Chapitre 1 : Ruth et Noémi
CE premier chapitre du livre de Ruth décrit comment celle-ci décida de tout quitter pour suivre sa belle-mère. Allégoriquement, Ruth y est aussi l’image des âmes quittant tout pour le cloître, mais aussi de toute âme chrétienne qui choisit de renoncer au monde païen et à ses vices par attachement à l’Église.
« Au temps où gouvernaient les Juges » (Rt 1, 1)
C’est l’histoire d’une famille de Bethléem, vers 1200 avant Jésus-Christ, en Palestine. Une famine étant survenue, Élimélek, le père de famille, quitte Bethléem pour le pays de Moab, avec sa femme Noémi et leurs deux fils Mahlôn et Kilyôn, pour y chercher fortune. (...)
« Élimélek, le mari de Noémi, mourut, et elle lui survécut avec ses deux fils. Ils prirent pour femmes des Moabites, l’une se nommait Orpa et l’autre Ruth. Ils demeurèrent là une dizaine d’années. Puis Mahlôn et Kilyôn moururent, tous deux aussi. » (1, v. 3-4)
Après avoir enduré épreuve sur épreuve, Noémi est donc restée veuve. Cela nous fait penser à la Sainte Vierge après la mort de saint Joseph et, plus encore, après que Jésus sera remonté au Ciel : Elle restera seule avec les Apôtres et les saintes Femmes. Noémi ayant appris que Dieu avait visité son peuple, qu’il y avait du pain à Bethléem, elle décide d’y retourner. Pour Ruth et Orpa qui ont connu Noémi, qui ont vécu longtemps avec elle, est venu le moment du choix décisif : Moab ou Juda ? (...)
« Noémi dit à ses deux brus :
“ Partez donc et retournez chacune à la maison de votre mère. Que Yahweh use de bienveillance envers vous comme vous en avez usé envers ceux qui sont morts et envers moi-même ! Que Yahweh accorde à chacune de vous de trouver une vie paisible dans la maison d’un mari ! ”
« Elle les embrassa, mais elles se mirent à crier et à pleurer, et elles dirent :
“ Non ! Nous reviendrons avec toi vers ton peuple. ” (1, v. 8-10)
Noémi leur offre la possibilité de la quitter et de rester dans leur peuple, alors que l’autre peuple leur est totalement inconnu. Jusqu’au milieu des pires épreuves, Noémi est parfaitement sage et oublieuse d’elle-même, sans un mot de retour sur soi, sans la moindre recherche de son intérêt propre. Elle devine que Ruth et Orpa ne veulent pas l’abandonner dans son malheur, qu’elles ne se le permettent pas. Elles n’ont pas le courage de rompre cet attachement avec leur belle-mère éprouvée. Noémi leur rend la liberté en leur disant : avec moi c’est l’amertume, avec moi c’est la malédiction. Il y a de quoi les détacher d’elle à tout jamais. (...)
« – Retournez, mes filles, répondit Noémi, pourquoi viendriez-vous avec moi ? Ai-je encore dans mon sein des fils qui puissent devenir vos maris ? Renonceriez-vous à vous remarier ? Non mes filles ! Pour vous, il y a en moi trop d’amertume, car la main de Yahweh s’est levée contre moi. ”
« Elles recommencèrent à crier et à pleurer, puis Orpa embrassa sa belle-mère et retourna vers son peuple, mais Ruth lui resta attachée. » (1, v. 11, 13-14)
Orpa revient en arrière, c’était une petite païenne qui a préféré sa vie dans les tentes de Moab. Orpa s’est détournée de la destinée qui lui était offerte, aveugle sans savoir ce qu’elle perdait. On peut prendre deux directions dans la vie, l’une qui est selon Dieu, selon l’orthodromie, et l’autre qui en est l’envers. C’est la direction prise par Orpa : une pauvre destinée décrite en deux lignes. Elle est tombée dans la nuit des temps, elle nous rappelle le jeune homme riche de l’évangile. (...)
« Noémi lui dit alors [à Ruth] : “ Vois, ta belle-sœur s’en est retournée vers son peuple et vers son dieu ; retourne toi aussi, et suis-la. ” (1, v. 15)
Suit alors un psaume où Ruth dit son attachement à Noémi en termes extraordinairement édifiants.
« “ Ne me presse pas de t’abandonner et de m’éloigner de toi, car où tu iras, j’irai,
où tu demeureras, je demeurerai ;
ton peuple sera mon peuple
et ton Dieu sera mon Dieu.
Là où tu mourras, je mourrai
et là je serai ensevelie.
Que Yahweh me fasse ce mal
et qu’il y ajoute encore cet autre,
si ce n’est pas la mort qui nous sépare ! ” » (1, v. 16-17)
Sa résolution est calme, entière, définitive et s’exprime par un serment. D’un côté, pour elle, il y a le peuple de Moab et son idole, Kémoth. Ce dieu obscène, sauvage, barbare, auquel on sacrifie des enfants et devant lequel on se prostitue. Il ne faut pas faire de Ruth une vierge sainte dès le départ. Elle appartient à cet affreux et vicieux monde de Moab, et elle l’aime. C’est un monde païen, tout simplement, comme l’est notre monde moderne, où des statistiques sont faites sur les vices, les crimes de toutes sortes, où il n’est pas possible de regarder les affiches ou les gens sans tomber tout à coup dans le monde de Corinthe ou de Moab. Pour Ruth, il y a donc d’un côté Moab et de l’autre, il y a Noémi et son Dieu fascinant : Yahweh. Ruth s’est attachée à Noémi parce que cette créature était pleine de son Dieu. Il y a en toute créature – par grâce – une sorte d’instinct qui lui fait choisir les choses de Dieu parce que Dieu y est. C’est une fascination, c’est une séduction. C’est bien ce qui arrive à Ruth. Quand on est séduit, on donne toute sa vie ; même s’il faut tout perdre à ce moment-là, et même, si ce Dieu ne bénit pas, ou ne bénit pas encore. Lui appartenir est un bien infini, un bien qui dépasse tous les autres biens ; qui est capable de faire oublier tous les autres biens et soi-même. (...)
« Voyant que Ruth s’obstinait à l’accompagner, Noémi cessa d’insister auprès d’elle. » (1, v. 18)
Voilà que sont unies les destinées de ces deux femmes malheureuses. À partir de là, les choses changent. Ruth est vraiment fille de Noémi. Il y aura entre elles une telle harmonie, un tel attachement à la vie, à la mort, qu’elles ne se sépareront plus jamais. Cette Noémi est l’image de la perfection de la Vierge Marie. Elle est d’une vertu, d’une sagesse consommée, d’une mystérieuse et surnaturelle sagesse qui est en elle comme instinctive. (...)
Ruth, quant à elle, a un grand cœur, fidèle et reconnaissant. Elle force déjà notre admiration. S’attacher à Dieu, comme c’est grand ! S’attacher à Dieu à travers un témoin humain, un envoyé humain, c’est plus que grand. Héroïque Ruth qui a la foi d’Abraham, car, comme lui, elle quitte son pays pour une terre qu’elle ne connaît pas. En fait, Ruth était détachée de Moab, beaucoup plus qu’elle ne le croyait, beaucoup plus que n’en était détachée Orpa. (...)
Si nous pensons maintenant que ce Livre est une image de la vie spirituelle, nous voyons que, de même, l’âme qui s’attache à l’Église le fait parce que, d’abord, elle a porté sur le monde qu’elle quitte un regard clairvoyant, un regard de détachement. Qu’est-ce que le monde ? Cette notion est obscure et complexe et varie selon l’expérience et la situation. Le monde, pour nous, c’est un mélange de bon et de mauvais, de choses agréables et de péchés. C’est le monde de Satan, puis c’est aussi le monde de chrétienté dans lequel on peut faire son salut, mêlés l’un à l’autre. Fuir, quitter le monde, peut signifier fuir un monde mauvais pour entrer dans l’Église ou bien passer d’une vie chrétienne imparfaite, bonne mais imparfaite, à la vie plus parfaite des religieux. En fait, ces deux plans sont analogues. Ce qui est commun à nos expériences à tous, comme à l’expérience d’Orpa et de Ruth, c’est qu’un jour, il faut choisir. (...)
« C’est ainsi que Noémi revint, ayant avec elle sa belle-fille Ruth, la Moabite, celle qui était revenue des Champs de Moab. Elles arrivèrent à Bethléem au début de la moisson des orges. » (1, v. 22)
C’est dans la foi qu’elles se mirent en chemin, ainsi que dans l’union scellée par l’acte d’allégeance de Ruth au Dieu de Noémi. Ce retour, c’est un très grand symbole de l’Ancien Testament et du Nouveau, c’est l’image du retour vers la Terre Promise qui est la fin dernière de notre existence. Nous qui, dans la foi, sommes en marche vers le Ciel, nous pouvons dire spirituellement le serment qu’a fait Ruth : je resterai toujours avec l’Église ; je serai toujours avec elle, avec ma Mère. (...)
Noémi et Ruth arrivent à Bethléem, image du Ciel. Alors, c’est la joie ? Noémi est bien contente de rentrer ; mais ce n’est pas pour cela que son amertume a disparu. Elle est toujours pauvre, sans mari et sans fils. Elles sont à Bethléem, mais il faut dire que Bethléem a plusieurs demeures ; il y a des quartiers. Pour le moment, elles sont dans le quartier pauvre. Et pour Noémi, Ruth est un souci plutôt qu’une consolation. Comme pour la Sainte Vierge, nous autres. (...)
De même, l’Église qui accueille ses enfants sait bien de foi profonde que c’est leur bonheur en espérance, mais elle sait bien aussi que tous ces enfants qui viennent à elle, elle ne pourra d’abord que leur faire partager ses croix. La vraie joie du chrétien, la vraie joie de l’âme consacrée à Dieu, c’est une joie mêlée d’amertume profonde. La joie est toujours mêlée ici-bas de peine, de pauvreté. Quand on est devenu très avancé dans les voies spirituelles, où l’on possède la joie qui est installée au fond du cœur et que nul ne peut vous ôter, on a encore l’amertume des âmes qui se perdent et du Christ qui n’est pas aimé. La vraie joie éclatante, nous l’aurons au Ciel, mais l’entrée dans la Bethléem des pauvres, dans l’Église militante, c’est une joie mêlée d’angoisse. (...)
Abbé Georges de Nantes
Extraits de la retraite de communauté Le Livre de Ruth, S 16, automne 1971.