Commentaire de l'Évangile de saint Jean
L'ultime témoignage de Jésus
Saint Jean a donné à son Évangile le genre littéraire d'un témoignage rendu à Jésus dans le Procès qui l'a opposé aux “ juifs ”, et qu'Il a perdu, Lui, l'Innocent. Avec l'audace du disciple bien-aimé, confident du Verbe de Dieu, saint Jean entend montrer ce Procès dans sa plus grande extension, depuis l'Origine jusqu'à la Pentecôte, comme la confusion et la perte de l'Adversaire de Jésus, et sa victoire à Lui, le resplendissement de sa Justice à Lui, visibles aux saints, invisibles aux impies. En même temps qu'il témoigne en faveur de l'Accusé, à l'encontre des “ juifs ”, ses accusateurs, l'Évangéliste prend son lecteur pour juge, l'invitant à se prononcer en cette cause, contre le “ monde ” dont l'erreur et l'injustice succède à celle des juifs.
Le Prologue est l'attestation première et dernière de l'Évangéliste en faveur de Jésus, où il proclame d'emblée et définitivement l'identité pleine et entière de son Maître, Dieu fait homme, telle que déjà toute autre attestation ou preuve serait superflue. Mais son dernier mot annonce que non seulement, avant lui, Jean-Baptiste a témoigné en sa faveur, mais que lui-même, Jésus, s'est constitué en témoin de la VÉRITÉ. Il l'a “ dévoilée ”, et cette révélation constitue la substance du témoignage de l'Évangéliste, que nous avons entendu au cours des deux “ audiences ” en lesquelles nous l'avons cru.
Maintenant, l'Heure est venue : Jésus s'avance vers la mort, dans une marche de gloire ascendante extraordinaire, unique, divine. Mais auparavant, écoutons avec quelle bonté et sollicitude il y prépare les siens. À la manière de saint Matthieu, saint Jean a rassemblé deux discours “ d'adieux ” en un seul. Notre Père reconstitue celui que Jésus a prononcé avant de souffrir, le séparant de celui de la veille de l'Ascension 1Il a des prédécesseurs en cette exégèse. Dans Le sens des paroles du Christ, DDB 1940, p. 49, le Père René Thibaut, s.j., écrit : « Les évangélistes ne font nulle part profession de ranger les logia dans l'ordre où ils furent prononcés. Les “ blocs ” de saint Matthieu rapprochent des paroles émises en des temps fort éloignés (voir, par exemple, le Discours de la mission, X) ; nous pensons que saint Jean a fait entrer dans le Discours après la Cène du Jeudi saint (XIII-XVI) les annonces de la venue du Saint-Esprit, mieux à leur place, nous semble-t-il, le jeudi de l'Ascension. » Quelques années plus tard, l'abbé R. Ernst publiait une étude exploitant systématiquement cette hypothèse : Unseres Herrn Abschiedsreden vor seinem Leiden und seiner Himmelfahrt (“ Le dernier discours de Notre-Seigneur avant sa Passion et son Ascension ”), Eupen 1946. . Suivons-le.
CHAPITRE XIII
1. « Avant la fête de la Pâque... » Non pas “ la veille ” mais avant. Saint Jean reste à dessein dans le vague. Il n'estime pas nécessaire de préciser que Jésus a mangé la Pâque le mardi soir, en suivant le calendrier de Qumrân, et non pas le vendredi, selon l'Ordo en vigueur au Temple 2Bible, Archéologie, Histoire (BAH), éditions CRC 1995, t. 1, p. 38-43. .
2. « Au cours d'un repas... » Si Jean ne précise pas la nature de ce repas, il en souligne à la fois la solennité et l'intimité. Annie Jaubert a montré que, si le récit de l'institution eucharistique manque chez Jean, celle-ci est annoncée par le grand développement du chapitre 6 sur le Pain de vie : « Le pain que je donnerai, c'est ma chair pour la vie du monde. » (6, 51 ; cf. 1 Co 11, 24 ; Lc 22, 19) Préfigurée dans les noces de Cana, l'Eucharistie est encore présente sous le symbolisme de la Vigne du chapitre 15. Bref, « l'auteur n'a pas répété un épisode connu, dont il exploite ailleurs la signification doctrinale » 3Annie Jaubert, Les séances du sanhédrin et les récits de la passion, Revue de l'histoire des religions, 166 (1964), p. 162. .
« ... Alors que déjà le diable avait mis au cœur de Judas Iscariote, fils de Simon, le dessein de le livrer... » Déjà, à la fin du discours eucharistique de Capharnaüm qui annonçait la Cène, Jésus déclarait : « Ne vous ai-je pas choisis, vous les Douze ? Et pourtant l'un de vous est un diable ! (diabolos) » (6, 70) Au repas de Béthanie, en prélude inquiétant, Judas, « qui allait le livrer » (12, 4), avait protesté contre le geste d'amour de Marie : « Pourquoi ce parfum n'a-t-il pas été vendu trois cents deniers qu'on aurait donnés à des pauvres ? » (12, 5) Finalement, Judas vendra son Maître pour « trente pièces d'argent » (Mt 26, 15 ; 27, 3-9) : le montant fixé par la loi de Moïse pour compenser la perte d'un esclave ! (Ex 21, 32 selon Septante)
L'HUMILITÉ ET LE DÉVOUEMENT DE L'ESCLAVE
4. « Il se lève de table, dépose ses vêtements et, prenant un linge, il s'en ceignit. Puis il met de l'eau dans un bassin et il commença à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint. » Geste d'esclave. Le Maître se fait esclave par amour des siens : dans cet abaissement est déjà signifié le mystère de la Croix que Jésus va accepter de porter pour le salut du monde. Le lavement des pieds n'est pas un sacrement, mais le symbole du sacrifice fondateur de tous les sacrements, le sacrifice de la Croix.
6. « Il vient donc à Simon-Pierre, qui lui dit : “ Seigneur, toi, me laver les pieds ? ” Jésus lui répondit : “ Ce que je fais, tu ne le sais pas à présent ; tu comprendras tout à l'heure. ” » Jésus va en effet donner l'explication lorsqu'il aura repris sa place de Maître (didaskalos) et de Seigneur (versets 12 à 15). « Pierre lui dit : “ Non, tu ne me laveras pas les pieds, jamais ! ” »
On s'y croirait : on voit la mimique de Pierre retirant ses pieds avec un geste d'enfant craignant l'eau froide !
« Si je ne te lave pas, tu n'as pas de part avec moi. » Celui qui refuse le symbole, le signe de la Croix, se sépare de Jésus. Alors, Simon-Pierre fait volte face : « Seigneur, pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ! »
Si Jésus avait répondu que Pierre n'avait pas besoin de se laver les mains, mais seulement les pieds, c'eût été poser une nouvelle énigme, observe le Père Lagrange 4M.-J. Lagrange, Évangile selon saint Jean, Gabalda 1947, p. 354..
« Jésus lui dit : “ Qui s'est baigné n'a pas besoin de se laver ; il est pur tout entier. ” » Alors, pourquoi la lotion ? Jésus va le dire tout à l'heure.
« “ Vous aussi, vous êtes purs ; mais non pas tous. ” Il connaissait en effet celui qui le livrait ; voilà pourquoi il dit : “ Vous n'êtes pas tous purs. ” » Jésus est hanté par la pensée du traître qui va le livrer dans un moment à la Croix et qui n'en bénéficiera pas, pour lequel il ne parle déjà plus.
12. « Quand il leur eut lavé les pieds, qu'il eut repris ses vêtements et se fut remis à table, il leur dit : “ Comprenez-vous ce que je vous ai fait ? Vous m'appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. Car c'est un exemple que je vous ai donné, pour que vous fassiez, vous aussi, comme moi j'ai fait pour vous. ” »
En se faisant esclave de Pierre, Jésus n'a pas cessé d'être “ Maître et Seigneur ”, au contraire ! C'est une marque de sa souveraineté, d'être capable de s'abaisser jusqu'à la condition d'esclave par amour. Spectacle admirable, que l'incompréhension de Pierre met en relief dans un paradoxe étonnant.
Les disciples ne pourront refuser de suivre pareil exemple, car « le serviteur n'est pas plus grand que son maître, ni l'envoyé plus grand que celui qui l'a envoyé » (Jn 13, 16).
Quand le moment sera venu de pratiquer l'humilité les uns vis-à-vis des autres, et la charité fraternelle qui consiste à porter sa croix par amour pour le prochain, ils s'en souviendront.
JÉSUS ANNONCE À SES DISCIPLES CE QUI DOIT ARRIVER
AFIN DE LES PRÉMUNIR CONTRE LE SCANDALE
17. « Sachant cela, heureux êtes-vous, si vous le faites. Ce n'est pas de vous tous que je parle ; je connais ceux que j'ai choisis ; mais il faut que l'Écriture s'accomplisse : “ Celui qui mange mon pain a levé contre moi son talon. ” »
Jésus cite ici le Psaume 41. Puis il ajoute : « Je vous le dis dès à présent, avant que la chose n'arrive, pour qu'une fois celle-ci arrivée, vous croyiez que JE SUIS. »
Cette dernière phrase aussi est une citation de l'Écriture, très précisément d'un oracle de Yahweh annonçant à son peuple en exil qu'il est “ son témoin ” au milieu des nations et des peuples : « Afin que vous connaissiez et que vous croyiez et que vous compreniez que Je Suis. » (Is 43, 10) La prescience de Jésus est une manifestation de sa divinité.
Passons le verset 20 qui, selon notre exégèse, appartient au second discours. Et soudain, Jésus laisse éclater son trouble :
21. « “ En vérité, en vérité, je vous le dis, l'un de vous me livrera. ” Les disciples se regardaient les uns les autres, ne sachant de qui il parlait. » Judas avait donc bien su cacher son jeu ! La pénétration de Jésus n'en est que plus extraordinaire, surnaturelle, de science divine.
« Un de ses disciples, celui que Jésus aimait, se trouvait à table couché sur le sein de Jésus. »
On explique généralement cette position par l'ordonnance des festins que l'on prenait couché, à la manière gréco-romaine. Quitte à préciser : « La divine pureté avec laquelle cela est dit n'a rien à souffrir des citations où l'on voit que c'était une place réservée à un ami particulier ou à quelqu'un qu'on voulait honorer. 5 Lagrange, op. cit., p. 360. » Annie Jaubert a trouvé mieux : « Ce n'est pas une indication sentimentale. Rien n'est plus éloigné du quatrième évangile que la mièvrerie qu'on lui a parfois prêtée. Il faut remonter ici à l'arrière-plan juif où des repas d'adieu sont aussi des “ testaments ” : le “ testament ” est un genre littéraire dans lequel un personnage important fait, avant de mourir, des recommandations à ceux qu'il va quitter. Il leur transmet ainsi son message essentiel. Ces recommandations peuvent être données dans le cadre d'un repas, comme le montrent le Testament de Nephtali et le Livre des Jubilés. Dans ce dernier document, au jour de la fête des Semaines – ou fête de l'Alliance –, Jacob apporte à Abraham gâteaux nouveaux et boisson (du vin, d'après la traduction latine). Abraham mange et boit, puis il transmet à son petit-fils la bénédiction de l'Alliance et les Promesses. Jacob s'endort sur le sein d'Abraham, qui l'embrasse, bénit Dieu et meurt en le tenant serré contre lui (Jub 22-23, 2). 6Annie Jaubert, Approches de l'Évangile de Jean, éd. du Seuil 1976, p. 43. »
Ainsi, continue Annie Jaubert , « il est remarquable que la “ tradition ” de l'Alliance s'accompagne non seulement d'un partage de nourriture, mais d'un contact physique ».
C'est la raison pour laquelle “ le disciple que Jésus aimait ” « transmet, lui, un témoignage qu'il est seul à pouvoir donner, car “ il était couché sur le sein de Jésus ” » 7Ibid., p. 42. . Saint Jean s'accorde ainsi avec les Synoptiques pour lesquels le dernier repas de Jésus est « un repas d'alliance », explique Annie Jaubert : « La proximité physique entre Jésus et le disciple qu'il aimait tend à manifester que le disciple pénètre de manière particulière le message de Jésus et qu'il peut en transmettre le sens profond. 8Ibid., p. 44. »
C'est la première fois que l'auteur du quatrième Évangile se met en scène sous cette dénomination impersonnelle du “ disciple que Jésus aimait ”. Avec raison, Annie Jaubert rapproche cette dénomination de celle de “ Maître de Justice ”, désignant le mystérieux fondateur de la “ Communauté de l'Alliance ” dont nous avons retrouvé la “ bibliothèque ” dans les grottes de Qumrân. Selon le même procédé, Jean n'appelle jamais “ la mère de Jésus ” par son nom : « La mère de Jésus n'apparaît que sous le biais de sa maternité. Il y a, dans les deux cas, une théologie sous-jacente. Le disciple “ que Jésus aimait ” ne reçoit cette qualification qu'au cours du dernier repas, précisément parce qu'à partir de ce moment il devient le “ témoin ” auquel on se réfère. 9Ibid., p. 45.»
« À la limite, le disciple que Jésus aimait apparaît comme le modèle et le type du Disciple, celui qui n'a jamais abandonné son Maître et a reçu communication de ses révélations les plus intimes. 8Ibid., p. 44. »
24. « Simon-Pierre lui fait signe et lui dit : “ Demande quel est celui dont il parle. ” Celui-ci, se penchant alors vers la poitrine de Jésus, lui dit : “ Seigneur, qui est-ce ? ” »
Se retournant vers Jésus, le disciple bien-aimé est contre son Cœur, sur son Cœur, et il lui fait sa demande, dans un face à face très intime, à l'insu des autres et en particulier de Judas.
26. « Jésus répond : “ C'est celui à qui je donnerai la bouchée que je vais tremper. ” Trempant alors la bouchée, il la prend et la donne à Judas, fils de Simon Iscariote. »
Saint Jean dit ce qu'il a vu et, lui seul, entendu. Tandis que Pierre, par la plume de Marc, reste dans le vague, marquant bien qu'il n'était pas dans la confidence : « C'est l'un des Douze, qui plonge avec moi la main dans le même plat. » (Mc 14, 20)
« Lorsque Judas reçoit, avec l'intention de livrer son Maître, la bouchée que lui tend Jésus, ce signe de communion devient sa perte », écrit Annie Jaubert. Et Lagrange : « Judas se sent découvert et, au lieu d'implorer son pardon, se décide à agir. »
27. « Après la bouchée, alors Satan entra en lui. Jésus lui dit donc : “ Ce que tu fais, fais-le vite. ” » Le disciple bien-aimé, penché sur la poitrine de Jésus, est le seul à comprendre le sens de cette parole qui nous montre un Jésus maître des événements. C'est sur son ordre que Judas sort dans la nuit, « aussitôt la bouchée prise », et que commence la Passion du Seigneur.
JÉSUS ENTRE DANS SA PASSION
31. « Quand il fut sorti, Jésus dit... » Suivent des paroles que nous comprendrons mieux le jour de l'Ascension. Passons au verset 33 : « Petits enfants – Judas sorti, Jésus peut donner libre cours à son affection pour les siens – c'est pour peu de temps que je suis encore avec vous – de fait, dans quelques heures il sera arrêté. Vous me chercherez et, comme je l'ai dit aux juifs : où je vais, vous ne pouvez venir, à vous aussi je le dis à présent. »
Pendant quelques jours les disciples seront dans l'impossibilité de rejoindre leur Maître, prisonnier, battu, outragé, mis à mort et enseveli. L'enchaînement est parfaitement de circonstance, si l'on saute les paroles de Jésus rapportées aux versets 31 et 32. Il en va de même des versets 34 et 35.
36. « Simon-Pierre lui dit : “ Seigneur, où vas-tu ? ” »
La question montre que Pierre n'a pas compris la parole de Jésus comme une annonce de sa mort.
« Jésus lui répondit : “ Où je vais, tu ne peux pas me suivre maintenant ; mais tu me suivras plus tard. ” Pierre lui dit : “ Pourquoi ne puis-je pas te suivre à présent ? Je donnerai ma vie pour toi. ” Jésus répond : “ Tu donneras ta vie pour moi ? En vérité, en vérité, je te le dis, le coq ne chantera pas que tu ne m'aies renié trois fois ". »
Nous sommes bien à quelques heures de l'arrestation de Jésus. Avant demain matin, Pierre aura renié son Maître ! Est-ce possible ? Dans la nuit ? Comment cela peut-il se faire ? Passons les versets 1 à 28 du chapitre 14.
CHAPITRE XIV
29. « Je vous le dis maintenant avant que cela n'arrive pour qu'au moment où cela arrivera, vous croyiez. » Comme il a fait à propos de Judas (13, 19), Jésus les prévient, afin qu'ils ne soient pas scandalisés lorsqu'ils verront Pierre lui-même renier Jésus ! Alors ils se rappelleront la prophétie et comprendront que Jésus sait tout parce qu'il est Dieu, et ils garderont la foi. Il est vrai que cela ne les a pas empêchés de la perdre. Mais, de génération en génération, jusqu'à la nôtre, perverse et incrédule, ces paroles de Jésus fondent la foi inébranlable des chrétiens en la science divine de Jésus et en la vérité des Écritures. On n'invente pas, à plaisir, de pareils récits contre soi-même et tout ce qu'on aime !
30. « Je ne m'entretiendrai plus beaucoup avec vous, car il vient, le Prince de ce monde. » C'est Satan, et déjà son commissaire est à l'œuvre. « Sur moi-même il n'a aucun pouvoir. » En effet, comme il l'a dit aux juifs, Jésus est sans péché (8, 46). Et il a montré à Satan, pendant les quarante jours passés au désert, qu'il était vainqueur de toutes tentations. Satan est de retour pour l'épreuve de force où, dans sa folie d'orgueil, il se croira vainqueur de Jésus au moment précis où, ô “ ironie johannique " ! il est vaincu par l'obéissance du Fils de Dieu à son Père. « Mais il faut que le monde reconnaisse que j'aime le Père et que je fais comme le Père m'a commandé.
« Levez-vous ! Partons d'ici ! »
Laissons le chapitre 15 : Jésus n'a sûrement pas prononcé ce magnifique discours en descendant vers le torrent du Cédron. Passons encore le début du chapitre 16. Tout en se dirigeant vers le jardin de l'Agonie, Jésus continue de les entretenir.
CHAPITRE XVI
16. « Encore un peu de temps et vous ne me verrez plus et puis un peu encore et vous me verrez. » Pour nous, aujourd'hui, ces paroles annoncent clairement la mort et la résurrection de Jésus, suivies des apparitions où les disciples le verront de nouveau. Saint Pierre n'ose plus rien dire, mais les disciples ne comprennent pas : « Qu'est-ce que ce : “ un peu " ? Nous ne savons pas ce qu'il veut dire. » Ils n'osent pas interroger Jésus, mais Lui, il devine tout et, comme d'habitude, il ne répond pas directement à la question :
20. « En vérité, en vérité, je vous le dis, vous pleurerez et vous vous lamenterez, et le monde se réjouira ; vous serez tristes, mais votre tristesse se changera en joie. » Annonce d'un prodigieux renversement des sorts que Jésus illustre par l'image de la femme en travail d'enfantement :
21. « La femme, sur le point d'accoucher, s'attriste parce que son heure est venue ; mais lorsqu'elle a donné le jour à l'enfant, elle ne se souvient plus des douleurs, dans la joie qu'un homme soit venu au monde. » Il faut lire le Père Lagrange pour mesurer l'indigence à laquelle Qumrân vient porter secours par des flots de lumière : « Cette comparaison est très naturelle », écrit le savant dominicain, alignant aussitôt un flot de références à l'Ancien Testament. Inutilement, puisqu'il ajoute : « La comparaison est tirée de la nature, le “ monde " (kosmos) est ici le milieu dans lequel vit une famille, sans allusion spéciale au judaïsme. La femme ne se réjouit pas d'avoir un enfant, mais d'avoir donné un homme à la société : c'est sa contribution au bien général. 10Lagrange, op. cit., p. 427. » Voilà qui est dénué de tout mystère. En un tel moment, c'eût été étonnant.
Annie Jaubert cite une hymne de Qumrân 11A. Jaubert, Approches, p. 77. en renvoyant au commentaire qu'elle en faisait déjà dans son livre sur La notion d'alliance. Nous avons cité précédemment cette hymne à propos de l'altercation où Jésus traite “ les juifs " de fils du diable (8, 44 ; cf. CRC no 343, p. 11, supra, p. 15). La parabole de Jésus nous renvoie ici au même contexte où la comparaison vise « la naissance des temps nouveaux et l'enfantement de la communauté messianique » 12A. Jaubert, La notion d'alliance dans le judaïsme aux abords de l'ère chrétienne, éd. du Seuil 1963, p. 231. dans un monde où deux femmes symboliques s'opposent : celle qui est « enceinte d'aspic » (1QH 3, 12) et celle qui est « enceinte d'homme (gèbèr) » (1QH 3, 9). En référence au prophète Isaïe décrivant les iniquités des pécheurs qui ne profèrent que mensonge et vanité, conçoivent et enfantent le malheur, couvent des œufs de basilic et font éclore des aspics (Is 59, 5), la femme enceinte d'aspic représente la “ congrégation des impies ", c'est-à-dire les pharisiens. Elle s'engouffrera dans le Shéol avec tous les « esprits d'aspic » (1QH 3, 18) qui inspirent les pensées et les œuvres des fils de ténèbres.
À la femme “ enceinte d'aspic " donc, s'oppose la femme “ enceinte d'homme " (gèbèr), que Mathias Delcor identifie avec la communauté essénienne 13Mathias Delcor, Les hymnes de Qumrân, Letouzey 1962, p. 118.. Aux prises avec les douleurs de l'enfantement, celle-ci donne naissance à un enfant mâle (zâkâr), en accomplissement de la prophétie d'Isaïe selon laquelle Sion, la Cité sainte, doit mettre au monde un enfant mâle grâce à la puissance de Dieu (Is 66, 7). Cette miraculeuse renaissance s'oppose aux efforts de la femme en douleurs, c'est-à-dire de la même Jérusalem qui, laissée à elle-même, ne produirait que du vent (Is 26, 17-18).
Il y a tout cet arrière-fond dans les paroles de Jésus, que saint Jean rapporte exactement parce qu'il en pénètre toutes les résonances. Dans l'Hymne qumrânienne, l'enfant de la femme “ enceinte d'homme " est appelé « conseiller merveilleux », selon la prophétie d'Isaïe (Is 9, 5), ce qui l'identifie au Roi-Messie, fils de David, comme l'a montré Mathias Delcor.
22. « Vous aussi, maintenant vous voilà tristes ; mais je vous verrai de nouveau et votre cœur sera dans la joie, et votre joie, nul ne vous l'enlèvera. »
Lagrange, toujours à la remorque de Loisy, tout en se donnant l'air de le combattre, écrit : « Jésus dit seulement que personne au monde n'a le pouvoir de l'arracher à un cœur qui aime Dieu. 10Lagrange, op. cit., p. 427. » C'est tout ? Et l'annonce de la Résurrection ? D'autant plus prégnante que Jésus dit ici : « Je vous verrai », et non plus « vous me verrez » (verset 16) ; c'est bien lui qui viendra vers ses disciples désolés, au matin de Pâques, pour leur rendre une joie inamissible, parce que Jésus ressuscité ne meurt plus ; il siège et règne pour toujours, hors d'atteinte.
23. « Ce jour-là, vous ne me poserez aucune question. En vérité, en vérité, je vous le dis, ce que vous demanderez au Père, il vous le donnera en mon nom. Jusqu'à présent vous n'avez rien demandé en mon nom ; demandez et vous recevrez, pour que votre joie soit complète. Tout cela, je vous l'ai dit en figures. L'heure vient où je ne vous parlerai plus en figures, mais je vous entretiendrai du Père en toute clarté. Ce jour-là, vous demanderez en mon nom et je ne vous dis pas que j'interviendrai pour vous auprès du Père, car le Père lui-même vous aime, parce que vous m'aimez et que vous croyez que je suis sorti d'auprès de Dieu. »
Il est vrai que le grand jour de la Résurrection répondra bientôt à toutes les questions. Passons le verset 28 et allons directement à la réponse des disciples :
29. « Ses disciples lui disent : “ Voilà que maintenant tu parles en clair et sans figures ! Nous savons maintenant que tu sais tout et n'as pas besoin qu'on te questionne. À cela nous croyons que tu es sorti de Dieu. " »
Jésus promettait la pleine clarté pour plus tard. Mais eux croient déjà tout comprendre, dès « maintenant », parce qu'il a deviné leurs pensées et interrogations secrètes sur la signification de « encore un peu » ! Jésus ne les contredit pas, mais il leur annonce qu'ils vont être dispersés :
31. « Jésus leur répondit : “ Vous croyez à présent ? Voici venir l'heure – et elle est venue – où vous serez dispersés chacun de votre côté et me laisserez seul. Mais je ne suis pas seul : le Père est avec moi. Je vous ai dit ces choses pour que vous ayez la paix en moi. Dans le monde, vous aurez à souffrir. Mais gardez courage ! J'ai vaincu le monde. " »
La prédiction, inattendue, bien préparée cependant, n'est que trop claire. Aussi l'Évangéliste reprend son récit, soudain dramatique.
Extrait de la CRC n° 347 de juin 1998,
et de Bible, Archéologie, Histoire, tome 3, p. 29-32