Chapitre 3 : Booz endormi
DANS notre allégorie entre le Livre de Ruth et la vie spirituelle, nous avons vu comment Ruth a d’abord voulu suivre Noémi parce qu’elle pressentait que là était son bonheur. Ainsi en est-il de l’âme qui choisit de s’attacher à l’Église. Puis, Ruth a fait la rencontre de Booz et elle l’aime car il est son bonheur, sa joie, son réconfort, parce que tout l’indiffère, sauf lui. « J’ai besoin de vous pour ma joie, pour mon bonheur » : c’est l’âme qui aime Dieu dans son propre intérêt. Ce troisième chapitre du livre de Ruth narre la conduite enseignée par Noémi à sa bru en vue d’obtenir de Booz le Bethléemite le fils auquel elle a droit, selon la loi de Moïse, et qu’elle obtiendra de lui en tout honnêteté à travers épreuves divines et purifications salutaires. Ce chapitre est une image de ce qu’est la vie mystique. L’âme aime Dieu pour lui-même, et tout ce qui appartient à Dieu : le prochain, la Loi, la justice. Ce chapitre du livre de Ruth est également un figuratif du mystère de l’Incarnation.
« [Noémi] dit : “ Ma fille, ne dois-je pas chercher à t’établir pour que tu sois heureuse ? Eh bien ! Booz n’est-il pas notre parent, lui dont tu as suivi les servantes ? Cette nuit, il doit vanner l’orge sur son aire. ” » (Rt 3, 1-2)
Noémi, figure de la Vierge Marie conduit sa fille à Booz, figure de Dieu. Ruth n’a rien dit, mais Noémi connaît le cœur de sa fille et a deviné son amour pour Booz. Une mère veut établir sa fille dans le bonheur. Selon les traditions des livres mosaïques, Ruth a droit de s’approcher de Booz et d’une manière modeste et pure, de lui déclarer son amour. Booz est libre de la prendre ou de la laisser, mais il doit obéir à la loi du Lévirat. Comme Ruth est veuve et sans enfant, s’il l’épouse, il doit la prendre en charge dans sa totalité, mais il doit la laisser à un autre, si celui-ci a quelque droit sur elle, supérieur au sien. [...]
Voici que se présente l’occasion d’aller parler à Booz. À la fin de la moisson, il reste un dernier travail qui consiste à séparer le grain qui est mêlé à la paille. C’est à Bethléem l’occasion d’une grande fête. Ce bonheur de la récolte achevée est l’écho – voilà l’allégorie – de la satisfaction de Dieu au septième jour de la création. Booz est dans un moment où il aurait envie d’être généreux avec tout le monde. Le bonheur est communicatif, la bonté aime à se répandre. Noémi sait très bien dans quelles dispositions se trouve le Maître de la Maison. C’est le moment de l’approcher. [...]
L’Église connaît, elle aussi, les dispositions de Dieu, mais Lui est toujours dans la joie comme au soir de la récolte : « car il est bon, car éternel est son amour ». Voilà le psaume, voilà ce que l’Église chante, nous fait chanter sans cesse. [...]
« “ Lave-toi donc et parfume-toi, mets ton manteau et descends à l’aire, mais ne te laisse pas reconnaître par lui avant qu’il ait fini de manger et de boire. Quand il sera couché, observe l’endroit où il repose, alors tu iras, tu dégageras une place à ses pieds et tu te coucheras. Il te fera savoir lui-même ce que tu devras faire. ” Et Ruth lui répondit : “ Tout ce que tu me dis, je le ferai. ” Elle descendit donc à l’aire et fit tout ce que sa belle-mère lui avait recommandé ». (3, v. 3-6)
Ruth se montre parfaitement docile et parfaitement résolue. Elle a une audace proportionnée à la sagesse de Noémi. Pourquoi est-ce à Ruth de faire les premiers pas, de prendre l’initiative, mais dans l’obéissance à sa belle-mère ? Parce que c’est elle la pauvresse, c’est elle qui a besoin de Booz. Lui n’a pas besoin d’elle. Elle s’offrira à lui, silencieusement. Et lui, qui n’a aucun besoin d’elle, lui qui ne se laisse gouverner par aucun égoïsme, s’il trouve bon de répondre à cette offre, son amour se déclarera pleinement, généreux, magnifique. Toute cette manœuvre que Noémi dicte à sa belle-fille est admirable. Elle est très loin de tout désordre, de toute impureté, mais elle est une allégorie magnifique des choses de la vie mystique.
En effet, quand il s’agit de traiter des rapports d’une âme créée, d’une créature avec Dieu, tel est bien le comportement de l’âme que l’Église conduit, introduit dans la vie mystique. L’âme se présente à Dieu pour s’offrir à lui, mais d’une manière intéressée. Elle aime Dieu et le désire parce qu’elle en a besoin et que c’est dans ce besoin que naît cet amour généreux. L’Église est là qui la conseille, la dirige. « Lave-toi donc et parfume-toi ». L’Église Mère lui conseille de se faire belle, c’est-à-dire la presse, avant d’entreprendre aucune démarche mystique, de recourir au très nécessaire sacrement de pénitence. L’Église nous dit : « Lave-toi, parfume-toi, orne-toi par les sacrements dont je dispose, et tu seras restaurée dans une plus parfaite beauté que la beauté originelle ». [...]
« Booz, après avoir mangé et bu, s’en alla, le cœur joyeux, dormir auprès du tas d’orge. Alors Ruth s’en alla tout doucement, dégagea une place à ses pieds et se coucha. » (3, v. 7)
Nous la voyons donc, près de lui, se glisser doucement, s’étendre à ses pieds et ne plus bouger. Il est riche, il est comblé, heureux, bien disposé, et c’est ainsi qu’elle ose, dans la nuit longue, attendre son réveil. Elle est aux pieds de son seigneur, jamais elle n’a été si proche de lui. Dans cette nuit complice, il semble qu’elle est encore plus unie à lui que dans le plein midi, dans les champs de la moisson. C’est l’image de la nuit de la foi dont saint Jean de la Croix nous dit qu’elle est un lien entre l’âme et Dieu, que cette nuit rapproche au lieu de séparer. Ruth ne peut que se sentir embrasée d’amour à un point qu’elle n’aurait pas cru. Elle sait que son bonheur se joue cette nuit, mais elle est envahie par le sentiment du don qu’elle veut faire, de tout elle-même, au point qu’elle découvre que ce don, elle le veut pour lui. C’est l’admirable perfection de l’amour, c’est l’oblation parfaite. Elle s’offre. Et c’est parce que son amour, à ce moment-là, devient un amour très pur, qu’elle ne le réveille pas, qu’elle ne le touche pas, qu’elle ne le provoque pas, qu’elle ne se hausse pas jusqu’à lui, qu’elle demeure dans la parfaite obéissance à sa mère. [...]
« Au milieu de la nuit, l’homme eut un frisson ; il se retourna et vit une femme couchée à ses pieds. “ Qui es-tu ? ” dit-il. “ Je suis Ruth, ta servante, lui dit-elle. [...] » (3, v. 8-9)
Il la questionne et alors elle trouve dans l’Esprit-Saint les paroles de la plus parfaite prière qui soit ; vous remarquerez les contacts de cette prière de Ruth, l’aïeule, avec les paroles mêmes de la Vierge Marie que nous lisons dans le récit de l’Annonciation.
« Étends sur ta servante le pan de ton manteau, car tu as sur moi droit de rachat ” » (3, v. 9)
C’est le symbole, le signe tout à fait juridique en Israël, de l’adoption d’une femme pour être épouse. C’est le signe du mariage, de l’alliance. Le « car » est important. Elle demande à être épousée parce qu’elle en a le droit. Ce n’est pas du juridisme, c’est la correspondance à la loi de Dieu. C’est la Loi sainte qui domine Ruth, qui domine Noémi, qui domine Booz, qui plane au-dessus d’eux, et qui les a rapprochés. Et cependant, tout demeure à la disposition de l’homme, dans la liberté. Qu’il fasse selon ce qu’il veut ; il n’est pas contraint, tout est permis, mais tout lui appartient. C’est la parole de la Vierge Marie « qu’il me soit fait selon votre parole ». Ruth tait l’essentiel, elle ne dit pas à Booz qu’elle l’aime parce que ce serait forcer sa décision ; elle le fera quand lui-même manifestera de son côté l’amour dont il l’aime. C’est très parfait. Tout de suite, Booz est ému par cette jeune femme qui est là, auprès de lui, dans une attitude religieuse, par cette forme de présence douce, humble, renoncée, discrète. [...]
« Bénie sois-tu de Yahweh, ma fille, lui répliqua-t-il, ce second acte de piété que tu accomplis l’emporte sur le premier, car tu n’as pas recherché des jeunes gens, pauvres ou riches. » (3, v. 10)
Booz trouve qu’il y a un grand mérite de la part de Ruth, qui accomplit un rite sacré. Elle appartient à une famille et est en train d’accomplir la loi, car elle s’adresse à cet homme non parce qu’il lui plaît – et pourtant, il lui plaît – non parce qu’elle l’aime – et pourtant, elle l’aime – mais parce qu’il est leur Goël, leur plus proche parent, et qu’elle accomplit un service que lui a demandé Noémi. Elle va susciter une descendance à Noémi, et c’est lui l’homme que la loi désigne comme étant celui qui doit accomplir ce devoir. C’est donc un « acte de piété filiale », le « second », parce que le premier a été de ne pas abandonner Noémi. C’est un acte de vertu, en même temps qu’un acte d’amour. Booz y répond favorablement ; il la bénit :
« Sois donc sans crainte, ma fille, tout ce que tu me demanderas, je le ferai pour toi, car tout le peuple à la porte de Bethléem sait que tu es une femme parfaite. Toutefois, s’il est vrai que j’ai droit de rachat, il y a un parent plus proche que moi. » (3, v. 11-12)
C’est la première fois que nous voyons Booz révéler ainsi son cœur : il s’est préoccupé de savoir quels étaient leurs liens de parenté, il s’est enquis de sa situation par rapport à Ruth. Et malheureusement, il y a encore un obstacle : il y a un parent plus proche. Alors, par obéissance à la Loi, cet homme reste parfaitement chaste :
« Passe la nuit ici et demain matin, s’il veut exercer son droit à ton égard, c’est bien, qu’il te rachète [...] » (3, v. 13)
Admirable pureté, désintéressement : Booz apparaît comme l’homme juste par excellence, comme le Joseph de l’Ancien Testament, comme saint Joseph.
« Mais s’il ne veut pas te racheter, alors, par Yahweh vivant, c’est moi qui te rachèterai. » (3, v. 13)
C’est une promesse. À l’oblation religieuse de Ruth répond la promesse religieuse de Booz, sans mélange de passion humaine. La loi de Dieu lui impose de ne pas prétendre à Ruth avant d’en avoir le droit, car un autre a un droit de préemption. Il la renvoie chez elle et va lutter pour l’obtenir. [...]
Dans ce chapitre, ce face à Face nocturne qui est déjà plein d’amour, c’est une image, une parabole de l’Incarnation. Qu’est-ce que l’Incarnation ? C’est Dieu qui se rapproche de sa créature, si proche, et cependant, dans une parfaite chasteté, et dans la nuit de la Foi parce qu’il y a des obstacles à vaincre avant la consommation de l’union de la créature en son Dieu. Dieu est aussi proche de nous que l’était Booz de Ruth dans la nuit. Il a même trouvé le moyen d’être plus proche, tout en étant parfaitement chaste, c’est la communion eucharistique. Booz a parlé à Ruth et sa parole, qui est un serment, qui est une promesse d’alliance a réjoui le cœur de Ruth ; la parole de Dieu a été entendue, par l’humanité, c’est l’Incarnation, c’est le Verbe qui s’est fait chair. [...]
Cette Incarnation, lorsque nous nous consacrons à Dieu, nous l’entendons comme une parole qui nous est prononcée à nous-mêmes. Le Père nous a promis son Fils, et nous l’a envoyé. C’est la présence du Fils auprès de nous. C’est la promesse de cette union totale et féconde, qui est la plus grande joie des fiançailles mystiques parce qu’elle annonce la consommation de l’amour dans l’éternité, ou dans le mariage mystique, nous le verrons plus loin. Au jour de ses vœux religieux, l’âme qui s’est offerte à Dieu se sait aimée et se réjouit de cette promesse. L’amour parfait produit le don parfait. [...]
Abbé Georges de Nantes
Extraits de la retraite de communauté Le Livre de Ruth, S 16, automne 1971.