Commentaire de l'Évangile de saint Jean
La profession de foi du témoin principal
sur l'identité de Jésus-Christ
L'Évangéliste saint Jean estime nécessaire de faire entendre sa conviction intime au sujet de Jésus de Nazareth, avant de commencer son récit, pour prévenir la cascade intempestive des interrogations et scandales habituels. Il nous faut admettre ce procédé propre aux quatre Évangélistes, jamais vu ailleurs. Toute la suite en dépend.
CHAPITRE I
1. Au commencement, nous dit-il, et il faut entendre : au début de cette histoire, plutôt qu'au commencement du monde dont il est question à la première page de la Bible, était, mais je préfère traduire : est déjà Quelqu'un, dont l'existence pleine et entière est tournée vers Dieu. Quelqu'un, distinct de Dieu, mais en tout égal à Lui et pour tout dire, Lui-même, Lui aussi Dieu.
Avouons que nous sommes stupéfaits de tant de mystère. Cette Personne dont nous pressentons que c'est le condamné de ce procès, Jésus de Nazareth, notre témoin principal l'appelle “ Le Verbe ”, nom propre masculin, choisi par lui avec soin, que nous pourrions traduire par “ La Parole ” si ce mot n'était féminin, Parole de sagesse dont l'Ancien Testament nous révélait déjà l'existence encore confuse et peu affirmée.
2. Voilà donc Le Verbe ! Il est au commencement tourné vers Dieu. Indépendamment de toute la suite de cette histoire, retenons que Le Verbe est auprès de Dieu, aux affaires de Dieu. En un mot, tourné vers Dieu.
3. Mais Jean nous montre ce Verbe divin, dès le premier moment de notre histoire et toujours, créateur et maître de tout. Je traduis, avec le souci de faire bien comprendre, oubliez l'autre traduction. Tout arriva par lui, et rien sans lui ne serait arrivé de tout ce qui arriva. C'est dire que tous les événements de l'histoire des hommes ont reçu de ce Verbe tourné vers Dieu leur consistance, leur marque, leur raison cachée. On pourra étendre cette révélation jusqu'au plus loin et au plus profond des natures et de l'être premier des choses de l'univers. Cette science cosmologique, cette métaphysique sont absentes de la penses johannique ; mais il est évident qu'elles s'y trouvent impliquées, et que la théologie classique de la Création et de la Providence universelles s'y trouve absolument justifiée. En effet...
4-5. En lui est la vie et la vie est la lumière des hommes. Et la lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres ne purent l'étouffer. Ne cherchons point là de profondes vues métaphysiques ; il s'agit d'histoire, d' “ orthodromie ”, comme nous aimons dire ; et tout d'un coup, c'est un drame, une lutte tragique entre ce Verbe qui est la source de la vie, de la beauté, de la ressemblance divine, de la grâce en ce monde, qui est lumière des esprits, Esprit divin, et les ténèbres. Encore prêchant cette retraite, je tombai dans cet excès de philosophisme d'interpréter ce grand mot de manière abstraite. Jean est allergique aux abstractions. Son témoignage est historique, biblique, donc concret. Ces “ ténèbres ”, ce sont les puissances infernales. Ce sont les démons qui, depuis leur damnation, s'efforcent de contrer l'œuvre de vie et de lumière du Créateur du monde… Elles sont puissantes, elles sont formidables, et cependant elles n'ont puétouffer (ne pas traduire donc par “ comprendre ”) la lumière qui brille dès le commencement aux yeux de toute chair...
Il n'empêche que pour n'être pas totale, la victoire des ténèbres est impressionnante, affligeante tout au long des siècles, et elle demeure menaçante à l'instant du temps où nous voilà. Si rien ne survient… Mais justement, alors :
6-8. Arriva un homme envoyé de Dieu, nommé Jean. Il vint pour le témoignage, pour qu'il rende témoignage à la lumière afin que tous crussent par lui. Mais il n'est pas la lumière, lui dont la mission est de porter témoignage à la lumière !
Avec une tranquille hardiesse, notre témoin passe de l'invisible au visible, de l'intemporel et de l'universelle histoire des peuples, à un homme et à sa mission en apparence bien mince, en son fond énorme, fantastique. Puisque, par elle seule, tous les humains sont appelés à sortir des ténèbres, à croire en la lumière ! Jean est invoqué déjà, dans ce procès de Jésus, par le témoin principal, comme le témoin d'avant, le Précurseur dont l'existence à elle seule fait preuve et justifie la foi des disciples. On en reparlera forcément.
9-10. Le Verbe est la Lumière, la vraie, celle qui éclaire tout homme venant en ce monde. Je renonce à l'autre traduction possible, selon laquelle c'est le Verbe qui viendrait dans ce monde. Mais non, Lui, la vraie Lumière, il est dans le monde, et ce sont les hommes qui y paraissent, de génération en génération, précisément appelés à naître par ce Verbe, Parole de Dieu. Ce monde humain, car il ne s'agit toujours pas pour Jean du monde physique, ce monde arriva par lui, et pourtant, voilà bien l'étouffement tenté par les ténèbres diaboliques, ce monde ne L'a pas connu ! Il ne l'a pas remarqué, pas vu… C'est consternant, c'est même effrayant pour le salut du monde. Tels sont bien les ravages opérés par l'ignorance, l'impiété, l'idolâtrie qui se rencontrent à toutes les pages de la Bible.
Tout est-il donc perdu ? Non, car...
11. Il est venu chez lui, dans ses biens, sur ses terres. Ici, l'histoire franchit un seuil. C'est une date majeure que la précédente, mineure, celle de l'apparition de Jean le Précurseur, laissait présager. Il y a continuité dans cette révélation abrupte de l'identité de Jésus de Nazareth. Dans cette continuité, le passage de l'invisible au visible, de l'éternel au temporel est là, dans cette venue du Verbe dans son bien : sa terre, et plus précisément dans cette Terre promise aux Hébreux, conquise par eux non sans le secours divin, et conservée, perdue, rendue jusqu'à ce jour où “ le Ciel a visité la terre ”.
Est-ce donc le salut ? Pas encore ! Ce n'est pas si facile...
Car les siens ne l'accueillirent pas. Il foula le sol de sa patrie, il visita ses terres, oui, mais ses créatures devenues son peuple d'élection, ses frères, le boudèrent, et pire encore… Jean pour le moment n'en dit pas davantage, que ce constat suffocant. Enfin, nous sommes dans notre procès.
12-13. Mais à ceux qui l'accueillirent, il donna le pouvoir de devenir enfants de Dieu. Ah ! quel soulagement, quelle joie d'apprendre qu'ils ne le rejetèrent pas tous ! Nous allons maintenant d'éblouissement en éblouissement. Jean explique cet accueil qui obtient une si merveilleuse récompense. Elle est donnée… à ceux qui croient en son nom, c'est-à-dire à son être intime, à son origine, à sa mission, à Lui qui ne fut engendré ni des sangs, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais de Dieu. C'est la seule bonne traduction de ce texte merveilleux. Il était impossible d'évoquer de manière plus délicate, plus pudique et cependant plus précise et parfaite, l'œuvre sublime, unique, de la conception de ce Verbe divin du sein de Marie toujours vierge. Car il est admis par la tradition, selon l'Évangile de Luc, que Jésus n'est pas né du mélange des sangs, ni d'une passion charnelle ni d'une décision humaine, mais totalement et exclusivement de Dieu. Tel est le mystère de l'origine du Christ. Et cependant, c'est bien à une naissance en la chair qu'aboutit cette “ opération du Saint-Esprit ”.
14. Et le Verbe devint chair et il habita parmi nous. Tel est donc le mystère de sa venue en ses biens, et finalement chez les siens. Commencée sans doute depuis les temps lointains d'Abraham et de Moïse, comme d'une venue et d'une inhabitation spirituelles, elle s'est faite corporelle, humaine, dès lors qu'une Vierge fidèle par sa perfection mérita d'être fille de Dieu et digne tabernacle de son Verbe...
… Et nous contemplâmes sa gloire, gloire comme Fils unique reçoit de son Père, dans la plénitude de grâce de sa vérité.
Nous nous fions aux pertinentes démonstrations du Père de La Potterie pour interpréter ces deux derniers mots de grâce et de vérité, comme une endyadis exprimant le trésor de lumière apportée aux hommes enténébrés, dans cette expression redondante de bonté et de bienfaits : plein de la grâce de la vérité. Tout cela ne nous dit rien encore, il faudra que la suite l'explique. Au moins nous venons d'apprendre au passage la fine identité de Jésus, identité éternelle rendue accessible par son identité temporelle: Fils unique… de Dieu en sa naissance terrestre, il nous est dit “ Monogène ” du Père en sa vie éternelle. Et dès lors, la gloire qui lui est donnée dans le Ciel se laissera contempler sur sa face humaine de Verbe fait chair. Tout cela est sublime. Jean nous ramène cependant au concret de l'orthodromie :
15. Jean rend témoignage à son sujet. En effet il a crié – ne nous étonnons pas de ce mode d'exclamation, c'est celui des prophètes proférant leurs oracles en présence de Yahweh – disant : Celui qui vient derrière moi, le voilà passé devant moi, parce que avant moi il était. Cet oracle au style abrupt et catégorique contraste avec l'admirable poème mystique où le voilà inséré. C'est une plongée dans l'histoire, ici bienvenue pour nous situer le Christ et son précurseur l'un par rapport à l'autre : Jésus, venu après Jean, n'en est pas moins ce Verbe de Dieu présent dès le commencement du monde, et ainsi méritant infiniment de passer devant lui dans la foi et l'estime des hommes.
16-17. C'est, de fait, la conclusion de cette incomparable profession de foi, conclusion qui lui donne son lustre définitif, en pratiquant la forme littéraire si prisée des scribes inspirés, de l'inclusion selon laquelle les derniers mots de l'oracle ou de l'hymne répètent les premiers, les chargeant de toute la richesse de l'œuvre :
Oui, de sa plénitude nous avons tous reçu,
et d'une grâce à une grâce meilleure.
Car la Loi fut donnée par Moïse,
mais la grâce de la vérité arriva de Jésus-Christ.
Ainsi s'achève ce Prologue dans une grande lumière où tout se rassemble et luit. Le don de Dieu s'est fait par étapes, d'une grâce à une autre, comme la traduction scientifiquement établie par le P. de La Potterie le prouve clairement, d'une aide divine première à une seconde meilleure, et dès lors parfaite. La première de ces deux grâces d'alliance fut la Loi donnée par Yahweh à son peuple élu par l'entremise de Moïse, et c'était un bien qu'on aurait tort d'opposer à ce qui viendrait plus tard. Mais ce n'était pas la plénitude. Il fallait que le Verbe divin lui-même vienne en personne, dans la chair, parmi nous, et qu'il demeure chez les siens assez longtemps pour qu'on le voie, qu'on le contemple, qu'on l'écoute et le comprenne, nous livrant mieux que la Loi, qui n'est qu'une règle de conduite, la Vérité qu'Il est lui-même.
C'est alors que toute l'identité de Celui dont il témoigne est si bien dévoilée que Jean le nomme, non plus de son Nom divin, mais de son nom historique accompagné de son titre, en lequel se résume sa mission de salut : Jésus-Christ.
18. Restait à rapprocher le Nom divin du nom humain, pour exprimer la Vérité de cet homme singulier et répondre ainsi à la question tout à fait primordiale : Que venait donc faire un Dieu ici-bas, qui le contraigne à revêtir notre chair et, d'une péripétie à l'autre, en arriver à être crucifié et aujourd'hui à se trouver devant notre tribunal au rang des accusés, déjà par d'autres cours cent fois condamné à mort ? Le témoin principal le dit en peu de mots :
Nul n'a jamais vu Dieu, un Dieu Fils unique
étant plongé dans le sein du Père, Lui, l'a révélé.
Voilà comment nous arrivent ces deux Noms tout beaux, tout neufs, de Fils unique, “ Monogène ”, et de Père. Et, plus audacieusement qu'il est imaginable, voici que Jean les embrasse et jette l'un vers vers l'autre, l'un en l'Autre, par cette expression grecque intraduisible qui évoque aussi bien l'étreinte des amants que l'enfouissement de l'enfant contre le sein de sa mère, dans ses bras qui l'enclosent, et le participe présent suggérant un mouvement éternel : le Dieu Fils étant, dit-il, jeté vers le sein du Père. Ainsi étreint et étreignant, Lui, le Verbe de ce Dieu que nul n'a jamais vu de ses yeux, ni entendu de ses oreilles, ni touché de ses mains, nous l'a raconté ; nous L'a fait voir, et entendre et toucher en sa propre Personne de Verbe fait chair. Il nous L'a révélé. N'est-ce pas le secret temporel de son Nom éternel ? Et n'est-ce pas pourquoi, à ceux qui croient en sa naissance humaine virginale, il donne le pouvoir de devenir, tournés vers le sein du Père avec Lui et en Lui, enfants de Dieu ?
Mesdames, Messieurs les jurés,
Sans doute ce discours vous a-t-il fortement surpris par sa cascade de propositions incroyables qui ont pu vous paraître toutes gratuites. Le Témoin sait quel choc peut produire sur des esprits non prévenus cette foi au mystère de Jésus, qui est sienne, au point d'en provoquer le rejet immédiat et définitif. Vous êtes des juges, et je vous invite à mûrir votre religion jusqu'à la fin de ce discours qui n'en est que le préambule.
Il est de mon devoir de vous faire remarquer deux choses. La première est que l'apôtre Jean composa son Évangile longtemps après la publication des trois autres, les synoptiques. Ses auditeurs et bientôt ses lecteurs savaient déjà assez de choses étonnantes sur ce Jésus de Nazareth pour ne pas être choqués autant que beaucoup de nos contemporains, qui en ignorent tout…
La deuxième est de plus d'importance. Les derniers mots de ce Prologue annoncent les vingt chapitres qui vont suivre. Le témoin nous a déclaré ses conclusions. Il lui revient maintenant de nous convaincre de leur bien-fondé. Ce sera d'autant plus difficile qu'il nous en a d'avance tout annoncé. Et nous nous demandons comment il pourra tenir sa promesse, de révéler même en trois audiences, le secret de la vie si exceptionnelle de Celui en qui il croit.
Il lui revient d'en faire la double démonstration. Rappelez-vous qu'il a droit à notre bienveillante attention. Pour nous, ce ne sont encore que des mots, les plus beaux peut-être, mais les plus inintelligibles à nos esprits, d'une vie, d'une lumière trop aveuglantes, trop luxuriantes pour que nous sachions quel est ce mystère. Si Jean veut être cru, il devra resserrer en peu de discours beaucoup de faits concrets, historiques et de paroles claires, convaincantes, comme aussi s'appuyer sur beaucoup d'autres témoins, crédibles autant et plus encore que lui-même.
Car enfin, Jésus de Nazareth, Messie ! et Fils de Dieu ! Qui l'affirme ? Quoi le prouve ? Et comment le croire !
Extrait de la CRC n° 269 de décembre 1990,
et de Bible, Archéologie, Histoire, tome 2, p. 136-137