Le service de l’Église

PREMIÈRE PARTIE

LE 25 avril 2025, durant la semaine de Pâques,  nous avons écrit à un bon ami : « Le pape François est décédé dans des conditions sinistres. Aucun repentir particulier pour cette sacrilège réforme synodale de l’Église qu’il laisse derrière lui et il n’a jamais été dit, dans les informations, qu’il ait reçu les derniers sacrements. Nos cœurs et nos prières sont désormais tournés vers ce prochain conclave qui, lui, ne sera pas synodal... Sera-ce l’élu de Notre-Seigneur qui sortira de cette désignation par les cardinaux ? Rien n’est moins sûr.... Mais Notre-Seigneur lui accordera de toutes les façons directement, personnellement et infailliblement, son pouvoir de juridiction pour gouverner l’Église. Ce sera le Pape ! »

Et telle fut notre joie de Noël en union avec tous les fidèles accourus en foules sur la place Saint-Pierre et finalement avec l’Église tout entière, d’entendre de la bouche du cardinal protodiacre, tel l’Ange proclamant dans le ciel de Bethléem à l’attention des bergers, premiers réveillés d’un monde endormi (cf. Lc 2, 10) : « Annuntio vobis gaudium magnum habemus Papam ! » Sans connaître, même de nom, Mgr Robert Francis Prevost, cardinal de l’Église de Rome, nous étions heureux de savoir que nous avions un pape – Léon XIV – et tout disposés à l’aimer. Et notre joie ne fut pas déçue lors de sa première manifestation, de la loggia de Saint-Pierre, à mi-hauteur entre ciel et terre, revêtu de ses habits et ornements pontificaux signes de la majesté, de la plénitude et de la souveraineté des pouvoirs que Notre-Seigneur a daigné accorder à son Vicaire par la simple acceptation de la charge que lui ont proposée ses frères du collège cardinalice à l’issue d’un rapide conclave au cours duquel, à l’évidence, le Saint-Esprit fut prié et écouté. Nous n’avons eu alors aucune peine à l’aimer. C’était le Saint-Père qui nous est de surcroît apparu tellement aimable, dans sa simplicité souriante, sa modestie, un peu embarrassée au début... mais néanmoins sans faiblesse. Nous croyons de toute notre foi qu’il a reçu, qu’il reçoit, qu’il recevra un déluge de grâces et de lumières. Le Saint-Esprit, Notre-Dame du Bon-Conseil l’assiègent !

« Que la paix soit avec vous ! » furent les premiers mots de Léon XIV. « C’est la première salutation du Christ ressuscité qui a donné sa vie. Le Bon Pasteur qui a donné sa vie pour le troupeau de Dieu. Je voudrais moi aussi que cette salutation entre dans nos cœurs et atteigne vos familles, et tous les hommes où qu’ils soient. » Cette paix à laquelle le monde aspirerait ne vient donc pas des hommes parce que tous bons au fond d’eux-mêmes comme l’avait prétendu Paul VI, mais de Jésus-Christ... que François, lui, avait pour ainsi dire oublié lors de sa première bénédiction urbi et orbi. Même Souverain Pontife, Léon XIV demeure un vrai religieux, fidèle à sa Règle, fidèle à son Père spirituel. Il le dit lui-même : « Je suis un fils de saint Augustin qui a dit :  Avec toi je suis chrétien et pour vous je suis évêque ”. En ce sens, nous pouvons tous marcher ensemble vers cette patrie que Dieu nous a donnée. » Donc le but de tous nos travaux, de ce pontificat demeure le Ciel, la patrie céleste. Mais il faut la foi.

Dans son sermon prononcé le lendemain vendredi 9 mai lors de la messe pro Ecclesia concélébrée avec les cardinaux électeurs à la chapelle Sixtine, Léon XIV rend témoignage à la foi, au dogme de la foi qu’il résume par la profession de Pierre répondant à la question de Jésus : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. » (Mt 16, 16) Il explique : « Dieu, en m’appelant par votre choix à succéder au premier des Apôtres, me confie ce trésor afin que, avec son aide, j’en sois le fidèle administrateur (cf. 1 Co 4, 2) au profit de tout le Corps mystique de l’Église, de sorte qu’elle soit toujours plus la ville placée sur la montagne (cf. Ap 21, 10), l’arche du salut qui navigue sur les flots de l’histoire, phare qui éclaire les nuits du monde. Et cela, non pas tant grâce à la magnificence de ses structures ou à la grandeur de ses constructions – comme les édifices dans lesquels nous nous trouvons –, mais à travers la sainteté de ses membres, de ce peuple que Dieu s’est acquis pour proclamer les œuvres admirables de celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière. (1 P 2, 9) »

Mais le Saint-Père s’inquiète de la perte de la foi. « Aujourd’hui encore, nombreux sont les contextes où la foi chrétienne est considérée comme absurde, réservée aux personnes faibles et peu intelligentes ; des contextes où on lui préfère d’autres certitudes, comme la technologie, l’argent, le succès, le pouvoir, le plaisir. Il s’agit d’environnements où il n’est pas facile de témoigner et d’annoncer l’Évangile, et où ceux qui croient sont ridiculisés, persécutés, méprisés ou, au mieux, tolérés et pris en pitié. Et pourtant, c’est précisément pour cette raison que la mission est urgente en ces lieux, car le manque de foi entraîne souvent des drames tels que la perte du sens de la vie, l’oubli de la miséricorde, la violation de la dignité de la personne sous ses formes les plus dramatiques, la crise de la famille et tant d’autres blessures dont notre société souffre considérablement. » Et le Saint-Père de dénoncer un « athéisme de fait » même de la part de nombreux baptisés. De telles paroles sont bien éclairantes, mais à la condition de fermer les yeux sur leur nette insuffisance. La perte de la foi, ce sont certes des drames en ce monde... mais aussi dans l’Autre... et qui n’est pas précisément la Patrie céleste...

Et l’on comprend alors mieux cette incise dans ce sermon très construit, à propos de Notre-Seigneur : « En Lui, Dieu, pour se faire proche et accessible aux hommes, s’est révélé à nous dans les yeux confiants d’un enfant, dans l’esprit éveillé d’un adolescent, dans les traits mûrs d’un homme (cf. Concile Vatican II, Const. Past. Gaudium et spes, n. 22), jusqu’à apparaître aux siens, après sa résurrection, dans son corps glorieux. Il nous a ainsi montré un modèle d’humanité sainte que nous pouvons tous imiter, avec la promesse d’une destinée éternelle qui dépasse toutes nos limites et toutes nos capacités. » Mais Jésus crucifié ? Pouvons-nous imiter Jésus dans sa sainte humanité avec promesse d’une destinée éternelle sans la croix ? Pourtant le Saint-Père a bien à l’esprit cette croix : « Vous m’avez appelé à porter cette croix et à être béni par cette mission. »

Et le plus incroyable est de pouvoir opposer à l’omission de Léon XIV la magnifique exhortation prêchée douze années auparavant par le pape François, commentant le même Évangile, dans les mêmes circonstances, dans un langage de clarté et de fermeté bien digne d’un saint Pie X : « Cet Évangile poursuit avec une situation spéciale. Le même Pierre qui a confessé Jésus-Christ lui dit : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. Je te suis, mais ne parlons pas de Croix. Cela n’a rien à voir. Je te suis avec d’autres possibilités, sans la Croix ; quand nous marchons sans la Croix, quand nous édifions sans la Croix et quand nous confessons un Christ sans Croix, nous ne sommes pas disciples du Seigneur : nous sommes mondains, nous sommes des Évêques, des Prêtres, des Cardinaux, des Papes, mais pas des disciples du Seigneur. Je voudrais que tous, après ces jours de grâce, nous ayons le courage, vraiment le courage, de marcher en présence du Seigneur, avec la Croix du Seigneur ; d’édifier l’Église sur le sang du Seigneur, qui est versé sur la Croix ; et de confesser l’unique gloire : le Christ crucifié. Et ainsi l’Église ira de l’avant. »

Mais François chanta la joie de l’Évangile sur tous les tons, il distribua et dilapida une miséricorde sans égards au prix payé de son Sang par Notre-Seigneur, il abattit les frontières de l’Église pour l’ouvrir aux vents fétides du monde et finalement il voyagea aux quatre coins de la planète pour annoncer l’avènement d’une fraternité universelle... mais jamais il ne prêcha la croix.

Et nous viennent spontanément sous notre plume les paroles de Notre-Seigneur :

« Un homme avait deux enfants. S’adressant au premier, il dit :  Mon enfant, va-t’en aujourd’hui travailler à la vigne.  Je ne veux pas ”, répondit-il ; ensuite pris de remords, il y alla. S’adressant au second, il dit la même chose ; l’autre répondit :  Entendu, Seigneur ”, et il n’y alla point. » (Mt 21, 28-30)

Et ainsi, contrairement à ses paroles, à ses engagements, François n’y alla point. Et Léon XIV semble bien décidé à ne pas y aller non plus, à ne pas prêcher cette Croix encombrante, cette Croix qui divise, cette folie du message de l’Évangile par lequel « il a plu à Dieu de sauver les croyants » (1 Co 1, 21). Mais se pourrait-il que pris de remords il aille finalement travailler à la vigne du Seigneur ? Car enfin, entre ces deux papes aux caractères si différents, il existe pour notre espérance et notre angoisse, une évidente parenté.

« NEMO DAT QUOD NON HABET »

L’on ne peut évoquer les premiers éléments connus de la biographie du Saint-Père sans être impressionné par une vie bien remplie au service de l’Église, suivant une voie ascensionnelle continue avec l’exercice de charges de plus en plus importantes, laissant derrière lui un sentiment unanime de satisfaction de la part de ses condisciples, de ses supérieurs et de ses sujets. Mais on est invinciblement étreint par cette angoisse qui fut celle de l’abbé de Nantes, notre Père, redoutant les conséquences de cette rupture de Tradition qu’a provoquée le concile Vatican II au sein même de l’Église et dont le jeune Robert Francis Prévost, né le 14 septembre 1955, fête de l’Exaltation de la Sainte Croix, à Chicago, troisième ville des États-Unis, a nécessairement été victime.

Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI ont reçu de l’Église tous les trésors de la Tradition. Mais en toute lucidité, et en fait en toute perfidie, au lieu de les transmettre tels qu’ils les ont reçus, ils ont préféré les travestir pour imposer à toute l’Église en guise d’enseignement, leurs doctrines à eux. « Paul VI recherchait cette gloire illusoire de présider ce mouvement d’animation spirituelle de la démocratie universelle (MASDU) et d’y entraîner derrière lui toute l’Église par la transposition de sa prédication religieuse chrétienne en termes d’humanisme profane. Jean-Paul II avait la prétention intellectuelle de réaliser “ la synthèse de la Religion ancienne et de l’Athéisme contemporain ”, c’est-à-dire “ leur accomplissement final en l’Homme vivant, riche en avoir et en être, parachevé dans le sentiment sacré de son existence et dans la gloire de sa liberté ”. Et avec ce Pape, c’était, comme disait notre Père, la “ surchauffe ” surtout avec les jeunes, mais sans lendemain. La grande ambition de Benoît XVI, quant à lui, fut d’imposer sa dialectique, une dialectique allemande, moderniste, pour rationaliser les mystères de la foi catholique dont les représentations anciennes n’auraient prétendument aucun sens pour l’homme moderne. » (Il est ressuscité no 248, octobre 2023, p. 20)

Aux doctrines hérétiques enseignées du Siège de Pierre viennent s’ajouter dans l’héritage reçu par le jeune Robert Prevost, l’esprit très libéral, tout à fait propre au catholicisme américain et ce, bien avant la révolution du concile Vatican II.

En effet, sous l’influence de Mgr Gibbons (1834-1921), archevêque de Baltimore, l’Église aux États-Unis s’était depuis longtemps engagée « dans une politique inconditionnelle de soutien aux institutions américaines, comme l’explique frère Pierre. Persuadé que le “ modèle européen ” était obsolète et que l’avenir appartenait au régime démocratique tel qu’inventé par les États-Unis, Mgr Gibbons considérait que le sort de la religion catholique était lié à celui-ci. Il fallait donc l’accepter loyalement et le prouver. En particulier, l’Église devait admettre la séparation de l’État et de la religion comme une condition sine qua non de la pérennité des institutions démocratiques. Elle devait donc donner l’exemple du respect de la liberté religieuse, du dialogue constant avec les autres “ dénominations ” religieuses, et de la lutte contre l’intolérance. » (La Renaissance catholique no 144, janvier 2007, p. 1)

De tels principes vont irrésistiblement conduire les fidèles catholiques américains et leur clergé à se fondre au sein de la société américaine, à épouser ses mœurs faites de matérialisme, d’exaltation de la liberté individuelle. D’où un affadissement notable de la foi catholique aux États-Unis. « Et si l’Église a montré un intérêt particulier pour la justice sociale, fait remarquer frère Pierre, c’est aussi par souci de montrer qu’elle n’est pas ennemie du bonheur humain ici-bas (...). C’est ainsi que, même dans l’Église catholique, l’importance de la Croix du Christ s’estompa tandis que les vertus familiales ou conviviales, le respect des autres devenaient l’idéal de la religion (...). Il est d’ailleurs remarquable que cette populeuse Église américaine ait produit si peu de saints, comparée à l’Église canadienne-française ! De même, il n’y aura pratiquement pas de littérature catholique ni d’art catholique aux États-Unis.

« En acceptant la liberté religieuse, l’Église américaine s’est privée du catholicisme intégral, elle est devenue, dès les années trente, un mouvement d’animation spirituel de la démocratie. » (La Renaissance catholique no 145, février 2007, p. 3 et 4)

Ayant vécu au sein d’une société très imprégnée de tels principes, le Saint-Père a nécessairement été privé de cette idée même de catholicisme intégral au nom duquel l’Église a un droit de regard et de jugement sur tous les aspects de la vie en société, et en premier lieu sur les institutions politiques qui peuvent être déterminantes pour le salut des âmes et le salut des nations.

Léon XIV ne pourra donc, en première analyse, donner ce qu’il n’a pas reçu de l’Église par la faute même de ceux qui l’ont précédé sur le Siège de Pierre. Mais il jouit d’une grâce tout à fait particulière par laquelle le Saint-Esprit l’assiste pour remplir sa charge, en particulier pour comprendre, ce qui suppose, de sa part, beaucoup de travail et donc beaucoup de temps. Et c’est tout à fait envisageable car il a quand même beaucoup reçu de l’Église, par son appartenance à l’Ordre de Saint-Augustin. Premier point de convergence et de parenté avec le pape François qui fut jésuite. Il est très notable que le Bon-Dieu ait permis que deux papes issus de deux grands ordres se succèdent sur le trône de Saint Pierre. Serait-il dans les plans de Dieu sur le relèvement de l’Église que les ordres religieux aient à jouer un rôle capital ? Nous en sommes persuadés, relisant ces quelques mots de lumière de Georges de Nantes notre Père : « Le concile Vatican III rappellera la doctrine constante de l’Église touchant la supériorité de la vie religieuse consacrée par des vœux sur la vie séculière. Les gens du monde, même chrétiens, ne vivent pas pour Dieu seul, ne pensent pas à Dieu seul, ne peuvent obéir à Dieu seul. Ils sont, selon saint Paul, divisés. Le nier serait orgueil et mensonge. La vie religieuse est au contraire garantie par l’Église comme la condition la plus propice pour le service exclusif et le culte de Dieu seul, et l’annonce de l’Évangile aux pauvres. » (Préparer Vatican III, p. 145)

L’histoire de l’Ordre proprement dit de Saint Augustin commence le 16 décembre 1243 avec la bulle Incubit nobis que le pape Innocent IV publia pour appeler plusieurs communautés érémitiques de Toscane à s’unir en un seul ordre religieux avec la règle et la vie de saint Augustin. En mars 1244, les ermites tiennent un chapitre fondateur à Rome sous la direction du cardinal Richard Annibaldi. Le Pape charge les ermites d’élire eux-mêmes un prieur général et de rédiger un ensemble de constitutions. Ils furent connus sous le nom d’Ordre des Ermites de Saint-Augustin (ŒSA). Le 9 avril 1256, avec la bulle Licet ecclesiæ catholicæ, le pape Alexandre IV confirme l’agrégation à l’Ordre d’autres congrégations soumises à la règle de saint Augustin ou de saint Benoît dans « la profession unique et l’observance régulière de l’Ordre des ermites de saint Augustin ». L’Ordre prit ainsi sa place parmi les frères mendiants aux côtés des dominicains et des franciscains, suivis peu après par les carmes. Il connut un grand rayonnement en Italie et dans toute l’Europe, participa non seulement à la réforme de la vie religieuse, mais aussi à l’unité de l’Église, avec des œuvres d’éducation, de prédication auprès des populations délaissées et un grand rayonnement intellectuel (cf. History of the Order https://www.augustinianorder.org/sermons et Les ordres religieux actifs, sous la direction de Gabriel Le Bras, éd. Flammarion, p. 128).

L’Ordre ne compte officiellement que quatre saints canonisés : saint Jean de Saint-Facond, saint Nicolas de Tolentino, saint Jean de Sahagun et surtout saint Thomas de Villeneuve (Villanova) archevêque de Valencia. « Père des pauvres, prédicateur infatigable, ascète aux mortifications effrayantes, il était aussi l’intraitable défenseur des droits et des libertés de l’Église contre les empiètements des officiers royaux. Contemporain de Luther – autre disciple prétendu d’Augustin –, il avait une claire vision de la cause des maux qui affligeaient l’Église au XVIe siècle (...). Il travailla de toutes ses forces à provoquer la réunion du concile de Trente auquel, malade, il ne put participer. » (ibid.)

Le développement de l’Ordre dépassa l’Europe pour s’étendre aux États-Unis naissants, après leur indépendance en 1776. La population était très dispersée, avec très peu de prêtres pour s’occuper des catholiques lorsque Mgr John Carrol, évêque de Baltimore, lança un appel pour que des prêtres viennent en Amérique. Les augustins d’Irlande envoyèrent le Père John Rosseter à Philadelphie, dans l’État de Pennsylvanie en 1794. Mgr Carroll fut si satisfait de son ministère qu’il sollicita de l’Ordre d’autres frères pour l’établissement d’une communauté permanente. Le Père Matthew Carr fut désigné à ce nouveau champ de mission. Il arriva en 1796 et fit de Philadelphie le centre de l’activité missionnaire augustinienne. Ce furent les débuts, à dire vrai très difficiles, de la première province augustinienne placée sous le patronage de saint Thomas de Villeneuve. À noter la première recrue sur place d’un certain Mickael Hurley lequel, une fois ordonné prêtre en Italie en 1802, joua un rôle déterminant dans la première province américaine de l’Ordre, mais aussi dans la vie de sainte Elizabeth Seton qu’il rencontra dans l’église Saint-Pierre à New York et dont il devint le directeur spirituel. Au fur et à mesure que leur nombre augmentait, les augustins étendirent leur présence et leur ministère aux États voisins de l’Est, rendant très difficile toute vie de communauté.

En mai 1844, des émeutiers anticatholiques rasèrent non seulement l’église Saint-Augustin, à Philadelphie, mais également le monastère ainsi que d’autres bâtiments et la bibliothèque de théologie qui comptait pas moins de trois mille titres. De cette tragédie devait naître le Villanova College qui deviendra le grand centre universitaire augustinien et le point de départ de nouvelles fondations. Le rayonnement va s’accélérer avec le nombre de vocations. Le 25 août 1874, la Province comptait quarante-cinq frères et desservait plus de quatorze paroisses dans quatre États.

En 1905, une église et une école dédiées à sainte Rita furent fondées à Chicago, fondation suivie de bien d’autres dans plusieurs États du Midwest et qui vont constituer en 1941 la deuxième province augustinienne dédiée à Notre-Dame du Bon Conseil. L’Ordre ne cessera de connaître un essor prodigieux aux États-Unis : dix-sept fondations dans les années 1920, cinq dans les années 1940 et douze dans les années 1950, sans compter les envois en mission à Cuba en 1899, mais que l’Ordre dut quitter en 1961, à Nagasaki au Japon en 1952 et dans le nord du Pérou en 1963, précisément à Chulucanas.

DE CHICAGO A CHICLAYO

Le père du jeune Robert Francis, Louis Marius, ancien lieutenant de vaisseau dans l’US Navy durant la Seconde Guerre mondiale, devenu directeur d’école, est d’origine française et italienne. Sa mère, elle, Mildred Martinez, bibliothécaire, est d’origine espagnole. Il a deux frères, Louis Martín et John Joseph.

« C’est à travers la paroisse que j’ai fait mes premières expériences d’Église, au niveau local, a-t-il lui-même expliqué. J’ai aussi fréquenté une école paroissiale. Grâce à la proximité de certains prêtres diocésains, l’idée de devenir prêtre a commencé à germer en moi. J’ai ensuite découvert ma famille religieuse : les augustins. Après un temps de discernement – et après avoir rencontré d’autres jeunes ayant rejoint cette communauté – j’ai décidé d’entrer au petit séminaire à l’âge de quatorze ans. »

Et il ne quittera plus jamais cet Ordre religieux, même lors de ses études supérieures qu’il poursuivra à l’université de Villanova, près de Philadelphie pour y étudier la philosophie et y obtenir en 1977 un diplôme en mathématiques.

Le 1er septembre de cette année 1977 – il a vingt-deux ans – il entre au noviciat de l’Ordre de Saint-Augustin à Saint-Louis, dans la province de Notre-Dame du Bon Conseil de Chicago. Il prononce ses premiers vœux en 1978 puis ses vœux solennels en 1981 et passe une licence en théologie à l’Union théologique catholique de Chicago.

Mais remarqué par ses supérieurs pour ses brillantes qualités intellectuelles, il est envoyé à Rome où il sera ordonné prêtre le 19 juin 1982 par Mgr Jean Jadot, proprésident du Conseil pontifical pour les non-­chrétiens, pour y étudier le droit canonique à l’Université pontificale Saint-Thomas-d’Aquin (Angelicum). Il obtient sa licence en 1984.

Premier séjour à la mission augustinienne de Chulucanas, dans le nord du Pérou, entre 1985 et 1986. À son retour il soutient sa thèse de droit canonique (« Le rôle du prieur local de l’Ordre de Saint Augustin ») et est nommé directeur des vocations et des missions de la province Mère du Bon Conseil.

Deuxième séjour au Pérou, à partir de 1988 jusqu’en 1999 dans la mission de Trujillo, plus au sud sur la côte du Pacifique, en tant que directeur du projet de formation commune pour les aspirants augustiniens des vicariats de Chulucanas, Iquitos et Apurímac. Pendant onze ans, il occupe les fonctions de prieur de la communauté (1988-1992), de directeur de la formation (1988-1998) et de professeur des profès (1992-1998) et, au sein de l’archidiocèse de Trujillo, de vicaire judiciaire (1989-1998) et de professeur de droit canonique, de patristique et de morale au grand séminaire San-­Carlos et San-Marcelo. Parallèlement, il s’est vu confier la charge pastorale de Notre-Dame Mère de l’Église, devenue plus tard une paroisse portant le nom de Sainte-Rita (1988-1999), dans la périphérie pauvre de la ville, et a été administrateur paroissial de Notre-Dame de Monserrat de 1992 à 1999.

Retour à Chicago en 1999 où il est élu supérieur de la province de Mère du Bon Conseil pour finalement prendre la tête de l’Ordre de Saint Augustin lors du chapitre général en 2001 avec renouvellement de son mandat en 2007, à l’issue d’un scrutin de quelques minutes, mandat qui prendra fin en 2013.

Durant cette période, le Père Prévost, en tant que supérieur général, visite les fondations de l’Ordre implantées dans une cinquantaine de pays dont l’Argentine, en 2004. Au cours de son séjour, il présida à l’inauguration à Buenos Aires de la Bibliothèque augustinienne. La rencontre se termina par une messe d’action de grâces le 28 août, solennité de saint Augustin, dans la paroisse Saint-Augustin de Buenos Aires, présidée par le cardinal Jorge Mario Bergoglio et concélébrée par le Père Prevost. Les deux hommes se sont-ils parfaitement entendus ? Il semble que non, car le second apprenant l’élévation du premier au souverain pontificat en avait conclu qu’il ne serait jamais nommé évêque. Réunis par saint Augustin à Buenos Aires en 2004, les deux hommes devaient à nouveau se retrouver à Rome en 2013 lors du chapitre général de l’Ordre ouvert le 28 août dans la basilique Saint-Augustin à Rome lors d’une messe célébrée par le pape François et à qui saint Augustin a inspiré un sermon tout simplement merveilleux et qui fait mesurer sa déchéance.

Nous sommes saisis par ses mots à propos de sainte Monique et tellement figuratifs de nos sentiments à l’égard du Saint-Père : « Que de larmes a versées cette sainte femme pour la conversion de son fils ! Et combien de mères versent aujourd’hui encore des larmes pour que leurs enfants retournent au Christ ! Ne perdez pas l’espérance dans la grâce de Dieu ! Dans les Confessions nous lisons cette phrase qu’un évêque dit à sainte Monique, qui lui demandait d’aider son fils à retrouver le chemin de la foi : “ Il est impossible que l’enfant de telles larmes périsse ” (III 12, 21). Augustin lui-même, après sa conversion, écrit en s’adressant à Dieu : “ Devant toi, ta fidèle servante, ma mère, me pleurait avec plus de larmes que d’autres mères n’en répandent sur un cercueil  (ibid., III 11, 19) (...). Et Augustin est l’héritier de Monique, il reçoit d’elle la semence de l’inquiétude. Voilà alors l’inquiétude de l’amour, chercher toujours, sans répit, le bien de l’autre, de la personne aimée, avec cette intensité qui porte aussi aux larmes. Me viennent à l’esprit, Jésus qui pleure devant le sépulcre de son ami Lazare, Pierre qui, après avoir renié Jésus, croise son regard riche de miséricorde et d’amour et pleure amèrement, le Père qui attend sur la terrasse le retour de son fils et court à sa rencontre alors qu’il est encore loin. Il me vient à l’esprit la Vierge Marie qui, avec amour, suit son Fils Jésus jusqu’à la croix. »

François indique au Père Prévost qui a rendu sa charge de supérieur général qu’il peut maintenant se “ reposer ”. Le Père Prevost rentre à Chicago où il dirige la formation des frères et exerce les fonctions de premier conseiller et de vicaire auprès du provincial.

Mais son “ repos ” sera de courte durée. Le 3 novembre 2014, François le nomme administrateur apostolique du diocèse péruvien de Chiclayo et il reçoit la consécration épiscopale le 12 décembre, fête de Notre-Dame de Guadalupe en la cathédrale Sainte-Marie et choisit comme devise qui sera la sienne jusqu’à la fin de ses jours : « In Illo uno unum », tirée des mots de saint Augustin pour expliquer que « bien que nous, chrétiens, soyons nombreux, dans l’unique Christ nous sommes un ». Le Saint-Père le nommera évêque du siège de Chiclayo un an plus tard, le 26 novembre 2015 et il administrera un second diocèse, celui de Callao près de Lima, à partir du 15 avril 2020.

La question qu’il faut se poser est de savoir pour quelle raison le pape François a décidé de mettre à la tête de ce diocèse du Pérou un religieux de l’Ordre de Saint-Augustin, de surcroît de nationalité américaine. Il nous faut au préalable présenter la situation de l’Église du Pérou.

LA REVANCHE DE GUTIERREZ

En avril 2013, aux tous débuts du pontificat du pape François, frère Pierre avait entrepris une recension très intéressante du livre Globalisation et humanisme chrétien – perspectives sur l’Amérique latine, écrit par Guzman Carriquiry-Lecour, juriste uruguayen au sein du Vatican. Ce livre avait été édité en français en 2007 par le cardinal Ouellet, alors archevêque de Québec. « Le dernier chapitre nous expose la situation de l’Église en Amérique latine depuis le Concile, écrit frère Pierre, mais après avoir rappelé combien cette Église avait été persécutée depuis le dix-huitième siècle, n’y résistant que par l’attachement de son clergé au Pape et aux dévotions populaires. Toutefois, les incessants conflits avec l’autorité publique ont eu comme résultat qu’aujourd’hui encore l’Amérique latine a le plus bas pourcentage de prêtres par rapport au nombre de catholiques. Si bien que “ la tradition catholique des peuples latino-américains a pendant longtemps été transmise par voie orale, par les mères et les grands-parents et à travers les manifestations de la piété populaire. 

« L’épiscopat latino a peu participé aux travaux du Concile. Mais celui-ci a eu aussitôt d’immenses répercussions, “ en libérant une charge explosive de nouveauté, d’enthousiasme et de critique, d’expérimentation et de rénovation, à tous les niveaux, mais aussi une charge d’impatience et d’insécurité, et même de confusion, devant mener à une phase postconciliaire d’épreuve et de commotion intime et dramatique. Ce sera l’époque d’une grande crise de rénovation ecclésiale. 

« Cette forte secousse était “ peut-être indispensable ”, écrit prudemment Guzman Carriquiry-Lecour.

« Toujours est-il que l’Église fut submergée par deux vagues d’erreurs théologiques : la théologie de la libération, qui ira jusqu’à prôner la participation violente aux révolutions, et la théologie de la sécularisation, inspirée des protestants Bultmann et Tillich, qui faisaient table rase de toutes les médiations “ catholiques ” entre Dieu et les hommes (...).

« L’épiscopat commença à réagir en 1975, puis surtout après la réunion de Puebla, en 1978. Cette reprise en main fut facilitée par les voyages de Jean-Paul II : ils remirent l’Église institutionnelle au premier plan et redonnèrent un élan à la piété populaire qui fut le véritable antidote à la théologie de la sécularisation. En outre, en faisant participer l’Église à la défense des droits de l’homme et à l’implantation de la démocratie, Jean-Paul II coupa l’herbe sous le pied des révolutionnaires. » (La Renaissance catholique no 207, avril 2013, p. 5)

Le Pérou n’a pas échappé à ces deux « vagues d’erreurs théologiques » en particulier celle de la théologie de la libération puisqu’elle en fut le berceau avec le Père Gustavo Gutiérrez prêtre du diocèse de Lima. Alors aumônier des étudiants, il rédigea en 1971 son premier grand traité, Essai pour une théologie de la libération, qui connut un grand succès et fut traduit dans le monde entier. « La création d’une société juste et fraternelle est le salut des êtres humains, si par salut nous entendons le passage du moins humain au plus humain. On ne peut pas être chrétien aujourd’hui sans un engagement de libération », écrivait-il. « La théologie de la libération dit aux pauvres que la situation qu’ils vivent actuellement n’est pas voulue par Dieu ». Cette folle théologie provoqua d’effroyables drames, des prêtres abandonnant leur ministère pour se porter au secours des pauvres, réparer les injustices des hommes, allant même jusqu’à prendre les armes.

En 1984, la Congrégation pour la Doctrine de la foi, c’est-à-dire le cardinal Ratzinger, va très timidement condamner cette doctrine du fait de sa vision politique de l’Évangile et des conséquences marxistes qu’elle prétendait en tirer, mais tout en louant la vertu du but recherché par son auteur. Cela n’empêchera pas Jean-Paul II de se référer à cette théologie de la libération dans son encyclique Sollicitudo rei socialis qu’il publiera en 1987 et que notre Père n’hésitera pas à qualifier de marxiste.

Mais si Jean-Paul II était prêt à prêcher la révolution des Droits de l’homme lors de ses voyages, notamment au Chili ou en Haïti, il n’était pas question que celle-ci gagne les rangs mêmes de l’Église, au sein de ses institutions, en particulier au Pérou.

Dans ce pays, pour contrer l’influence de la théologie de la libération dans les esprits du clergé, il s’appuya sur la société de vie apostolique Sodalicio de Vida Cristiana et sur l’Opus Dei. Notre Père était franchement contre le mouvement fondé par Josemaría Escrivá de Balaguer et hissé au rang de prélature personnelle. Principalement pour son libéralisme dans le domaine politique, pour son exaltation inouïe voire même marxiste du travail conduisant à une promotion du laïcat au détriment de la vocation, de la consécration religieuse. Moyennant quoi, ce mouvement, en parfaite consonance avec la réforme conciliaire et les doctrines de Jean-Paul II se révéla assez orthodoxe du point de vue de la doctrine, très entreprenant, très efficace dans ses œuvres ce d’autant qu’il jouit d’un argent considérable.

En 2012, sur les quarante-huit diocèses que l’Église compte au Pérou, dix évêques sont issus des rangs de l’Opus Dei dont le cardinal Juan Luis Cipriani, archevêque de Lima, personnellement très hostile à l’esprit de la théologie de la libération qu’il combattra au sein même de l’Université pontificale catholique du Pérou (PCUP). On peut citer Mgr Ortega à la tête de la prélature de Juli et Mgr Kay Martin Schmalhausen (en fait ce dernier était membre de Sodalicio de Vida Cristiana) à la tête de la prélature de Ayaviri dans les Andes péruviennes et qui durent à leur arrivée recentrer la pastorale non plus sur les droits de l’homme, mais sur l’Évangile.

Le prêtre Fidéi-Donum Markus Degen, d’Oberwil dans le canton de Bâle-Campagne, en activité depuis près de quarante ans dans le diocèse voisin de Puno a pu expliquer :

« Le point de départ de notre activité ecclésiale c’est le peuple des Andes, un peuple pauvre, un peuple croyant, animé d’une culture très particulière et pratiquant un syncrétisme unique. Nous nous sommes efforcés de l’accompagner avec respect et de lui transmettre le joyeux message du Dieu aimant, bon et miséricordieux. Les nouveaux évêques de Juli et Ayaviri auraient fait comprendre qu’ils ne sont pas d’accord avec cette spiritualité. »

Il semble donc que le clergé péruvien soit divisé en son sein en fonction de ses accointances ou de sa défiance vis-à-vis de l’esprit de la théologie de la libération, entre ceux qui exercent leur ministère essentiellement pour assurer le bien spirituel des âmes en vue du ciel et ceux qui entendent, en plus... ou d’abord, leur apporter les biens de cette terre dont ils sont injustement privés et auxquels, de par la volonté même de Dieu, ils auraient droit, promouvant ainsi une Église pauvre au service des pauvres.

À cette première cause de division s’ajoute la très grande instabilité politique du pays à laquelle doit suppléer l’Église qui demeure une institution de stabilité, Église qui par ailleurs bénéficie d’un concordat conclu en 1980 et qui lui préserve encore des prérogatives juridiques auxquelles ne peuvent prétendre les sectes protestantes très agressives. En 2018, la Salle de Presse du Vatican avait indiqué que près de 90 % de la population péruvienne était catholique (Les statistiques de l’Église catholique au Chili et au Pérou, 11 janvier 2018, https : //www. vaticannews. va/fr/)

Le 21 janvier 2018, lors de son voyage au Pérou, le pape François prêcha aux évêques la réconciliation. Mais en 2019, on vit trop clairement de quel côté penchait son souci pastoral lorsqu’il nomma à la tête du diocèse de Lima, le jour même où il acceptait la démission du cardinal Cipriani, le Père Carlos Castillo Mattasoglio, chargé d’enseignement à l’Université pontificale catholique du Pérou, ancien collaborateur et donc disciple du Père Gustavo Gutiérrez.

Mais en 2014, au tout début de son pontificat, il lui fallut d’abord régler la question du diocèse de Chiclayo (à suivre).

 frère Pierre-Julien de la Divine Marie.