12 MARS 2017
Jésus transfiguré
APRÈS que Jésus eut vaincu le démon et les trois tentations, Jésus va passer – selon la chronologie traditionnelle – quelque quinze mois de vie en Galilée, où il chasse les démons par son pouvoir divin, où il pardonne les péchés, autre pouvoir divin qu’il exerce souverainement. Il guérit aussi les malades pour montrer sa puissance et il prêche et enseigne le peuple. Cela, sans grande manifestation. C’est vraiment un Jésus très humble, très doux, très condescendant.
La raison de cette condescendance, c’est de ne pas emporter les gens dans l’illusion, mais de les former peu à peu à son esprit qui est un esprit de modestie et de sacrifice. Le résultat : quinze mois après le commencement de sa vie publique : la multiplication des pains est suivie par une sorte de révolte à Capharnaüm, c’est l’échec complet.
L’ “ idylle galiléenne ”, dont parle Renan, s’est terminée sur un échec cuisant. Jésus est contraint de fuir son pays bien-aimé et il va dans le nord, en Iturée, dans le pays païen. Les douze apôtres le suivent, grâce à saint Pierre qui, au moment tragique de la défection universelle, a trouvé les paroles de la fidélité : « À qui irions-nous, Seigneur ? Vous avez les paroles de la vie éternelle ! Nous savons que vous êtes le Saint de Dieu ! »
Là, nous arrivons au nœud de l’Évangile. Pour ainsi dire, on soufflerait à l’oreille de Notre-Seigneur, s’il avait besoin de conseil : « Il est temps de vous révéler ! Dans neuf mois, vous ne serez plus de ce monde. » Mais Jésus sait très bien tout cela !
Jésus donc, avec ses apôtres, les douze qui lui sont fidèles, peut-être quelques autres personnes, quelques saintes femmes, monte en Iturée et, arrivé à Césarée de Philippe, cette ville dont le temple est bâti sur un rocher impressionnant, il interroge ses apôtres : « Qui dit-on que je suis ? »
C’est la grande heure pour saint Pierre. Il répond : « Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant ! » Jésus, alors, entre en action de grâces et fait sur son apôtre des prédictions étonnantes : c’est lui qui sera le roc sur lequel sera bâti son nouveau temple, l’Église.
Cela, tout le monde le sait ; mais nous oublions trop qu’à partir de là, Jésus commence à leur révéler ce qui reste à vivre : sa Passion à Jérusalem, son abjection, sa mort cruelle et sa Résurrection. Et le même saint Pierre de dire étourdiment et avec insolence – car, dit saint Marc, il réprimanda le Christ – lui qui venait d’être élevé au-dessus des autres : « Ah ! Seigneur, cela ne sera pas ! » Il s’oppose à Jésus !
Il s’attire cette réponse terrible : « Arrière ! Retire-toi de mon chemin, Satan, car tu m’es un scandale ! » Grandeur et déchéance de l’Apôtre. Mérite, grand mérite de l’apôtre saint Pierre parce qu’il a la Foi en Notre-Seigneur, mais faiblesse encore de l’homme qui achoppe sur la perspective d’une vie crucifiée.
C’est là, dans ce contexte – l’Évangile de la Transfiguration nous dit avec insistance que c’est exactement sept jours plus tard – que Jésus entraîne trois de ses apôtres : Pierre évidemment qui est le chef, Jacques et Jean, son frère. Avec ces trois-là, Jésus monte sur la montagne. Quand on va en Terre Sainte, on fait pèlerinage au Thabor, c’est cette montagne, dit la Tradition, sur laquelle Jésus fut transfiguré. C’est une montagne très haute qui domine toute la région.
Nous voyons très bien comment saint Luc, qui a reçu très probablement des confidences de saint Jean, poursuit son récit en reprenant comme mot à mot les chapitres 19e et 20e de l’Exode. Comme Moïse est monté sur la montagne avec Aaron, et deux autres pour y rencontrer Dieu, ainsi Jésus monte sur LA montagne. Jésus fait ce que Moïse a fait avant lui et il y va pour rencontrer Dieu.
Il y a un parallélisme absolument étonnant entre l’une et l’autre scène, entre la plus grande scène de l’Ancien Testament quand Moïse, sur le Sinaï, voit Dieu dans une nuée glorieuse et reçoit de Lui le Décalogue, et cette scène où Jésus monte sur LA montagne pour y prier Dieu.
Longtemps j’ai cru, avec beaucoup de commentateurs, que cette grande scène aurait été principalement pédagogique, dans le but de former ses apôtres. Mais il me semble maintenant que cette intention est secondaire. Il y aurait quelque chose de démesuré entre une telle gloire et la leçon à donner aux apôtres. Il me semble que saint Luc éclairé par saint Jean, a compris que Jésus est monté sur cette haute montagne d’abord pour lui-même. D’abord pour prier. Il sent le besoin de se confier à son Père. Ce sont des abîmes que cette âme humaine de Jésus en contact avec la gloire de Dieu, son Père, et c’est bien ce que nous dit Luc. Tandis qu’il priait, la gloire se manifeste en lui-même, son visage rayonne. Saint Matthieu nous dit que c’était comme le soleil. Son vêtement, du coup, est comme illuminé par cette puissance de lumière intérieure. C’est Jésus qui se manifeste, qui brûle de cette gloire divine à cause de l’intensité de sa prière.
Il semble que ce soit comme une première récompense que Dieu donne à sa sainte humanité. Il est tellement pieux, tellement fervent, tellement obéissant à son Père que, par avance, son corps connaît cet éclat qu’il connaîtra après sa Résurrection dans la gloire.
Et tandis qu’il est à parler avec Dieu son Père, se disant prêt à faire toute sa volonté : affronter le démon, affronter la Passion et la Croix, mourir pour le salut du monde, apparaissent à ses côtés Moïse et Élie. Ils viennent s’instruire et s’édifier de ses propos. Lui, Moïse avait été souvent rebelle à la voix de Dieu ; maintenant, il est dans sa gloire, il apparaît lui aussi comme environné de lumière. Élie avait désespéré sur le chemin de l’Horeb, persécuté par Achab et Jézabel. Il s’était couché pour mourir sur place, en ayant assez de la vie. Mais Élie avait été réconforté par Dieu. Moïse et Élie, ce sont les deux grands personnages de l’Ancien Testament – le maître de la Loi, le maître de la Prophétie. Tous deux, dans une circonstance grave de leur vie, étaient montés sur le Sinaï et sur le Sinaï, ils avaient rencontré Dieu et s’étaient entretenus avec Lui.
Si les évangélistes nous racontaient des histoires, s’ils voulaient nous montrer que Jésus était plus grand que Moïse, il leur suffisait de nous raconter comment Jésus avait été admis à entrer dans la gloire de Dieu. Mais, non, ils racontent un fait historique, car si le parallélisme du texte avec celui de l’Exode est étonnant, les divergences sont fondamentales. Jésus, c’est Dieu lui-même. Moïse avait vu Dieu, il l’avait vu – en se cachant les yeux pour ne pas en mourir –, sous forme d’une grande flamme et le peuple, en bas de la montagne, voyait le Sinaï traversé d’orages et une grande flamme et de grandes fumées surgir du Sinaï comme d’un volcan. Dieu était un feu et un feu dévorant. Ici, ce feu, cette flamme, c’est le Visage du Christ lui-même, c’est le Corps du Christ lui-même. Dieu est en lui et cette lumière est à l’intérieur de lui-même, qui rayonne et qui, enfin, réveille les apôtres. De même, Jésus ne reçoit pas la Loi pour la donner à son peuple. C’est Lui qui est la Loi. Il parle à son Père, Il s’offre, Il sait ce qu’Il doit faire, Il est le grand législateur des temps nouveaux.
Il a fallu tout cela pour que les apôtres se réveillent, car ils dormaient. Probablement que saint Jean, qui est la discrétion même, n’a pas avoué, comme dans une autre circonstance que nous verrons, que lui ne dormait pas... parce que si saint Luc nous raconte l’entretien de Moïse et d’Élie avec Jésus, c’est bien parce que quelqu’un l’a entendu. Tandis que Marc qui répète saint Pierre et Matthieu, qui a dû prendre ses renseignements auprès de Jacques, Marc et Matthieu ne nous parle pas de cet entretien comme si les deux autres apôtres ne s’étaient réveillés qu’à la fin, au moment où Moïse et Élie prenaient congé de Jésus.
Pierre qui se réveille dit des paroles folles... Les Évangiles nous disent : il ne savait pas ce qu’il disait. Longtemps, j’ai cru que ces paroles n’avaient aucun autre sens que d’être la reproduction fidèle de l’événement dans tous ses détails. Il dit à Jésus : « Seigneur, si vous le voulez, nous allons faire – dans le récit de Marc qui est plus fidèle : je vais faire – trois cabanes : une pour vous, une pour Moïse et une pour Élie, et comme ça, nous pourrons passer la nuit, vous pourrez rester sur le sommet de la montagne ! » Il a envie que cela dure, il a envie que cette gloire, que ce bonheur qu’ils ont à contempler Jésus ayant sa Face rayonnante de la gloire de Dieu même, dure toujours. Ah ! Comme on est bien dans la contemplation de Dieu ! Faisons des tentes ! Restons là ! Emprisonnons la gloire, gardons le bonheur pour toute notre vie !
Mais il ne savait pas ce qu’il disait, dit saint Luc. Sous l’influence de saint Jean beaucoup plus profond, saint Luc nous fait comprendre par cette remarque qu’ils n’étaient pas montés là pour y jouir, mais pour y prendre des forces afin d’affronter le combat à venir. Il ne savait pas ce qu’il disait ! Leurs demeures, ce ne sont pas des cabanes qu’on va construire pour rester là ; leur demeure, c’est Dieu. Leur demeure, c’est la gloire de Dieu.
Alors, la nuée qui, dans l’Ancien Testament, manifeste la présence de Dieu le Père, les absorbe. Elle absorbe d’abord le Christ. C’est une nuée lumineuse, précise Matthieu. C’est comme un brouillard éclatant d’une lumière douce et cependant fulgurante. Elle prend Moïse et Élie qui disparaissent dans cette nuée. Elle vient jusqu’aux apôtres. Au moment où elle les pénètre, les entoure, – ils sont noyés dans cette lumière – de peur de mourir comme des hommes de l’Ancien Testament, ils se précipitent à terre. La face contre terre, ils adorent Dieu qui les prend en Lui-même. Et tandis qu’ils sont là, la face contre terre, adorant Dieu le Père, présent et agissant, c’est une parole qu’ils entendent : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, mon élu en qui je me complais parfaitement, écoutez-le ! » Ce « écoutez-le ! » est un ordre.
Saint Pierre prend une bonne leçon. Lui, l’insolent, qui osait réprimander le Christ, se mettre au travers de ses desseins ; et les autres qui n’avaient pas compris ce que voulait dire cette annonce d’une mort ignominieuse à Jérusalem et d’une Résurrection, ils en prennent pour leur grade ! « Écoutez-le ! » De la même manière que Dieu avait donné le décalogue et Moïse était chargé de le proclamer à la face du peuple, Jésus va redescendre de cette montagne. Maintenant Moïse est parti, c’est fini de Moïse ! C’est Jésus, le législateur de la Loi nouvelle. Pierre, Jacques et Jean sont ses témoins.
J’achève, en appliquant à nous-mêmes cette grande leçon. En descendant, les apôtres sont comme un peu éberlués et cependant, ils posent encore une question à Jésus. Ils demandent : « Nous avons vu Élie, mais il est dit qu’Élie doit venir pour préparer les voies au Messie. Qu’en sera-t-il donc d’Élie ? Nous l’avons vu, il est remonté dans le Ciel. » Et Jésus d’expliquer qu’Élie n’est que la figure de Jean-Baptiste. Il insiste : Jean-Baptiste est venu pour préparer les voies au Messie, et Jean-Baptiste a rencontré aussi son Achab et sa Jézabel, c’étaient Hérode et Hérodiade. Jean-Baptiste, après avoir vu ma gloire, est entré dans sa passion et il est mort martyr. Sous-entendu : moi de même, vous m’avez vu dans ma gloire et maintenant, je marche vers ma Passion. Et vous, maintenant, rappelez-vous cet instant de gloire, car vous aussi, vous allez entrer dans votre passion...
Si nous voulons marcher courageusement à la suite du Christ, il faut le regarder dans sa gloire, pour savoir quel est le bonheur qui nous est préparé. Mais il faut écouter aussi Jésus-Christ nous parler de le suivre chaque jour en portant notre croix et par notre propre mort, nous associer à son Sacrifice pour entrer dans la vie éternelle.
Abbé Georges de Nantes
Extraits du sermon de la messe du 3 mars 1985