soutenait l’un de ses conseillers, Raoul de Vermandois, qui était excommunié pour son adultère avec la sœur d’Aliénor. Le conflit s’envenima, en 1142 l’interdit fut jeté sur le domaine royal, et saint Bernard en vint même à craindre un schisme. Il intervint constamment au cours de cette affaire, tâchant à tout prix de ramener le Roi à la raison, et le Pape à davantage de bienveillance. La crise se dénouera en 1144, grâce à l’avènement au souverain pontificat de Célestin II, lui-même ancien disciple de saint Bernard, et grâce aux multiples démarches de l’abbé de Clairvaux auprès du Roi (cf. Yves Sassier, Louis VII, Paris, 1991, chapitres 6 à 8).
L’angoisse de notre saint, et son zèle en cette affaire nous paraissent refléter les sentiments du Cœur Immaculé de Marie. Car si cette rupture entre le Roi et le Pape avait eu lieu, les conséquences pour les âmes auraient été dramatiques. Au contraire, ce qui fera la grandeur de la France, ce sera le dévouement de son Roi à l’Église, son souci du bien des âmes dont il a la charge en tant que Lieutenant du Christ. C’est ce que veut la Sainte Vierge parce que c’est ainsi que son Fils peut régner, c’est donc ce qu’elle fit de Louis VII, par saint Bernard, son instrument.
Ainsi, saint Bernard achève et parfait le grand effort de conversion suscité par la réforme grégorienne en France. À sa mort en 1153, la Sainte Vierge atteint son but, pour ainsi dire. Ce n’est pas tout à fait le paradis sur la terre, mais les institutions de l’Église et de la Monarchie, les deux pouvoirs dont Dieu se sert pour régner, sont suffisamment forts et saints pour combattre le vice et les menées de Satan, et promouvoir la Vérité et la Vertu. Alors, les âmes vont au Ciel en masse, et les biens temporels sont donnés par surcroît.
II. CENT CINQUANTE ANS D’APOGÉE DE LA CHRÉTIENTE, CATHOLIQUE ET ROYALE
LE RÈGNE DE LOUIS VII.
Notre Père disait que la merveille incomparable de la monarchie française, spécialement des grands Capétiens, fut la rencontre en un même homme, le Roi, de la sagesse et de la justice du prud’homme, de la bravoure du chevalier, de la majesté du souverain, et de la piété du moine. En effet, nos rois ont embrassé la dévotion à la Sainte Vierge qui rayonnait des monastères, non seulement pour leur personne, mais pour leur Royaume. Nous allons voir, peu à peu, ce lien entre nos Rois et Notre-Dame s’affermir, au gré des grâces et des secours reçus.

En 1137, Louis VII accède au pouvoir. Étant le fils cadet, il était voué à l’état ecclésiastique, et passa donc sa jeunesse dans le cloître, à l’école-cathédrale de Paris. Il aimera à se dire “ le fils de Notre-Dame ”, jeûnant le samedi en son honneur, et gardera toujours une profonde piété.
En 1144, au terme de son conflit avec le Pape, Louis VII fit vœu de partir en Croisade, en réparation, Croisade qu’il fera prêcher et organiser par saint Bernard lui-même. Il reprit aussi l’ancien conseiller de son père, l’abbé Suger, de Saint-Denis, « l’un des plus grands ministres que la France ait connus », écrivait notre Père. Il était lui-même si dévot de Notre-Dame qu’il se fit représenter prosterné à ses pieds dans un vitrail de son abbaye.
Revenu, grâce à saint Bernard, de ses errements de jeunesse, Louis VII est devenu véritablement le “ Roi très chrétien ”, défenseur des clercs et des pauvres gens, le plus sûr appui du pape Alexandre III qui, pour échapper à l’empereur Frédéric Barberousse, trouva refuge en France de 1162 à 1165. De même que saint Thomas Becket, qui se réfugia aussi auprès du Roi de France en 1164, pour échapper à la persécution d’Henri II Plantagenêt, par qui il mourra finalement martyr pour la liberté de l’Église, en 1170.
LES ARMES DE FRANCE.
Dans cette seconde moitié du douzième siècle naissait l’héraldique, c’est-à-dire que chaque baron se composait un blason afin d’être identifié dans les combats. Le roi d’Angleterre adopta un léopard, l’empereur germanique un aigle, et le roi de France... une fleur de lys. On ne sait précisément à quelle date cela s’est fait, mais selon les historiens de l’art, en cette seconde moitié du douzième siècle, les fleurs de lys d’or comme le fond d’azur évoquaient la Vierge Marie, « lys fleuri parmi les épines » (Ct 2, 2). C’est certainement Louis VII, dans les circonstances tragiques de son règne, qui a voulu ainsi placer le Royaume sous la protection de Notre-Dame.
En effet, entre Henri II Plantagenêt, qu’épousera finalement la frivole Aliénor, aliénant par le fait même l’Aquitaine au roi d’Angleterre, et Frédéric Barberousse, l’empereur des Allemagnes qui aspirait à la domination universelle, le Royaume de France était véritablement pris en étau. Néanmoins, dans de telles circonstances, par son service de l’Église, Louis VII a su maintenir et profondément renforcer son pouvoir, s’attachant l’indéfectible soutien des clercs et de son peuple. Par exemple, en 1169, on le voit mener une expédition militaire contre le vicomte de Polignac, qui multipliait les brigandages contre Notre-Dame du Puy et ses pèlerins (Sassier, op. cit., p. 346).
C’est son fils Philippe Auguste, qui saura faire fructifier cette légitimité renforcée pour faire du Royaume de France le premier de la Chrétienté. Philippe était né le 22 août 1165, grâce à la prière des abbés de Cîteaux que Louis VII, désespérant d’obtenir un héritier, était venu leur implorer. Il fondera l’abbaye Notre-Dame de Barbeaux en action de grâces.
LES “ LIVRES DE SES MIRACLES ”.
Au même moment, en 1166, dans le Quercy, on redécouvrait intact le corps du saint ermite Amadour, dans son ermitage consacré à la Sainte Vierge. Miracle insigne qui entraîna un afflux de pèlerins, pour qui Notre-Dame multiplia encore les grâces et les miracles. Les moines clunisiens du sanctuaire ont précisément répertorié ces prodiges dans le “ livre des miracles ”, où ils s’appliquaient aussi à en tirer les leçons : il faut beaucoup aimer, prier et servir Notre-Dame, qui se manifeste une si bonne Mère, miséricordieuse et compatissante (cf. Notre-Dame de Rocamadour, frère Michel, dans Il est ressuscité n° 125, février 2013, p. 13). Il y avait eu l’équivalent à Soissons, lors d’une épidémie du mal des ardents en 1131, où Notre-Dame avait multiplié les guérisons miraculeuses autour de la relique de son soulier. Ces recueils de miracles auront un grand succès, et contribueront beaucoup à répandre la dévotion à Notre-Dame. C’est tout à fait comparable au rayonnement des miracles de Lourdes au dix-neuvième siècle. La Sainte Vierge fonda aussi de nouveaux sanctuaires, comme celui de Notre-Dame de Brebière en 1138 en Picardie, où Elle fit déterrer une de ses statues par un berger qui se demandait pourquoi son mouton grattait toujours le sol au même endroit.
L’EXTIRPATION DES ALBIGEOIS PAR NOTRE-DAME DE ROCAMADOUR
La découverte du corps de saint Amadour survint au lendemain du concile de Lombers (1165), qui condamna l’hérésie cathare, dite “ albigeoise ”, puisqu’elle s’était répandue surtout dans le diocèse d’Albi tout proche, détestable hérésie qui dénigrait tout ce qui est corporel, matériel, en particulier les reliques, et combattait le culte des saints autant que celui de la Vierge. Dès lors, Notre-Dame fit de son sanctuaire de Rocamadour le bastion de la foi catholique contre cette hérésie qui infestait le sud-ouest de la France. Ces terres qui dépendaient du comte de Toulouse, ne bénéficiaient pas du même élan religieux que le domaine royal au même moment.
Quand, à l’appel d’Innocent III, il fallut lever une Croisade contre les Albigeois, c’est à Rocamadour que Simon de Montfort vint implorer le secours de la Sainte Vierge, à l’été 1211, dans des circonstances très difficiles : à cause de la faiblesse de ses effectifs, il avait dû renoncer au siège de Toulouse qu’il avait entrepris, défaite qui avait provoqué le soulèvement de tout le Languedoc contre lui. Mais après ce pèlerinage, à l’automne 1211, il est victorieux à Castelnaudary. L’année suivante, en juillet 1212, c’est la bataille de Las Navas de Tolosa contre les musulmans, où les chevaliers envoyés par Simon de Montfort arborent la bannière de Notre-Dame de Rocamadour (cf. Michel Roquebert, Simon de Montfort, bourreau et martyr, Paris, 2005, p. 116). Mais quand le roi d’Aragon, Pierre II, en eut fini avec les sarrasins, il se retourna contre Simon, et prit la tête d’une coalition rassemblant les rebelles contre lui. Simon de Montfort les vaincra magnifiquement à Muret le 12 septembre 1213.
Le quatrième concile du Latran ayant nommé le chef de la Croisade comte de Toulouse, à deux reprises, entre 1215 et 1217, il prendra la ville et en sera chassé. En 1218, tandis qu’il en faisait de nouveau le siège, Simon dit au légat du Pape : « Il n’y a que deux alternatives, que Dieu m’accorde la meilleure ! C’est, par Sainte Marie de Rocamadour, que la ville me tuera, ou c’est moi qui les tuerai ! » (cf. La chanson de la Croisade albigeoise, traduite par Paul Meyer, Paris, 1879, p. 388) Mais Notre-Dame de Rocamadour préféra pour lui l’honneur du martyr dans sa guerre sainte contre l’hérésie, puisque le 25 juin suivant, il mourut d’une pierre de catapulte lancée depuis les remparts de la ville.
Saint Dominique de Guzman (1170-1221), qui était très proche de Simon de Montfort, vint lui-même, ainsi que saint Antoine de Padoue, implorer à Rocamadour le triomphe de l’orthodoxie. En 1216, la communauté de disciples qui assistaient saint Dominique dans la prédication et la controverse contre les hérétiques devint l’ordre des Frères prêcheurs, qui connut rapidement une grande expansion. Très dévots envers Notre-Dame, ils ont beaucoup contribué à diffuser la récitation de l’Ave Maria.
Néanmoins, pour venir à bout de l’hérésie, il fallut finalement l’intervention du roi de France Louis VIII en 1226, et les longues enquêtes de l’inquisition pour démasquer les cathares qui se dissimulaient. Les inquisiteurs furent en grande partie des frères prêcheurs, mais aussi des franciscains, les “ Frères mineurs ”, tout récemment fondés par saint François en 1210, qui avaient eux-mêmes une très tendre dévotion pour la Sainte Vierge. On peut dire que l’extirpation de l’hérésie cathare dans le sud-ouest de la France s’est faite par la grâce et sous le signe de la Sainte Vierge, grâce à l’heureuse concertation de l’Église et du pouvoir temporel.
SOUS LE RÈGNE DE PHILIPPE AUGUSTE, LE MIRACLE DES CLEFS.
Revenons au domaine royal où en 1180, Philippe II succède à Louis VII, suivant son père dans la dévotion à Notre-Dame. Lorsqu’il bâtit la première enceinte de Paris, à partir de 1190, il voulut que chacune des portes soit surmontée d’une statue de la Vierge. En effet, il bardait son domaine de forteresses, car son royaume était bien faible face aux possessions du roi d’Angleterre, ce qu’on a appelé l’empire anglo-angevin en France, trois fois plus vaste et plus peuplé que le domaine royal.
De nombreuses villes l’imitèrent, comme celle de Poitiers, où se produisit vers 1200 le “ Miracle des clefs ”. La ville était alors convoitée par les routiers de Jean sans Terre, qui réussirent à soudoyer un membre du conseil municipal, selon un récit consigné dans un registre de l’échevinage au quinzième siècle. La nuit venue, le traître se rend à la mairie pour y voler les clefs de la ville. Surprise, les clefs ne sont pas à leur place habituelle... Il se rend auprès du maire et l’informe du fait, espérant qu’il les lui remettra et qu’il pourra accomplir son forfait. Les assaillants attendent déjà dehors. Mais le maire non plus n’a pas le trousseau. Que se passe-t-il ? L’alerte est donnée, le guet et les bourgeois en armes se rassemblent ; quant aux femmes, elles se rendent à l’église Notre-Dame-la-Grande pour y prier la Sainte Vierge et, ô miracle ! les précieuses clefs se trouvent pendues à la main droite de la statue. Notre-Dame les tient et les tient bien ! Au même moment, Elle apparaissait au-dessus des remparts, entourée de saint Hilaire et de sainte Radegonde. Les assaillants, voyant leur plan déjoué, s’enfuirent. Le miracle fut commémoré chaque année à Poitiers jusqu’à la Révolution.
En 1208, à force de génie politique, Philippe Auguste était parvenu à bout de la domination anglaise sur la terre de France. Il avait acquis la Normandie, le Maine, l’Anjou, la Touraine et le Poitou, et Jean sans Terre ne conservait que la Guyenne. Mais en 1214, une monstrueuse coalition menaçait d’anéantir le Royaume de France, liguée par un seigneur français félon, Renaud de Damartin, qui trouva le soutien des Anglais, trop heureux, ainsi que de l’empereur d’Allemagne Othon de Brunswick, et du comte Ferrand de Flandres.
BOUVINES : LA PRIÈRE DU ROI ET DE SES SERGENTS.
Philippe Auguste avait vu venir la menace, et resserré les liens qui l’assuraient à ses vassaux. Surtout, il avait mis fin au conflit qui l’opposait au pape Innocent III, en reprenant son épouse légitime Ingeburge de Danemark. Ainsi rentré dans la grâce de Dieu et réconcilié avec le Souverain Pontife, assuré de sa bénédiction, il combattit à Bouvines en Roi très chrétien et défenseur de l’Église, contre l’empereur d’Allemagne qui, lui, était excommunié.
C’était le 27 juillet 1214. Vers midi, tandis qu’il se reposait, le Roi apprit que son arrière-garde était attaquée. « Déjà, Philippe est debout. Il lève les yeux ; au Christ, à saint Denis, à “ Dame sainte Marie ”, il jette une imploration pour lui et pour “ tous ceux, à pied et à cheval, qu’il a amenés avec lui. ” » (Antoine Hadengue, qui cite les chroniques de la bataille dans Philippe Auguste et Bouvines, Paris, 1978, p. 165)
Au plus dur du combat, tandis l’armée capétienne risquait d’être prise en enfilade, les Sergents massiers, la garde du Roi, firent vœu de bâtir une chapelle en l’honneur de Notre-Dame si Elle leur donnait la victoire. Exaucés, ils tinrent leur vœu à Paris, et Philippe Auguste lui-même s’y unira en faisant construire une abbaye Notre-Dame de la Victoire à Senlis. Cette victoire de Bouvines débarrassa la France pour cent ans et plus de toute invasion étrangère, écrivait notre Père (Histoire volontaire, p. 82). Non seulement cela, expliquait-il encore, mais ce fut une victoire créatrice, fondatrice d’une communion nationale unissant chevaliers et communiers autour de leur Roi. Philippe Auguste s’en considérait redevable à Notre-Dame de la Victoire.
NOTRE-DAME EN SES CATHÉDRALES
Le Souverain communiait ainsi avec son peuple dans une même dévotion à Notre-Dame, dont la plus majestueuse manifestation se trouve dans nos grandes cathédrales, dont trente-quatre sont consacrées à la Vierge Marie.
À partir de 1150, les chantiers se multiplient : Senlis, Paris, Bourges, Chartres, puis Reims, et enfin, Amiens.
Ces chantiers demandaient un effort considérable auquel tout le peuple se livrait, dans un grand esprit de foi et de dévotion à Notre-Dame. Des quêteurs passaient partout pour récolter des fonds ou des dons en nature auprès des grands comme des petits, et que tous pouvaient s’offrir pour des corvées volontaires.
Émile Mâle note que « la Vierge, qui se montrait rarement dans les vieilles églises romanes, est maintenant partout... On devine qu’Elle a aussi une place d’honneur dans les âmes. » (L’art religieux du treizième siècle en France, Paris, 1986, p. 276) Et parmi toutes les conceptions, tous les sentiments « qui se groupaient alors autour de la Vierge, l’idée de royauté fut celle que les artistes comprirent le mieux et exprimèrent le plus fortement » (ibid., p. 224).
On trouve la première représentation conservée du Couronnement de la Sainte Vierge au tympan du portail occidental de la cathédrale Notre-Dame de Senlis, daté de 1185. Puis, soudainement, on le voit apparaître partout, sur de nombreux édifices. Pourquoi un tel succès, si nouveau et si subit ?
Selon Marie-Louise Thérel, qui a vraiment exploré le sujet à fond dans son ouvrage Le triomphe de la Vierge-Église (Paris, 1984), cette représentation du Couronnement de la Vierge est le fruit, l’image qui illustre et synthétise toute la piété et la théologie mariale du treizième siècle. Voyez ce tympan de la façade occidentale de Notre-Dame de Paris, qui date de 1210 (ci-dessous). La Sainte Vierge n’est plus seulement représentée comme Mère de Dieu, comme le trône de l’Enfant qu’Elle porte sur ses genoux, mais Elle est sa Compagne, son Épouse, Elle reçoit de Lui la Royauté, afin de régner avec Lui, pour le mérite et la gloire de sa Maternité divine, et de sa compassion au Calvaire. C’est la plus haute mystique biblique, celle du Cantique des cantiques, qui a inspiré une telle compréhension de l’amour de Jésus et Marie. En même temps, ce couronnement est l’achèvement du mystère de la Rédemption, qui annonce le triomphe de l’Église à la fin des temps, dans l’éternité du Ciel. À noter que cette scène du couronnement eut un très grand succès en France, mais beaucoup moins dans les autres pays, en Italie notamment.

Façade occidentale de Notre-Dame de Paris (© akg-images / François Guénet).
Puisqu’Elle reçoit le sceptre et la couronne, les insignes de la souveraineté, la Sainte Vierge est Médiatrice de toutes grâces, comme l’a prêché saint Bernard. Ainsi savait-on, au treizième siècle, que Notre-Dame avait reçu tout pouvoir de son Fils, qu’on pouvait tout lui demander, et tous l’aimaient ainsi, Reine humble et miséricordieuse. Elle était priée de tous, et irriguait donc toute la France de ses grâces. Nos cathédrales en témoignent, d’autant qu’elles sont vraiment le lieu par excellence où tout le peuple de France se retrouve, depuis le plus pauvre, qui s’offrait comme porteur d’eau, jusqu’au Roi qui finançait la construction.
LE RÈGNE DE SAINT LOUIS
À la mort de Philippe Auguste en 1223, son fils Louis VIII lui succède, et règne juste le temps d’aller soumettre les albigeois du Languedoc, et d’affermir ainsi puissamment l’influence royale dans cette région. Il meurt lui-même au retour de cette expédition, à Montpensier en 1226, laissant pour héritier son fils Louis IX, âgé de douze ans.
Comme de raison, Saint Louis avait une grande et tendre dévotion pour la Sainte Vierge : mercredi et samedi, il faisait chanter la messe en son honneur et s’unissait volontiers, avec ses enfants, à la récitation de l’office de la Vierge qu’il demandait à ses chapelains. Le soir, avant de se coucher, il faisait cinquante génuflexions, en récitant à chaque fois un Ave Maria. Il a visité tous les grands sanctuaires marials de France, Chartres, Rocamadour, le Puy, mais aussi le sanctuaire Notre-Dame de la Treille à Lille, où la Sainte Vierge fit, sous son règne, en 1254, une suite de miracles spectaculaires. Il porta aussi ses faveurs au monastère de “ l’Humilité Notre-Dame ”, fondé par sa sœur, la bienheureuse Isabelle à Longchamp.
Saint Louis a accompli à la perfection sa vocation de Roi sacré : être tellement uni au Christ que ce soit vraiment Lui qui règne sur la France. Et l’union à Jésus est indissociable de l’amour de Marie. Sa vaillance et son génie politique maintinrent le Royaume en paix, et y renforcèrent la souveraineté royale. Il faisait régner la Loi de l’Évangile : une fois, pour l’exemple, Saint Louis fit brûler au fer rouge les lèvres d’un bourgeois de Paris qui avait blasphémé. À son entourage qui s’indignait de sa sévérité, le Roi répondait qu’il était plus à louer pour ce geste que pour un acte de charité qu’il avait fait... Cela donne à réfléchir aujourd’hui. Il soutint beaucoup les ordres mendiants, franciscains et dominicains, qui contribuèrent encore à diffuser une tendre dévotion pour Notre-Dame, par leur exemple et leur prédication.
La France connut alors son plus grand rayonnement, au politique d’abord, Saint Louis exerçant une sorte d’arbitrage et de magistère moral sur toute la Chrétienté, cherchant à faire la paix entre le Pape et l’empereur d’Allemagne, afin de pouvoir partir en Croisade. Il put le faire à deux reprises, et il aurait mené à bien ses expéditions si ses barons, ses frères en premier lieu, n’avaient compromis son œuvre par leur insoumission. Sous son règne, la France était le centre intellectuel de la Chrétienté. À Paris enseignaient saint Thomas d’Aquin et saint Bonaventure, mais Saint Louis était plus proche de Vincent de Beauvais, dominicain qui fit notamment un recueil de théologie mariale intitulé De laudibus beatæ Mariæ Virginis, où l’on retrouve l’enseignement des grands docteurs que nous avons mentionnés : saint Odilon, saint Anselme, saint Bernard.
LE COURONNEMENT DE LA VIERGE ET LA RELIGION ROYALE.
À l’occasion de l’oratorio sur Saint Louis, frère Bruno disait que son règne est le centre de notre histoire, le modèle pour tous les siècles. Ce fut le règne de Jésus et Marie, comme le Roi le voulait de tout son cœur, la preuve en est dans ce tympan de la “ porte rouge ” de Notre-Dame de Paris (voir page suivante) que saint Louis commanda à Pierre de Montreuil vers 1260 (cf. Maryvonne de saint Pulgent, La gloire de Notre-Dame, Luçon, 2023, p. 173). Il a voulu être représenté à genoux, avec Marguerite son épouse, en suppliants autour de Jésus qui bénit sa Mère tandis qu’un ange la couronne.
Pourquoi Saint Louis a-t-il voulu être représenté ainsi, devant un couronnement de Notre-Dame ? Ce n’est pas anodin. C’est très rare, dans l’iconographie.
Nous pouvons suggérer une piste de réflexion, en observant une autre représentation du couronnement de la Vierge, dans le gâble surmontant le portail central de Notre-Dame de Reims, la cathédrale des sacres, reconstruite entre 1211 et 1275, donc en grande partie sous le règne de Saint Louis.
Dans cet édifice, la religion royale est partout évoquée, les rois de France y sont représentés indissociablement avec les rois de Juda, et les évêques de Reims, qui administrent l’onction sainte, y ont la place d’honneur. Et, au centre de la façade, on trouve ce groupe magnifique, où Notre-Seigneur couronne lui-même sa Sainte Mère, posant délicatement le diadème royal sur son front tandis que Celle-ci le reçoit les mains jointes avec un visible bonheur.

La façade de la cathédrale (ci-dessous) résume tout le dessein divin, avec un portail sur la Passion, un autre sur l’Apocalypse, qui évoque l’Église, et donc, au centre, le Couronnement de Notre-Dame qui évoque le mystère central de notre religion, que notre Père appelait « Le secret royal de l’Époux et de l’Épouse. »
Dieu créateur a pour sa créature un amour dont l’amour de l’époux pour son épouse est la figure. Si la Vierge Marie est couronnée Reine, c’est parce qu’Elle est l’Épouse du Roi des rois ; et l’Église aussi est l’Épouse du Christ, de même que la France, qui est un “ canton du Corps Mystique ”. Cet Amour sponsal de Notre-Seigneur est la raison de toute l’histoire du salut, de son Incarnation et de la rédemption de l’humanité. Et la religion royale s’inscrit dans ce mystère : l’amour et le dévouement que le Roi doit porter à l’Église et à son peuple, selon les promesses de son sacre, est analogue à l’amour de Jésus pour son Église et, suprêmement, pour la Vierge Marie, qui en est tout à la fois l’origine et la parfaite personnification. Heureux royaume qui jouit de telles médiations : au Ciel, la Vierge couronnée et, sur terre, le roi, qui était un “ autre Christ ” pour son peuple ! Saint Louis a accompli cette vocation jusqu’au bout, jusqu’à s’offrir en sacrifice pour son peuple et pour la Chrétienté, mourant comme une semence jetée en terre sous les remparts de Tunis en 1270. Son fils Philippe le Hardi lui succéda pendant quinze ans, jusqu’à l’avènement de Philippe IV, en 1285.

PHILIPPE LE CATHOLIQUE ET NOTRE-DAME DE LA VICTOIRE
Notre Père écrivait :
« La France était alors heureuse et prospère. Clercs et moines étaient honorés et bien pourvus. Ducs et barons régnaient comme des souverains en leurs domaines. Le tiers état connaissait l’abondance, se construisait de fières demeures et s’habillait richement. Le royaume est le plus puissant de la Chrétienté tandis que l’Angleterre et l’Allemagne sont en pleine révolution. Tout annonçait un grand règne. Nul ne remarquait encore que le roi, était sans trésor, sans armée, n’ayant plus depuis longtemps et de loin, les moyens de sa fonction souveraine.
« Or il était placé si haut que toutes les jalousies, toutes les ambitions, toutes les rancœurs et les cruautés des nouvelles puissances inéluctablement viendraient saper ses assises et même, chose impossible à imaginer, s’efforcer de l’abattre, lui, le Roi Très Chrétien. » (Histoire volontaire, p. 89)
Il eut à affronter deux grands vassaux révoltés, Édouard Ier d’Angleterre pour la Guyenne, et le comte de Dampierre pour les Flandres.
En même temps, son adversaire le plus redoutable fut le pape Boniface VIII, qui détournait la primauté pontificale, que ses prédécesseurs venaient d’affermir, au profit de son ambition paranoïaque, au point de nourrir une haine mortelle contre le Capétien.
Enfin, l’hérésie renaissait dans le Royaume, à l’abri des commanderies templières, tandis qu’à la cour, les mœurs se perdaient.
Philippe le Bel, appelé en son temps “ Philippe le Catholique ”, était un saint comme son grand-père, « mais un saint de marbre pour époque tragique », écrivait encore notre Père.
S’il préserva le royaume de tous ces maux, ce fut grâce au puissant secours de Notre-Dame, en l’honneur de qui il voulut bâtir une église à Cléry en action de grâces pour la reprise des Flandres et de la Guyenne. Il se considérait redevable envers Elle de sa victoire de Mons-en-Pévèle (1304), dont il lui rendit grâce en faisant pèlerinage à Notre-Dame de Boulogne, en offrant son armure à Notre-Dame de Chartres, et surtout, en instituant à Paris une fête qui serait célébrée tous les ans le 18 août, « la commémoration de Notre-Dame de la Victoire ».
Il guerroyait alors contre ses sujets flamands révoltés. Après une rude journée de combats incertains, les deux armées s’étaient retirées chacune sur ses positions quand, à la nuit tombée, les Flamands se ruèrent par surprise sur le camp français, provoquant une panique effroyable dans les troupes royales. Alors le Roi, saisissant une épée, tint tête. Son porte-étendard meurt à côté de lui. Il saute alors sur un cheval, saisit une hache qu’un communier lui tendait, et pique vers l’ennemi. Tous ses braves chevaliers ou miliciens, s’émerveillant de voir en leur souverain une telle vaillance, s’écriaient : « Le Roi se combat ! Le Roi se combat ! » Et quiconque entendait ce cri s’arrêtait de fuir, le poussait à son tour, et se précipitait dans la mêlée... Son sang-froid et sa résolution sauvèrent son armée de la déroute.
Ce fut une victoire décisive, dans laquelle Philippe le Catholique ne voulut s’attribuer aucun mérite, considérant que c’était Notre-Dame de la Victoire qui avait tout fait.
Ainsi, au gré des inspirations et des divins secours de la Vierge à nos Rois, voyons-nous peu à peu se dessiner les traits d’une alliance entre la monarchie française et Notre-Dame Marie, alliance fondée sur les grâces du passé, qui appelle une consécration plus solennelle de ce lien sacré.
CONCLUSION
Ces siècles de “ fidélité bénie ” demeurent pour toujours le modèle d’une renaissance catholique animée par la dévotion à la Vierge Marie, et donc dirigée par Elle, afin de faire de la France son propre royaume, où Elle régnait effectivement avec son benoît Fils, par la médiation de l’Église, et du Roi sacré à Reims. Néanmoins, les tempêtes que dut affronter Philippe le Catholique annoncent de plus terribles orages encore.
Pourquoi cette merveilleuse apogée de la Chrétienté au treizième siècle n’a-t-elle pas duré ? Parce que telle n’est pas la conduite de Messire Dieu sur l’histoire, comme l’expliquait Rupert de Deutz, ce clunisien du douzième siècle.
Après le péché originel, Dieu avait dit à Satan : « Je mettrai une inimitié entre toi et la Femme, entre ton lignage et le sien ; il t’écrasera la tête et tu l’atteindras au talon. » (Gn 3, 15)
Alors, explique-t-il, « le diable exerce toujours son inimitié envers la Femme et ne cesse de la combattre pour son propre malheur, mais pour le bien de la Femme. Car la bonté de Dieu a disposé cette inimitié pour le bien de la Femme. » (cité par M.-L. Thérel, op. cit., p. 130)
Pour Rupert de Deutz, cette Femme est le signe de l’Église, dont « le membre le plus important et le meilleur est la Vierge Marie ». Le membre le plus important et le meilleur, c’est-à-dire le Cœur, selon notre Père. La Sainte Vierge est le Cœur de l’Église.
Dieu permet donc les assauts du diable pour le bien de l’Église, parce qu’Il conduit sa barque au travers des tempêtes du monde, vers les célestes ports, et qu’Elle peut ainsi témoigner de sa fidélité et de son amour envers son Époux crucifié.
Pour le bien de cette Femme qui est aussi la France, sa fille aînée, qui, sous les assauts du démon, apprend à se tourner davantage vers Celle qui lui écrase la tête.
Pour le bien, la Gloire de la Vierge Marie, enfin, car Elle mérite par ses souffrances d’être couronnée à la fin des temps comme Reine du Ciel et de la terre.
frère Joseph-Sarto du Christ Roi.