CHARLES DE FOUCAULD
XII. La colonisation française catholique
LE MOYEN EFFECTIF DE LA COLONISATION : L'ARMÉE
Si de 1908 à 1914, le Père de Foucauld n'arrive pas à créer en France un vaste mouvement de soutien pour l'évangélisation des infidèles de nos colonies, sa réussite est complète sur le terrain, au Sahara. Au désert, il a, de toute façon, une famille spirituelle : l'Armée ! Ce sont les officiers français coloniaux qui l'ont le mieux compris. Non pas pour le récupérer. S'étant donné à Jésus et aux pauvres, il s'est enfoncé, grâce à l'Armée et sous sa protection, dans le désert, à Tamanrasset et jusqu'à l'Assekrem. Parvenu à la dernière place, celle du service des « pauvres Nègres » du Sahara et des pauvres Touareg, il travaille au salut de leurs âmes.
Les officiers, et eux seuls, partagent cette préoccupation près de lui, comme lui, avec lui. Ce sont bien là ses vrais amis, sa vraie famille, ses coopérateurs pour le Royaume de Dieu, ses apôtres, d'une certaine manière.
Il écrit à sa cousine, Marie de Bondy, le 4 décembre 1909 :
« Le bon Dieu a permis qu'au début de la conquête du pays targui, il y ait eu des officiers incomparables, qui sont avec les indigènes aussi doux et bons que des sœurs de charité, tout en ayant toute la fermeté voulue. Le colonel Laperrine, le capitaine Nieger, font un bien extrême par leur bonté pour tous. En même temps, ce sont pour moi d'excellents amis. »
Le Père est parmi ces officiers comme l'un d'entre eux, ou plutôt comme leur frère, leur confident, mais aussi leur conseiller et informateur politique. Il leur écrit journellement, pour leur exposer sans détour ses principes, ses solutions politiques en vue de l'efficacité, de l'action, du bien immédiat. Ces longues lettres sont de petits traités de politique coloniale, inspirés par son immense charité. On trouvera cette “ somme politique ” d'où il résulte une doctrine intégrale de la colonisation, dans le livre du Père Gorrée :Les amitiés sahariennes du Père de Foucauld.
DOCTRINE DE LA COLONISATION
Qu'est-ce que la colonisation ? Telle qu'il l'a pratiquée jour après jour, habité par une charité qui informe et épanouit toutes les vertus, au plus loin du simplisme de la bonté pacifiste, c'est d'abord la pacification militaire. C'est ensuite le gouvernement direct des populations soumises. C'est enfin l'administration éclairée, compréhensive, civilisatrice de leur vie quotidienne.
D'abord la paix ! Et pour avoir la paix, il faut vaincre. Donc, poursuivre les rezzous, les décimer ! Cet homme doux veut que la force règne. C'est par la force que la France fera régner la paix. Il s'est réjoui du combat de Tit, et il a fait remarquer que les Touareg y ont applaudi. Dans une autre circonstance, le capitaine Sigonney ayant poursuivi un rezzou et l'ayant écrasé, il lui écrit le 14 décembre 1910 :
« L'état d'esprit a bien changé dans cette partie-ci de l'Ahaggar, et a fait de bien grands progrès depuis quelques années. Il y a quatre ans, on aurait fait des feux de joie, si Abidine avait eu un succès ; aujourd'hui, on s'enorgueillit de ce que vous avez eu un succès contre lui. »
La force paie. Même quand les Touaregs sont soumis, il faut, c'est le cavalier qui parle, les “ tenir court ”. À partir de 1914, il met en garde contre le relâchement de l'Administration, cause inéluctable d'un retour au désordre, aux violences, aux injustices. Et lorsque les trahisons ou les dissidences apparaîtront, il demandera une répression sévère : qu'on fusille les dissidents, ou qu'on les expulse, qu'on les renvoie au Fezzan, et que les Italiens s'en débrouillent !
Après avoir pacifié, il faut gouverner. Son système est ici diamétralement opposé à celui de Lyautey : non pas le protectorat, mais l'annexion. Il écrit au commandant Brissaud, le 16 janvier 1912 :
« J'espère que tout marchera à souhait et que du Protectorat (qui vaut mieux que rien, mais qui est un régime faux laissant place à d'énormes abus et ne permettant pas de faire le bien qui est dû à des peuples à nous soumis) on passera, à l'heure voulue, à l'annexion. […] Si au lieu de se borner à soumettre et à tenir soumises ces populations presque toutes berbères, on prend un contact intime avec elles, faisant leur éducation, comme des parents élèvent leurs enfants, les élevant avec progression et douceur à notre niveau, ce beau Maroc deviendra un prolongement de la France. Je ne doute pas que vous n'ayez toute satisfaction avec vos soldats et que vous n'en fassiez d'excellents militaires : ce sont des frères de nos Kabyles. »
Le Père de Foucauld retrouve aussi, et applique au Hoggar, la grande tradition française où le Roi faisait justice aux paysans contre les grands nobles.
« Les grands chefs indigènes sont un des maux de l'Algérie : ils escamotent à leur profit tous les bienfaits, font peser sur leurs administrés toutes les charges, en les alourdissant et en pressurant ; ils sont comme une muraille entre le peuple et nous, éternisant les abus, empêchant le contact entre leurs gens et les Français, dans la crainte que leur influence n'y perde, s'opposant en sous-main à tout progrès, parce que l'ignorance et la barbarie sont propices à la conservation de leur pouvoir. Ils veulent le maintien des vieux abus, un régime d'injustice, l'ignorance et la barbarie. C'est dire qu'il faut les faire disparaître partout. »
Il écrit aux officiers qu'il rêve de voir s'installer définitivement, demeurer là, s'attacher comme une nouvelle féodalité aux populations dont ils ont la charge. Le rapprochement s'impose tellement qu'il vient sous sa plume lorsqu'il écrit à son neveu Charles :
« Nous sommes comme au douzième siècle en France. »
On ne peut mieux dire ce que serait la grande féodalité chrétienne dont il rêve, pour la restauration et l'extension de la civilisation...
Enfin, après la pacification et le gouvernement, il y a l'administration. Elle est à reprendre de A jusqu'à Z. Le Père de Foucauld se fait l'avocat de ses “ paroissiens ” contre une administration aveugle et dure. Il proteste lorsqu'il s'aperçoit qu'on livre aux Touareg des cartouches sans détonateur, ou qu'on ne respecte pas les contrats, ou encore qu'on ne prend pas soin des chameaux réquisitionnés. Et, au-delà de cette défense des pauvres, il travaille à une transformation de leur mode de vie. Tant qu'elles sont nomades, ces populations ne valent rien, n'ayant ni instruction, ni mœurs, ni justice. Il faut les sédentariser et leur apprendre l'agriculture. C'est encore le Père de Foucauld qui, avec son expérience des hommes, indique à l'armée les moyens pratiques de ce nouveau chantier.
Il n'hésite pas aussi à demander que justice soit rendue, même contre les soldats français qui se sont mal tenus. Il encourage le commandant Duclos à lutter énergiquement contre le vol : « Je crois une répression sévère nécessaire. » Prison ou travaux forcés selon la gravité du cambriolage.
Il conseille aux officiers du fort Motylinski d'ouvrir un hospice pour les vieux, où ils auront un petit travail à leur mesure et la nourriture assurée. Il n'est pas étonnant que ses excellents conseils mis en œuvre par les officiers, portent rapidement de bons fruits. En juillet 1914 il peut écrire :
« L'Ahaggar, si longtemps repaire de bandits, est devenu le pays de la grande paix et du grand calme. Les Nobles, qui étaient les bandits, sont appauvris, annihilés, et leur nombre, déjà minime, va en décroissant ; ils commencent à s'engager à la Compagnie, c'est ce qu'ils ont de mieux à faire ; quant aux Imrad, c'est-à-dire aux plébéiens, ce sont en général de braves gens, paisibles et laborieux : ils ont fort accru leurs cultures, les augmentent de jour en jour et tendent à se sédentariser : c'est le commencement de la civilisation. Quand vous avez vu Tamanrasset, il n'y avait que deux maisons, le reste était en huttes ; maintenant il n'y a que deux huttes, le reste est maisons. » […]
Il voulait sauver ce peuple, par amour. Le sauver de l'islam en prenant de vitesse islamisation et arabisation qui vont de pair. D'où son effort pour étudier langues et coutumes, établir un dictionnaire tamacheq. Il ne s'agit même pas de “ franciser ”, à la manière républicaine et jacobine.
Le but poursuivi, explique-t-il, « ce n'est ni l'assimilation rapide, elle est impossible, l'assimilation demandant des générations et des générations, ni la simple association, qui n'est pas propre à produire, par elle-même, le progrès de nos administrés, ni leur union sincère avec nous. Le progrès sera très inégal et devra être cherché par des moyens souvent bien différents dans nos colonies si variées. Mais il doit être constamment le but poursuivi pendant autant de siècles que nos colonies nous appartiendront.
« Le progrès qui doit être intellectuel, moral et matériel ne peut être accompli que par une Administration française, purement française, dans laquelle ne seront admis des indigènes que quand ils auront non seulement la nationalité et l'instruction françaises, mais la mentalité française. »
AVERTISSEMENT PROPHÉTIQUE
Le Père de Foucauld ne se fait d'illusion, il sait qu'il prêche dans le désert, il n'en multiplie pas moins, dans sa charité, à multiplier les appels pathétiques :
« Si la France remplit son devoir envers son Empire barbaresque, c'est-à-dire […] si elle fait l'éducation de ces peuples, elle aura un empire admirable qui sera une autre France et dont la population doublera en un demi-siècle.
« Si elle ne remplit pas ce devoir, la masse de la population restera nécessairement éloignée de nous et sans attachement pour nous, différant de nous en tout ; elle sera sous la seule influence de l'aristocratie locale. Celle-ci, bourgeois, hobereaux, marabouts, s'instruira dans nos écoles sans nous aimer, et de son instruction, de la facilité des communications naîtra une union patriotique [un parti national musulman et antifrançais dira-t-il ailleurs]entre les gens instruits et distingués de toute la Berbérie de Fez à Tunis, avec la même inspiration, celle de nous jeter dehors. »
Cette prédiction s'est, hélas, réalisée à la lettre avec pour corollaire cette autre : « Ce sera un recul de ces peuples vers la barbarie avec perte d'espoir de christianisation pour longtemps. »
Extrait de la CRC n° 337 d'août 1997, p. 29-34