Il est ressuscité !
N° 263 – Février 2025
Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard
CAMP NOTRE-DAME DE FATIMA 2024
La “ France de Marie ”
XIe – XIIIe siècle
Quand le Royaume des lys souffrait pitié

DURANT le beau treizième siècle, la France nous est apparue comme un jardin où fleurissait la dévotion mariale ; une terre labourée, ensemencée, arrosée par la Vierge Marie et par tant de saints, rois et évêques, moines et croisés ; un champ fertile portant une riche moisson de cathédrales, de sanctuaires en l’honneur de Notre-Dame. Littéralement, parfois !
Un certain de jour de l’année 1280, au village de Cléry, dans l’Orléanais, un paysan qui labourait son champ déterra soudain une statue de la Vierge à l’Enfant. D’où venait-elle ? Qui l’avait taillée ? Et quand ? Notre-Dame s’est réservée le secret de ses origines. La découverte fit néanmoins grand bruit et les miracles qui jaillirent aussitôt portèrent au loin sa renommée, attirant les pèlerins.
Il se trouve que le bourg de Cléry se situe dans le domaine royal. Quelques années auparavant, Saint Louis, en visitant ses terres, s’y était arrêté et l’on raconte qu’il avait recommandé aux villageois de bien prier Notre-Dame.
Cette part du domaine royal, la Mère de Dieu avait choisi d’en faire un domaine marial et les rois de France y consentirent. En 1300, une collégiale fut fondée.
Le roi Philippe le Bel, Philippe le Catholique, attribua à Notre-Dame de Cléry ses succès en Gascogne et en Flandre. Il lui offrit une cloche, qui passait pour la plus belle du royaume. Il aurait voulu aussi lui bâtir une église digne d’elle, magnifique, mais il mourut sans avoir pu réaliser son désir, qu’il légua néanmoins à ses successeurs, avec sa dévotion : à ses trois fils, d’abord, puis à leurs cousins Valois. C’est Philippe VI de Valois qui posa la première pierre de la nouvelle église, en 1339. Dans ce délicat changement de dynastie, la dévotion à Notre-Dame de Cléry favorisa donc la continuité monarchique.
Quelle sera désormais la pierre de touche de la fidélité de nos rois à leur vocation, la marque des vrais fils de Saint Louis ?
– Une vraie dévotion, intime et publique, envers la Vierge Marie, et spécialement Notre-Dame de Cléry, vierge capétienne, qui devint la grande dévotion des Valois.
Survint la guerre de Cent Ans et son cortège de destructions. En 1428, l’Anglais Salisbury, qui menait le siège d’Orléans, pilla et détruisit le sanctuaire. Le 24 octobre, nous raconte le Journal du siège d’Orléans, il prit la bastille des Tourelles. Mais le soir, « tandis qu’il regardait la ville par les fenêtres des Tourelles, il fut atteint d’un boulet de canon qu’on disait avoir été tiré d’une tour appelée la tour Notre-Dame. C’est pourquoi il fut dit dès lors et depuis aussi par plusieurs que c’était œuvre divine. Le coup d’iceluy canon le frappa en la tête, tellement qu’il lui abattit la moitié de la joue et creva un des yeux, ce qui fut un très grand bien pour ce royaume : car il était chef de l’armée, le plus craint et renommé en armes de tous les Anglais. »
Il mourut trois jours plus tard : « Le comte prit telle fin par divin jugement de Dieu : parce qu’il n’épargnait monastères ni église, qu’il ne pillât et fit piller (...). Et spécialement fut pillée l’église de Notre-Dame de Cléry. »
Ce fut comme le préambule fracassant de la geste de sainte Jeanne d’Arc ! Celle-ci, au cours de ses chevauchées autour d’Orléans, Meung, Beaugency, passa plusieurs fois auprès des ruines de Cléry, en compagnie du beau Dunois, le Bâtard d’Orléans, qui devait devenir l’un des principaux restaurateurs du sanctuaire, dans lequel il se fit enterrer.
En 1443, lors du siège de Dieppe, le roi Charles VII lui avait confié son armée et son fils, le jeune et bouillant dauphin Louis. Le 15 août, la bataille est indécise. Soudain, Louis se tourne vers Dunois : « Mon cousin, de quel côté est Notre-Dame de Cléry ? » Aussitôt renseigné, il se prosterne à deux genoux et fait vœu de rebâtir somptueusement son église. La victoire ayant été remportée, le vœu fut accompli et nous admirons encore ce chef-d’œuvre d’art français. Devenu roi, Louis XI fit de Cléry son sanctuaire de prédilection, s’y rendant en pèlerinage avant chaque grande décision, après chaque succès. Il combla d’honneurs la collégiale, lui obtenant l’exemption pontificale, lui offrant une épine de la sainte Couronne du Christ. Le pape Sixte IV mit un comble à tant de faveurs par un bref qui met en lumière la fonction sacrée du Roi de France.
« Le Prêtre éternel Notre-Seigneur Jésus-Christ, au cours de sa vie mortelle, a voulu être appelé roi (...).
« Dans l’ancienne loi, non seulement les prêtres mais encore les rois recevaient l’onction sainte. Fidèles à ces pieux usages, les rois de France, défenseurs très chrétiens et très victorieux de la religion se font sacrer au commencement de leur règne. C’est pourquoi aussi plusieurs pontifes romains nos prédécesseurs les ont nommés chanoines en plusieurs églises de leur royaume, afin que les dépositaires de l’autorité suprême fussent en même temps décorés de dignités ecclésiastiques comme témoignage de leur attachement au Saint-Siège.
« À ces causes et suivant la demande que nous a adressée notre très cher fils en Jésus-Christ, Louis roi des Français, en vertu de notre autorité apostolique, nous ordonnons que ce prince et tous ses successeurs, aussitôt après leur avènement, pourront prendre le titre et le rang de premier chanoine de l’église collégiale de Cléry ; qu’en cette qualité, les rois des Français auront le droit de porter le surplis, l’aumusse, la chape et les autres ornements sacerdotaux, qu’ils auront la première place au chœur, même avant le doyen, et auront voix délibérative au chapitre. »
Enfin, c’est là que Louis XI voulut être enterré et son monument funéraire s’élève toujours dans la nef de la basilique.
Pourquoi raconter cette histoire ?
Parce qu’à Cléry se trouve résumée l’histoire du Royaume des lys et de sa monarchie pendant les quatorzième et quinzième siècles. Les rois de France et tout leur peuple vont suivre la même courbe parabolique, depuis la splendeur capétienne, en passant par le fond du ravin de l’épreuve, lors de la guerre de Cent Ans, pour se redresser vers de nouvelles merveilles de grâce. Pendant ces années tragiques, le corps de la France va être blessé, lacéré, écartelé. Mais la Vierge Marie, parfois par des interventions manifestes, souvent par des inspirations intimes, le sauvera du démembrement, de la mort. Une première fois par un prince de dix-huit ans, sage et maladif, Charles V, et une seconde fois par une bergère de dix-sept ans, sainte Jeanne d’Arc !
Surtout, ces épreuves seront pour Notre-Dame autant d’occasions providentielles de mettre en lumière l’Alliance divine nouée avec son Royaume d’élection en la personne de ses rois.
L’EFFLORESCENCE DES LYS DE FRANCE
Le chapitre précédent de notre étude nous a conduits à un sommet, le beau treizième siècle, où le mystère de la Vierge Marie imprégnait toute la vie de notre pays : non seulement la piété, mais la pensée, les arts, les institutions fondamentales.
On l’appelle alors “ Dieu amie ”, c’est-à-dire l’Amie de Dieu, “ Vierge nette et pure ”, “ Vierge de droiture ”, c’est ainsi qu’Elle est française. Sur tous, « Elle a maistrie », comme on disait au Moyen Âge, depuis le roi jusqu’au simple manant, en passant par le moine, bien sûr, le chevalier et l’artisan. Sa Majesté est bienfaisante, aussi familière que celle des dames qui, de leur château, descendent au village, les bras chargés d’aumônes.
Un de ses titres est d’ailleurs “ l’Aumônière ”. L’aumône de ses grâces est sans cesse puisée dans le trésor de son Fils et son peuple l’accueille dans une joyeuse humilité.
À l’orée du quatorzième siècle, sous la mouvance de nos rois très chrétiens, les arts se sont perfectionnés en épousant les progrès de la dévotion, très marquée par la piété franciscaine, si tendre, incarnée. Aussi voyons-nous les représentations de la Mère de Dieu se faire plus tendres, plus humaines, sans se départir pourtant de leur caractère religieux.

Ivoire du règne de Philippe le Bel (XIVe siècle).
(Rouen, ancien couvent de la Visitation).
Par exemple, cette statuette en ivoire de la Vierge allaitante qui ravit tant notre Père qu’il la choisit pour image de ses quarante ans de sacerdoce.
Certes, elle reste reine, mais sans plus de hiératisme ! Son sourire maternel s’épanouit sur ses lèvres comme plus aucun siècle ne saura le reproduire, charmant encore nos cœurs en ravissant nos âmes ! Et en même temps, quelle profondeur théologique : à travers cet admirable échange de la Mère et de son Enfant, notre Père entrevoyait tout le mystère de la Rédemption.
« Donnez-moi votre lait, que j’en fasse du Sang ; le Sang du Sacrifice, pour le salut du monde que je tiens en ma main. » Un tel chef-d’œuvre, parmi tant d’autres, nous laisse imaginer la perfection humaine et chrétienne de la société qui l’a produit.
Nous en avons un autre exemple éloquent dans le mariage singulier de saint Elzéar de Sabran, comte d’Ariano, et de la bienheureuse Delphine de Signe. Le soir de leurs noces, et sous la protection de la Vierge Marie, ils résolurent de conserver la virginité. La Chrétienté s’est si bien reconnue dans cet exemple extraordinaire de pureté positive qu’elle les a aussitôt portés sur les autels.
L’IVRAIE SEMÉE DANS LE CHAMP DES LYS
Cependant, en ce tournant de siècle, la Chrétienté est ébranlée.
L’islam la menace du dehors : en Orient, en 1291, Saint-Jean-d’Acre tombe aux mains des infidèles. Certes, ce fut l’occasion de l’arrivée à Lorette de la Santa Casa, la maison de l’Annonciation, où vécut la Sainte Famille.
Ce sanctuaire tiendra une place de choix dans notre orthodromie mariale de France. Mais pour l’heure, la fin du Royaume franc de Jérusalem compromet gravement l’idéal de la Croisade.
À l’intérieur, la Chrétienté est divisée. En 1309, fuyant les guerres qui ensanglantent Rome et toute l’Italie, la papauté s’exile en Avignon. Contrairement à la légende noire forgée par le dépit des Italiens, les Papes d’Avignon furent dignes de leur charge. Ce séjour fut même très bénéfique à la France. Mais cet exil parut aux saints un châtiment et une menace à la romanité de l’Église. Quant à la France, elle est le pays le plus peuplé et le puissant d’Europe. Mais les rois doivent y lutter contre le luxe insolent et l’épanouissement de toutes les ambitions et velléités d’indépendance.
« Dans la pyramide féodale dont le roi était la cime nécessaire, le lien de cohésion et de loyauté essentiel, après avoir eu besoin de lui pour grandir, chacun commence à souhaiter qu’il ait moins de puissance pour en prendre soi-même davantage. Philippe le Bel avait dû frapper fort, non pas trop fort, mais comme il le fallait : un pape qui se voulait empereur universel, au temporel et au spirituel, suzerain éminent en France, faisant et défaisant les rois de par Dieu à son caprice et à son intérêt ; les ordres religieux, les templiers certes, mais les cisterciens, et autres ! qui, sous prétexte d’exemption et de patrimoine sacré, ne voulaient plus payer les tailles et pour ce, ne plus être du tout Français en France !
« Les grands du royaume, vassaux épris de liberté, voulant lever l’impôt et faire justice par eux-mêmes et pour eux-mêmes, Flandre aujourd’hui, demain Bourgogne et toujours Guyenne anglaise. Enfin toute ville neuve, bourg, commune, prêts à profiter de l’insurrection, de la guerre, pour ne plus rien devoir au roi ! » (Histoire volontaire de sainte et doulce France, p. 99)
Le plus grave est que le désordre gagne aussi les intelligences. À l’université de Paris, le meilleur côtoie le pire. D’une part, le privilège de l’Immaculée Conception de la Vierge Marie conquiert peu à peu les maîtres parisiens, mais au milieu d’une prolifération de pernicieuses erreurs.
Aux douzième et treizième siècles, cette vérité était pourtant rejetée par les plus grands saints et docteurs, qui ne parvenaient pas à la concilier avec le dogme du péché originel et la foi au Christ, universel Rédempteur. Or, un théologien franciscain va dégager l’obstacle : en 1307, le bienheureux Jean Duns Scot – il était Écossais – prouva à Paris que loin de contredire la Rédemption, l’Immaculée Conception de la Vierge Marie était au contraire le plus haut titre de gloire du Christ Sauveur. « J’aime mieux excéder que défaillir dans la louange du Christ », proclamait-il !
On raconte que, se rendant à la controverse, le jeune maître-régent du studium de Paris passa devant la statue de la Vierge qui ornait le trumeau de la Sainte-Chapelle, se recueillit un instant en murmurant : « Daignez recevoir ma louange, ô Vierge Marie ! Donnez-moi la force contre vos ennemis. » La statue s’anima, la Vierge sourit à son chevalier et inclina la tête. Et notre Jean Duns sortit vainqueur de la controverse. Dès 1311, une chapelle de la Conception fut créée à l’église Saint-Séverin de Paris, que fréquentaient les étudiants. Quant à la statue, en souvenir de ce salut, elle sera vénérée sous le vocable de Notre-Dame du Salut.
À la fin du siècle, Pierre d’Ailly et surtout Jean Gerson convertissent leurs confrères théologiens parisiens à l’Immaculée Conception. Finalement, en 1497, l’université de Paris, la plus prestigieuse de la Chrétienté, imposera à ses membres le serment de professer et défendre ce glorieux privilège de la Vierge Marie. Nous voyons là que la France, fille aînée de l’Église, objet des sollicitudes de Notre-Dame, est aussi un instrument de la Providence pour mettre en lumière ses gloires.
Mais au même moment, l’Adversaire, Satan ne s’avoue pas vaincu. Il veut ruiner la Chrétienté qu’ont construite les moines et les rois selon les principes de l’augustinisme, sous la mouvance de la Vierge Marie.
En 1313, un certain Marsile de Padoue est nommé chancelier de l’Université. Imbu d’aristotélisme, c’est-à-dire d’une philosophie païenne et rationaliste, il professe des théories laïcistes et démocratiques révolutionnaires, dans l’État et dans l’Église. Dans les mêmes années, un franciscain, Guillaume d’Occam empoisonne les esprits par son nominalisme. Cette doctrine subtile dissocie la foi et la science. Dès lors, « la Piété se fera sans raison, et la raison perdra toute piété », écrit notre Père (CRC n° 94, juillet 1975, p. 3). C’est l’ancêtre du modernisme ! Occam s’en prend principalement à Duns Scot. En particulier, il nie l’Immaculée Conception de la Vierge Marie. Par ailleurs, Occam affirme lui aussi la séparation des pouvoirs politique et ecclésiastique, ainsi que leur origine démocratique. Il attaque enfin la religion royale en expliquant que l’onction royale est une institution humaine.
Excommuniés, Marsile de Padoue et Guillaume d’Occam se réfugient en 1328 à la cour de l’empereur d’Allemagne, excommunié lui aussi, qu’ils soutiendront désormais contre le Pape. Mais leurs théories seront indéfiniment reprises par les adversaires du primat du Pape dans l’Église et de la religion royale en France.
Or cette France fragilisée, revendicatrice, voit s’éteindre, cette même année 1328, son admirable dynastie capétienne, après les règnes brefs des trois fils de Philippe le Bel : Louis X, Philippe V et Charles IV. Ils s’étaient montrés dignes de leur père, mais étaient morts sans postérité mâle. Pour la première fois, la succession royale n’était pas évidente. Les femmes furent écartées, car « femme ne succède pas au royaume de France », par principe, ou plutôt par “ Religion royale ”, en raison du caractère quasi sacerdotal du roi sacré à Reims. À son grand dam, le roi d’Angleterre Édouard III, petit-fils de Philippe le Bel par sa mère, fut écarté lui aussi, car « ceux du royaume de France ne pouvaient souffrir volontiers d’être soumis à la souveraineté des Anglais », comme le dit un chroniqueur. Ce fut donc le cousin, Philippe VI de Valois, la veille encore prince ami du plaisir et de la liberté, qui monta sur le trône.
“ A PESTE, FAME ET BELLO, LIBERA NOS DOMINA. ”
Or, l’épreuve fond sur cette France privée de la sagesse des rois capétiens.
En 1337, le roi d’Angleterre déclara la guerre au roi de France, afin de lui arracher la Guyenne pour de bon. Nul ne savait qu’elle durerait cent ans... Si ! Quelqu’un le savait. Le deuxième mardi de mai 1336, dans le sanctuaire de Notre-Dame des Vertus à Aubervilliers, au nord de Paris, on avait vu la statue de la Vierge ruisseler d’une sueur étrange – certains avaient parlé de larmes –, pendant plusieurs heures. Le roi Philippe et la reine, avertis, étaient accourus et avaient constaté le prodige, ainsi que tout le peuple. On crut d’abord à un signe de bénédiction, puisqu’une pluie abondante mit alors fin à une sécheresse persistante. Mais on devait bientôt comprendre que c’était l’annonce des malheurs qui allaient fondre sur le royaume des lys.
1340, désastre naval de l’Écluse ; 1346, défaite de Crécy, tombeau de la chevalerie française ; 1347, prise de Calais par les Anglais. Cette même année, la peste noire fait son apparition et commence ses effroyables ravages : on estime qu’en trois ans, un tiers de la population d’Europe y succomba ! Dans la souffrance et dans l’épreuve, on se tourne plus facilement vers la Croix de Jésus et vers la Mère des douleurs. Et c’est à cette époque que, dans la mouvance de la piété franciscaine, apparaissent et se multiplient les Vierges de Pitié.
En 1356, le roi Jean le Bon est vaincu à Poitiers. Dans le malheur, le peuple de France se jette aux pieds de Notre-Dame et prie pour son roi prisonnier. Les Parisiens lui offrent une bougie de la longueur des remparts. Cette offrande annuelle devenant difficile, ils la remplaceront par une lampe d’argent en forme de navire, brûlant perpétuellement devant l’image de la Vierge Marie.
En l’absence du roi, captif à Londres, des idées nouvelles de parlementarisme à l’anglaise et même de souveraineté du peuple conquièrent une partie de la noblesse, de la bourgeoisie et du haut clergé. Un évêque révolutionnaire du nom de Robert Le Coq prétend que les Trois États ont le droit de déposer le roi ! Cette élite dévoyée fomente une vraie révolution française avant la lettre, derrière Charles le Mauvais, roi de Navarre, petit-fils de Louis X, qui brigue le trône capétien et Étienne Marcel à Paris. Le 3 mars 1357, les États généraux instituent une monarchie parlementaire. D’essence divine, la monarchie devient d’essence populaire, de sacrale, elle devient profane. La France capétienne, fruit de plus de trois siècles de la sagesse de nos rois sacrés et de la grâce divine semble anéantie. Les compagnies de routiers dévastent le pays et, en juin 1358, la Jacquerie ensanglante le nord de l’Île-de-France.
Dans la tourmente, le Dauphin, un prince de dix-huit ans, maladif, démuni, qui fit son apprentissage de roi dans les plus affreuses détresses. Par sa patience, sa prudence, sa détermination, son courage, il sauva néanmoins la Couronne et la France !
Où puisa-t-il cette sagesse qui devint son attribut ? Certes, il fut un savant. Mais ce roi qui lisait la Bible intégralement chaque année s’était mis avant tout à l’école de la Sagesse divine qui, en douce France, a figure mariale.
Une Bible appartenant à Charles nous en laisse une preuve touchante. À la dernière page, son copiste Raoulet d’Orléans a représenté le Dauphin en apparat princier, agenouillé devant Notre-Dame dans une attitude par laquelle il avoue la Reine du Ciel pour sa suzeraine. Un poème explicite sa prière :
Courtoise Vierge, fille et mere
Honoree du très doulz Père
Auquel nuls n’a comparoison
Recevez en gré m’oroison (...)
En vostre très digne servage
Notre Dame me recevez.
Les initiales des vers nomment leur destinataire : « Charles, ainsné fils du roy de France, duc de Normandie et dalphin de Viennoys. »

Charles V avait composé lui-même une belle prière qui nous est parvenue : « Ave, glorieuse Vierge, sacrée pucelle, digne et précieuse mère de Dieu, je vous regracie et mercie, ma dame et maistresse, de tant de graces, doulceurs, aides et secours que m’avez par vostre bonté et charité faiz depuys l’heure que je suys né jusques a present et que j’espere que me ferez. » Le roi lui demandait particulièrement « bonne paix, union et concorde » entre les princes et cela était bien nécessaire en ces temps troublés.
En 1360, Édouard III voulut en finir et se faire sacrer à Reims. Mais la ville des sacres se refusa à lui, de même que Paris. Au lendemain de la Semaine sainte, alors que son armée traversait le pays de Beauce, elle essuya une terrible tempête de grêle avec neige et éclairs. Les grêlons étaient si gros qu’ils tuèrent de nombreux hommes et chevaux d’équipage. Ce fut le lundi noir, le “ Black monday ” dont parlent les chroniques anglaises. Notre-Dame de Chartres veillait et l’abbé de Cluny, qui avait été nommé légat par le Pape, rappela à Édouard l’exemple de Rollon. Édouard III et Jean le Bon signèrent alors la paix dite de Brétigny-Calais : le roi d’Angleterre renonçait à la couronne de France, mais recevait en pleine souveraineté la grande Aquitaine, de la Loire jusqu’aux Pyrénées, c’est-à-dire qu’il n’y était plus vassal du roi de France. Ces territoires immenses n’appartenaient plus du tout à la France !
UN ROI SAGE ET DÉVOT
À la mort de son père, en 1364, lorsque Charles V sera sacré à Reims, il ajoutera de son propre chef au serment royal la clause suivante : « Je conserverai inviolablement la supériorité, les droits et les dignités de la couronne de France, et ne les transporterai ni aliénerai. »
Le nouveau roi entreprendra aussitôt la reconstruction du royaume, en commençant par mettre en lumière la religion royale. La succession contestée des Capétiens aux Valois et les revendications démocratiques des États généraux requéraient une formulation explicite du mystère du sacre de Reims dont la France vivait déjà depuis des siècles.
C’est Charles V, entouré d’excellents légistes, qui codifiera de manière définitive le cérémonial du sacre et adossera la “ religion de Reims ” à un droit dynastique qui en écarte tout usurpateur. Dès 1365, le Traité du Sacre de Jean Golein célèbre « la sainte liqueur célestiale qui est en la sainte ampoule... Et pour ce le roi de France est-il appelé le plus noble, le très chrestien deffendeur de la foy et de l’Église. »
Cette reconstruction fut menée sous l’égide de l’Immaculée Conception, privilège auquel le roi était très attaché ! Lorsqu’en 1378, il fit rédiger par l’un de ses conseillers le Songe du Vergier, pour être le manifeste de son règne, il fit ajouter deux chapitres sur l’Immaculée Conception.
Charles V réussit en quelques années à recréer un trésor, une marine, une armée de métier, obtenant la libération d’une partie du territoire. Du Guesclin y aida sur terre, et Jean de Vienne sur mer, deux fiers et loyaux capitaines dont le cri de guerre scanda la reconquête : « Notre-Dame, Guesclin ! Notre-Dame, Vienne ! »
La sainteté capétienne refleurissait dans ce roi qui avait pris Saint Louis pour modèle, « la fleur, l’honneur, la lumière et le miroir non seulement de la lignée royale mais de tous les Français, écrivit-il dans son édit du Bois de Vincennes d’août 1374 ; lui qui n’a jamais commis de péché mortel, qui gouverna si bien le royaume et la chose publique, lui dont les faits émerveilleront le monde tant que le soleil luira, et doivent toujours inspirer les rois ses successeurs. »
Charles V avait composé à son usage un Recueil des prières, pour l’aider dans son oraison matinale. Ce manuel révèle le fond de son âme religieuse et royale : « Impossible dans la prière du roi de séparer sa personne publique de sa personne privée. En aucune heure du jour il ne dépose la couronne. Son âme et son “ estat de roy ”, son peuple et son royaume, ses ennemis et sa famille s’entremêlent dans ses prières. S’il demande pardon de ses fautes, c’est de celles qu’il a commises en son état de roi et autrement. S’il prie pour obtenir des biens spirituels, c’est pour faire “ oraison et opération en mon estat de roy ”. S’il demande le salut, c’est pour lui et pour son peuple. Demander à Dieu humilité dans le succès et patience dans l’adversité est habituel, mais plus neuf est de requérir “ sens et entendement et cognoissance ” pour gouverner “ sagement... et justement... ce vostre royaume très chrétien ”. Enfin à la messe, au moment de la consécration, Charles demandait à Dieu ce qui lui tenait le plus à cœur : un fils, pour lui “ succéder à honneur en estat de roy ”. » (Françoise Autrand, La prière de Charles V, 1995) Il fut exaucé la quatrième année de son règne.
DÉVOTION MARIALE ET ESPRIT DE CROISADE
Quel devait être le but final de cette reconstruction du Royaume ? En 1376, Charles V reçut une lettre de sainte Catherine de Sienne. Cette sainte, cette grande mystique était spécialement inspirée par Dieu pour exhorter et admonester les papes et les princes.
« Au nom de Jésus crucifié et de la douce Marie (...).
« Faites la paix, et tournez vos armes contre les infidèles ; consacrez-vous à déployer et à défendre l’étendard de la très sainte Croix. »
Si les négociations de paix échouèrent avec l’Angleterre, Charles plaçant au-dessus même du bien de la paix cette souveraineté royale qu’il avait juré de sauvegarder lors de son sacre, n’allons pas conclure que le nationalisme est l’antithèse de la Chrétienté. Il en est au contraire le préalable : seule une France puissante peut servir l’Église, la Chrétienté et mener la Croisade.
Surtout, à partir de 1378, c’est le Grand Schisme d’Occident qui fit obstacle à la Croisade. La Chrétienté comptait deux papes, plus soucieux de leur rivalité que du péril turc ! Les rois et les saints eux-mêmes prirent parti pour l’un au l’autre pape, de Rome ou d’Avignon. En 1409, il y en aura même un troisième, à Pise ! Le Grand Schisme fut le tourment de l’âme de Charles V, jusque sur son lit de mort. Cette angoisse fut l’ultime manifestation de son souci de la Chrétienté.
Par ailleurs, nous avons la preuve que le roi gardait l’esprit de Croisade. Depuis 1373, il avait choisi pour conseiller Philippe de Mezières, ancien chancelier du roi de Chypre, chevalier mystique qui ne vivait que pour la Croisade. Il avait passé des années à parcourir l’Europe pour appeler les princes chrétiens à se croiser. Lui-même avait participé à plusieurs expéditions outre-mer.
Or, Philippe de Mezières communiait avec son roi dans une fervente dévotion mariale. Esprit de Croisade et dévotion mariale vont de pair. À Chypre, Philippe avait découvert une fête de la Présentation de Notre-Dame au Temple. Il en composa un office qu’il présenta à Grégoire XI, et le pape l’ayant agréé, le roi de France engagea les Églises du royaume à en célébrer la solennité : « La pensée d’entourer la bienheureuse Vierge et très sacrée Impératrice de la vénération qui lui est due et de l’honorer du plus grand amour s’est présentée à notre esprit comme l’affaire la plus importante (...). Elle est auprès de son benoît Fils la plus puissante Médiatrice de ceux qui l’honorent avec un cœur pur. » (Lettre aux maîtres et écoliers du Collège de Navarre, 10 novembre 1374)
Ayant été nommé par Charles V dans le conseil de tutelle des enfants royaux, Philippe de Mezières transmit au jeune Charles VI son idéal de Croisade. Le 15 mai 1395, ils écrivirent chacun une lettre au roi Richard II d’Angleterre pour lui offrir la paix, afin de remédier au Grand Schisme et partir en Croisade. Cette paix favorisa la Croisade de Nicopolis, l’année suivante. Malheureusement, les rois n’y prirent pas part et cette expédition fut un désastre. L’expérience montre que la Croisade a besoin de l’autorité et de la sagesse du roi de France. Surtout, à cause du Grand Schisme, le soutien pontifical manqua : pas de Croisade sans Pape !
À Nicopolis périt un autre familier de Charles V qui unissait dans un même idéal chevaleresque Croisade et dévotion mariale : Jean de Vienne, amiral de France. Trente ans plus tôt, en 1366, participant à la Croisade d’Amédée VI de Savoie, il avait été l’un des premiers chevaliers de l’Ordre du Collier que le duc avait fondé pour cette occasion en l’honneur des « Quinze joyes de Notre-Dame ». Le 28 septembre 1396, à Nicopolis, Jean de Vienne succomba sous la masse des Turcs, l’épée dans une main, l’étendard de la Vierge dans l’autre.
LE LYS DE L’AVE MARIA
Faisons un détour par la Bretagne où, en ce milieu du quatorzième siècle, la succession du duché était âprement disputée entre Charles de Blois, qu’appuyait le roi de France, et Jean de Montfort, soutenu par le roi d’Angleterre. Quel était le dessein de la Sainte Vierge ?
Au fond de la Bretagne bretonnante vivait un pauvre garçon, bien doux, bien gentil, mais d’une telle simplesse d’esprit que c’était à peine s’il savait parler. Il aimait pourtant Notre-Dame d’un grand amour et répétait à longueur de journée : « Ave Maria ! Ave Maria ! » Devenu orphelin, il mendiait son pain et vivait dans un bois, passant son temps à se balancer sur la branche d’un arbre en répétant ses Ave Maria. Un jour, Salaün – c’était son nom – fut pris par des soudards du parti de Montfort qui voulurent le contraindre d’avouer de quel côté il était :
« Blois ? Montfort ?
– ...
– Qui alors ?
– Ave Maria ! »
En vérité, le Fol du bois était un sage. Le fracas des quinze cents combats et des huit cents sièges de la guerre de Bretagne s’est éteint, mais l’Ave Maria de Salaün retentit toujours ! Quand il mourut, un lys fleurit sur sa tombe, dont les pétales portaient, inscrits en lettres d’or, les mots : Ave Maria. On ouvrit la tombe, pour constater que le lys miraculeux avait pris racine dans la bouche de Salaün. Le miracle était tellement éclatant qu’en 1364, le vainqueur, Montfort en l’occurrence, lança la construction d’une superbe église de granit sur les lieux, Notre-Dame du Folgoët.
Jean de Montfort était le pupille d’Édouard III d’Angleterre. Et pourtant, cet hommage de l’hermine au lys marial annonçait le futur rattachement du duché au royaume de France. D’ailleurs, le fils de Jean IV de Montfort, le duc Jean V épousa en 1404 Jeanne de France, dite Jeanne la Pieuse, fille du roi Charles VI. C’est pourquoi la décoration de la basilique marie les hermines aux fleurs de lys !
Ce qui est sûr, c’est que Notre-Dame ne voulait pas que la Bretagne devînt anglaise ! Elle l’avait bien montré à Rennes, le 8 février 1357. La ville était alors assiégée par les Anglais. Désespérant d’en venir à bout, le duc de Lancastre fit creuser une sape pour s’y introduire de nuit. On s’en aperçut dans la ville, mais on ne savait ni où ni quand elle déboucherait. Or, une nuit, les cloches de l’église Saint-Sauveur se mirent à sonner toutes seules. On s’y précipita. Oh, surprise ! la statue de la Sainte Vierge était illuminée. Quand son peuple fut réuni à ses pieds, sa main s’anima et indiqua un point sur le sol. Sous la dalle ainsi désignée, l’on découvrit l’arrivée du souterrain. Bertrand de Saint-Pern, qui commandait la garnison, se précipita avec ses soldats et l’ennemi qui s’avançait à l’autre extrémité reflua en désordre. Les Rennais gardèrent longtemps le souvenir de cette protection due à Notre-Dame des Miracles.
Sautons un siècle jusqu’au dénouement de cette histoire, lorsque le jeune roi de France Charles VIII obtint la main d’Anne de Bretagne, à la suite d’un pèlerinage à Notre-Dame de Bonne Nouvelle, près de Rennes. Ce mariage, en 1491, apporta le beau duché à la couronne de France. Sous le regard de Marie, notre France se constitue peu à peu.
Non sans tribulations...
LE LYS PARMI LES ÉPINES
Le règne de Charles V, jusqu’en 1380, n’avait été qu’une brève éclaircie. Peu après, la France fut de nouveau menacée de mort par la guerre civile, la révolution et la guerre étrangère.
En 1392, Charles VI, roi magnifique, fut frappé de folie furieuse. Réduit à la pire déchéance, il demeurait néanmoins « l’oint du Seigneur » et, à ce titre, l’objet d’un amour sacré de son peuple. Bainville, qui ne connaît pas la religion royale, écrit : « Ailleurs, le malheureux eût été déposé. La France lui gardera une curieuse sorte de tendresse, par respect de la légalité et de la légitimité. » Disons plutôt : par vertu surnaturelle et respect de l’ordre divin ! De son vivant, le roi fou conserva son surnom de Charles VI le Bien-aimé.
Cependant, autour du pauvre roi fou, la rivalité entre les ducs d’Orléans et de Bourgogne dégénère en guerre civile, atroce : la fameuse guerre entre Armagnacs et Bourguignons.
En 1413, c’est la révolution cabochienne à Paris, comme une reprise de la révolution d’Étienne Marcel : Les États généraux sont convoqués, la Bastille est prise d’assaut ! Les bouchers, derrière Simon Caboche, se livrent à des massacres épouvantables. Un maître de l’Université se distingue : il s’appelle Pierre Cauchon. Finalement, le 26 mai 1413, le duc de Bourgogne obtient de Charles VI “ l’Ordonnance cabochienne ”, qui institue une monarchie parlementaire sous sa tutelle.
En 1415, le roi Henri V d’Angleterre se lance à la conquête de la France et massacre notre chevalerie à Azincourt.
Le pauvre roi fou exhérède son fils, le dauphin Charles et, par le honteux traité de Troyes, en 1420, il donne sa fille à Henri V, dès lors reconnu pour héritier de la couronne !
Quelle pitié au saint Royaume naguère si protégé et béni : pitié des corps qui souffrent, des âmes qui se perdent. Que d’épines dans le cœur des vrais et loyaux Français et surtout dans le Cœur de leur Reine, la Vierge Marie ! Mais si Elle souffre avec ses sujets, Elle ne les abandonne pas et, au milieu de ces quarante années si catastrophiques, elle se manifeste en Champagne, comme le « lys parmi les épines ». Le 24 mars de l’an 1400, des bergers sont attirés par un buisson d’épines qui brûle sans se consumer. En s’approchant, ils découvrent au milieu une petite statue de la Vierge portant l’Enfant-Jésus dans les bras. Une basilique sera édifiée quelques années plus tard (1406 -1427), au milieu des champs, à l’emplacement même du buisson ardent : Notre-Dame de l’Épine.
« Que signifiait cette répétition de la scène mystérieuse du mont Horeb ? demandera Mgr Freppel lors du couronnement de la statue, le 3 juin 1890. Était-ce l’annonce prophétique de jours meilleurs pour l’Église et pour la France ? »
Oui, non seulement la révélation de la gloire de l’Immaculée, se manifestant comme Yahweh, dans un buisson ardent, mais la promesse de délivrance pour la tribu de Juda de la nouvelle Alliance, comme jadis pour le peuple hébreu opprimé en Égypte. Beaucoup dans le royaume en conservaient l’espérance.
En particulier, le chancelier de l’université de Paris, Jean Gerson (1363-1429). Le premier combat dans lequel il s’était illustré, dans les années 1387-1389, avait été la défense de l’Immaculée Conception, contre un dominicain aragonais, Jean de Monzon. Depuis, il tenait toujours dressé parmi les maîtres parisiens l’étendard de Marie Immaculée.
Pour le bien de la Cité et la restauration de l’autorité légitime, il adjoignait à son culte celui de saint Joseph, dont il fut le premier docteur. Enfin, ces deux amours s’unissaient dans sa dévotion au mystère de la « Desponsation Nostre Dame ». Il y voyait le modèle de l’union non seulement du Christ et de l’Église, mais du Christ avec le Royaume des lys.
Pendant les années terribles de la folie du roi, il demeura le témoin fidèle de la Religion royale, des privilèges et des obligations de la royauté très chrétienne. Non seulement pour le bien de la France, mais aussi pour le bien de l’Église déchirée par le Grand Schisme : pour Gerson, le roi de France est le seul instrument divin apte à ramener l’unité de la Chrétienté, car la couronne de France a toujours été le plus fidèle soutien de la foi de l’Église. La France ne trouve pas sa fin en elle-même, mais sa vocation s’insère dans le dessein de Dieu sur l’Église et la Chrétienté.
Cependant ce n’est pas seulement la Cour et l’université de Paris qui devaient entendre la parole de vérité. Le peuple de France tout entier avait besoin de conversion.
“ L’ANGE DE L’APOCALYPSE ”, PRÉCURSEUR DE NOTRE-DAME
Or précisément, au début de ce quinzième siècle, les provinces de France étaient sillonnées par un vieux dominicain au renom de sainteté extraordinaire, si puissant en paroles et en œuvres qu’on le nommait “ l’Ange de l’Apocalypse ”. Ses prédications retentissantes et ses miracles innombrables entraînaient les foules à la pénitence, préparant ainsi à Notre-Dame un peuple bien disposé.
Saint Vincent Ferrier était né à Valence, en Espagne, en 1350. Entré chez les frères prêcheurs à l’âge de dix-sept ans, il se fit très tôt remarquer comme un brillant théologien. À vingt-quatre ans, ce disciple fervent de saint Thomas d’Aquin publia une réfutation magistrale de Guillaume d’Occam, dont les doctrines embarrassaient encore les plus grands maîtres de la Chrétienté. En 1385, frère Vincent succéda sur la chaire de théologie de la cathédrale de Valence à Jean de Monzon, dominicain lui aussi, adversaire enragé de l’Immaculée Conception de Notre-Dame : celui-là même que combattrait bientôt Gerson à Paris.
Or Maître Vincent, lui, croit que la Vierge Marie est Immaculée dans sa Conception. Certes, dans son langage thomiste, il ne parle que de sanctification de Marie. Mais il la place à l’instant même de la création de son corps et de son âme et l’entend dans un sens exclusivement positif.
« Ne croyez pas qu’il en ait été d’elle comme de nous qui avons été conçus dans le péché ; dès que son âme fut créée, elle fut sanctifiée, et à l’instant, les anges célébrèrent dans le Ciel la fête de la Conception. » (Sermon pour la Nativité de la Vierge)
Bien plus, il distingue cette sanctification de Marie de celle de toutes les autres créatures pour la comparer, en revanche, à celle de l’humanité du Christ ! D’ailleurs, remarque-t-il, l’Église « ne fête d’autre conception que celle du Christ et de la Vierge Marie ». Dans leur conception, explique le saint dominicain, Jésus et Marie ont tous deux été confirmés en grâce et en sainteté.
À l’école de l’abbé de Nantes et de frère Bruno, avançant dans cette voie que nous ouvre saint Vincent, nous comprenons que la Vierge Marie ainsi sanctifiée se trouve élevée auprès de Dieu le Père lui-même, à qui nous demandons dans le Pater : « Que votre Nom soit sanctifié. »
Cette vue positive de l’Immaculée Conception éclaire également le récit de l’Annonciation : « L’Esprit-Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre ; c’est pourquoi l’être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu. » (Lc 1, 35)
La Sainteté de Marie est antérieure à celle de l’humanité de Jésus ! C’est tout à la fois parce qu’il est Fils de Dieu le Père et enfant de Marie que Jésus sera Saint.
Il est remarquable qu’à partir de l’enseignement de saint Vincent à Valence, la province dominicaine d’Aragon se signala par sa profession de foi dans l’Immaculée Conception. Alors qu’au même moment, les frères prêcheurs de Paris, par exemple, enseignaient des opinions si outrageantes pour la Vierge Marie, et avec une telle impudence, que l’Université dut faire appel au bras séculier, au roi Charles VI, pour les réprimer.
N’imaginons pas qu’il ne s’agissait là que de querelles d’écoles. Le peuple fidèle tout entier, très attaché au glorieux privilège de sa Reine, suivait passionnément ces controverses. Les dominicains jacobins furent ainsi flétris du sobriquet de “ Huet ”, par lequel on désignait le démon. « Pour se moquer d’eux, on l’écrivait partout, sur les murs, dans les places publiques », nous rapporte la Chronique du religieux de Saint-Denys. Un poète populaire mit ces quolibets en vers :
Huet, qui blasphémait la Vierge sainte et pure,
Ira dans les enfers expier son injure.
Le zèle de Maître Vincent ne se limitait pas à la théologie. Il était hanté par l’ébranlement de la Chrétienté déchirée par le Grand Schisme, mise à mal par les guerres interminables, en Espagne et en France, menacée par des hérésies anciennes et nouvelles. Le 3 octobre 1399, en Avignon, Notre-Seigneur lui donna l’ordre de parcourir les royaumes et les cités pour annoncer le jugement de Dieu et appeler les hommes à la conversion avant la venue de l’Antéchrist. Et voilà saint Vincent jeté sur les routes de la Chrétienté, jusqu’à mourir d’épuisement à Vannes en 1419. Pendant vingt ans, ce missionnaire infatigable se démena pour éteindre le Grand Schisme, pacifier les princes et réévangéliser les peuples ; en un mot, pour restaurer la Chrétienté à moitié en ruine.
Avec la crainte du jugement de Dieu, ce prêcheur qui savait être terrible communiquait aussi aux foules sa tendre dévotion pour la Sainte Vierge.
« Saint Vincent est un prédicateur qui a une capacité étonnante pour la faire apparaître dans ses discours, écrit le Père dominicain Emilio Sauras (Théologie spirituelle, Valence, 1972, vol. XVI, n° 46), parfois à juste titre, parfois sans raison apparente, mais toujours sous la dictée de sa piété mariale obsessionnelle. Ces très brèves digressions sont chacune comme un soupir du cœur, comme un cadeau offert à la Vierge, comme une effusion de sa piété qui s’exprime dans un souvenir, dans une application ou dans une analogie dont elle est le sujet. Saint Vincent est comme l’amoureux qui, à temps et à contretemps, s’échappe pour rencontrer la personne qu’il aime et pour pouvoir la regarder ou lui dire ne serait-ce qu’un mot. »
Le saint dominicain commençait toutes ses prédications par la Salutation angélique. D’aucuns assurent même qu’il fut l’initiateur de cette pieuse pratique. Il ne s’agissait cependant pas d’une marque de piété conventionnelle, mais du point d’appui de tout son enseignement et du moyen de le rendre efficace. Avec succès ! Ainsi, six siècles plus tard, la ville de Saint-Lô vénère encore Notre-Dame du Pilier, dévotion que le saint lui avait apportée de son Espagne natale en 1418.
LE SALUT DE DIEU PAR MARIE
La France entière se met en prière. La dévotion à la Vierge demeure le lien, le liant de la communauté nationale éprouvée. En 1421, Charles VI fit battre des pièces de monnaie sur lesquelles était représentée la Salution angélique, avec le mot Ave : on les nommait des “ saluts ”. L’Annonciation, grand mystère de l’Espérance chrétienne, était la dévotion préférée de ce temps.
Or, la Providence encouragea cet élan de piété. En ces années d’épreuve, la conjonction rare de l’Annonciation et du Vendredi saint se produisit trois fois, en 1407, 1418 et 1429, attirant des foules au pied de Notre-Dame du Puy pour y gagner les grâces du jubilé. En 1421, on avait porté « le très dévot et très saint image Notre-Dame pour la paix et union de la Saincte Église, à cette fin qu’il plût à Dieu et la Vierge Marie donner victoire au roi de France et à Monseigneur le Dauphin sur leurs ennemis ». La statue fut portée en procession jusqu’à la porte Saint-Robert, afin qu’elle « regarde vers France... Et tout le populaire pleurait à chaudes larmes devant ce dévot image, demandant à la Vierge Marie qu’elle impétrât paix et concorde au royaume de France. »
Le 1er novembre 1427, le Dauphin supplia le pape Martin V d’accorder les indulgences d’un jubilé au sanctuaire de Notre-Dame de Rocamadour. Le Pape y consentit et les fidèles accoururent en foule pour l’ouverture de ce Jubilé non pareil, qui devait durer dix ans ! À Pâques 1428, on comptait vingt à trente mille pèlerins venus supplier Dieu et Notre-Dame pour la France, dont les Anglais s’apprêtaient à envahir la partie méridionale, après avoir fait sauter le verrou d’Orléans.
Or, le duc Charles d’Orléans, ancien chef du parti Armagnac, qui avait été fait prisonnier à Azincourt, demeurait captif en Angleterre. Lui aussi se tourne alors vers le Ciel : « Priez pour paix, doulce Vierge Marie... Priez pour paix, le vrai trésor de joye ! » Dans sa Complainte sur la France, il exhorte son peuple à se convertir, il chante avec ferveur la religion royale comme l’unique salut de la France humiliée.
Dieu a les bras ouverts pour t’accoler,
Prêt d’oublier ta vie pécheresse ;
Requières pardon, bien te vendra aider
Notre Dame, la très puissant princesse,
Qui est ton cri, et que tiens pour maîtresse ;
Les sains aussi te viendront secourir,
Desquels les corps font en toi démourance.
Ne veuilles plus en ton péché dormir,
Très chrétien, franc royaume de France.
Sainte Jeanne d’Arc dira à ses juges à quel point ce prince était bien-aimé du Seigneur. Son fils montera d’ailleurs sur le trône de France : ce sera Louis XII.
Charles d’Orléans est aussi considéré comme le premier grand poète de langue française, avec François Villon (1431-1463), ce génial poète vagabond qui avait bien des choses à se reprocher, mais qui aimait la Sainte Vierge, Notre-Dame refuge des pécheurs. Il sut chanter sa Reine dans sa célèbre Ballade pour prier Notre-Dame que les enfants apprenaient par cœur à l’école, autrefois.
Dame du ciel, régente terrienne,
Empérière des infernaux palus (...),
Vous portâtes, digne Vierge, princesse,
Jésus régnant, qui n’a ni fin ni cesse.
En cette foi je veux vivre et mourir.
On aime que notre langue ait ainsi gagné ses lettres de noblesse en chantant Notre-Dame !
Surtout, c’est le Dauphin lui-même qui implore le Ciel, multipliant les pèlerinages, se tournant vers Dieu dans le secret de sa prière, pour qu’il lui révèle son fait et lui dise son devoir : s’il n’était pas vrai héritier du royaume de France, qu’il n’ait plus courage de poursuivre son entreprise ; s’il avait péché, qu’il en soit lui seul puni et non le royaume ; enfin, si le péché du peuple était cause de ses épreuves, qu’il plaise au Ciel d’accorder son pardon.
« Alors, sur la terre comme au Ciel, il se fait une sorte de silence, écrit notre Père. Si réponse il y a du Ciel à la terre, tout est vrai de ladite vocation divine de la France, de la religion royale et du sacre de Reims. Si le Ciel se tait à si émouvante, sincère et ultime imploration, tout est légende du temps jadis, menterie de faussaire, illusions funestes de maintenant. Et de restauration il n’y aura point, ni alors, ni aujourd’hui, ni demain. Jamais plus... » (Histoire volontaire de sainte et doulce France, p. 104)
SAINTE JEANNE D’ARC, COLOMBE DE LA PAIX FRANÇAISE
Or, le 6 mars 1429, le Dauphin vit entrer dans la grand-salle de son château de Chinon une jeune fille de dix-sept ans qui, l’ayant avisé, alla droit vers lui : « Gentil Dauphin, j’ay nom Jehanne la Pucelle. Et le Roy des Cieux vous mande par moy que vous serez sacré et couronné en la ville de Reims, et que vous serez lieutenant du Roy des Cieux, qui est Roy de France. »
Jeanne lui réclama qu’il voulût croire en sa mission divine. En gage d’authenticité, elle lui révéla sa prière secrète et y répondit : « Moi je te dis, de la part de Messire, que tu es vray héritier de France et fils du Roy. Et il m’envoie à toi pour te conduire à Reims, où tu recevras la couronne et le sacre, si tu le veux. »
Pendant que la mère de Jeanne, Isabelle Romée faisait le pèlerinage du Puy pour gagner le jubilé et confier sa fille à Notre-Dame, les interrogatoires et les enquêtes commandées par le Dauphin établirent la bonne réputation de la Pucelle : « Elle était élevée dans la religion chrétienne et remplie de bonnes mœurs ; elle allait volontiers et souvent à l’église. » Chaque samedi, elle aimait se rendre au petit sanctuaire de Notre-Dame de Bermont pour y prier devant la statue de la Vierge, dont le divin Enfant porte en ses mains une colombe blanche : symbole du Saint-Esprit, dont la Vierge Immaculée est la demeure, mais aussi symbole de l’âme pure de Jeanne, enfant de Marie.
Jean Gerson, exilé à Lyon, fut requis de donner son avis sur la mission de ladite pucelle. Sa réponse, en conclusion d’un solide traité, fut qu’il semblait « convenable de compter cette jeune fille parmi les envoyés de Dieu ». Le vieux chancelier comparait Jeanne à Notre-Dame : la Pucelle sauve la France, l’Israël nouveau, comme « par une humble Vierge fut opérée la rédemption de tout le genre humain ».
Oui, sainte Jeanne d’Arc était pour le Royaume des lys en grande pitié la figure de l’Immaculée Vierge Marie : pucelle d’âme autant que de corps, mais aussi médiatrice de l’Alliance que le Roy des Cieux voulait renouveler en sa faveur, ainsi qu’elle le manifesta par une action symbolique, prophétique, unique dans toute notre histoire.
« Jeanne demanda au Dauphin de se démettre de son Royaume, d’y renoncer purement et simplement, et de le rendre à Dieu de qui il le tenait. Elle envoya alors quérir des secrétaires royaux. Le Dauphin accepta. Il en vint quatre qui dressèrent acte de l’hommage et en firent lecture solennelle, sur demande de la jeune fille. Cela fait, le Roi demeurait quelque peu interdit. La Pucelle dit alors à tous les présents : “ Voici le plus pauvre chevalier de son royaume ! ”
« Peu après, devant les mêmes notaires, agissant en donatrice du royaume de France, elle le remit au Dieu tout-puissant. Après encore un bref moment et d’ordre de Dieu, elle investit le roi Charles du royaume de France. “ Et de toutes ces choses encore, elle voulut qu’acte solennel fût dressé. ” » (Sœur Hélène de Jésus, Sainte Jeanne d’Arc, vierge et martyre, p. 53)
Après bien des tergiversations, Charles consentit à donner à Jeanne une armée pour délivrer Orléans. Sur l’ordre de ses Voix, elle se fit confectionner un étendard. Elle y fit peindre sur une face son Roi Jésus en majesté ainsi que les sacrés noms de « Jhésus Maria ». L’autre face représentait un écu de France surmonté de la couronne, symbolisant le Royaume des Lys, tandis qu’une colombe blanche tenait l’extrémité d’une banderole portant ses mots : « De par le Roy du Ciel ». La colombe figure tout ensemble la Pucelle et la Vierge Marie. C’est le résumé de la mission de Jeanne, sainte Colombe de la victoire et de la paix française, à Orléans, à Reims et jusqu’à Rouen.
À Orléans, lors de la prise des Tourelles, le 7 mai 1429, tandis que Jeanne brandissait son étendard, « certains chevaliers virent une colombe blanche voler par-dessus ».
À Reims, pour le sacre de Charles VII, le 17 juillet, il ne fut pas nécessaire qu’une colombe apportât la Sainte Ampoule. La présence de Jeanne auprès du roi, brandissant son étendard frappé de la colombe, signifiait bien que Charles était oint du chrême célestial « de par le Roy du Ciel » et la Vierge Marie.
Trahie, livrée, jugée, condamnée comme son Maître par des clercs perfides, Jeanne fut brûlée à Rouen le 30 mai 1431. Non sans avoir proclamé une dernière fois la divinité de sa mission : « Tout ce que j’ai fait fut de l’ordre de Dieu. Non ! mes Voix ne m’ont pas trompée ! » Un Anglais vit alors « une colombe blanche sortir des flammes », qui laissèrent son cœur intact et plein de sang : son cœur si pur, immaculé, plus ardent que le brasier.
C’est bien sous le signe marial de la colombe que Messire Dieu veut donner victoire aux Français quand il les prend en pitié et qu’il veut renouer l’Alliance qui les lie à Lui.
Par le miracle de Jeanne, disait notre Père, fut authentifiée la Religion royale dans toute sa vérité et pureté : au saint Royaume des lys, Jésus-Christ, “ le Roy du Ciel, fils de Sainte Marie ” est vrai Roi, suzerain immédiat du roi temporel, de ses vassaux et de tout son peuple, dont il conduit les destinées.
« Une telle révélation de la Bonté divine, commente notre Père, et sa belle entrée guerrière dans le désordre et le malheur de l’époque, ont répandu la joie, l’allégresse dans les cœurs, ôtant à la lutte contre l’Ennemi et le Rebelle toute haine et toute cruauté, réparant la communion des cœurs et des peuples dans leur unique service féodal du souverain Seigneur Jésus, leur béni suzerain à tous, d’Angleterre et de France, chacun dans sa terre et selon sa mouvance, à sa place, en son ordre. Restaurant la Chrétienté. » (Histoire volontaire de sainte et doulce France, p. 119)
Mais Jeanne, instruite par ses Voix, voyait plus loin. Inquiète des périls que faisaient courir à la Chrétienté les hérétiques hussites en Bohême et, au-delà, les Turcs, elle voulait réunir les princes chrétiens pour combattre l’ennemi commun. Le jour même du sacre, elle écrivit au duc de Bourgogne, le félon :
« Haut et redouté prince duc de Bourgogne, Jehanne la Pucelle vous requiert de par le Roy du Ciel, mon droiturier et souverain Seigneur, que le Roy de France et vous fassiez bonne paix ferme qui dure longuement. Pardonnez l’un à l’autre de bon cœur entièrement, ainsi que doivent faire loyaux chrétiens, et s’il vous plaît à guerroyer, si allez sus les Sarrasins. »
La Croisade demeure la hantise de tous les saints et envoyés de Dieu.
Ce désir de Croisade de Jeanne était d’ailleurs bien compris et partagé par le peuple de France, comme en témoigne la chronique en vers que lui consacra Christine de Pisan, rédigée au même moment, en juillet 1429.
Cette fine lettrée avait déjà merveilleusement rimé les Quinze joyes Nostre Dame et mis en vers toutes les grandes intentions de la Chrétienté dans L’Orayson Nostre Dame. Dans le Ditié de Jehanne d’Arc, Christine exprime son fervent enthousiasme pour la mission de la Pucelle. Elle annonce qu’après avoir restauré Charles sur son trône, elle rendra la concorde à la Chrétienté et emmènera son roi en Croisade pour conquérir la Terre sainte aux Sarrasins !
Ce n’est pas tout encore. Nous avons vu que la France est la fille aînée de l’Église et le « bras dextre de la Cour de Rome », comme le chantait Charles d’Orléans. Eh bien, la mission de Jeanne a été aussi une mission de réhabilitation de l’autorité du Pape de Rome qui, à ce moment-là, était très contestée, spécialement par l’université de Paris où sévissaient encore les vieilles idées de Guillaume d’Occam et de Marsile de Padoue.
Il faut se rendre compte que les hommes qui, derrière Pierre Cauchon, se sont arrogé l’autorité de juger l’envoyée de Dieu appartenaient à la pire engeance de l’Université : conciliaristes en religion, nominalistes en philosophie et démocrates en politique. Ils confondaient dans une même exécration le Souverain Pontife et la monarchie française, surtout depuis que le pape Martin V avait reconnu la légitimité de Charles VII, à la mort de son père, en 1422.
Et voici que le 24 mai 1431, au cimetière Saint-Ouen, Jeanne fit appel au Pape de Rome. La forfaiture de ses juges prévaricateurs frappe de nullité tout ce procès et fait éclater leur schisme ! « Par sa profession de foi en la constitution divine de l’Église et de la Chrétienté, sainte Jeanne d’Arc a mérité le titre de martyre romaine ! » (Sainte Jeanne d’Arc, vierge et martyre, p. 281)
Sur le reste de la vie de Charles VII, jetons le voile, par respect pour celui que Jeanne déclara ce même 24 mai 1431 : « Le plus noble chrétien de tous les chrétiens, et qui aime le mieux la foi de l’Église. »
« Car, écrit l’abbé de Nantes, beaucoup ont erré en jugeant nos rois à leur aune et proclamant de leur propre sentence que certainement Dieu les avait abandonnés pour tel et tel crime, vrai ou supposé. Non, rien ne nous permettra de croire les bontés de Jésus suspendues, sa bénédiction ôtée à son royaume de France, que nous ne l’ayons appris de sa propre bouche. » (CRC n° 198, La France avant et après 1789, p. 29)
Or, Jeanne avait affirmé à ses juges que la Couronne de France, que saint Michel lui avait montrée à Chinon, ainsi qu’au Dauphin et à la Cour, durerait « mille ans et plus ».
LOUIS XI, VASSAL DE NOTRE-DAME
Venons-en à Louis XI, ce grand roi méconnu et tellement décrié par ses ennemis, dont le règne fut si agité qu’il défie les chroniqueurs. Ce règne fut d’ailleurs à son image, car il était lui-même agité et impatient : il avait attendu la royauté jusqu’à ses trente-huit ans ! Dauphin intrigant et rebelle, son sacre à Reims, en la fête de l’Assomption 1461, le transforma. Désormais, il s’identifia à la France, avec un instinct rare de son bien.
« La grandeur de Louis XI est de n’avoir jamais distingué sa propre cause de celle de la France. Il était “ France ” quand les autres étaient Bourgogne, Bretagne ou Bourbon. » (Jacques Madaule, Histoire de France, t. 1)
Ce maître ouvrier de la puissance française « sut déployer, explique notre Père, une incroyable énergie, faite de courage froid, de patience imperturbable, de ruse, pour achever le long dessein de la monarchie, qui était aussi l’idée de Jeanne : se débarrasser complètement des Anglais, ce qu’il fit à Picquigny (1475), et détruire le duc de Bourgogne, son ennemi de toujours, Charles le Téméraire...
« Mais je ne peux m’empêcher de penser que ce roi, plus téméraire encore que son adversaire, n’en serait pas sorti vivant ni la France, sans la grâce toute-puissante du Christ qui est “ vrai roi de France ”. Lui-même le savait, y songeait, associant à Jésus sa sainte Mère, pour laquelle il fit bâtir cette merveilleuse basilique Notre-Dame de Cléry où il aimait l’honorer. » (Histoire volontaire de sainte et doulce France, p. 123)

Église Notre-Dame de Bonsecours, Nancy
(par Mansuy Gauvain, 1505).
Ainsi, c’est en 1477 que Louis XI toucha le prix de ses efforts diplomatiques, lorsque René II de Lorraine – un autre grand dévot de la Vierge Marie – triompha du duc de Bourgogne, le rebelle, qui mourut misérablement lors du siège de Nancy. Le duc de Lorraine avait fait déployer son étendard où il avait peint l’Annonciation et la salutation angélique : Ave Maria. En action de grâces, il fit élever à Nancy le sanctuaire de Notre-Dame de Bonsecours et y installa une statue de la Vierge de Miséricorde. Ces représentations qui s’étaient multipliées aux quatorzième et quinzième siècles, notamment dans l’angoisse des épidémies et des guerres, illustrent l’idéal de la Chrétienté : Notre-Dame abrite sous son grand manteau d’une part la société ecclésiastique et, de l’autre, la société laïque. Le secret d’un augustinisme équilibré, de l’heureuse concertation entre le trône et l’autel, c’est la soumission des papes, des rois et des évêques à la Vierge Marie !
En son honneur et aussi pour les besoins de sa politique, Louis XI multiplia ses pèlerinages, depuis Cléry dont il portait la médaille sur son bonnet, Béhuard, son autre sanctuaire de prédilection, mais aussi Liesse, Chartres et Rocamadour, le Mont-Saint-Michel et Saint-Martin de Tours, Le Puy, Clermont-Ferrand, jusqu’à Embrun dans les Alpes, et tant d’autres... Le nombre des sanctuaires où Louis XI pria et qu’il dota est innombrable.
C’est aussi Louis XI qui obtint du pape Pie II, le 7 mars 1463, la célébration en France des octaves des fêtes de la Sainte Vierge. C’est dire s’il l’aimait et aimait la faire honorer par son peuple ! En 1469, le pape suivant, Paul II lui décerna d’ailleurs le titre de “ Très Chrétien ” et en établit l’usage diplomatique.
Deux faits restent en perpétuelle mémoire : dès l’ouverture des négociations pour une trêve avec le duc de Bourgogne, le 1er mai 1472, le roi, « ayant singulière confiance en la benoîte, glorieuse Vierge Marie, pria et exhorta son bon populaire, manants et habitants de sa cité de Paris, que dorénavant, à l’heure de midi, lorsqu’on sonnerait à l’église dudit Paris la grosse cloche, chacun fléchisse un genou à terre en disant Ave Maria, pour donner bonne paix au royaume de France ».
À la même époque, depuis 1470, le bienheureux Alain de la Roche popularisait l’usage du Rosaire tel que nous le connaissons aujourd’hui. C’est donc dans ces années que l’Ave Maria de l’Angélus et du Rosaire devint la trame de la journée de nos aïeux.
Surtout, l’un des derniers actes de gouvernement du Valois, en 1478, fut de déclarer Notre-Dame comtesse de Boulogne et de se reconnaître son vassal. Manière habile de soustraire le précieux comté, réputé pour être « l’anglet le plus précieux de la Chrétienté », de l’héritage du duc de Bourgogne. Il n’empêche que la dévotion du roi était sincère. Le cœur d’or fin que Louis XI offrit en signe d’allégeance à sa suzeraine, la Dame de Boulogne, et l’engagement qu’il prit que tous ses successeurs feraient de même à leur avènement, était un acte public, officiel. Peu à peu, nous voyons mûrir le dessein de la Sainte Vierge sur son royaume de France, dont elle veut qu’il lui soit consacré par son roi. Louis XI, qui désirait mourir un samedi, fut exaucé le 31 août 1483. Il était assisté par saint François de Paule et expira en murmurant l’invocation à Notre-Dame d’Embrun : « Ma bonne Maîtresse, aidez-moi ! »
La sainteté fleurissait dans la famille de ce roi, comme aux plus beaux temps capétiens. Sa sœur, Yolande de France, avait épousé le duc Amédée IX de Savoie, qui sera béatifié grâce à saint François de Sales, ainsi que leur fille, Louise de Savoie. Quant à la belle et fine Yolande, qui aimait à dire : « Je ne suis qu’à la Vierge Marie », devenue régente, elle lui consacra son duché, la Savoie, en 1472.
SAINTE JEHANNE DE FRANCE
Enfin, quelle merveilleuse et touchante figure de notre histoire mariale que celle de sainte Jehanne de France, fille de Louis XI, née en 1464. Contrefaite de nature – on l’appelait “ la boiteuse ” –, elle fut mariée par son père contre son gré à son cousin d’Orléans, puis répudiée par ce dernier quand il devint roi sous le nom de Louis XII en 1498. Elle se retira alors à Bourges, dont elle avait reçu le duché en apanage, et y fonda un ordre religieux, comme la Sainte Vierge le lui avait prédit, lorsqu’elle n’avait encore que sept ans : « Avant ta mort, tu fonderas une religion [un ordre religieux] en mon honneur. Et ce faisant me fairas un grand plaisir et service. »
Ce fut l’ordre des “ Annonciades ”, voué à célébrer les dix plaisirs ou vertus de la Vierge Marie : « Qu’elles vivent de la vie de Marie, pour l’honneur et le plaisir de Dieu ! » recommandait sainte Jehanne. Elle-même se disait “ l’ancelle ” de sa céleste Souveraine. Et elle avouait : « Notre-Dame a si bien gagné mes amours que je ne saurais plus aimer que Dieu et sa très sainte Mère... Jamais mon cœur n’est content de l’amour qu’il porte à la Vierge Marie, et si Dieu ne nous aide, je crains de mourir du désir d’aimer cette Reine du Ciel. »
Elle avait pour confesseur un franciscain de la stricte observance le Père Gabriel-Maria. C’est le pape Léon X qui lui avait donné ce nom, à cause de son grand amour pour Notre-Dame. Il se distinguait spécialement par son zèle pour l’Immaculée Conception. Son activité fut prodigieuse : prédicateur, écrivain... En plus des charges exercées dans son Ordre, il sera chargé par le Saint-Siège d’établir un plan de campagne contre les Turcs et sera même nommé inquisiteur contre l’hérésie luthérienne !
C’est de concert avec ce religieux mystique et temporaliste que Jehanne de France jeta les bases... d’un “ Ordre de la paix ”, qui serait dans le monde une extension de l’ordre des Annonciades, de façon à promouvoir, par la dévotion des Dix Ave Maria, la paix dans l’Église et entre les princes chrétiens. C’était une Croisade spirituelle pour le salut de la Chrétienté. Un jour, elle eut une apparition. Notre-Dame lui offrait une coupe dans laquelle se trouvaient deux Cœurs : « Prends, ma fille, et mange. C’est mon Cœur et celui de mon Fils. »
La sainte s’approchait pour les saisir quand Jésus qui était là l’arrêta : « Et toi, dit-il, n’as-tu rien à me donner à la place ?
– Que voulez-vous que je vous offre, ô mon Jésus ? »
Et la voix, se faisant plus douce et plus tendre, repartit : « N’as-tu pas un cœur, toi aussi ? »
Jésus et Marie laissaient entendre ainsi qu’ils avaient agréé l’offrande de son père Louis XI, le don de son cœur à Notre-Dame de Boulogne. L’Alliance nouée entre le Roy du Ciel, Notre-Dame Sainte Marie et la fille aînée de leur Église prend l’allure d’un Cœur à cœur.
Comme l’écrit notre Père : en Jehanne de France, « nous tenons la preuve que la grâce mystique de l’autre Jeanne, la Pucelle, a déjà pénétré la tige royale » de cette dynastie des Valois.
CONCLUSION
Revenons pour finir à Cléry, auprès du monument funéraire de Louis XI. Son visage tourmenté est impressionnant, à l’image des deux siècles qui s’achèvent. Certes, Jésus et Marie ont multiplié leurs grâces, faisant briller leur dessein sur le Royaume des Lys où le roi sacré à Reims est Lieutenant du Roy du Ciel, le premier Prince de la Chrétienté et le soutien du Siège apostolique. Cependant, à travers quels torrents de sang, à travers combien de mensonges et de trahisons cette divine orthodromie est-elle parvenue à frayer son chemin... ! Nous commençons à percevoir, non sans une certaine appréhension, peut-être, que c’est par la Croix que Jésus et Marie veulent s’unir la France et la guider vers la consommation de leur Alliance. Louis XI était hanté par cette angoisse de la Patrie et nous comprenons qu’il ait voulu être représenté à genoux, tourné vers la Vierge, en suppliant.
Ce mausolée n’est plus celui qu’avait fait construire le roi. En effet, ce premier tombeau fut détruit par les protestants, relevé sous Louis XIII, brisé de nouveau par les révolutionnaires. Cléry demeure le miroir des heurs et malheurs de la sainte et doulce France, jusqu’aujourd’hui où, dans cette somptueuse basilique, déserte, le vieux roi poursuit en solitaire sa longue, son anxieuse supplication à Notre-Dame pour la renaissance des lys de France.
frère Guy de la Miséricorde.

et le monument funéraire de Louis XI (par Michel Bourdin, en 1622).