CHARLES DE FOUCAULD
V. La Trappe (1890-1897)
NOTRE-DAME DES NEIGES
Le 16 janvier 1890, Charles de Foucauld arrive à la Trappe de Notre-Dame des Neiges. Le 23, il reçoit le nom de frère Marie-Albéric et commence son apprentissage de la vie religieuse.
« Je n'attendais que la Croix, j'ai reçu la paix », écrira-t-il en 1893.
En effet, la paix et la consolation spirituelle abondent : il le dit dans des lettres à Marie de Bondy. Par exemple, le 7 avril 1890 :
« Je ne dois pas dire que j'ai bien supporté le jeûne et le froid : je ne les ai pas sentis. Du régime du Carême, un seul repas par jour à 4 h 30, je ne puis dire qu'une chose : je l'ai trouvé agréable et commode, et je n'ai pas senti la faim un seul jour. Pourtant, je ne me gavais pas trop.
«... Je serais bien ingrat envers ce Père si tendre, envers Notre-Seigneur Jésus, si doux, si je ne vous disais pas combien Il me tient dans sa main, me mettant dans sa paix, écartant de moi le trouble, le chassant, chassant la tristesse dès qu'elle veut approcher. »
Cette paix et cette consolation n'empêchent pas les peines de cœur. Une seule chose lui coûte : la séparation d'avec son Père et sa Mère spirituels. Il souffre de savoir qu'elle souffre, car elle le lui dit. Mais il élève sa pensée. Il va commencer à être pour elle un tuteur, tout en se disant son enfant. Il la ramène aux choses surnaturelles :
« Dans ce triste monde, nous avons au fond un bonheur que n'ont ni les saints ni les anges : de souffrir avec notre Bien-Aimé, pour notre Bien-Aimé. […] »
Dès les premiers mois de la Trappe, on voit son souci d'attaquer, afin de le détruire, le fondement du désordre humain, qui consiste dans l'autonomie de l'esprit :
« J'ai peine à soumettre mon sens : cela ne vous étonnera pas ! Pourtant, cela est peu de chose : je ne reçois pas avec assez de joie les travaux manuels qu'on me donne à faire. C'est un grand manque d'amour. Si je sentais combien cela me rapproche de Notre-Seigneur, combien tout me rendrait heureux. Que la volonté de Notre-Seigneur se fasse ! et non la mienne : je le Lui dis de tout mon cœur. Je Lui dis du moins que je veux le Lui dire de tout mon cœur ! car je crains de ne Lui dire que de toutes mes lèvres, et il est pourtant vrai que je veux uniquement sa volonté ! »
Heureusement, nous avons le témoignage de son maître des novices. Celui-ci constatait deux jours après son arrivée :
« Le brave jeune homme s'est entièrement dépouillé de tout, je n'ai jamais rencontré un détachement pareil, et tout cela avec une modestie excessive. Il peut se vanter de m'avoir fait pleurer et de m'avoir fait sentir ma misère. »
NOTRE-DAME DU SACRÉ-CŒUR D'AKBÈS
En juin 1890, six mois après son entrée, ses supérieurs l'envoient à la trappe de Cheiklé, près d'Akbès, comme il l'a demandé. C'est un monastère très pauvre, « ensemble de maisonnettes en planches et en pisé, couvertes de chaume, dans une vallée déserte ». […]
« Sous nos baraquements logent aussi de quinze à vingt orphelins catholiques, entre cinq et quinze ans. Il y a au moins dix à quinze ouvriers laïcs qui sont aussi abrités par nous ; enfin les hôtes dont le nombre varie : tu sais que les moines sont essentiellement hospitaliers [...]. Notre grand travail, c'est le travail des champs. »
Ses supérieurs et ses frères ne tarissent pas d'éloges sur ce moine exemplaire.
Dom Polycarpe, le fondateur de la trappe de Cheiklé : « Frère Albéric est toujours le petit saint que vous connaissez et toujours tel que vous l'avez eu à Notre-Dame des Neiges. Il édifie toujours, réjouit souvent, effraye quelquefois [par son désir de pénitence]. Ne cessez pas de prier beaucoup pour lui. »
PREMIERS VŒUX
Le 2 février 1892, il est admis à prononcer ses vœux simples, heureux de parvenir à une union plus intime avec l'Époux. Pour lui, ce sont des épousailles mystiques avec le Christ, comme il l'écrira plus tard au Père Jérôme :
Par vos vœux simples, « vous avez été fait, il y a trois ans, épouse de Jésus: à tout instant de votre vie, cherchez dans ce nom vos devoirs : être à tout moment ce que doit être une épouse de Jésus, cela contient tout [...].
« Soyons tous deux à Jésus, comme des épouses fidèles de notre Unique Époux ! » (8 mai 1899)
Certains pourront s'étonner qu'un tel homme emploie un langage si féminin, lui, l'ancien officier, l'héroïque explorateur du Maroc et le moine si pénitent ! Mais l'abbé de Nantes nous a souvent expliqué que, chez les saints, cette manière de parler révèle en fait la richesse mystique de leur âme qui associe les deux registres : la sainteté de l'homme qui est tout don, énergie, alacrité, et celle de la femme qui est accueil, tendresse et douceur.
Pourtant, frère Marie-Albéric ne connaît pas la joie parfaite, car la Trappe n'assouvit pas son besoin d'une parfaite conformité avec son Bien-aimé.
Frère Marie-Albéric s'ouvre à l'abbé Huvelin de ses inquiétudes : il trouve que les moines ne sont pas aussi pauvres qu'ils devraient l'être, bien que ses lettres ne cessent d'exprimer son attachement à la communauté, sa paix et sa soumission. Ce n'est pas orgueil de sa part. Mais le monastère est situé dans cette Arménie où les gens sont des loques humaines, mourant de faim, et il a pitié de ces pauvres. Les Turcs musulmans massacrent les chrétiens arméniens, en cette année 1893, jusqu'aux abords du monastère. On comptera 160 000 morts. Frère Marie-Albéric est bouleversé de voir que personne ne vient au secours de ces catholiques. Alors il désire aller lui-même au-devant du danger pour les secourir, pour mourir martyr, mais l'abbé Huvelin lui conseille d'obéir à ses supérieurs, et c'est le bon sens : que gagnerait-on à avoir quelques moines de plus égorgés, puisque l'Europe y est indifférente !
Lorsque le pape Léon XIII adoucit le régime de la Trappe, Frère Marie-Albéric s'inquiète, ne trouvant plus la pénitence qu'il est venu chercher. Il écrit à Marie de Bondy, le 27 juin 1893 :
« Soit dit entre vous et moi, ce n'est pas la pauvreté que je voudrais, ce n'est pas l'abjection que j'aurais rêvée... mes désirs de ce côté ne sont pas satisfaits... »
« Mon âme est toujours dans le même état : ma soif de chercher, hors de la Trappe, la vie de Nazareth augmente de jour en jour : je suis en paix, mais je suis bien impatient que l'heure sonne de terminer ce temps d'épreuve et d'attente et d'aller où m'appelle le bon Dieu. »
Il s'en ouvre à dom Polycarpe et à l'abbé Huvelin. Après l'avoir d'abord exhorté à repousser tout cela comme des tentations, ce dernier cède, connaissant bien son homme. Il voit que frère Marie-Albéric suit un attrait surnaturel.
En 1896 il approuvera l'idéal de son dirigé, quoique à regret.
ABANDON À LA VOLONTÉ DE DIEU
Frère Marie-Albéric écrit alors au Révérendissime Père général, à Rome, dom Sébastien Wyart, pour lui demander de lui accorder la dispense de ses vœux simples.
Son Père Abbé, dom Louis de Gonzague, qui l'aime et qui l'admire, veut garder ce moine de valeur. Il décide de l'envoyer à Rome continuer ses études de théologie, en se disant que là, sous la direction de dom Sébastien Wyart, il fera ses vœux et restera dans l'ordre pour en devenir l'un des piliers.
Le 30 octobre 1896, il arrive à Rome et se met avec ardeur aux études. Il s'abandonne totalement au bon vouloir de ses supérieurs qui, comme lui-même, il le sait, cherchent uniquement la Volonté de Dieu. Pendant sept jours, du 16 au 23 janvier, il attend la réponse de Dieu, prêt à être trappiste toute sa vie si son Père général lui en donne l'ordre.
Dom Sébastien Wyart réunit son Conseil et, le 23 janvier 1897, frère Marie-Albéric apprend qu'il est dispensé de ses vœux et que ses supérieurs lui reconnaissent une vocation particulière. Ils l'engagent à la poursuivre en se remettant sous la direction de l'abbé Huvelin. Celui-ci lui permet de partir pour l'Orient, comme il le souhaite, et de vivre dans la pauvreté à la porte d'un couvent. Mais il l'adjure de ne pas grouper d'âmes autour de lui.
Dès le lendemain, Frère Marie-Albéric écrit au Père Jérôme, trappiste à Staouëli, avec lequel il entretiendra une correspondance régulière et intime :
« L'obéissance : c'est là le dernier, le plus haut et le plus parfait des degrés de l'amour. Celui où l'on cesse d'exister soi-même, où l'on s'annihile, où l'on meurt comme Jésus est mort sur la Croix, et où l'on remet au Bien-Aimé un corps et une âme sans vie, sans volonté, sans mouvement propre, dont il peut faire tout ce qu'Il veut, comme d'un cadavre : c'est là, très certainement et sans aucun doute, le plus haut degré de l'amour. »
À dom Louis de Gonzague qui exprime un certain mécontentement du départ de frère Marie-Albéric, le Révérend Père général écrit le 11 avril 1897 :
« Révérend et cher Père Abbé,
« ... Laissez-moi vous dire à ce propos qu'épris de cette âme incomparable j'ai employé tous les moyens pour vous la conserver. Quand nous nous reverrons je vous dirai en détail les combats que j'ai livrés pour obtenir la victoire désirée par votre Paternité. Dieu d'une manière évidente m'a infligé l'insuccès. Qui peut résister à Dieu ? »
Extrait de la CRC n° 329 de janvier 1997, p. 29-32