Commentaire de l'Évangile de saint Jean
Jésus invoque le témoignage de son Père
à Jérusalem et en Galilée
Dès le début de cette troisième séance, la situation nous paraît avoir considérablement évolué, tant à Jérusalem qu'en Galilée quoique diversement. En Galilée, l'enthousiasme populaire emporte toutes les résistances et fait fi de toute sagesse, de toute prudence ; on peut craindre, ou espérer ! un soulèvement messianique en faveur de Jésus. Inversement, à Jérusalem, l'hostilité envers lui a considérablement augmenté. On ne cherche qu'à le surprendre, dans ses gestes, dans ses décisions, surtout dans ses paroles.
On peut raisonnablement supputer qu'une année s'est écoulée ; peut-être du mois de mars 31 au mois d'avril ou juin 32.
CHAPITRE V
À JÉRUSALEM, JÉSUS SCANDALISE LES PHARISIENS
1. C'est un deuxième voyage de Jésus qui commence, sur les mêmes chemins, pour y reprendre son enseignement là où il l'a laissé, pour l'imposer avec plus d'éclat et d'autorité, le complétant et répondant à toute objection.
Après cela, donc, il y eut une fête des Juifs, Pâque ou Pentecôte on ne sait, et Jésus monta à Jérusalem. J'ai l'intime conviction que, lors de ces pèlerinages signalés par saint Jean, Jésus n'y vint qu'en sa seule compagnie, ayant laissé en Galilée le groupe important de ses Apôtres et de ses nombreux fidèles. D'où l'originalité des seuls récits que nous en trouvons dans l'Évangile de Jean. C'est le cas ici.
Comme précédemment, Jésus se manifeste par un coup d'éclat, mais plus étonnant que son geste prophétique des marchands chassés du Temple. Il guérit un paralytique qui se morfondait auprès de la piscine probatique, dite la piscine aux cinq portiques, réputée pour les guérisons miraculeuses qui s'y opéraient. Notons que les archéologues ont retrouvé les soubassements de ces cinq portiques dont les exégètes modernistes disaient qu'ils n'avaient d'autre existence que symbolique. C'est une preuve, en passant, du caractère fantaisiste de l'exégèse moderniste ; et au contraire, du caractère historique indéniable des récits de notre témoin.
C'était le sabbat, ce jour-là. Jésus avait dit à cet infirme abandonné : “ Lève-toi, prends ton grabat et marche. ” Et aussitôt l'homme fut guéri, il prit son grabat et il marchait ! Les Juifs, le rencontrant, le querellèrent, lui disant : “ Il ne t'est pas permis de porter ton grabat, c'est le sabbat. ”
Circonstance bien caractéristique du moment où nous sommes : ni l'homme ni les Juifs ne savent qui est l'auteur du miracle. Les uns n'ont en tête que le manquement au repos sabbatique, et l'autre ne pense qu'à sa joie d'être guéri. Encore inconnu à Jérusalem, Jésus n'a pas été identifié.
Quelques jours plus tard, il rencontre son miraculé dans le Temple et lui dit : “ Te voilà guéri ; ne pèche plus, de peur qu'il ne t'arrive pire encore. ” Jésus est le Maître omniscient, tout-puissant, Celui qui fait mourir et qui fait revivre, qui châtie et qui guérit. Sa menace en cas de récidive est impressionnante. Mais comment lui en discuter le droit, envers celui qu'il a miraculeusement délivré de son mal et en même temps pardonné de ses péchés ?
Là-dessus, tout s'envenime. L'homme s'en alla dire aux Juifs que c'était Jésus qui l'avait guéri. Ainsi se termine le récit de l'événement, mais il va rebondir. Écoutons cependant le commentaire de notre témoin ; il situe le scandale qui va éclater dans la trame d'un affrontement déjà fertile en incidents. Avec un haussement d'épaules, il nous montre le comique, l'absurde, mais bien plus, l'ignominie et le danger du scandale :C'est pour de telles choses que les Juifs persécutaient Jésus ; parce qu'il faisait cela le jour du sabbat ! Étroitesse légaliste, malice dictée par la haine ? La suite le dira.
JÉSUS INVOQUE L'EXEMPLE DE SON PÈRE
17. Comment Jésus va-t-il se disculper d'avoir fait porter son grabat à un homme qu'il venait de guérir, et lui-même de l'avoir guéri, un jour de sabbat ! guérir, même d'une seule parole, c'est travailler ; et travailler pendant le sabbat, c'est violer le repos du Septième jour, le Jour du repos de Dieu !
Pour un Juif pieux, nulle échappatoire. Comment Jésus va-t-il se justifier ? Personne au monde n'en aurait eu l'idée ni l'audace ! sa sublime réponse soulève une indignation déjà homicide dans les cœurs ténébreux des zélateurs des droits de Dieu et de sa Loi juive. Il leur dit :
“ Mon Père travaille toujours, et encore aujourd'hui ; alors, moi aussi je travaille. ” Les Juifs, commente notre témoin, n'en cherchaient que davantage à le tuer ; nous voilà effrayés d'entendre notre témoin fidèle prononcer ce mot atroce pour la première fois. Et cela, parce que, non content de violer le sabbat, il appelait Dieu son propre Père, se faisant l'égal de Dieu.
Autant pareille prétention paraît ici abrupte et provocante, autant l'explication que Jésus en donne aussitôt est d'une beauté, d'une sincérité, d'une douceur toutes charmantes. Le Maître, capable de guérir un homme d'une simple parole, se fait voir auprès de Dieu qu'il nomme son Père, et c'est bien la première fois qu'un fils d'Abraham ose appeler ainsi son Dieu ! comme un enfant tout occupé à regarder travailler son papa – par exemple dans un atelier de charpentier à Nazareth ! – et ce qu'il lui voit faire, il le fait lui aussi pareillement. Cela lui est permis, “ car le Père aime son Fils et lui montre tout ce qu'il fait ”… et ce que les Juifs en voient, ces miracles même le jour du sabbat, ce n'est rien encore ! “ Il lui montrera à faire des œuvres plus grandes encore, à vous en stupéfier ”, leur annonce-t-il.
Il suffirait de céder à l'attrait d'une telle révélation pour être guéri de toute paralysie spirituelle et se lever de son grabat misérable, à savoir de la Loi ancienne, devenue inutile. De quels trésors plus grands que ceux de l'Alliance mosaïque seraient alors comblées les âmes croyantes par un tel Fils au nom de son Père ! Ce bon Sauveur leur donnerait la vie éternelle et de surcroît la résurrection de leur chair mortelle. Écouter et croire, est-ce si difficile ? Ne plus redouter de condamnation mais passer de la mort à la vie, de la Colère à l'amour de son Dieu, n'est-ce pas le bonheur à portée de la main ?
25. Sans hausser le ton mais avec serment, voici que pour la première fois dans l'histoire du monde révélation est faite aux hommes par Quelqu'un qui sait ce dont il parle, de leur au-delà, depuis toujours caché à leurs yeux :
“ En vérité, en vérité, je vous le dis :
L'heure vient – et c'est maintenant –
où les morts entendront la voix du Fils de Dieu…
et ceux qui l'auront entendue vivront. ”
Ironie saisissante ! Jésus annonce ce qui se passe au moment même et en ce lieu. Car il leur parle, Lui, le Fils de Dieu, et tous l'entendent de leurs oreilles mais certains l'écoutent des oreilles aussi de leur cœur et ceux-là, l'entendent bien, reçoivent de lui la vie. Il venait de leur expliquer cette condition unique mise au don du salut éternel. Comme le paralytique entendant la parole de Jésus y avait cru et s'était levé, guéri… Ainsi eux-mêmes sont appelés à croire :
“ En vérité, en vérité, je vous le dis,
celui qui écoute ma parole et qui croit en celui qui m'a envoyé
a la vie éternelle et ne vient pas en jugement,
mais il est passé de la mort à la vie. ”
Ainsi, comme Fils de l'homme, comme Verbe fait chair, selon le mot de saint Jean, Jésus exerce le jugement divin définitif, de pardon et de salut pour les uns, de réprobation et de damnation pour les autres qui ne veulent pas écouter sa parole de vie des oreilles de leur cœur.
Sans effort ni hésitation, Jésus tranche la difficile question qui jamais avant lui n'avait été résolue par quiconque, celle de la résurrection de la chair. Il sait, et il dit. Oui, il apprend à toute la famille humaine ce qui adviendra d'elle après cette vie et ce qu'elle a attendu jusqu'à lui pour savoir… Que non seulement les justes déjà possédant en eux la vie éternelle ressusciteront, sortant de leurs tombeaux à la voix du Fils, àsa voix, mais encore les autres hommes. Les premiers pour une résurrection de vie, entendez de bonheur et de gloire tournés vers Dieu, les derniers pour une résurrection de jugement, entendez de condamnation, damnation éternelle. Et si ce n'est pas aujourd'hui, ce peut être demain car l'heure vient où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix et sortiront pour leur jugement définitif.
Non, plus que jamais l'Église n'oubliera pareil enseignement, donné à propos d'un infirme guéri et pardonné, à la piscine des brebis, un jour de sabbat.
JÉSUS SE PRÉVAUT DE L'AUTORITÉ DE SON PÈRE
31. Ici commence la seconde partie de ce discours, dans un enchaînement logique… à condition d'en être instruit. En voici l'explication.
Après de telles révélations des secrets divins les plus impénétrables aux hommes, partant les plus invérifiables, Jésus ne se doit-il pas de faire reconnaître par ceux qui l'écoutent, amis ou ennemis, sa science de toutes choses, sa sincérité et la vérité de ses paroles ? Aussi, et c'est là ce qui n'est pas compris, c'est lui-même qui va au-devant de l'objection avant qu'on ne la lui jette au visage. Il faut donc entendre ainsi ce verset 31 :
Vous me direz que “ si je me rends témoignage à moi-même, mon témoignage est sans valeur... ” Mais voici ma réponse : “ Un autre témoigne de moi et je sais, moi, qu'il est de vraie valeur le témoignage qu'il me rend. ” Cet autre, innommé, c'est évidemment YHWH DIEU !
Comme les Juifs pourraient penser que cet autre est Jean le baptiseur, Jésus en rappelle la mission, avec amitié, en toute justice, mais en maître souverain de toutes les destinées humaines, y compris celle-ci des plus haute, mais inférieure et servante de sa Vérité. Nous avons déjà cité cette merveilleuse et parfaite évocation de la Personne et de la vocation de Jean, et même du profit que les Juifs en ont tiré comme cela était dans le dessein de miséricorde de Dieu. “ Mais, enchaîne le plus simplement du monde ce Maître incomparable, j'ai plus grand que le témoignage de Jean ”, et c'est celui de Dieu. Car comment moi-même pourrais-je “ relever du témoignage d'un homme ”, quand je me déclare Fils de Dieu ? C'est à Dieu, et à lui seul, de se porter garant de ma cause et de chacune de mes paroles...
36. Cela bien compris, on voit jusqu'à la fin de ce discours les vérités liées les unes aux autres, constituant la démonstration imparable de l'authenticité de la mission de Jésus par l'orthodromie des œuvres de Dieu depuis les origines jusqu'à Lui, qui en assume tout le message, toutes les prophéties pour les accomplir, toutes les promesses pour les vérifier :
“ J'ai plus grand que le témoignage de Jean :
les œuvres que le Père m'a donné de mener à bonne fin.
Ces œuvres mêmes que je fais,
me rendent témoignage que le Père m'envoie. ”
Le témoignage du Père en faveur de son Fils, c'est simple, et Nicodème et les foules l'ont déjà reconnu, ce sont d'abord ses œuvres, œuvres du Fils mais dons du Père. Ce sont davantage encore que ces miracles que l'on voit, que cette puissance en Jésus à nulle autre pareille, ce sont ses paroles et le ton de sa voix, et la bonté de son cœur et la clarté de sa face, achevant l'incessante et incomparable “ théophanie ” de l'Ancienne Alliance.
Mais, s'exclame Jésus, pour voir ce lien des œuvres du Père, qui travaille depuis toujours, avec celles du Fils aujourd'hui, et croire de cœur qu'ainsi Jésus se montre l'envoyé de Dieu investi par lui de la tâche d'achever son œuvre de salut du monde, il faudrait déjà bien connaître le Dieu de l'Ancien Testament et ses desseins dès longtemps révélés et mis en œuvre. Ce n'est pas le cas, hélas !
“ Le Père qui m'a envoyé, lui-même me rend témoignage.
Mais vous n'avez jamais entendu sa voix,
vous n'avez jamais vu sa Face,
et son verbe, vous ne l'avez pas en vous
puisque vous ne croyez pas en Celui qu'il a envoyé. ”
Celui-là peut ainsi parler, avec une sincérité pathétique, puisque, venu du Père, il L'a vu et entendu, Lui ! Il sait le secret de sa Face et il a en Lui-même sa Parole, lui, le Verbe !
39. Certes, les Juifs ont les Écritures et ils les scrutent mais sans y trouver autre chose que ce qu'ils en attendent, de quoi nourrir leur orgueil et leurs prétentions de s'y voir justifiés et préférés à tous les autres hommes, et de se glorifier en eux-mêmes, changeant l'œuvre sainte de Dieu en poison mortel pour leurs âmes. Car ces Écritures témoignent de Celui qui serait leur vie, leur salut, dont ils ne veulent pas !
“ Vous scrutez les Écritures
parce que vous pensez avoir en elles la vie éternelle
et ce sont elles qui témoignent de moi.
Mais vous ne voulez pas venir à moi,
pour recevoir de moi la vie ! ”
41. Jésus cependant ne s'en froisse pas, ni ne s'en plaint, totalement désintéressé de la gloire qui vient des hommes. Il n'en voudrait pas, d'ailleurs, de la part de ces Juifs de Jérusalem déjà dressés contre lui, car, leur dit-il :
“ Je vous connais, vous n'avez pas d'amour pour Dieu. ”
De ce fait, indifférents, hostiles à celui qui vient de Lui, ils ne peuvent supporter qu'il les dérange et qu'il veuille demeurer chez eux comme chez lui, et être l'objet de leur adoration ! Ils sont prêts à proclamer “ Messie ” n'importe quel aventurier, inconnu, sans œuvres ni paroles qui témoignent divinement de sa venue, s'ils y trouvent seulement quelque satisfaction pour leur vanité – ah ! que le trait est mordant –, mais Celui que Dieu leur donne, non !
“ Vous recevez votre gloire les uns des autres,
mais la gloire qui vient du Dieu unique,
vous ne la cherchez pas. ”
45. Alors, voici le dernier coup, où Jésus confond les Juifs, détenteurs des Écritures qui sont la Parole divine, le “ Verbe de Dieu ”, en s'y déclarant lui-même et nommément annoncé : “ Ne pensez pas que je vous accuserai auprès du Père ”, leur dit-il ; comme s'il était question pour Lui de se venger au tribunal de Dieu, des mauvais traitements et absence d'égards essuyés d'eux sur la terre. Mais :
“ Votre accusateur c'est Moïse
en qui vous avez mis votre espérance
car si vous croyiez en Moïse, vous croiriez aussi en moi,
car c'est de moi qu'il a écrit.
Mais si vous ne croyez pas à ses écrits,
Comment croiriez-vous à mes paroles ? ”
À ce discours, que n'interrompt aucune question, comme s'ils étaient restés pétrifiés tout le temps que Jésus a parlé, ils n'auraient donc rien à répondre ? Non, rien. Nous n'avons pas à imaginer qu'il y eut des objections, des arguments contraires par lesquels ils auraient ressaisi l'attention du peuple et sauvé leur autorité en face de ce Messie nouveau. Jean nous les aurait-il dissimulés ? Quand il s'en présentera, il les dira. Mais ils ne trouvent rien à dire. Que savent-ils de Dieu ? Que tirent-ils des Écritures ? Qu'espèrent-ils de nouveau et que doit donc être pour eux le salut attendu du Messie ? Rien ! Ils ne savent rien de tout cela. La seule chose qu'ils savent, c'est qu'ils ne veulent pas de cet homme, Jésus, pas plus qu'ils n'ont accepté la prédication de l'autre, avant Lui, Jean le baptiseur.
Ce sont comme deux armées ennemies qui campent sur leurs positions. Ici Jésus seul, avec le renfort invisible de tous les prophètes et hommes de Dieu de l'Ancienne Alliance, et le réconfort de son Père. Et là, des Juifs, dont la seule idée, l'ultima ratio, est de tuer Celui qui ose s'opposer à leur pouvoir en Jérusalem.
CHAPITRE VI
EN GALILÉE, LE MIRACLE DES PAINS ET DES POISSONS
1. Après cela… Pareille imprécision laisse entendre quelles libertés notre témoin s'autorise dans sa narration très sommaire de la vie publique de son Maître. Ils ont quitté Jérusalem dangereusement montée contre lui. Sont-ils passés par la Samarie ? Y sont-ils demeurés ? Il ne semble pas. Ils ont fait un retour très remarqué en Galilée, rempli de miracles et de discours, soulevant l'adhésion enthousiaste des foules ; nous le savons par les autres évangélistes. Notre témoin n'en veut retenir que le dénouement : Jésus s'en alla au-delà de la Galilée, de l'autre côté de la mer de Tibériade, suivi d'une grande foule. La Pâque des Juifs était proche.
Ainsi daté et situé, le récit de la multiplication des cinq pains d'orge et des deux petits poissons pour une foule de cinq mille hommes, est d'une limpide sobriété. On s'étonne de la présence d'une telle multitude dans un lieu désert, de gens qui venaient à lui, grossissant sans cesse. Jean, qui ne dit rien au hasard, nous en explique la raison : cette grande foule le suivait, à la vue des signes qu'il opérait sur les malades. Nous savons que pareil motif est l'indice d'une foi très imparfaite, bien éloignée de celle que cherche à obtenir Jésus.
14. Il n'est donc pas étonnant qu'après ce prodigieux miracle, cette grande foule ait laissé libre cours à ses rêves de messianisme terrestre. À la vue du signe qu'il venait de faire, les gens disaient : “ C'est vraiment lui le prophète qui doit venir dans le monde ”, entendez : l'autre Moïse annoncé par les Écritures (Dt 18, 15 ; cf. Jn 1, 21), qui libérerait son Peuple, renouvelant au centuple tous les prodiges de l'Exode ! Il y avait là de quoi griser un thaumaturge, un aventurier, un illuminé se donnant pour le Messie. Mais loin de s'en réjouir, d'un coup d'œil se rendant compte de la situation, ou selon Jean sachant, comme de science infuse, “ qu'ils allaient s'emparer de lui pour proclamer sa royauté, Jésus s'enfuit à nouveau dans la montagne, tout seul. ”
Car les disciples aussi, sans doute passablement excités, croyant peut-être le grand Jour arrivé déjà, de la manifestation du Messie en gloire… ont été congédiés un peu brutalement par Jésus, selon Marc (6, 45-46) qui dit les souvenirs de Pierre. Il les aurait contraints de monter dans la barque. À lire Jean, ils l'auraient attendu penauds, tandis que la foule se dispersait, ne sachant pas ce qu'il voulait d'eux. Mais la nuit tombait, la mer s'agitait, le vent se levait avec force. Leur expérience leur disait que d'heure en heure la traversée serait plus périlleuse. Ils partirent donc, le cœur aussi agité que la mer ! Quel drame. Ils ramaient encore… Quand ils voient Jésus marcher sur la mer et s'approcher du bateau. Ils eurent peur. Mais il leur dit : “ JE SUIS. Cessez de craindre. ” Ils se disposaient à le prendre dans le bateau, mais au même instant le bateau toucha terre là où ils se rendaient.
Jean raconte ce prodige nouveau d'un ton neutre, qui n'empêche pas notre émotion à imaginer la scène, mais augmente encore notre saisissement à surprendre cette dissension soudaine, cette brouille entre Jésus et ses disciples, dans l'incompréhension, à laquelle répond ce signe miraculeux de son pardon et de sa paix. Ah, quel drame ce serait !
L'ŒUVRE DU PÈRE, C'EST QUE VOUS CROYIEZ
22. Tout le monde se retrouve le lendemain à Capharnaüm, et la foule, très excitée,à la recherche de Jésus, l'ayant trouvé l'interpelle : “ Rabbi, quand es-tu arrivé ici ? ” À cette curiosité indiscrète, sans doute à l'affût de nouveaux prodiges, Jésus répond, selon le schéma d'incompréhension qui nous est maintenant familier : “ Vous me cherchez ”, parce que vous avez mangé ce pain et que vous en avez été rassasiés, au lieu de vous laisser instruire par ces signes que je vous donne…
“ Travaillez donc plutôt pour la nourriture
qui demeure en vie éternelle,
celle que vous donnera le Fils de l'homme,
car c'est Lui que le Père, Dieu ! a marqué de son sceau. ”
28. Nous retrouvons ici l' “ ironie johannique ” qui opère de si merveilleux effets dans les âmes, du jour où elle est comprise. Cette foule n'est guère disposée à accueillir un si haut langage, dans l'état de délire messianique où elle est encore. Pourtant, la question qu'elle adresse à Jésus est bienvenue et touchante de docilité : “ Que devons-nous faire pour travailler aux œuvres de Dieu ? ”
Alors, Jésus leur répondit avec la même simplicité et droiture : “ L'œuvre de Dieu, c'est que vous croyiez en Celui qu'il a envoyé. ” Car ce ne sont plus leurs “œuvres ” à eux, d'obéissance à la Loi juive, qui importent désormais à leur salut, mais c'est de croire en Lui, Jésus, qui est lui-même l'Œuvre de Dieu. Eh bien, là encore, leur réaction est excellente. Ils lui dirent donc : “ Quel signe fais-tu pour qu'à sa vue nous te croyions ? Toi donc, quelle œuvre accomplis-tu ? Nos pères ont mangé la manne dans le désert, selon ce qui est écrit : Il leur a donné du pain venu du ciel. ” Sous-entendu : Alors, toi qui multiplies le pain terrestre et les poissons, quand renouvelleras-tu les signes qu'ont reçus nos Pères dans le désert… au temps où le Ciel prenait soin de la terre !
32. Et Jésus de répondre avec allégresse à une si judicieuse et confiante demande :
“ En vérité, en vérité, je vous le dis :
Ce n'est pas Moïse qui vous a donné le pain du ciel.
C'est mon Père qui vous le donne,
car le pain de Dieu
est celui qui descend du ciel et donne la vie au monde. ”
Pour peu qu'on ait suivi cette incandescente coulée de vérités divines, on frémit à cette révélation du “ Pain de Dieu ”, mystérieuse nourriture de Dieu enfin donnée aux hommes : comme enlevée de sa propre table pour les faire vivre de sa Vie éternelle, céleste et bienheureuse !
34. Mais nos Capharnaïtes n'en sont pas encore là ! Il leur faut à manger et à boire des dons venus du Ciel mais pour leurs ventres affamés et leurs gosiers secs ! “ Seigneur, dirent-ils, donne-nous toujours de ce pain. ” Ils n'ont pas mieux compris qu'en leur temps Nicodème et la Samaritaine, et les disciples, leurs provisions en main, lui disant : “ Seigneur, mangez, mais mangez donc ! ” quand il était affamé, assoiffé d'une autre nourriture et d'une autre boisson !
“ Je suis le pain de vie.
Qui vient à moi n'aura jamais faim ;
qui croit en moi n'aura jamais soif.
Mais je vous l'ai dit : Vous me voyez et ne croyez pas. ”
La barrière d'incompréhension est là. Quand donc tombera-t-elle ? Jésus le sait et il doit les éclairer sur ce point là aussi. Comme il l'a fait aux autres, avant eux. Mais il ira plus loin avec eux, qu'il n'a encore été. Il leur révélera “ le don de Dieu ” sans lequel nul n'a de goût pour cette boisson, ni d'appétit pour ce pain, ni de foi en cette Vie, en cette Parole, en cette Œuvre de Dieu qu'il est, Lui-même, devant eux. C'est ici le trésor le plus beau, le Testament de Jésus à ses compatriotes, qu'il leur fait au moment peut-être de les perdre. Écoutons le Verbe révéler ses secrets divins :
37.
“ Tout ce que le Père me donne viendra à moi,
et celui qui vient à moi je ne le jetterai pas dehors ;
car je suis descendu du ciel, non pour faire ma volonté,
mais la volonté de Celui qui m'a envoyé.
Or c'est la volonté de Celui qui m'a envoyé
que je ne perde rien de ce qu'Il m'a donné,
mais que je le ressuscite au dernier jour. ”
Telle est donc l'Œuvre de Dieu annoncée ici pour la première fois et combien mystérieuse ! qui pour le coup dépasse totalement la compréhension de ses auditeurs. Ce don que le Père fait au Fils, des âmes qu'il le charge d'évangéliser, c'est tellement nouveau pour les Juifs ! Cette attention spéciale à chaque personne, dont dépend leur salut, à condition qu'elles y consentent et se laissent conduire au Fils par le Père et au Père par le Fils, Jésus, à l'évoquer, paraît ému, ravi, impressionné par la grandeur de sa mission et, j'ose dire, de sa responsabilité :
“ Oui, telle est la volonté de mon Père,
que quiconque voit le Fils et croit en lui,
ait la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour. ”
41. Durant ce sublime monologue, les Juifs tâchaient de comprendre ce signe qu'à leur demande Jésus leur donnait, leur était lui-même : “ le pain qui descend du ciel et donne la vie au monde ”. Et dès le premier pas, ils butaient sur l'impossible. “ Celui-ci n'est-il pas Jésus, le fils de Joseph, dont nous connaissons le père et la mère ? Comment peut-il dire maintenant : Je suis descendu du ciel ? ”
(je note, en passant, cette discrète mention de la Vierge Marie, sa mère ; je la croirais insérée ici par notre témoin capable de pareille délicatesse dans un monde où le discours officiel ignorait les mères et les épouses, tenues pour quantités négligeables…)
Sans se départir de son calme et de son allégresse intime, Jésus ne se choque pas de cette incompréhension. Mais il réitère ses révélations précédentes, si neuves encore à des oreilles juives. Il prépare seulement ses auditeurs à la pleine Vérité qui viendra à son Heure. En deux étapes, tout sera dit et là-dessus doit se jouer la partie de Jésus… Messie ? ou imposteur.
LE DON DU PÈRE, C'EST SON FILS, VERBE FAIT CHAIR ET SANG
44. Donc, les ayant priés de ne pas murmurer ainsi entre eux, mais de l'écouter, il les avertit de la vraie difficulté dans laquelle ils se trouvent. Car, leur dit-il, “ nul ne peut venir à moi si le Père qui m'a envoyé ne l'attire ”. Telle est cette “ grâce de la Vérité ” offerte à tous les Juifs déjàenseignés par Dieu, auxquels il reste à se remettre humblement à l'écoute du Père et à son école traditionnelle, celle des Écritures. Ainsi ils pourront “ venir à moi ”, dit Jésus, parce que l'aboutissement de ces Écritures, c'est Lui-même, la Parole de Dieu. Qu'ils se souviennent du “ Serviteur de Yahweh ” prédit au Livre d'Isaïe : n'est-il pas dit qu'il doit leur être un “ didascale ” ? un maître dont l'enseignement vient du Ciel pour y retourner après avoir produit son fruit, c'est-à-dire leur foi (Is 53-54) ?
“ Quiconque s'est mis à l'écoute du Père
et à son école, vient à moi...
En vérité, en vérité, je vous le dis,
Celui qui croit a la vie éternelle. ”
Et c'est pourquoi Jésus peut dire sans mensonge qu'il est lui-même cette nourriture céleste qui vient d'auprès de Dieu et qui donne bien plus que le rassasiement de la chair, la vie éternelle. Telle est la conclusion de cette première étape :
49.
“ Je suis le pain de vie.
Vos pères, dans le désert, ont mangé la manne et sont morts ;
ce pain est celui qui descend du ciel
pour qu'on le mange et qu'on ne meure pas.
Je suis le pain vivant descendu du ciel.
Qui mange de ce pain vivra à jamais. ”
51. Puis, avant que naisse en aucun d'eux l'idée de réclamer encore, pour garantie du don spirituel annoncé, mais impalpable, invisible… un pain charnel qui en soit le signe tangible, Jésus devance leur désir, dépasse leur attente, quand soudain il ajoute à son offre de Lui-même comme leur Pain de vie, une grâce meilleure, l'offre indépassable :
“ Et le pain que je donnerai
c'est ma chair pour le salut du monde. ”
52. Stupéfaction des Juifs : “ Comment cet homme peut-il nous donner sa chair à manger ? ” Leur étonnement incrédule nous sert. Car Jésus va insister, répéter, persister, enfin attester solennellement la réalité et la pleine vérité du prodige promis, rendant impossible la remise en cause de cette annonce stupéfiante, jusqu'à nos jours :
“ En vérité, en vérité je vous le dis,
si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme,
et ne buvez son sang,
vous n'aurez pas la vie en vous.
Qui mange ma chair et boit mon sang,
a la vie éternelle
et je le ressusciterai au dernier jour. ”
Voilà qui est sans ambiguïté et absolument nouveau. En effet notre témoin ose ici le mot trôgein qui veut dire mâcher, dévorer comme un animal des aliments crus ! mot qui ne se prête pas comme phagein, manger, à la métaphore… on ne saurait être plus volontairement réaliste !
D'autre part, la promesse de ce sang séparé du corps, offert à boire, est absolument sans précédent dans la religion juive, la consommation du sang des victimes comme de toute bête tuée étant rigoureusement interdite par la Loi divine… car le sang c'est la vie !
Ces affirmations répétées vont donc à inculquer l'idée certaine que l'absorption de la chair et du sang de Jésus signifieront et produiront l'union des disciples à la Parole et à l'Esprit de leur Maître et Sauveur, leur donnant la Vie éternelle et, quatre fois affirmée en ce seul discours, “ la résurrection de la chair au dernier jours ”.
C'est exactement ce que l'Église appellera plus tard, un sacrement. En ce rite, manger sa chair et boire son sang, c'est demeurer en lui et lui en nous. Pour appuyer cette assertion sur une vérité absolue qui l'explique, Jésus, comme inconscient de la révélation que constitue cette preuve, pour nous mystère des mystères, ajoute en confidence :
“ De même que le Père, qui est vivant, m'a envoyé
et que je vis par le Père,
De même, celui qui me mange, lui aussi
vivra par moi. ”
Entre le don de l'être divin qu'éternellement le Père fait à son Fils et encore le don qu'il lui fait de son humanité et de sa vie terrestre, et le don que le Fils nous fait de sa chair et de son sang, il n'y a aucune proportion, direz-vous ! Mais, pour Lui qui sait ce dont il parle, il y a cependant analogie et suite existentielle. Voilà que la vie du disciple et de l'Épouse (Jn 3, 29), est alimentée à la Source de vie qui est Dieu le Père, vie passant par son Verbe dans le saint baiser de la foi spirituelle, mais prouvée et nourrie par les chairs et les sangs confondus, dans la manducation de son Corps et la boisson de son Sang.
58. Là-dessus le discours s'achève car tout est dit. Non sans une conclusion qui fait inclusion avec l'évocation première de la manne… Pour décider qu'elle n'était rien qui vaille d'être regretté, et pour attester que le signe de Dieu en est la réplique, mais parfaite, dans la sublime grâce de l'Alliance nouvelle et éternelle, celle que Jésus a suggérée avec une pudeur infinie : cette Alliance qui sera contractée dans “ sa chair donnée pour la vie du monde ” , hypersuffisante (cf. v. 51) pour prix et pour signe du salut de tous :
“ Voici le pain descendu du ciel ;
il n'est pas comme celui qu'ont mangé vos Pères,
et ils sont morts.
Qui mange ce pain vivra à jamais. ”
Tel fut l'enseignement qu'il donna dans une synagogue, à Capharnaüm. Bonne localisation : les archéologues ont retrouvé les vestiges de cette synagogue. Ce discours n'a donc rien d'un mythe ; notre témoin ne ment pas.
UNE VÉRITÉ TROP FORTE POUR UNE FOI TROP FAIBLE
60. La foule semble s'être évanouie. Beaucoup de disciples murmurent. “ Tout cela est choquant. Qui peut supporter d'entendre pareille chose ? ” Patient, Jésus les appelle à croire, par la promesse d'un signe éclatant : “ Cela vous scandalise ? Mais quand vous verrez le Fils de l'homme monter où il était auparavant... ” Hélas ! ils sont loin d'imaginer sa mort, sa résurrection et son ascension…! D'ailleurs Jésus renvoie à plus tard la compréhension de ces mystères et conclut sur cette divine Parole :
“ C'est l'Esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien.
Les paroles que je vous ai dites sont Esprit et Vie. ”
64. Là-dessus se fait la cassure fatale. Jésus le sait de toute éternité et Jean le devine : l'heure est venue de l'abandon des foules… Jésus savait en effet dès le commencement quels étaient ceux qui ne croyaient pas et qui était celui qui le livrait. Et il disait : “ Voilà pourquoi je vous ai dit que nul ne peut venir à moi, si cela ne lui est donné par le Père. ”
“ Dès lors, beaucoup de ses disciples se retirèrent, et ils n'allaient plus avec lui. ”
Alors Jésus se tourne vers les Douze. Est-ce pour les éprouver, ou pour leur donner licence de le laisser ? “ Voulez-vous partir, vous aussi ? ” leur dit-il. Mais Simon-Pierre a ce mot magnifique : “ Seigneur, vers qui nous retourner ? Tu as les paroles de la vie éternelle. Et nous, nous croyons et nous savons que tu es le Saint de Dieu. ” Admirables paroles que les siècles ont justement célébrées. Telle est bien la foi, du moins celle du moment où nous sommes, d'avant la venue de l'Esprit. Elle est humaine, elle est concrète. Elle n'examine pas le contenu du discours, elle ne délire pas d'enthousiasme mystique, mais elle fait confiance à l'homme Jésus, parce qu'il est supérieur infiniment à tout autre, et parce que Dieu, visiblement l'assiste et le conduit.
Quelle soudaine pensée vient-elle en cet instant troubler Jésus ? N'écoutant pas l'admirable confession de saint Pierre, c'est à Judas qu'il pense, et aux Douze que ce traître disgracie de sa seule présence. “ N'est-ce pas moi qui vous ai choisis, tous les douze ? Et l'un d'entre vous est un démon. ” Quel coup ! quelle chute dans la noirceur ! “ Il parlait de Judas, fils de Simon Iscariote ; c'est lui en effet qui devait le livrer, lui, l'un des Douze. ” Pourquoi Jean éprouve-t-il le besoin de dénoncer ce démon, de le démasquer dès ce moment ? Et de prononcer ce mot qui bientôt va retentir vingt fois dans son récit p ara-didónai, trahir, livrer… Jésus livré à ses ennemis par un démon ! Arrêtons-nous sur cette annonce du terrible assaut prochain des Ténèbres contre la Lumière.
Extrait de la CRC n° 269 de décembre 1990,
et de Bible, Archéologie, Histoire, tome 2, p. 144-148