CHARLES DE FOUCAULD
X. Largué au Hoggar (1904-1908)
Le Père de Foucauld est en tournée d'apprivoisement dans le Hoggar avec le capitaine Dinaux quand le 23 juin 1905, ils rencontrent le chef touareg, Moussa Ag Amastane. Celui-ci accompagné de ses notables vient faire amende honorable pour son attitude lors des deux dernières années. On évoque les bienfaits de la paix, la cessation du banditisme : la France soutiendra désormais Moussa et elle l'aidera à percevoir les impôts sur ses sujets, ainsi qu'à faire l'unité de son royaume en soumettant les tribus rebelles. En signe de soumission à la France, Moussa accepte de payer l'impôt et propose d'accompagner le capitaine dans sa tournée, et aussi de prendre sous sa protection le « marabout-chrétien-serviteur-du-Dieu-unique » en l'installant sur son territoire. Dinaux hésite à laisser son ami seul au cœur d'une région hier encore farouchement hostile aux Français. Mais le Père de Foucauld insiste pour rester à Tamanrasset où ils arrivent le 13 août 1905.
TAMANRASSET
Le 4 septembre 1905, ses amis de la mission le quittent, et le Père de Foucauld reste seul. Il décrit sa situation dans ses lettres à Madame de Bondy.
« Je me félicite beaucoup de m'être installé dans ce pays et en ce point du pays ; (...) c'est le cœur de la plus forte tribu nomade du pays ; les nomades et les quelques sédentaires ont déjà pris l'habitude de venir me demander des aiguilles, des remèdes, et les pauvres de temps en temps un peu de blé... »
Le 7 septembre, dans la “ frégate ”, espèce de boyau obscur que les soldats lui ont construit avant de partir, il célèbre la Messe pour la première fois. Il demande à ses correspondants habituels d'apposer des ex-voto dans plusieurs sanctuaires pour marquer l'événement et en rendre grâces à Dieu. C'est l'accomplissement de sa vocation, c'est là qu'il veut mener la vie de Nazareth. Dans la solitude la plus absolue, le danger perpétuel, l'abjection, en pleine sauvagerie.
Il vit parmi les derniers des hommes : les esclaves noirs qui constituent la partie la plus nombreuse de la population de Tamanrasset.
« Quant aux esclaves qui peuvent encore travailler, ils sont abandonnés là, comme des animaux ; ils gardent les troupeaux et s'accouplent à l'aventure, comme leurs animaux. Tous les enfants qui naissent ont un père inconnu, et vivent à l'abandon, ont bientôt oublié leur mère ! »
Pour ce qui est de leurs femmes, « quand elles sont vieilles, les maîtres les affranchissent, et alors elles sont totalement sans ressources ; elles n'ont ni mari, ni famille : elles vivent avec des chèvres. »
Et les Touareg ? Ce n'est guère mieux ! Les femmes se félicitent des razzias que font les hommes : c'est leur seul souci ! Quand on n'a rien à faire, on joue de l'escrime, et on chante les combats passés, aux applaudissements des femmes. Pour le reste, ils vivent librement, tuant les enfants nés hors mariage. À certains moments, on sentira que le Père est comme écœuré – quoique dans sa charité il ne parle pas ainsi ! – par la grossièreté des mœurs de ce peuple au milieu duquel il a décidé de vivre.
C'est un mélange de sauvagerie et de dons naturels, et frère Charles de Jésus s'applique à en faire le discernement en vue d'une lente éducation. Par son rayonnement, il va exercer une influence imperceptible d'abord, puis de plus en plus grande, animée par une volonté purement surnaturelle.
« Faire voir la Croix et le Sacré-Cœur aux musulmans. Instaurer l'amitié, l'amitié de Jésus, et son emblème est un Cœur. »
On sait bien l'importance qu'il attache à l'exemple et au rayonnement silencieux. Pour imiter Notre-Seigneur, il exerce sa charité, distribuant provisions, menus cadeaux et soins. Et par-dessus tout, il garde toujours le sourire.
Quelle vie de sacrifice, quel dépouillement ! Mais le bon plaisir de Dieu exigera de lui encore plus, et il s'y conformera volontiers.
ANÉANTISSEMENT
En mai 1906 son ami Motylinski, interprète tant en arabe qu'en berbère, arrive pour apprendre le dialecte touareg auprès de lui, puis ils partent pour une grande tournée. Le Père retourne à Beni-Abbès : les habitants lui témoignent leur joie de le revoir. Il en est touché, voyant dans ce début d'attachement à sa personne comme un attachement à Jésus.
En novembre 1906, naît pour lui un espoir magnifique : les Pères Blancs vont lui donner un compagnon. C'est un ancien zouave, un jeune Breton de vingt-trois ans qui a la vocation : le frère Michel. Mais hélas, quatre mois plus tard, celui-ci abandonne, malade et épuisé.
Avec le capitaine Dinaux le Père de Foucauld redescend à Tamanrasset, où il arrive le 6 juillet. Il s'y installe pour dix-huit mois. Cette fois, il constate chez les Touareg un regain de confiance à son égard, au lieu de la défiance rencontrée lors de son premier séjour, et cela le réjouit. Restant seul, sans servant, il ne peut (comme la loi de l'Église le prescrivait alors) célébrer la messe.
Il en souffre beaucoup mais ne se décourage pas :
« Le grand bien que je fais, c'est que ma présence procure ici celle du Très Saint-Sacrement, il est impossible que Jésus soit corporellement en ce lieu sans y rayonner, sans que sa présence sacramentelle soit une source de grâces. Puis il y a au moins une âme entre El Goléa et Tombouctou qui adore et prie Jésus. »
C'est alors que les difficultés s'abattent sur lui. Six mois passent sans voir un Français, un chrétien. Arrive la famine, causée par dix-sept mois de sécheresse et il en voit les ravages, surtout sur les petits enfants. Il distribue ses propres provisions.
Sa plus grande peine touche à sa mission apostolique : Moussa se laisse persuader par Ba Hamou (le marabout qui sera directement impliqué dans la mort du Père de Foucauld) d'islamiser le peuple touareg, qui n'était musulman qu'en surface, et devenait de plus en plus ouvert vis-à-vis des français. Frère Charles de Jésus, qui espérait convertir Moussa, se voit devancé, autant dire qu'il a travaillé pour rien !
Cela contribue à abattre, non pas son courage, mais ses forces physiques. En janvier 1908, l'effondrement de sa santé est brusque, total. Il écrit à Marie de Bondy : « J'ai cru que c'était la fin. »
Tout le monde le croit. Frère Charles écrit alors une admirable méditation :
« Les moyens dont Jésus s'est servi, à la Crèche, à Nazareth, et sur la Croix, sont : pauvreté, abjection, humiliation, délaissement, persécution, souffrance, croix. Voilà nos armes, celles de notre Époux divin, qui nous demande de nous laisser continuer en nous sa Vie, Lui, l'unique Amant, l'unique Époux, l'unique Sauveur et aussi l'unique Sagesse et l'unique Vérité. »
La foi du Père au sein de la plus extrême déréliction est récompensée, les bonnes nouvelles se succèdent. Les Touareg s'inquiètent de la santé du marabout chrétien, et Moussa lui envoie des chèvres. Le 31 janvier 1908, il apprend par Laperrine que saint Pie X lui a donné la permission de célébrer la messe seul, il exulte d'une joie toute surnaturelle.
En juin, il rend grâces à Dieu car l'islamisation forcée préconisée par Moussa tourne court : « Moussa a nommé un cadi et lui a confié des sommes importantes pour édifier mosquée et zaouia, a fait lever la dîme religieuse dans tout le Hoggar. Son cadi s'est fait en trois mois haïr de tous, a dissipé toutes les sommes à lui confiées et n'a rien bâti. (…) Il ne reste plus que le souvenir d'une aventure désagréable et l'horreur des cadis et de la dîme. Prions et faisons pénitence. »
Cela ne trompe pas ! Quelle différence entre l'envoyé du Bon Dieu et l'envoyé de Mahomet !
Moussa retrouve alors un peu de bon sens, et la confiance revient. Mais le Père de Foucauld se sent vieillir.
Le 15 septembre 1908, il a atteint cinquante ans. Il écrit, le 20 septembre, à Marie de Bondy, laissant aller sa plume et livrant ses secrètes pensées, ses désirs missionnaires pour la nouvelle et dernière étape de sa vie :
« Je vais bien, mais je sens que je vieillis : mon travail devient de plus en plus lent : c'est celui d'un homme fatigué... Je souffre de voir les âmes se perdre et le Règne de Jésus ne pas s'étendre, faute d'ouvriers, car si les ouvriers voulaient, ils pourraient dès aujourd'hui faire beaucoup de bien. Je suis honteux pour notre pays, de voir le peu qu'il fait. [...]Il y a évidemment quelque chose à faire : ces peuples ne peuvent pas rester perpétuellement sans prêtres… »
Extrait de la CRC n° 333 de mai 1997, p. 18-20