Adresse au Pape
TRÈS Saint Père,
Qui suis-je pour m'élever contre Votre Sainteté et lui demander Justice à l'encontre d'Elle-même ? Je ne suis rien et vous êtes tout. Le peu que j'étais il y a dix ans, curé de campagne, je ne le suis même plus. C'en est au point que, suspens par décision de l'Évêque de Troyes le 25 août 1966, je n'ai même plus le droit de célébrer la Messe ni de prêcher dans ce diocèse où je réside. Et Vous, vous êtes l'homme le plus élevé de la terre. Vous êtes au sommet des honneurs et des grandeurs de ce monde, constitué dans la plus haute charge ecclésiastique qui se puisse concevoir et assisté plus qu'aucun autre homme des lumières et des forces du Saint-Esprit.
Comment oserai-je m'élever contre Vous ?
Trouverai-je quelque assurance dans ces grandeurs de sainteté qui, sans considération des grandeurs d'établissement, relèvent les petits, comblent les pauvres et abaissent les grands, dépouillent les superbes, renversent les puissants de leur trône ? Non. Simple prêtre, au dernier rang de la hiérarchie, je ne suis qu'un pécheur parmi les autres. De très grands saints à travers les âges se sont élevés contre des papes prévaricateurs, mais je ne puis me prévaloir d'aucun mérite, d'aucune lumière mystique, d'aucune mission pour vous faire remontrance. Au contraire, me voyant si misérable, je tremble en songeant à ce qu'écrit de Vous le Cardinal Journet : « un saint vivant vers lequel nous devons lever les yeux avec amour », tandis qu'il me considère comme irrémédiablement perdu, à moins qu'au dernier jour mes yeux ne s'ouvrent, par grâce...1
Lettre à un religieux (corr. privée), 21 janv. 1973D'ailleurs, ces temps-ci maintes “ révélations ” très courues donnent comme venant immédiatement du Seigneur ou de sa Sainte Mère que vous êtes leur fils de prédilection, le plus aimé des Papes, le plus méritant, qui supportez un véritable martyre du fait de votre entourage diabolique, du fait aussi de tous les agents de désordre et les meneurs hérétiques qui ravagent l'Église malgré vous. Si tout cela pouvait être vrai, quel réconfort ce serait pour nous de penser que nous souffrons avec Votre Sainteté, contrairement aux apparences, non de son fait et contre elle !
Où trouve-je donc l'audace et le droit de me plaindre de Vous à Vous-même, à la face de toute l'Église ? Très Saint Père, dans la foi, dans l'espérance et dans la charité que l'Esprit-Saint répand communément dans les âmes fidèles, à moins qu'elles n'y mettent obstacle par l'hérésie, le schisme ou l'apostasie. Je suis prêtre depuis vingt-cinq ans, adonné à l'étude de la théologie. Mais je ne me recommande que de la foi de notre baptême, commune, ordinaire, élémentaire, et de mon appartenance entière à l'Église Catholique Romaine. Car, Vous ne l'ignorez pas, dans mon opposition totale et publique à la Réforme de l'Église et jusque dans mon refus d'en rien accepter, réitéré à l'issue de mon Procès au Saint-Office, à l'encontre de votre désir et de votre volonté formelle, je n'ai été frappé d'aucune peine canonique. J'ai été déclaré “ disqualifié ” par mes propres outrances 2Notification du 10 août 1969, DC 69, 794; cf. CRC 23 p. 2A, ce qui n'atteint en aucune façon mon appartenance canonique à l'Église. Je suis toujours le fils du Père Commun, le sujet de Votre Sainteté. Et le fils a le droit de se plaindre de son père à son père, jusqu'à lui faire remontrance de ses mauvaises pensées et de ses détestables agissements.
Membre minuscule de l'Ecclesia credens, je n'ai absolument pas autorité pour juger quiconque ni pour dirimer aucun débat, ni pour fournir l'interprétation authentique du moindre article de la foi. Mais j'ai le droit et le devoir de garder en mémoire l'enseignement que j'ai reçu comme doctrine constante et universelle, irréformable et infaillible, de l'Ecclesia docens, du Magistère catholique. À cette foi du simple fidèle tous sont soumis, et Vous-même comme nous, Très Saint Père, obligatoirement, à peine de mort spirituelle et de déposition ou de déchéance.
Or depuis dix ans je ne peux empêcher ma pensée, qui donne son “ hommage raisonnable ” 3Rom. 12, 1; cf. Pie IX, Qui Pluribus, DB 1737 à Dieu par la foi, de constater une contradiction véhémente et formelle entre ce qui nous a été enseigné jadis et ce qui est enseigné maintenant. Dans mon âme, en attente de la Vérité divine comme une cire vierge, ne possédant pour certitudes que les seuls principes premiers de la raison qui constituent sa nature même et l'illumination première de Dieu Soleil des esprits, le Credo catholique a été inscrit et y est demeuré fixé sans que rien ne soit jamais venu de haut en brouiller les caractères. L'Église a toujours parlé le même langage. Depuis dix ans, mais non point avec la même autorité, ni la même unanimité, ni la constance ni l'universalité de jadis, elle me tient par Vous, par le Concile, par les Évêques, un tout autre langage au nom de la nouveauté et du changement, notes habituelles et infamantes de l'hérésie, du schisme et de l'apostasie. Depuis lors s'élève en moi incoerciblement une protestation intime qui, pour être franche, s'est faite publique et que j'ai soumise à l'examen de l'Autorité. De proche en proche, elle accède aujourd'hui à votre Tribunal, au Juge des juges, au Souverain Pontife, comme au responsable suprême de la Réforme abhorrée, mais aussi comme à l'ultime interprète et garant de la Vérité divine adorée. En moi, le plus indigne des fidèles du Christ, la contradiction de la religion catholique et de cette religion prétendue réformée est purement ressentie et exprimée. En Vous, qui êtes le plus éminent des fidèles du Christ, elle doit être portée à son point le plus haut de clarté infaillible et d'active prophétie. À notre demande, dites où est la Vérité de Dieu et où sont l'hérésie, le schisme et le scandale, dites-le solennellement et nous croirons votre Parole.
Je dis nous, parce que je ne me sépare pas du peuple fidèle qui souffre de la même contradiction. Je me présente aux portes du Siège Romain non pas seul mais accompagné de dix religieux et de cinquante laïcs, eux-mêmes explicitement mandatés pour représenter cette “ Légion Romaine ” de trois mille chrétiens dont les pensées et les affections sont à l'unisson des nôtres et dont la liste nominative vous est remise ce 10 avril 1973 en même temps que le présent libelle. Tous vous aiment, Très Saint Père, ils espèrent en Vous comme en l'ultime recours 4Mtt. 8, 17 contre cette invasion de Satan dans l'Église. Mais, en tremblant, tous vous accusent avec nous et comme nous d'en avoir été, d'en être encore le responsable, le complice, le coopérateur. Tous vous supplient avec prières et avec larmes de Vous justifier ou de vous rétracter, ou de remettre à un autre, un homme neuf, la charge du Souverain Pontificat. Mais tous n'en peuvent plus de ce doute horrible et enfin de cette accusation certaine que leur esprit et leur cœur portent contre Vous. Ce désordre effroyable à la Tête, se répandant dans les membres de l'Église, leur est devenu invivable.
Ces milliers de catholiques ne forment pas une secte, ne sont nullement un parti séparé de l'ensemble de la communauté catholique. Par toutes sortes de liens, ils touchent à des centaines de milliers d'autres qui forment le tissu sans limites de l'Église Catholique. Et par une succession de nuances dans l'accord fondamental ils se trouvent dans leur plainte en union avec des membres de la Hiérarchie de plus en plus haut placés, et jusqu'aux abords immédiats du trône de Votre Sainteté.
C'est pourquoi, moi qui ne suis rien, j'ai en conscience le devoir et l'audace de vous demander, Très Saint Père, Vérité et Justice contre Vous-même pour cause d'hérésie, de schisme et de scandale publics, avérés et obstinés, au nom de l'Église fidèle, au nom de tout le peuple catholique que Vous abusez, prétextant d'une Réforme nécessaire de l'Église et invoquant votre Autorité par un inqualifiable abus. Vous êtes accusé, et je tiens que vous l'êtes par l'Église elle-même dans son indéfectible infaillibilité dont je me fais l'écho misérable mais véridique. Cette accusation ne peut être écartée de Vous, Très Saint Père, que par Vous-même vous faisant la Voix autorisée et infaillible de cette même foi de l'Église, terminant le conflit à votre avantage, si vous le pouvez. Mais nous le tenons pour impossible. Une telle justification ferait entrer toute cette Réforme dans le Corps des Vérités divines qui expriment le dépôt de la Foi révélée. Non, cela ne peut être...
Jamais dans le passé ne s'est élevé pareil conflit. L'Église ne peut vivre dans pareille contradiction. Notre accusation Vous impose, Très Saint Père, d'instruire toute l'affaire et d'en juger. La Paix de l'Église et sa fidélité à Jésus-Christ sont à ce prix. Je voudrais, nous voudrions tous autant que nous sommes, avoir personnellement tort pour que Votre Auguste Personne ait raison. Mais l'honneur de Dieu, le bien commun de l'Église et le salut des âmes parlent plus fort que nos sentiments humains : Vous avez tort. Nous prions pour votre conversion spirituelle et votre changement afin que l'Église soit délivrée du joug de Satan qui la tient enchaînée et soit rendue au Christ pour en produire derechef les fruits de vie et de sainteté.
Abbé Georges de Nantes
Extraits de la CRC n° 162, février 1981, p. 3-12