Il est ressuscité !

N° 268 – Juillet-août 2025

Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard


Le service de l’Église

DEUXIÈME PARTIE

LE 8 mai 2025, le cardinal Robert Prevost acceptait  la proposition du collège cardinalice, réuni en conclave, de le voir exercer la charge suprême du souverain pontificat. À l’instant même de son acceptation, il devenait le Pape, le 267e successeur de saint Pierre, muni du pouvoir de juridiction que lui confiait Notre-Seigneur pour gouverner son Église sous le nom de Léon XIV. Nous connaissons peu de choses de la pensée de Mgr Prevost pour en deviner, même dans les grandes lignes, la doctrine qu’il entendra soutenir du Siège de Rome. Il n’a pas écrit de Mémoires et récits, il n’a écrit aucun livre, ne semble pas avoir développé une doctrine personnelle qui soit publiée... Par ailleurs, il semble que ce soit un homme discret sur ses avis personnels, sur les questions auxquelles il a été confronté, les raisons de ses nominations et élections, sur ses propres décisions... C’est un homme non pas secret, mais discret... ce qui incite d’autant plus à attendre avec patience les mesures décisives qu’il prendra en tant que Souverain Pontife.

Nous avons entrepris l’étude des principales étapes d’une vie vouée au service de l’Église, persuadés que les premières analyses que nous pourrons en tirer aujourd’hui seront utiles pour bien interpréter les décisions, les textes qu’édictera demain Léon XIV (cf. Il est ressuscité no 266, mai 2025, p. 9 à 14). Un service de l’Église commencé en 1977 avec son entrée comme religieux au sein de l’Ordre de Saint-Augustin, à Chicago, dans la province dédiée à Notre-Dame du Bon Conseil. Il a tout reçu de sa communauté à laquelle il demeure profondément attaché. Un service de l’Église qui, providentiellement, dans l’exacte application de son vœu d’obéissance, l’a conduit à Rome pour y recevoir sa formation en droit canonique et l’ordination sacerdotale, lui a imposé d’exercer les charges de provincial puis de supérieur général et surtout a conduit ses pas au Pérou pour prendre la charge du diocèse de Chiclayo en 2014.

RÉVOLUTION TRANQUILLE A CHICLAYO ?

Situé au nord du Pérou, le long de la côte du Pacifique, le diocèse de Chiclayo couvre la ville et ses environs. Près de 40 % de la population vit dans des zones rurales ou des petites villes, dont certaines sont très difficiles d’accès et généralement très pauvres. Le diocèse a été créé en 1956 et, après le décès de son premier évêque en 1967, Mgr Daniel Figueroa Villón, un disciple de saint Pie X, Paul VI nomma Mgr Ignacio Maria de Obergozo, de l’Opus Dei. Ce dernier fonda un séminaire qui connut un succès particulier avec l’accueil d’environ quatre-vingts séminaristes. Mgr de Obergozo mourut en 1998. Son successeur, Mgr Jesús Moliné, était membre de la Société sacerdotale de la Sainte-Croix, liée à l’Opus Dei et se fit apparemment une réputation pour son orthodoxie dans le domaine doctrinal. Donc ces deux prélats ont dirigé le diocèse pendant quarante-cinq ans dans un même esprit et laissèrent une empreinte certaine dans celui d’un clergé dont l’accroissement accompagna une population qui passa de 400 000 à un million d’âmes avec doublement du nombre des paroisses.

Mgr Moliné présenta sa démission en 2014 et le pape François nomma, pour lui succéder, le Père Robert Prevost, intentionnellement en dehors des rangs de l’Opus Dei, comme le pensent tous les commentateurs. « Le pape François l’a nommé évêque de Chiclayo, un diocèse du Nord qui avait été dirigé pendant des décennies par le mouvement conservateur de l’Opus Dei. Ce faisant, François opérait une rupture par rapport à ce mouvement très présent dans l’Église du Pérou », explique Véronique Lecaros, docteur en théologie, chargée d’enseignement à l’Université pontificale catholique du Pérou. « Il a travaillé à davantage d’inclusion des laïcs et des femmes dans son diocèse, en les invitant à participer à son renouveau. Il a lancé un mouvement vers la synodalité et impulsé la création de conseils pastoraux dans les paroisses. Il rompait ainsi avec le style très hiérarchique, clérical et normatif de l’Opus Dei au Pérou, qui imprégnait le clergé. Par exemple, auparavant, une femme ne pouvait pas monter dans la voiture d’un prêtre. On favorisait la pastorale pour les jeunes hommes et on évitait la pastorale à destination des jeunes femmes. Mgr Prevost, qui s’inscrit dans le sillage de François, a changé cette orientation. Il a ouvert le diocèse, donné une place aux laïcs qui n’existait pas et a nommé des laïcs et des femmes à des postes de responsabilité. » (« Léon XIV : quelles actions et quel bilan de son passage au Pérou ? » La Croix – publié le 11 mai 2025)

Le Père Hubert Boulangé Allègre, fidei donum au Pérou depuis plus de trente ans, confirme lui de son côté qu’ « à Chiclayo, où il a succédé à des évêques très conservateurs, il a ouvert l’Église sur les champs du service et de la diaconie. Et tout en étant évêque de Chiclayo, à 780 kilomètres de Lima, il a été pendant un an envoyé par le Pape pour régler des problèmes dans un diocèse proche de Lima. Il a été l’administrateur de ce diocèse où il y avait une très grande fracture entre la société et l’Église. C’était un problème complexe et il a fait un travail formidable, toujours dans le sens du consensus, du dialogue et de l’écoute. C’est un homme qui écoute beaucoup et qui écoute avec une très grande présence, une grande discrétion, y compris des choses qu’il n’avait pas forcément envie d’entendre (...). Il a pris en compte la présence de groupes religieux non catholiques qui s’alimentent des besoins de la société auxquelles l’Église catholique a du mal à répondre. Il a su maintenir à la fois un dialogue et en même temps faire preuve de fermeté sur ce qui constitue la catholicité de l’Église catholique. » (« Les visages de l’action missionnaire de Léon XIV au Pérou. » Vatican News – publié le 14 mai 2025)

César Piscoya, père de famille, ancien responsable de pastorale au diocèse de Chiclayo et travaillant aujourd’hui au sein de la Conférence épiscopale latino-américaine (CELAM) a tenu à donner son témoignage sur celui pour lequel il a travaillé au sein du diocèse de Chiclayo. La nature humaine est ainsi faite, mais peut-être que le témoin en dit plus sur l’importance du rôle qu’il pense avoir joué hier vis-à-vis de celui qui, aujourd’hui, est devenu Souverain Pontife... Et peut-être en apprend-on plus sur ses idées à lui que sur celles de Mgr Prevost. « Je connais Roberto depuis 1996. Nous avons partagé de nombreuses années ensemble dans l’expérience de la mission des augustiniens. Puis, en 2017, je suis retourné à Chiclayo, et quand je suis revenu, il m’a demandé si nous pouvions travailler ensemble dans le diocèse, et nous avons donc travaillé jusqu’en décembre 2022, quand il était évêque de Chiclayo. » (Vatican News publié le 9 mai 2025) Donc Mgr Prevost a attendu trois ans, après son arrivée dans le diocèse, avant de procéder à cette nomination. Et ce laïc d’expliquer que l’évêque s’est attaché à mettre en place des équipes d’animation pastorale aux niveaux paroissial et diocésain en ne manquant pas “ évidemment ” de faire appel au service des femmes dont certaines furent nommées à des postes clés comme la direction de la Caritas et de l’Université catholique Santo Toribio de Mogrovejo.

« Et une fois par an s’organise une grande assemblée – environ mille personnes – pour réfléchir aux grandes orientations. Là, des sensibilités qui se croisaient peu se rencontrent et se confrontent. À l’heure d’identifier les grandes problématiques, les diagnostics divergent.  Les fidèles perdent la foi ”, s’inquiètent certains.  Les migrants vénézuéliens sont sans ressources ”, insistent d’autres.  C’était ça, la vision de Mgr Prevost ”, résume Yolanda Diaz, responsable de la Commission de mobilité humaine du diocèse. Que tout le monde s’écoute. Il ne s’agissait pas de nier les conflits, mais d’entrer en dialogue. » (Marguerita de Lasa, « Léon XIV : au Pérou, les racines de l’engagement du nouveau pape », La Croix, publié 15 mai 2025)

Mais les prêtres du diocèse formés par les évêques de l’Opus Dei semblent de leur côté tout aussi satisfaits de Mgr Prevost. Ils avaient tout à redouter d’un évêque qui allait peut-être leur demander de tout changer dans leurs habitudes. Pas du tout. Tout s’est apparemment très bien passé. « Dès le début, nous avons apprécié sa proximité – et son espagnol », explique le Père Millán, recteur de la cathédrale de Chiclayo (« Great charity and great clarity – How Pope Leo is remembered in Chiclayo », The Pillar, publié le 20 mai 2025). « C’était un homme très ouvert, très accessible, il n’y avait pas de barrières entre lui et ses prêtres, nous pouvions tous l’appeler pour lui parler ou lui envoyer un message, il était très proche de nous tous (...). Il a toujours été très ouvert à travailler avec tout le monde, avec nous, les prêtres de l’Opus Dei et de la Société sacerdotale de la Sainte-Croix, avec toutes les congrégations religieuses du diocèse, qui ont des sensibilités différentes, il a travaillé avec tout le monde (...). Il était très ouvert, il parlait à tout le monde, il recevait tout le monde, mais il était très clair sur les questions doctrinales. Je lui ai souvent parlé de ces sujets et il était très clair (...). Il est arrivé dans le diocèse pour construire sur ce qui avait été fait auparavant, il n’a pas apporté de changements radicaux. Il est venu et a voulu connaître le travail que nous avions accompli, puis peu à peu, il y a apporté sa touche personnelle, mais il n’est jamais venu avec des préjugés parce que nous sommes  conservateurs ”, au contraire, il nous a toujours fait confiance. » (ibid.)

Érika Valdivieso, qui a dirigé l’Institut de la famille à l’Université catholique Santo Toribio de Mogrovejo à Chiclayo, a confirmé que « Mgr Roberto était ouvert au dialogue avec tous, mais a précisé qu’il était également un défenseur de la famille traditionnelle. Il s’est toujours intéressé au travail que nous faisions, il nous encourageait toujours à travailler sur des politiques publiques en faveur de la famille et à promouvoir un message pastoral de défense de la famille », a-t-elle déclaré. « En tant qu’évêque, il a toujours été très fidèle à la doctrine sociale de l’Église, il nous appelait à protéger et à prendre soin de la famille, mais toujours avec charité. Je ne l’ai jamais entendu utiliser des mots blessants, même s’il était très clair sur la doctrine de l’Église. Il considérait tout le monde comme des enfants de Dieu, mais il s’exprimait toujours clairement sur les questions doctrinales. » (ibid.)

Il semble que Mgr Prevost prenait soin du séminaire de Chiclayo qui fonctionnait très bien à son arrivée. Le nombre de séminaristes, un peu moins de quarante, est resté stable durant toute la période où il est demeuré à la tête du diocèse. « C’est encore un bon chiffre au Pérou, et cette année, nous avons eu 18 admissions en première année, ce qui est un signe encourageant que les vocations sont à nouveau en hausse », souligne le Père Zamora. « Il encourageait toujours les vocations auprès des groupes de jeunes lorsqu’il visitait le séminaire. C’était un homme très occupé, mais il se rendait au séminaire chaque fois que les jeunes l’invitaient. Je me souviens qu’il est allé voir les matchs du tournoi de football ; il célébrait toujours la messe lors des deux grands événements de collecte de fonds du séminaire et invitait les gens à y assister », a ajouté le Père Millán (ibid.).

Ceux qui ont travaillé avec Mgr Prevost l’ont également décrit comme un administrateur compétent et un bon supérieur. « C’était un homme qui vous laissait faire votre travail. Il ne venait jamais avec des consignes ou des ordres stricts. La seule demande directe qu’il m’ait faite en huit ans était que nous priions le bréviaire avec les fidèles dans la cathédrale, alors nous avons commencé à prier les laudes et les vêpres avec les fidèles et il se joignait toujours à nous » (ibid.), a déclaré le Père Millán.

Mgr Valdivieso, grand chancelier de l’université, a décrit son ancien évêque comme quelqu’un qui savait écouter et qui faisait confiance à son équipe. « Il participait aux décisions importantes, mais il nous laissait travailler. Il nous donnait des directives, mais il nous faisait confiance et nous rappelait toujours que le travail scientifique d’une université catholique est, au fond, une recherche de la vérité. Il combinait donc bien l’intellectuel et le pastoral », a-t-il déclaré (ibid.).

Le Père Bernardino Gil, ancien vicaire général de Chiclayo, a travaillé étroitement avec Mgr Prevost pendant près de huit ans et le considère comme une personne très affable, très accessible. « C’était un homme très patient, qui agissait sans tarder, mais sans précipitation. Il était également très aimable et généreux... Il avait une grande capacité à se faire des amis », a-t-il indiqué (ibid.).

UN ÉVÊQUE DE GRANDE CHARITÉ.

Et ses prêtres reconnaissent volontiers son esprit d’entreprise et de charité pour organiser les secours suite à la crise survenue au Venezuela provoquant l’arrivée d’un million de réfugiés au Pérou. « Je me souviens que lorsque les restrictions liées à la pandémie ont été assouplies, l’une des premières choses qu’il m’a dites était que nous devions rouvrir la cantine de la cathédrale, car des centaines de personnes pauvres venaient y manger presque tous les jours. » Mgr Prevost a également dirigé les efforts d’aide du diocèse lorsqu’un village local a été touché par de graves inondations. « À la fin de l’année 2022, il y a eu des inondations dans le village d’Íllimo, au nord de Chiclayo, et il s’est rendu sur place en personne. Vous avez probablement vu les photos de lui avec des bottes, il était là. Il ne se contentait pas de dire que nous devions aider ces gens, il était en première ligne, se salissant, aux côtés de son peuple », a déclaré le Père Zamora.

En 2017 et 2018, le Venezuela avec à sa tête Nicolas Maduro, vécut une crise politique doublée d’une crise économique, financière et sociale catastrophique provoquant un mouvement massif d’émigration de ses populations, principalement vers la Colombie et le Pérou. Des milliers de réfugiés déferlèrent à Chiclayo. « En 2017, on voyait des Vénézuéliens dormir sur les places, devant la cathédrale, dans les rues. Ce n’était pas des personnes seules, mais des familles entières, avec beaucoup d’enfants. Monseigneur a vu cette situation et m’a appelé pour me dire qu’il formait une équipe pour y faire face », raconte Yolanda Diaz à qui Mgr Prevost confia la présidence de la Commission sur les mouvements humains et la traite des personnes. Cette commission qui dépend de l’évêché compte dix-huit membres, tant religieux que laïques, tous bénévoles. L’équipe de travail que l’évêque a constituée s’est donné pour mission de régulariser la situation migratoire des Vénézuéliens et d’accélérer la validation des diplômes scolaires et universitaires, tout en les aidant à accéder au système de santé, entre autres. « Mgr Robert nous disait :  Il faut écouter les migrants, leur demander comment nous pouvons les aider.  Ce sont eux qui ont dit que la première chose dont ils avaient besoin était de régulariser leur situation migratoire, car sans cela, ils ne pouvaient pas travailler et leurs enfants ne pouvaient pas aller à l’école. Nous avons donc commencé à les réunir dans les paroisses et à convoquer des agents des services d’immigration pour qu’ils leur expliquent la procédure et nous aident à l’accélérer », raconte l’ancienne présidente de la Commission, qui, pendant quatre ans, était chargée de présenter à Mgr Prevost les rapports sur les travaux de cette organisation.

Mais quelques mois plus tard, Mgr Prevost devait faire le constat d’une augmentation importante de la prostitution dans les rues, du fait de cette déferlante migratoire, et qu’il fallait faire quelque chose. Il s’est rapproché des Sœurs adoratrices pour les engager à poursuivre leur œuvre avec la Commission sur les mouvements humains et la traite des personnes pour aller au-devant des femmes en perdition, les sortir de leur vie, les former et les aider à trouver un emploi, un travail digne pour les faire vivre. C’est dans ce cadre qu’a été créé avec son aide le centre d’accueil San Vicente de Paul à Puerto Eten qui peut accueillir jusqu’à trente familles et dans lequel ont séjourné près de cinq mille personnes. Et on apprend au détour d’un témoignage recueilli par le journal argentin La Nacion : « Le Père Robert [Mgr Robert Prevost] organisait également des retraites spirituelles pour les travailleuses (...), qui étaient très fréquentées à l’époque. »

On sait par ailleurs que Mgr Prevost s’est beaucoup impliqué pour venir au secours des populations suite au phénomène El Niño. Face au débordement des rivières dû aux pluies diluviennes occasionnant beaucoup de dégâts dans les maisons et dans les champs, l’évêque s’est rendu dans les villages les plus touchés avec des bottes en caoutchouc et de l’eau jusqu’aux genoux. Il a fait installer des modules de logement pour les victimes et fait distribuer des tonnes de nourriture et des matelas. À cette situation s’est ajoutée la crise sanitaire provoquée par la pandémie de coronavirus suivie de deux grandes vagues d’inondations en 2022 et en 2023 ayant submergé Chiclayo et de l’épidémie de la dengue. Il a réussi à récolter près de 400 000 dollars en quelques semaines. L’oxygène de Mgr Prevost a permis de sauver de nombreuses vies.

Mgr Jesús Moliné a lui-même témoigné en faveur de celui qui lui a succédé en 2014 à la tête du diocèse de Chiclayo, dans un entretien publié par l’Université de Piura le 13 mai 2025 : « Il possède une sensibilité sociale qui l’a amené à être présent dans des situations difficiles à Chiclayo, comme lors des inondations causées par le phénomène El Niño, ou pour obtenir de l’oxygène pour la population pendant la pandémie de COVID-19, ou encore pour aider les migrants vénézuéliens par l’intermédiaire de Caritas du diocèse. Mgr Prevost s’est toujours efforcé de vivre et d’agir comme un père pour tous (...). Une fois, il y a eu de très fortes pluies à Chiclayo, la route panaméricaine a été inondée par le débordement du fleuve La Leche, ce qui a gravement affecté les récoltes des agriculteurs et de nombreux hameaux de la région et des environs. Après avoir reçu un appel du curé de la région, Mgr Prevost s’est rendu en personne sur place pour venir en aide aux personnes touchées par les inondations et leur apporter des secours matériels qu’il a distribués aux sinistrés. »

Voilà pour les plus grandes œuvres de charité accomplies par Mgr Prevost qui, par ailleurs, n’a eu de cesse de faire ouvrir des soupes populaires à différents endroits de Chiclayo.

UN PASTEUR POUR LES ÂMES.

Malgré cette très grande activité de charité qu’il mène lui-même, Mgr Prevost n’en néglige pas pour autant son ministère en assurant la visite des cinquante paroisses que compte le diocèse de Chiclayo « sans cesser de revêtir son étole dans n’importe quel village perdu pour célébrer des messes, des confirmations et confesser les paroissiens ». Le Père Marcos Ballena, professeur au séminaire au Chiclayo témoigne de ce qu’à « 10 heures du matin, Monseigneur pouvait célébrer la messe dans les montagnes de notre diocèse, Santa Cruz – une province de Cajamarca que Chiclayo dessert également ; à 4 ou 6 heures de l’après-midi, il pouvait célébrer la messe dans la cathédrale ; et à 8 heures du soir, il pouvait avoir une réunion dans une paroisse, tout cela dans la même journée. Il se donnait entièrement au peuple. »

Ce Père Ballena, avec son confrère curé de la paroisse Santo Toribio à Zaña, le Père David Farfán, soulignent les similitudes saisissantes entre Mgr Prevost et le grand et saint évêque de Lima, saint Toribio de Mogrovejo. Né le 16 novembre 1538 à Mayorga en Espagne, il fut d’abord nommé Inquisiteur apostolique de Grenade avant de se voir confier l’archevêché de Lima alors capitale du vice-royaume péruvien. Il débarque le 24 mai 1581 au port péruvien de Paita et aussitôt il commence sa mission apostolique en rejoignant Lima tout en enseignant et baptisant les pauvres indiens qu’il rencontre tout au long de sa route. Sur les vingt-quatre années que durera son archiépiscopat, il n’en passera que huit à Lima. À l’admiration sans doute de Mgr Prevost, saint Toribio s’épuisera dans trois courses apostoliques effrénées au cours desquelles il visitera dans les moindres recoins le territoire immense de son diocèse, depuis Lambayeque jusqu’à Quito en passant par Trijillo et Chiclayo, pour ne laisser aucune âme sans les secours de son ministère et de sa charité. Il vécut même avec les Incas dans leur ayllus, leur parla en quechua, et s’exposa à des difficultés et à des dangers incroyables pour aller les visiter dans les endroits les plus reculés et les convertir. « Depuis que ces brebis me sont confiées, j’ai fait ceci : oubliant mon propre bien-être je n’ai pensé qu’à cela (...). Je m’emploie du matin au soir à la confirmation des indigènes. Ils en ont tant besoin (...). Des chaînes, des fers aux pieds ne m’empêcheraient pas de continuer un voyage aussi saint. Je brise tous les obstacles possibles et ne considère rien d’autre. »

Il mourra à la tâche missionnaire, le jeudi saint 1606, au couvent saint Augustin de Zaña, près de Chiclayo, laissant derrière lui une œuvre immense : des baptêmes et des confirmations innombrables, des églises, des couvents, un séminaire pour la régénération du clergé, des routes, des hôpitaux, des écoles, treize synodes diocésains. Mais son œuvre la plus importante fut sans nul doute le troisième concile de Lima (1582-1583) qui eut lieu au moment où l’Église se disposait à promouvoir la réforme du concile de Trente (1545-1549, 1551-1552 et 1562-1563). « On peut considérer comme un fruit du concile l’admirable travail catéchétique de la Doctrina Christiana ainsi que ses deux catéchismes, le Confesionario para curas de Indias (pastorale de la confession) et le Sermonario (guide de prédication), qui furent tous deux traduits en langues quechua et aymara. Ces livres touchèrent profondément l’esprit des indigènes (...). On a pu dire à bon droit que les évêchés de l’Amérique du Sud et de l’Amérique centrale, pendant plus de deux siècles (1653-1900), ont vécu de l’organisation interne, canonique et pastorale, que leur avait donnée saint Toribio avec le concile de Lima. » (Ana Ofelia Fernandez, « Saint Toribio de Mogrovejo, patron de l’épiscopat d’Amérique latine », Communio, no XVII, 4, juillet-août 1992, p. 118). À noter que les canons du premier concile de 1552 si tolérants envers l’idolâtrie furent déclarés « dépourvus d’une autorité légitime et défectueux en eux-mêmes » (cf. frère Scubilion de la Reine des Cieux « Mission et colonisation (1096-1763) », Il est ressuscité no 235, août 2022, p. 24).

Revenons à notre pape Léon XIV. Le Père Millán pense, quant à lui, que la charité de son ancien évêque était le fruit d’une vie de prière profonde. « Il avait une vie de prière très réglée. Il priait toujours le matin au réveil dans sa chapelle, puis il se rendait à la cathédrale pour les laudes. Après le petit-déjeuner, il commençait à travailler et nous récitions généralement le rosaire ensemble vers midi. Il préférait célébrer la messe le soir, à huit heures. Il expliquait que son esprit était plus clair, plus calme, car il n’avait plus le travail en tête. Après la messe, il avait un autre moment de prière, puis il prenait son dîner. »

Si certains catholiques ont été surpris par la sensibilité liturgique plutôt traditionnelle du Saint-Père, les prêtres de son ancien diocèse, eux, ne l’ont pas été. « Il célébrait toujours avec la solennité requise par la liturgie, ni plus, ni moins, toujours en chasuble malgré la chaleur pour la célébration de la messe. Dans la cathédrale, nous avons l’habitude depuis de nombreuses années d’avoir des confessions durant les heures d’ouverture. En tant que curé, j’étais souvent au confessionnal, mais je devais parfois sortir pour parler aux gens ou m’occuper de la paroisse, alors je confessais généralement avec l’étole, mais sans aube. Une fois, il m’a vu ainsi et m’a demandé de toujours porter l’aube et l’étole pour confesser. Il nous aidait souvent à confesser à la cathédrale quand il y avait beaucoup de monde, juste avant Pâques et Noël, mais il entrait toujours dans le confessionnal sans attirer l’attention pour que personne ne sache que c’était lui. Quand il y avait des confirmations ou une fête patronale dans les zones rurales, parfois dans les montagnes, il se rendait souvent la veille pour aider le prêtre à confesser, et il avait toujours tout le nécessaire pour célébrer la messe dignement. Il veillait beaucoup à tous ces détails », a raconté le Père Millán.

« Je pense que les grandes vertus qui le caractérisaient étaient sa grande humilité et sa simplicité. Il était l’un des nôtres. Et c’était un grand missionnaire, il voulait toujours atteindre ceux qui ne connaissaient pas Jésus ou ceux qui, le connaissant, avaient besoin d’apprendre la doctrine », en conclut le Père Zamora. « Il avait une présence apaisante et a toujours su diriger en s’appuyant sur ses prêtres. Il n’a jamais imposé une façon de travailler, il respectait simplement ce que nous faisions », précise le Père Millán.

De la part de toutes les personnes ayant pris part à la vie du diocèse de Chiclayo, en tant que prêtres ou laïcs, c’est un éloge unanime en faveur de celui qui fut leur pasteur durant près de dix années. C’est d’autant plus impressionnant que les témoignages convergent pour dresser le portrait d’un homme d’une très grande bonté, d’une grande patience, qui parlait peu, mais qui agissait beaucoup. Il est indéniable que sous l’impulsion de Mgr Prevost le diocèse semble très progressivement, insensiblement avoir été réformé pour accueillir au sein des instances paroissiales et diocésaines des laïcs, quand les prêtres, en place – actuellement au nombre de cent dix-neuf, ce qui n’est pas rien ! – ont été très chaleureusement soutenus par leur évêque dans leur ministère. Tous s’attendaient à ce que la nomination d’un religieux de l’Ordre de Saint-Augustin serait synonyme de l’arrivée d’un évêque au “ style ” très différent des deux précédents issus des rangs de l’Opus Dei, mais force est de constater que Mgr Prevost n’a provoqué aucune “ révolution ”, aucune cassure, tout s’est fait dans la continuité.

Tout a été maintenu pour ce qui est de la vie liturgique, la catéchèse, la distribution des sacrements sous la responsabilité des prêtres, tandis que beaucoup d’œuvres sociales se sont développées sous la responsabilité des laïcs, et l’évêque a assuré la cohésion de l’ensemble en soutenant ses prêtres dans leur ministère tout en leur laissant apparemment une grande liberté et en encadrant les laïcs dans leurs missions. Apparemment sans acte d’autorité, mais dans la discussion, l’écoute, le dialogue, la concertation, la conciliation... sans remarque, ni remontrance, correction, même fraternelle. Apparemment aucun désordre à réprimer, aucun progrès, aucune amélioration, aucune conversion à demander à qui que ce soit. Rien ! Mais les témoignages consultés sont forcément partiels. Nous ne savons pas tout et Mgr Prevost a la réputation fondée d’être discret.

Pour ce qui est de l’amour de Jésus et de la Sainte Vierge, des sacrifices à leur offrir... apparemment tout va de soi puisqu’il n’en est jamais question... Or les Péruviens sont, à une écrasante majorité, catholiques malgré le prosélytisme très agressif des sectes protestantes. Les fidèles sont très fervents (pas moins de cinq messes par jour en semaine à la cathédrale !) En ce qui concerne les dévotions catholiques à Chiclayo, telles le Seigneur Nazaréen Captif de Monsefu, la Croix de Chalpon à Motupe ou l’Enfant Divin du miracle d’Eten, Mgr Moliné, évêque émérite de Chiclayo auquel a succédé Mgr Prevost, a déclaré qu’elles « ont captivé le cœur du nouveau Pape lors de son séjour dans le nord du Pérou, et il les a encouragées, car elles favorisent la vie chrétienne et aident à vivre la foi dans la vie quotidienne et dans différents lieux, non seulement dans les églises, mais aussi dans les rues. La dévotion au miracle eucharistique d’Eten, une région proche de Chiclayo, est sans aucun doute celle à laquelle Mgr Prévost s’est le plus attaché. Le 2 juin 1649, dans le village de Santa Magdalena de Eten, lors de la messe de la veille de la solennité du Corpus Christi, l’Enfant Jésus est apparu dans une hostie consacrée qui n’a malheureusement pas été conservée. En juin 2019, Mgr Robert Prevost, qui cherchait à obtenir du Vatican l’approbation formelle du miracle eucharistique, a expliqué que  l’histoire, les données, la dévotion dans la continuité de ces 370 ans sont bien documentées ”, grâce aux témoignages conservés dans les archives des franciscains de la ville de Lima. » (www. udep. edu. pe/hoy/2025/05/mons-jesus-moline-leon-xiv-un-padre-para-todos/)

En janvier 2019, Mgr Prevost a reçu dans sa cathédrale une statue pèlerine de Notre-Dame de Fatima au milieu d’une foule de fidèles. Il a lu un acte de réparation et de consécration à Dieu, au Cœur Sacré de Jésus et au Cœur Immaculé de Marie : « Par cet acte de repentir, de pardon et de réparation à Dieu, je renouvelle la consécration du Pérou au Sacré-Cœur de Jésus et au Cœur Immaculé de Marie, uni aux diocèses, aux paroisses, aux prêtres, aux diacres, aux séminaristes, aux religieux et religieuses et aux laïcs. » C’est très touchant de voir toute cette foule de fidèles entourant son évêque qui joue le rôle de médiateur entre son diocèse et la Sainte Vierge. Mais est-ce bien là la piété personnelle de Mgr Prévost ? Nous savons qu’il récite son chapelet et qu’il honore « la Mère de Dieu d’une manière particulière, avec un amour filial, conformément à la pratique de l’Église et à la tradition de l’Ordre qui, depuis des temps immémoriaux, la vénère sous les titres de Notre-Dame de Grâce, Notre-Dame du Perpétuel Secours, Notre-Mère de Consolation et Notre-Mère du Bon-Conseil. » (art. 106 des constitutions de l’Ordre de Saint-Augustin)

Mais cette dévotion mariale apparemment est tout à fait personnelle au religieux de l’Ordre car lorsqu’il adresse en janvier 2021, donc en pleine pandémie, une petite exhortation pour soutenir le courage de ses diocésains, force est de constater qu’on n’en lit aucune trace. « Personne n’aurait pu imaginer l’année qui vient de s’écouler, une année marquée par tant de souffrances, de crises, de douleurs et de morts. Cependant, je vous propose aujourd’hui de revenir sur la devise que nous avions choisie pour cette année pastorale :  Le Verbe habite parmi nous.  Je le fais afin de réfléchir avec vous sur la manière dont Dieu peut être parmi nous malgré tant de souffrances. Saint Augustin, répondant à une personne qui souffrait de la mort d’un être cher, écrit ces mots :  À ceux qui sont affligés et tristes, il faut comprendre leur douleur, leurs larmes. Mais ne pleurez pas comme les païens qui n’ont pas d’espérance, comme ceux qui ne connaissent pas la promesse du Christ. Nos êtres chers qui sont morts vivent dans l’esprit, et nous les retrouverons dans l’éternité inestimable  (Lettre 263). Chers frères, nous avons encore beaucoup à apprendre sur la douleur, mais aussi beaucoup à apprendre sur l’espérance, surtout sur l’éternité. Le Verbe, Jésus, habite parmi nous pour nous enseigner à respecter la douleur, à vivre dans l’espérance, à redécouvrir notre vocation à l’éternité. » (Somos Iglesia, bulletin du diocèse de Chiclayo no 10, février 2021, p. 2)

Et aussitôt après cette élévation surnaturelle – assez courte quand même ! – Mgr Prevost en vient tout de suite aux œuvres, mais après avoir rappelé que « nous ne pouvons pas vivre isolés, personne ne vit sa foi seul, personne ne se sauve seul. La foi est toujours ecclésiale, la foi nous pousse à rechercher les autres, la foi fait de nous des frères » (ibid.). Là, Mgr Prevost exprime une idée très prégnante dans sa pensée, très claire dans son esprit, et selon laquelle la foi est nécessairement d’Église. Elle ne se réduit pas à une relation directe et personnelle entre celui qui se prétend disciple de Jésus et Jésus lui-même. La foi implique d’appartenir à l’Église, d’être fils de l’Église.

Et l’évêque d’en déduire : « Tout message de foi est donc un message de fraternité, nous ne pouvons pas vivre une foi sans œuvres, c’est-à-dire sans charité, sans solidarité, sans fraternité (...). L’Église, en union avec toute la société, à travers la campagne  Resucita Perú, ahora  (Pérou, ressuscite maintenant), veut offrir une réponse de foi concrète, visible, réelle. La joie que Jésus-Christ apporte au monde – la vraie joie et pas simplement un sentiment éphémère ou superficiel – est une réponse de foi et de fraternité, c’est l’appel de Dieu à panser les blessures de ceux qui souffrent, à partager notre pauvreté avec ceux qui ont moins, à grandir dans la sagesse de la Parole de Dieu, à nous laisser éclairer par le Seigneur, par Jésus, le Verbe qui s’est fait chair et a habité parmi nous (Jean 1, 14). » (ibid.)

Certes avec ces morts qui endeuillent les familles, éprouvées par ailleurs par bien d’autres peines, les diocésains ont le droit de tourner leurs regards vers le Ciel, mais ils en sont vite détournés pour se voir appliqués, par leur évêque, aux œuvres de charité, aux œuvres sociales. C’est flagrant. Et Mgr Prevost d’employer cette trilogie de « charité (...), solidarité (...), fraternité (...) » pour faire la transition entre la charité fraternelle de Jésus fondée sur la foi et la fraternité maçonnique de Fratelli tutti du pape François pour laquelle Mgr Prevost livre, quelques pages plus loin dans le même bulletin diocésain, un résumé exact, mais sans enthousiasme exacerbé.

Et au final de cette petite exhortation, pas d’appel à la prière pour le salut des âmes trépassées, pas de mention de la Sainte Vierge, pas d’appel à la conversion.

En mars 2018, Mgr Prevost est élu vice-président de la Conférence des évêques du Pérou. Son retour à Rome se profile à l’horizon, l’année suivante, avec sa nomination par François comme membre de la Congrégation pour le clergé, puis en 2021, comme membre de la Congrégation pour les évêques. C’est durant cette période que Mgr Prevost semble s’être notamment impliqué dans l’affaire Sodalitium Christianæ Vitæ qui devait aboutir à l’éviction de Mgr José Antonio Eguren, archevêque de Piura, proche de cette société de vie apostolique, et finalement à la dissolution du mouvement au début de cette année par le pape François juste avant sa mort. Il regagnera définitivement Rome le 30 janvier 2023 lorsque le Saint-Père le nomme à la tête du Dicastère pour les évêques.

DE CHICLAYO À ROME.

Durant deux années, Mgr Prevost va exercer cette mission particulière et très importante de proposer au Saint-Père les candidats possibles à l’épiscopat, à l’exception des territoires relevant de la compétence du Dicastère pour l’évangélisation.

« D’autre part, l’une des principales tâches du préfet est d’accompagner les évêques, hommes ordonnés à l’épiscopat, dans leur expérience et leur cheminement à la suite du Seigneur en tant que prêtres. Ce travail exige avant tout que nous restions à leurs côtés, en cherchant des moyens plus efficaces pour que les pasteurs du peuple de Dieu sachent qu’ils ne sont pas seuls », a lui-même expliqué le cardinal Prevost en septembre 2023 au cours d’un entretien publié par l’Ordre de Saint-Augustin. À noter qu’il travaille avec notamment trois femmes, nommées par François, avant son arrivée à la tête du Dicastère. « Nous avons pu constater à plusieurs reprises que leur point de vue est enrichissant. Deux sont religieuses et une est laïque. Leur perspective coïncide souvent parfaitement avec ce que disent les autres membres du dicastère, tandis qu’à d’autres moments leur opinion introduit une perspective différente et devient une contribution importante au processus. Je pense que leur nomination est plus qu’un simple geste du Pape pour dire qu’il y a maintenant des femmes ici aussi. Elles offrent une participation réelle et significative à nos réunions lorsque nous discutons des dossiers des candidats. »

Mais quelles sont les qualités fondamentales d’un évêque ?

Selon le cardinal Prevost qui sans doute dresse son propre portrait, l’évêque se doit d’être un homme en relation avec Dieu – le cardinal veut sans doute dire que ce doit être un homme de prière qu’il est lui-même – capable de créer autour de lui une véritable communauté « en apprenant à vivre ce que signifie faire partie de l’Église de manière intégrale, ce qui nécessite beaucoup d’écoute et de dialogue ». Ainsi, doit-il travailler avec ses frères évêques, avec les prêtres « et surtout avec le peuple de Dieu ». Il s’agit de s’écouter les uns avec les autres, d’apprendre à écouter l’Esprit-Saint et « l’esprit de recherche de la vérité qui vit dans l’Église. Passer d’une expérience où l’autorité parle et tout est fait, à une expérience ecclésiale qui valorise les charismes, les dons et les ministères présents dans l’Église ».

C’est donc la remise en cause fondamentale de l’autorité personnelle de l’évêque. « Nous ne devons pas nous cacher derrière une idée de l’autorité qui n’a plus de sens aujourd’hui. L’autorité que nous avons, c’est celle de servir, d’accompagner les prêtres, d’être des pasteurs et des enseignants. » Là les termes du cardinal Prevost, en particulier celui de « servir » relève d’une évidente ambiguïté. Que l’exercice de l’autorité doit être compris comme un service éminent de l’Église c’est évident. Que l’exercice de l’autorité doit être compris comme devant être tourné au seul bien des prêtres et des fidèles et non pas à un avantage personnel de celui qui l’exerce est encore plus évident. Mais, comme l’a écrit notre Père dans son commentaire de la constitution Lumen gentium, « il est impropre, équivoque et dangereux de toujours la présenter comme un “ service ” de la communauté, parce que la communauté ne la domine ni ne la règle. Le chef n’est pas le domestique de ses sujets ! » (Préparer Vatican III, p. 74)

Ce qui compte avant tout, pour Mgr Prevost, c’est l’esprit d’écoute de l’évêque, sa capacité de proximité avec chacun de ceux qui forment autour de lui une communauté, en particulier avec ses prêtres pour lesquels il est « le père et le frère ». Idée maîtresse de Mgr Prevost devenu par la grâce du Bon Dieu le pape Léon XIV : l’évêque doit former autour de lui une communauté, qu’ils soient clercs ou laïcs, qui forment le peuple de Dieu qu’il doit connaître, consulter et écouter. C’est, à première vue, tout l’esprit synodal de l’Église, tel qu’il a été défini petit à petit au cours des différentes assemblées réunies par le pape François à l’occasion du Synode sur la synodalité, avec cet effacement du caractère hiérarchique de l’exercice de l’autorité, cette théorie de l’écoute du peuple de Dieu.

Néanmoins le cardinal Prevost entend que la distinction entre laïc et prêtre soit bien préservée : « Nous devons considérer le laïc comme un laïc. C’est l’un des nombreux dons qui ont évolué au cours des dernières années : découvrir qu’ils ont un rôle très important à jouer dans l’Église. Tant que, comme le dit le pape François, ils n’assument pas le rôle du clergé et ne deviennent pas cléricaux, et qu’ils vivent leur propre vocation baptismale, ce que signifie faire partie de l’Église, nous commençons à vivre avec plus de clarté. »

Et qu’en est-il de la consécration religieuse à laquelle notre Père était très attaché et qui est certainement la réponse à cette folle promotion des laïcs ? « Je crois que le témoignage de la vie religieuse, même si elle sera peut-être moins nombreuse à l’avenir, a toujours une valeur capitale en raison de ce que signifie vivre cet aspect de la consécration, de l’abandon total de sa vie au Seigneur et au service des autres. Le sacerdoce a, et continuera d’avoir, un rôle très important dans la vie de l’Église et de tous les croyants. Je dirais donc que développer une compréhension plus complète de l’Église et continuer à vivre ce ministère – le ministère sacerdotal – avec son immense sagesse, peut nous aider à mieux vivre les problèmes qui pourraient se présenter et à renforcer la conviction que nous continuons d’avancer, que le Seigneur n’abandonne pas son Église. Ni hier, ni aujourd’hui, ni demain. Personnellement, je vis cette réalité avec une grande espérance. »

Mais aux séminaristes qui doutent de leur vocation, le cardinal Prevost semble sortir de sa fonction officielle et du “ baratin clérical conciliaire ” qui va avec, pour révéler son cœur de religieux, de directeur spirituel... bref de pasteur d’âme : « Je me souviens, quand j’étais novice, un frère plus âgé nous a rendu visite et nous a simplement dit un mot qui résonne encore en moi : persévérez. Nous devons prier pour cette persévérance, car aucun de nous n’est exempt de moments difficiles, que nous soyons mariés, célibataires ou augustins. Nous ne pouvons pas abandonner à la première difficulté, sinon, et c’est important, nous n’arriverons jamais à rien dans la vie. La persévérance est un grand don que le Seigneur est prêt à nous offrir. Mais nous devons apprendre à l’accueillir et à l’intégrer dans notre vie, pour être forts. C’est l’un de ces dons qui se construit avec le temps, dans les petites épreuves du début qui nous aident à être plus forts, à pouvoir porter la Croix lorsqu’elle devient plus lourde. Il nous aide à commencer à avancer, puis à continuer d’avancer. »

Pour le reste, l’évêque doit être un bon administrateur, ce que le cardinal Prevost a très certainement été à Chiclayo. « Mais si je devais souligner une qualité avant toutes les autres, ce serait celle de proclamer Jésus-Christ et de vivre la foi de manière à ce que les fidèles voient dans son témoignage une incitation à vouloir participer toujours plus activement à l’Église que Jésus-Christ lui-même a fondée. En quelques mots : aider les gens à connaître le Christ à travers le don de la foi. »

Toujours cet appel à faire partie de l’Église, à participer à la vie de l’Église, à proclamer Jésus-Christ. Mais pas de rappel de la nécessité de se soumettre à son joug, à sa Loi évangélique. Pas d’appel à se convertir, à faire pénitence, à recevoir les sacrements pour imiter et suivre Jésus... jusqu’à la croix... pour en définitive gagner le Ciel et échapper à l’enfer. Rien de tout cela.

Ne serait-ce pas là une façon commode de passer sous silence, pour ne pas s’y soumettre, le dogme de la foi que l’Église a reçu en dépôt de Jésus lui-même et des Apôtres qu’il s’est choisis, les dogmes contraignants, les enseignements infaillibles ? Ne serait-ce pas d’ailleurs le sens de ces paroles : « Nous sommes souvent préoccupés par l’enseignement de la doctrine, la manière de vivre notre foi, mais nous risquons d’oublier que notre première mission est d’enseigner ce que signifie connaître Jésus-Christ et témoigner de notre proximité avec le Seigneur. C’est la première chose à faire : communiquer la beauté de la foi, la beauté et la joie de connaître Jésus. Cela implique que nous le vivions nous-mêmes et que nous devons partager cette expérience » ?

RELIGION DE LA TERRE OU RELIGION DU CIEL ?

Le Père John J. Lydon McHugh, de l’Ordre de Saint-Augustin, a publié en juin 2024 au Fonds éditorial de l’Université catholique pontificale du Pérou un ouvrage intitulé La doctrina social de la Iglesia qui présente la doctrine sociale de l’Église catholique de manière ordonnée et systématique. Écrit principalement à l’intention des étudiants, le livre suit une ligne chronologique depuis l’encyclique du pape Léon XIII Rerum novarum jusqu’aux documents les plus récents du pape François. Quel est l’intérêt de ce livre ? Sa préface... écrite par le cardinal Prevost qui livre quelques réflexions sur cette matière qui lui tient à cœur sans imaginer qu’il serait un jour le Pape et que la possibilité lui serait alors donnée de mettre en œuvre certaines idées en cette matière. Le texte est à tous égards bien décevant. Il montre que l’esprit de l’auteur est bien imprégné de l’esprit du concile Vatican II.

Tout d’abord, Mgr Prevost s’interroge sur le sens qu’il convient de donner au mot “ doctrine ”. Selon lui, « la doctrine sociale de l’Église ne vise pas à  endoctriner  les personnes qui cherchent des réponses dans la réflexion ecclésiale. L’endoctrinement est immoral, il empêche le jugement critique, il porte atteinte à la liberté sacrée du respect de sa propre conscience – même si elle est erronée – et il se ferme à de nouvelles réflexions parce qu’il rejette le mouvement, le changement ou l’évolution des idées face à de nouveaux problèmes. » La doctrine sociale viserait, au contraire « à favoriser un véritable accès aux questions sociales » sans pour autant brandir « le drapeau de la possession de la vérité, ni en ce qui concerne l’analyse des problèmes ni en ce qui concerne leur résolution. En matière sociale, il est plus important de savoir comment aborder les problèmes que de donner une réponse précipitée sur les causes ou les solutions. »

Ensuite Mgr Prevost s’interroge sur le droit de l’Église à s’immiscer dans les questions sociales. « L’Église n’est-elle pas seulement là pour administrer les sacrements et rassembler les croyants pour prier en communauté ? » demande le cardinal qui met alors en opposition l’idéologie marxiste qui reproche à la religion de ne viser que le ciel pour mieux faire accepter par les âmes les injustices sociales dont elles peuvent faire l’objet et l’idéologie libérale qui, elle, nie à la religion toute “ voix au chapitre ” dans le domaine des relations économiques, sociales et politiques. Le cardinal Prevost défend le droit de l’Église de s’immiscer dans de pareilles matières, d’une part pour rappeler au monde « que nous ne pouvons pas tomber sous la domination idéologique, quelle que soit l’idéologie en question », d’autre part pour « créer une conscience morale, avec des critères moraux, des principes éthiques authentiques, en respectant le jugement critique de chaque individu et l’autonomie des peuples et de leurs gouvernements », car les questions sociales sont d’abord des questions morales qui doivent être analysées selon des critères et des principes moraux.

Et le cardinal de poursuivre : « Je suis sûr que nombreux sont ceux qui considèrent l’intervention de l’Église dans les questions sociales comme inadéquate et inappropriée. Les dimensions verticale et horizontale de l’Église semblent parfois inconciliables. Ceux qui préfèrent une Église verticale, tournée uniquement vers Dieu, n’ont certainement pas tort ; mais je ne pense pas non plus que ceux qui se tournent vers leurs frères et veulent voir dans la dimension horizontale de l’Église une partie de leur mission se trompent. »

Et d’enchaîner ensuite sur les questions de société que le cardinal Prevost juge nouvelles et qui exigent de l’Église une approche nouvelle : « La réalité de la violence contre les femmes, la nécessité de répondre à la crise triste et humiliante des abus sur mineurs, la réalité de l’abus de pouvoir ou de conscience, l’attention aux divorcés et remariés et aux membres de la communauté LGBT ; l’écologie et la sauvegarde de la maison commune, la protection des peuples amazoniens, pour ne citer que quelques thèmes sociaux qui exigent une analyse et une réponse. » On est un peu abasourdi par les sujets de préoccupation du futur pape et on appréhende d’avance les analyses et les réponses qu’il pourrait donner si, comme il l’a écrit, il entend le faire à partir « des principes moraux fondamentaux tels que la dignité de la personne, le bien commun, la solidarité, la liberté de conscience, parmi tant d’autres principes fondamentaux que ce livre présente de manière remarquable » tout en admettant quand même qu’ « une partie de la réflexion de l’Église restera en certains aspects théologiques ». Donc on demeure dans l’expectative et dans le doute.

Mais voici ce qu’il nous semble utile de dire.

Le cardinal Prevost, – aujourd’hui le pape Léon XIV –, est tributaire de beaucoup d’erreurs doctrinales qui se sont répandues au sein de l’Église à la faveur de Paul VI et Jean-Paul II. Néanmoins, il ne semble pas être l’homme d’un parti idéologique tout en étant confronté à une question à laquelle il n’a peut-être pas, à ses propres yeux, la réponse. Cette question est issue de cette opposition entre « ceux qui préfèrent une Église verticale, tournée uniquement vers Dieu » et « ceux qui se tournent vers leurs frères et veulent voir dans la dimension horizontale de l’Église une partie de leur mission ».

Cette opposition entre ces deux “ dimensions ”, Mgr Prevost l’a expérimentée au Pérou, au sein même du diocèse de Chiclayo : entre ceux tournés vers le service de Dieu et le service des âmes et ceux soucieux de porter remède aux misères sociales et écologiques auxquelles doivent faire face les populations péruviennes en les libérant “ des pauvretés, des injustices et inégalités ” dont elles sont victimes. Mgr Prevost a refusé de prendre parti dans cet antagonisme et a semblé avoir conduit de front ces deux “ dimensions ” du service de l’Église en partageant son temps en passant apparemment aisément de l’une à l’autre. Bien sûr il faut aller à la messe, bien sûr il faut recevoir les sacrements, bien sûr il faut prier. Mais il est possible de faire plus. Il faut aussi se préoccuper des gens qui souffrent de la pauvreté, de la faim, de la guerre. La religion du Ciel c’est très bien. Mais il faut comprendre que notre religion, c’est aussi la charité fraternelle. Voilà résumée la pensée apparente de Mgr Prevost.

Et notre Père ne serait pas loin de penser la même chose à propos d’une religion toute tournée vers le Ciel et qu’il n’hésite pas à qualifier de « médiocre ». Qu’est-ce qu’une religion médiocre ? « C’est de croire d’abord que notre religion n’est pas pour la terre », a-t-il expliqué dans un sermon des vêpres de la fête de l’Épiphanie du 6 janvier 1985. « Ce n’est pas pour maintenant ; c’est un ensemble de prières, de sacrements qui ne changent rien à notre condition terrestre bien évidemment, mais grâce auxquels nous aurons le droit d’aller au Ciel. C’est déjà beaucoup !

« Mais enfin, notre religion est cantonnée au domaine intime de l’âme. Notre religion n’a rien à voir avec la politique, avec la guerre ou la paix, avec le chômage, les difficultés familiales (...). Il paraît que c’est la vraie religion... pour les gens qui la pratiquent. Je pourrais donner des exemples d’évêques que j’ai connus dans mon jeune temps : la religion, c’était d’administrer le diocèse, qu’il y ait des vocations, qu’il y ait des curés pour les envoyer dans les paroisses, des religieuses pour les envoyer dans les hôpitaux, etc. » Comme les évêques auxquels Mgr Prevost a succédé sur le siège de Chiclayo ?

Puis feignant de prendre le parti adverse, celui de la théologie de la libération, notre Père poursuit : « C’est très bien dans son ordre, il paraît que c’est comme cela qu’il faut vivre pour aller au Ciel. Mais pendant ce temps, les gens sont opprimés ; pendant ce temps, il y a la guerre, la famine... Maintenant pour le reste, il faut qu’on se retrousse les manches (...). Sortis de notre église après avoir récité le chapelet, il faut qu’on aille retrouver les gens qui meurent de faim, qui sont exploités par leurs patrons et qu’on monte des syndicats, qu’on conscientise les populations, il faut qu’on s’y mette ! C’est la charité qui va faire le pont. On nous a trop enseigné une religion du Ciel. Maintenant, il faut comprendre que notre religion, c’est aussi la charité fraternelle. »

Et cet antagonisme, entre “ la religion du ciel ” et “ la religion de la terre ”, après la mort du pape François, loin d’être résolu, semble plus que jamais diviser la Hiérarchie. Le cardinal Sarah, en tant qu’envoyé personnel de Léon XIV, vient de déclarer avec vigueur pour ne pas dire avec une certaine autorité, le 26 juillet dernier, devant les 30 000 pèlerins accourus au sanctuaire de sainte Anne d’Auray pour le 400e anniversaire de l’apparition de la sainte patronne de la Bretagne à Yvon Nicolazic : « Trop souvent en Occident, on présente la religion comme une activité au service du bien-être de l’homme. La religion est assimilée à des actions humanitaires, à des actes de bienfaisance, d’accueil des migrants et des sans-abri, à la promotion de la fraternité universelle et à la paix dans le monde. La spiritualité serait une forme de développement personnel, elle serait là pour apporter un peu de soulagement à l’homme moderne tendu vers ses activités politiques et économiques habituelles. Même si ces questions sont importantes, cette vision de la religion est fausse. La religion n’est pas une question de nourriture ou d’actions humanitaires. Dans le désert, c’est la première tentation que Jésus a rejetée. Pour racheter l’humanité, il faut vaincre la misère de la faim et de la pauvreté, c’est ce que le diable propose au Seigneur. Mais Jésus répond que ce n’est pas la voie de la rédemption. Il nous fait comprendre que même si tous les hommes avaient de quoi manger à leur faim, si la prospérité s’étendait à tous, l’humanité ne serait pas rachetée. »

Mais le pape Léon XIV, commentant, lui, le miracle de la multiplication des pains, le 22 juin dernier à l’occasion de la solennité de la fête du Saint-Sacrement, de dire ceci : « Telle est la logique qui sauve le peuple affamé : Jésus agit selon le style de Dieu, en enseignant à faire de même. Aujourd’hui, en lieu et place des foules mentionnées dans l’Évangile, il y a des peuples entiers, humiliés par la cupidité des autres plus encore que par leur propre faim. Face à la misère de beaucoup, le cumul des richesses par quelques-uns est signe d’une arrogance indifférente, qui engendre la souffrance et l’injustice. Au lieu de partager, l’opulence gaspille les fruits de la terre et du travail de l’homme. Particulièrement, en cette année jubilaire, l’exemple du Seigneur reste pour nous un critère urgent d’action et de service : partager le pain, pour multiplier l’espérance, c’est proclamer l’avènement du Royaume de Dieu. » Et le Souverain Pontife, après ce naturalisme exacerbé, d’enchaîner ainsi : « Notre nature affamée porte la marque d’une indigence qui est comblée par la grâce de l’Eucharistie. Comme l’écrit saint Augustin, le Christ est vraiment  panis qui reficit, et non deficit ; panis qui sumi potest, consumi non potest  (Sermon 130, 2) : un pain qui nourrit et ne manque pas ; un pain que l’on peut manger, mais qui ne s’épuise pas. L’Eucharistie, en effet, est la présence véritable, réelle et substantielle du Sauveur (cf. Catéchisme de l’Église catholique, no 413), qui transforme le pain en Lui-même, pour nous transformer en Lui. Vivant et vivifiant, le Corpus Domini fait de nous, c’est-à-dire de l’Église elle-même, le corps du Seigneur. »

Ces « deux dimensions » de l’Église provoquent bien un antagonisme apparemment insoluble. Le cardinal Sarah faisait remarquer, toujours lors de son sermon du 26 juillet : « Nous avons été créés pour louer et adorer Dieu. C’est dans l’adoration de Dieu que nous découvrons notre véritable dignité, la raison ultime de notre existence. C’est à genoux devant Dieu que l’homme découvre sa véritable grandeur et sa noblesse. Et si nous n’adorons pas Dieu, nous finirons par nous adorer nous-mêmes. » Salutaire réaction de la part d’un cardinal provoquée par les pires aberrations de feu le pape François. Mais là où il se trompe et nous trompe, c’est de redouter pour demain seulement un culte de l’homme pratiqué en paroles et actes, au sein de l’Église, depuis l’année 1965, depuis le discours de clôture du concile Vatican II, au cours duquel le pape Paul VI a proclamé aux applaudissements de tous les Pères, dans la basilique Saint-Pierre : « Nous plus que quiconque avons le culte de l’homme ! » Voilà bien l’erreur à l’origine de cet écartèlement dans lequel est prise l’Église, entre la religion du Ciel et la religion de la terre.

Avec notre Père, il faut rappeler que « l’Église ne s’est jamais désintéressée de la vie des hommes, de leur “ praxis ”, de leur histoire. Elle a toujours connu et estimé les “ valeurs temporelles ”, mais en les rapportant à Dieu non à l’homme, en les ordonnant au culte de Dieu et non au culte de l’homme. Elle faisait des choses terrestres l’objet d’une morale divine, chrétienne, donc surnaturelle, venue de Dieu et orientée vers Dieu. » (Préparer Vatican III, p. 266)

Partant de là notre Père distingue trois étapes dans l’histoire de l’Église.

D’abord, le temps de l’Église apostolique, l’Église de la persécution au cours duquel les premières générations de chrétiens n’ont porté aucun intérêt à l’œuvre du monde. « Ce sont les Évangiles où sont consignées les propres Paroles du Seigneur, les Épîtres, les Actes des Apôtres, l’Apocalypse, qui ont inculqué comme révélation divine aux premiers chrétiens que, dans l’imminence de la Parousie, peu importaient les biens temporels en regard des éternels. “ Nous n’avons pas ici-bas de demeure permanente, mais nous cherchons celle qui est à venir. ” (He 13, 14) “ Car la figure de ce monde passe. ” (1 Co 7, 31) “ Quant aux cieux et à la terre actuels, la Parole de Dieu les tient en réserve et les garde pour le feu. En ces jours, la terre sera consumée avec les ouvrages qu’elle renferme. ” (2 P 3, 7-9) » (ibid., p. 267)

Ensuite, le temps de la chrétienté médiévale durant lequel l’Église ne contredira pas cet Évangile de mépris du monde. Mais l’Empire devenu Chrétienté, la foi s’installant au sein de la société, « le temporel s’est laissé soumettre à l’éternel (...), les valeurs de chair furent tenues pour servantes des spirituelles (...), les “ deux glaives ”, celui du Pape, tout religieux, et celui de l’Empereur, politique, l’un soumis à l’autre, régissaient le monde au nom de Dieu. » Le Père Congar lui-même fut contraint d’admettre que durant le temps de la Chrétienté « les réalités séculières (...) sont ramenées plus ou moins directement aux finalités propres de l’Église et aux règles édictées par elle » (ibid.).

Enfin, durant le temps de la Contre-Réforme et de la Renaissance, l’Église persiste dans sa volonté de tout soumettre au Christ, ce que rappellera avec vigueur saint Pie X. « Simplement elle se heurte à des obstacles nouveaux, considérables, ici la Renaissance et son humanisme païen, là au contraire cette Réforme protestante qui isole la foi des œuvres et retranche la religion de la vie. Les deux éléments d’un ordre social chrétien sont alors disjoints, ici la nature arrachée au Christ, là le surnaturel enfermé dans les consciences. Condamnant l’hérésie luthérienne au concile de Trente, la Contre-Réforme partira à la reconquête de l’humanisme et l’assumera lors de la renaissance catholique du dix-septième siècle qui dure encore et qui a fait de l’Église la grande maîtresse et l’incomparable tutrice de la civilisation occidentale.... Jusqu’à Pie XII.

« Comment cela ? Par la structuration de trois sciences en une seule sagesse surnaturelle : le Dogme fixe les fins transcendantes des personnes et de la société humaine dans son ensemble, la Morale ordonne toute l’activité temporelle selon la loi de Dieu en vue de l’acquisition des biens éternels, la Doctrine familiale, sociale, politique de l’Église suggère et promeut les solutions empiriques qui concilient de manière heureuse la perfection de la vie chrétienne avec le bien commun temporel. L’ensemble de cette théologie magistrale constitue l’humanisme chrétien. » (ibid., p. 268)

Mais la Révolution a voulu rompre « avec cet ordre où le naturel s’intègre à une sagesse et à une pratique surnaturelle. Héritiers de tous les insoumis de l’histoire, les révolutionnaires français voudront constituer un monde moderne, c’est le mot clef de l’affaire, une humanité affranchie de la loi des prêtres qui soit elle-même son propre centre et sa propre fin. Ce courant révolutionnaire arrachera pièce à pièce le monde à l’Église, et il est triste de constater, fait observer notre Père, que les théologiens modernes interprètent ce combat en adoptant le point de vue de l’adversaire : l’Église de la Contre-­Réforme se serait tellement détournée du bien humain temporel que les modernes n’auraient pu sauver l’homme et travailler au progrès de l’humanité qu’en déclarant la guerre à l’Église et en la dépouillant de tout pouvoir sur les choses de ce monde. »

Contre cet esprit révolutionnaire lutteront courageusement le bienheureux Pie IX et saint Pie X, soutenus par le Sacré-Cœur et par l’Immaculée en personne à la rue du Bac et à Lourdes.

Mais les hommes d’Église, lors du concile Vatican II, pour se ménager, pour séduire ce monde qu’ils admiraient et qui pourtant la combattait, voudront la prostituer par l’adoption de nouveaux principes, faux, principalement à la faveur de la Constitution dite pastorale Gaudium et spes. Celle-ci détermine « la construction d’un monde nouveau » sur la terre, à laquelle tous les hommes, tous les groupes sociaux coopèrent dans une union fraternelle pour la « libération » et le « salut » de l’humanité. « L’Évangile est le ciment de cette construction sous la forme moderne du culte de l’homme, de sa dignité, de ses droits. L’Église assure ce service de l’Évangile et l’animation désintéressée de cet effort humain sans précédent qui réalise le dessein de Dieu sur le monde, avec la collaboration de toutes les religions et idéologies humaines. » (ibid., p. 293 et 294)

Et l’Église de s’adonner à un naturalisme exacerbé alors que la “ vocation ”, la “ libération ”, le “ salut de l’homme ” ne sont pas d’ordre temporel, humain, politique, mais d’ordre religieux, moral, transcendant. Et l’Église, également, de s’aveugler dans un optimisme délirant alors que le combat, cet effort pour conquérir le Royaume de Dieu ne sont pas de l’homme, mais de Dieu ; ils sont l’œuvre de la grâce en nous, non de la “ bonne volonté ” et des “ énergies nouvelles ” de l’humanité, encore moins d’un “ germe divin ” et d’un “ Esprit ” qui seraient communément répandus en tous les hommes comme une énergie et une noblesse natives. Et l’Église, encore, de promouvoir un humanisme « faussement donné pour évangélique et chrétien selon lequel la foi et la religion catholiques auraient pour fonction providentielle de servir de moteur spirituel à cette construction, d’être l’âme du monde dans son progrès, distribuant conseils et exemples, lumières et énergies pour assurer la réussite de cette conquête du bonheur de tout l’homme par l’homme pour tous les hommes. » (ibid.)

Mais quelle devrait être la réponse de l’Église et de Léon XIV pour parfaitement faire “ coïncider ” l’une avec l’autre ce que lui désigne et distingue, à tort, par « dimensions verticale et horizontale » de l’Église ?

Toute destinée humaine est unique, mais se réalise en deux étapes : d’abord l’étape terrestre et ensuite la vie éternelle. Mais la césure ne se fait pas au moment de la mort corporelle « mais à la mort et à la résurrection vécues dans le Christ qui font du juif et du païen un chrétien, du pécheur un saint, de l’homme voué à la mort éternelle un vivant doué d’une perfection qui est de soi éternelle. Tel est le fondement individuel et social de l’humanisme chrétien », explique notre Père (Préparer Vatican III, p. 296). Une fois converti, le chrétien « possède en lui-même, par grâce, la joie messianique, l’avant-goût de la béatitude éternelle, et la paix qui l’oriente dans les voies de la justice morale et de la sainteté. La vie terrestre dans tous ses conditionnements conjugaux, familiaux, économiques et politiques devient le lieu de cette transfiguration et la matière même de cette spiritualisation. » (ibid.) Et cela concerne l’homme individuel comme l’homme collectif c’est-à-dire toute la société, de la famille à l’humanité tout entière, en passant par l’usine, la corporation, l’école, la nation, lorsqu’ils sont gagnés au Christ. « La Vérité du Christ, la grâce sacramentelle du Christ, la loi évangélique du Christ assurent à ces sociétés de nature temporelle, leur ordre venu d’En Haut, leur mouvement, leur vie, leur cohésion. Non pas comme le monde les voit, les veut et prétend les construire, mais selon la mesure que Dieu veut et dans l’imperfection des choses caduques, mais de manière admirable (...). Il n’y a de vie pour la société comme pour les personnes individuelles que dans l’ordre surnaturel de la grâce du Christ. C’est sur ce fondement que, par surcroît, les communautés naturelles, comme la vie présente de chacun, reçoivent un épanouissement certain que nul autre sauveur ne peut procurer : “ Sans moi vous ne pouvez rien faire. ” Et : “ Si le Seigneur ne construit la maison, c’est en vain que travaillent les bâtisseurs. » (ibid., p. 297)

En conséquence de quoi, « l’Église prêche le Royaume de Dieu par son dogme et elle détourne les chrétiens de rien attendre du monde ici-bas. En vertu de cette vocation surnaturelle qu’elle leur découvre, elle réclame et elle obtient largement un effort de conversion et des vertus morales qui font de chaque serviteur de Dieu un serviteur passionné de ses frères, un élément utile de la société ! Ainsi la justice, la paix, l’amitié et leur cortège de biens matériels même, la prospérité, les arts, la joie de vivre grandissent insensiblement à la suite de cet effort moral et mystique du peuple chrétien entraîné par l’exemple des saints. Sans l’avoir d’abord cherché, et sans l’avoir encore moins attendu d’un gouvernement mondial ! ou d’une mise en place de structures élaborées, la Chrétienté améliore ses conditions de vie terrestre, comme sans y penser (...). Ainsi en Chrétienté la loi oblige au bien et la grâce dispensée par l’Église le rend possible. » (ibid., p. 298)

Seul le Christ, répandu et communiqué dans l’Église, a la puissance de changer le cœur de l’homme et donc de changer les sociétés. D’où cette invocation de saint Charles de Foucauld qu’il a mise en pratique durant toute sa vie de moine-missionnaire jusqu’à verser son sang : « Cœur sacré de Jésus, que votre règne arrive ! »

UNE THÉOLOGIE MARIALE DE LA LIBÉRATION.

Encore faut-il la foi. « Mais le Fils de l’homme, quand il reviendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » demandait Notre-Seigneur prévoyant ces temps d’apostasie que nous vivons aujourd’hui et que souhaitait vivre sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus pour témoigner de sa fidélité à son divin Époux. Mais quel est donc, dans cet aujourd’hui d’une apostasie généralisée, l’essentiel de ce qui est et demeure la foi de l’Église et que nul concile n’a pu réformer ? « C’est la certitude de la chute originelle de l’humanité, devenue par sa faute l’esclave de Satan et malheureuse, mais la certitude aussi de sa rédemption accomplie sur la Croix par Jésus-Christ, Fils de Dieu et homme comme nous ; enfin la certitude du Ciel rouvert à l’humanité rachetée, lavée dans l’eau et l’Esprit-Saint par le baptême, unie à Jésus-Christ comme son propre Corps en une Église toute tournée par l’Amour vers la consommation de son union éternelle au Dieu Trinité.

« Telle est notre foi, telle est la triple certitude qui de son triple rayon jette une lumière éblouissante sur nos moindres actions : comme la condition humaine dans sa généralité, le moindre geste du moindre d’entre nous ne s’explique pleinement que par les trois actes de ce drame : il est pécheur et déchu de son premier état ; il est sauvé par grâce en Jésus-Christ ; il est en marche vers la vie éternelle auprès de Dieu. Rien de l’être, de la vie ou du mouvement du monde ni de nous-mêmes n’échappe à cette triple appartenance et rien ne relève d’une autre doctrine, d’une autre foi, d’une autre mystique que celle-ci », a écrit notre Père en 1959 dans son étude sur le progressisme (Le mystère de l’Église et l’Antichrist (4), Lettre à mes amis no 61) précédant sa chronique critique des débats conciliaires.

Le pape Léon XIV défendra-t-il cette triple certitude du dogme de la foi ? C’est une question à laquelle nous ne pouvons pas encore répondre, dans un sens ou dans un autre. La défense du dogme de la foi pour rétablir dans l’enseignement de l’Église, dans toute sa pureté, le dessein de grâce et de miséricorde par la Croix de Jésus-Christ que chacun est requis de porter à sa suite, à son imitation, impliquerait de défaire et refaire ce que Vatican II a voulu construire, en particulier ce culte de l’homme tellement séduisant dans tout ce que cela implique dans la présentation d’une religion et d’un Évangile faciles au point même de prôner avec démagogie et flagornerie la sainteté pour tous sans avoir le courage « de rappeler d’abord les devoirs essentiels de la pratique religieuse, des commandements de Dieu et de l’Église, des vertus élémentaires et de l’ascèse morale indispensable » (Préparer Vatican III, p. 307).

Mais en 1917, dans le conseil de sa Sainte Trinité, Dieu notre Père décida d’envoyer sa Très Sainte Mère dans le ciel de Fatima se porter au secours de l’Église pour que, conformément à ses promesses, les portes de l’enfer qui la menacent ne puissent définitivement prévaloir, et pour préparer le retour de son Fils, Notre-Seigneur Jésus-Christ. Fatima n’est pas simplement un Message. C’est une Apocalypse – c’est-à-dire une Révélation – un Évangile même : une Bonne Nouvelle. Jésus veut que sa Très Sainte Mère passe “ première ”. Il veut tout lui donner, conduire tout à Elle pour tout recevoir d’Elle, pour tout lui donner, afin qu’Elle distribue Elle-même ses bienfaits, toutes ses grâces à tous. De Fatima, au Portugal, la Sainte Vierge assure une véritable régence, une médiation pour assurer le salut des âmes, celui des nations et, surtout, celui de l’Église.

Et notre espérance est que le pape Léon XIV recommande un jour, pour l’Église universelle, la dévotion réparatrice au Cœur Immaculé de Marie bien adaptée à toutes les nations, qu’elles soient française, péruvienne ou même américaine. C’est vraiment le salut des nations, des âmes et de l’Église avec cette dévotion d’Église où laïcs, religieux et prêtres jouent chacun son rôle pour ensemble se porter aux « périphéries de l’Église », choisir cette option préférentielle des pauvres, au service des plus pauvres, au service des grands migrants de cette « vallée de larmes », c’est-à-dire en se mettant au service des pauvres pécheurs en se sacrifiant pour les empêcher de tomber en enfer. Et prier et consoler le Cœur Immaculé de Marie. C’est tout un. C’est toute l’économie du salut et du mystère de la Rédemption, aujourd’hui totalement ou presque ignorée par la Hiérarchie, qui serait d’un coup rétablie dans l’Église par cette petite dévotion. Et ce serait un admirable acte à la fois d’autorité et d’humilité, de la part du Saint-Père, de soumettre son magistère à une volonté de Dieu, exprimée en personne par la Sainte Vierge et transmise par sœur Lucie.

Que le Saint-Père daigne chercher le Royaume de l’Immaculée et sa Justice sans laquelle il ne saurait rien faire, et le reste lui sera donné par surcroît !

frère Pierre-Julien de la Divine Marie.