CHARLES DE FOUCAULD
VI. Nazareth : La dernière place (1897-1898)
LE PAUVRE DE NAZARETH
Frère Marie-Albéric, délié de ses vœux de trappiste, s'embarque en hâte pour la Terre Sainte. Son arrivée au monastère des clarisses de Nazareth, le 6 mars 1897, fit sensation. La sœur tourière en voyant ce jeune homme, vêtu comme un misérable, assister à la messe et rester à genoux toute la journée devant le Saint Sacrement exposé se demandait si elle avait à faire à un fou ou bien à un voleur. Le lendemain, la Révérende Mère abbesse, Marie-Ange de Saint-Michel, généralement circonspecte, jugea tout de suite l'âme d'élite qui lui mendiait un emploi. Elle n'hésita pas, et alors qu'elle n'avait besoin de personne, elle l'engagea sur-le-champ.
Vainement lui proposa-t-on, à l'intérieur de la clôture, la maison habitée jadis par un jardinier. Il la refusa, la trouvant beaucoup trop grande et trop belle. On finit par l'installer dans une guérite à outils, adossée au mur du couvent et située dans un enclos donnant sur la campagne. Il dédie aussitôt cette “ cabane en planches ” à Notre-Dame du Perpétuel Secours.
Le 22 mars, il écrit à Marie de Bondy :
«... J'ai embrassé ici l'existence humble et obscure de Dieu, ouvrier de Nazareth. »
SA VIE QUOTIDIENNE
« Il se lève à l'aube ou même plus tôt, ayant décidé de sauter de son lit dès qu'il sortirait de son premier sommeil. Il prie jusqu'à l'Angélus qu'il va entendre chez les franciscains. Demeurant alors chez eux, il descend dans la grotte où s'élevait la maison de la Sainte Famille. Les messes s'y succèdent tandis qu'il dit son rosaire. À 6 heures, il retourne chez les clarisses, prépare la sacristie et la chapelle avant de leur servir la messe à 7 heures. Chaque jour, comme il y a été encouragé par l'abbé Huvelin, il communie. Une fois par semaine, il se confesse.
« La messe achevée, il se met au travail en rendant avec empressement de menus services aux sœurs, cela jusqu'à 17 heures où a lieu la bénédiction du Saint-Sacrement. Il s'interrompra néanmoins deux fois une demi-heure avant la collation du matin et vers 15 heures pour lire les offices de sexte, de none et de vêpres. La bénédiction achevée, il reste dans la chapelle jusqu'à 19 heures 30, puis rentre dans sa cabane et y mange un peu de pain sans cesser de lire. À 21 heures, il se couche, mais bien souvent, de plus en plus souvent, y renonce pour se glisser comme un voleur vers la chapelle du couvent dont la Mère abbesse a bien voulu lui confier les clefs. Là, ignoré de tous, il s'installe à genoux, au pied du Saint-Sacrement et prie. »
FIORIETTI
« Des malandrins l'abordent un soir. Ils n'ont rien à se mettre. Il partage aussitôt avec deux d'entre eux son unique manteau, puis avise, pendue à un clou, la tunique bleue de rechange que les sœurs l'ont, malgré sa Règle, forcé à accepter. Il la donne au troisième. » […] C'est probablement un trait comme celui-ci qui fera dire à l'aumônier du couvent : " Oh, c'est un bon garçon, mais pas des plus intelligents… "
« Et pourtant, il sait encore se battre. Des passants sonnent, un autre jour, à la porte du couvent, demandent des vivres, de l'argent. On leur offre ce qu'on a. Quasiment rien. Pris de fureur, ceux-ci menacent la tourière et ses compagnes. Il intervient, les balance sans mot dire par-dessus son épaule, et les met rudement à terre. Après quoi, il leur intime l'ordre de déguerpir. »
UN TRÉSOR DE SPIRITUALITÉ
C'est de cette période que date la plus grande partie des écrits spirituels de Charles de Foucauld. Ce sont d'abord des méditations, le plus souvent sur l'Évangile, des notes de retraites, des considérations sur les fêtes liturgiques.
Il écrit au Père Jérôme, le 15 février 1898 :
«... Celles-ci sont souvent plutôt des oraisons, des entretiens familiers avec le divin Époux de nos âmes, je lui dis tout ce que j'ai à lui dire... C'est très intime... »
Les mystères de Jésus prendront vite le pas sur la vie des saints car, allant à la source, il se nourrit avant tout de la sainte Écriture, surtout de l'Évangile. Pour l'ermite de Nazareth, l'essentiel est de connaître et aimer Jésus :
« Ce qui doit dominer dans la prière toujours, c'est l'amour. »
C'est pour prier qu'il écrit. Sa plume ne fait que suivre son cœur. Ses méditations font revivre Jésus, auquel il fait dire :
« Vis comme aurait vécu sainte Magdeleine avec moi à Nazareth. »
L'année 1898 verra l'ostension du Saint Suaire à Turin, et la découverte du portrait de Notre-Seigneur, empreint sur cette sainte Relique, par la photographie. Le Père Jérôme envoie une reproduction au frère Charles, qui le remercie en ces termes enthousiastes :
« Nazareth, 8 mai 1898.
« Mon bien cher Père, merci de votre si bonne lettre du 5 avril, et des souvenirs si précieux qui l'accompagnaient : cette pieuse feuille d'oranger, et cette merveilleuse reproduction du Saint Suaire : c'est un trésor que cette photographie, un vrai portrait de notre Bien-Aimé, je ne puis assez vous en remercier ; c'est une vraie relique et bien précieuse ! merci mille fois ! »
Il est heureux, absolument. Ce n'est plus la paix, la consolation éprouvées à la Trappe, mais c'est un extraordinaire épanouissement de sa spiritualité, une explosion de charismes : on penserait presque à un mariage mystique.
S'il a certainement reçu de grandes grâces mystiques à cette époque, son âme n'a pas toujours été dans les consolations sensibles. Voici ce qu'il écrivait le jour de la Pentecôte :
« Mon Dieu, qu'est-ce qui vous déplaît le plus en mon âme ? l'esprit de prière, la confiance en vous, l'amour, la douceur, la fidélité, la générosité me manquent. Jésus n'est pas content de moi. Sécheresse et ténèbres, tout m'est pénible ; sainte communion, prière, oraison : tout, tout, même dire à Jésus que je l'aime. Il faut que je me cramponne à la vie de foi ! Si au moins je sentais que Jésus m'aime. Mais il ne me le dit jamais. Ce qui me manque surtout, c'est l'oubli de moi et un cœur fraternel pour les autres. »
Que ce texte est lourd de signification ! Il révèle à quel prix sont acquises la paix et la joie.
RETRAITE À NAZARETH
Du 5 au 15 novembre 1897, il fait une retraite. Son but :
«1°) mieux connaître Dieu pour mieux L'aimer, 2°) mieux connaître Sa Volonté pour mieux la faire. »
Après avoir médité sur les perfections et la présence de Dieu, il parcourt toute la vie de Jésus, de son Incarnation jusqu'à sa vie dans l'Eucharistie et dans l'Église. Et Charles de Foucauld découvre sa vocation essentielle dans la ressemblance à son Maître.
«... À Nazareth Jésus glorifiait infiniment plus Dieu et sanctifiait infiniment plus les hommes par sa vie intérieure, ses prières, que par sa vie extérieure si sainte que fût celle-ci... il en est de même : quelque sainte que soit notre vie extérieure, Dieu est bien moins glorifié par elle qu'Il l'est par notre vie intérieure... Ma vocation, c'est la vie de Jésus à Nazareth, c'est d'être un fils modèle pour la Très Sainte Vierge, que je vois en mes mères [les clarisses] ,c'est encore plus d'être un fils modèle pour Dieu.
Pour l'instant, il considère Nazareth comme sa place définitive, tout en étant prêt à quitter ce lieu béni, dès que la Volonté de Dieu l'appellera ailleurs :
« Je dois trouver que c'est une grande grâce d'habiter Nazareth. Dès que cela cesserait d'être la volonté de Dieu, il faudrait me jeter à corps perdu, sans un regard en arrière, où et à quoi Sa volonté m'appelle. »
SOUFFRIR AVEC JÉSUS ET DÉSIRER LE MARTYRE
Caché, enseveli avec le Christ, frère Charles de Jésus s'unit à son immolation, en participant au mystère eucharistique. Souvent, il médite sur le sacrifice et revient sur la parole de Jésus : « Si le grain de blé ne meurt... » Il désire souffrir avec Jésus et sauver les âmes avec Lui :
« Cette loi de la Croix, écrit-il dès le 4 avril 1898 dans les Considérations ,cette loi, que nous ne pouvons faire du bien aux autres qu'à la condition de les gagner à Dieu, de les enfanter à Dieu par notre propre souffrance, notre crucifiement, est si générale, si absolue que le Sauveur, dont les actes étaient tous d'un mérite infini, qui avait toutes les grâces en ses mains, qui pouvait faire tout le bien aux âmes qu'Il voulait sans rien souffrir Lui-même, le Sauveur, malgré cela, a voulu s'y soumettre et l'embrasser tellement qu'Il a voulu souffrir et être plus complètement crucifié qu'aucun homme ne pourra jamais l'être. »
Embrasé d'amour pour Jésus, frère Charles de Jésus désire une plus grande conformité avec son Bien-Aimé.
Alors, plus que la souffrance, il demande la grâce du martyre. Déjà en 1896, lors du massacre des Arméniens catholiques, il avait désiré ardemment mourir avec eux, et depuis, cette pensée ne le quitte plus, ne le quittera plus jusqu'à la fin. Il veut donner à Jésus la marque « du plus grand amour » puisque « c'est la marque du plus grand amour de donner sa vie pour ceux qu'on aime ». Dans les dates qu'il recopie chaque année sur son carnet personnel, il ne manque jamais de noter celle du martyre de son grand-oncle Armand de Foucauld, lors de la Révolution :
« “ Pense que tu dois mourir martyr, dépouillé de tout, étendu à terre, nu, méconnaissable, couvert de sang et de blessures, violemment et douloureusement tué... et désire que ce soit aujourd'hui ” », écrit-il le 6 juin 1897, jour de la Pentecôte. « “ Pour que je te fasse cette grâce infinie, sois fidèle à veiller et à porter la Croix ! Considère que c'est à cette mort que doit aboutir toute ta vie : vois, par là, le peu d'importance de bien des choses ! Pense souvent à cette mort pour t'y préparer et pour juger les choses à leur vraie valeur ! ” »
CŒUR À CŒUR EUCHARISTIQUE
Oui, frère Charles juge des choses à leur vraie valeur et celle qui est au centre de sa vie, qui l'enivre et le fait exulter, c'est la communion eucharistique. Ayant longuement médité et pénétré le Cantique des cantiques, il trouve dans ces textes divins les mots justes pour dire l'œuvre accomplie par Jésus-Hostie en nos cœurs.
«... Oh! ce n'est pas la lie d'un calice de douleur que vous m'avez fait boire ! Quel vin enivrant m'avez-vous présenté ? De quel pain m'avez-vous nourri ? Quelles lèvres ont touché les miennes ? Quels bras m'ont pressé ? Quel cœur ai-je senti battre sous ma tête entre les bras qui me serraient sur ce sein ?... Qui est entré en moi ? Qui s'est uni à moi d'une union pour laquelle la terre n'a pas de nom, d'une union que l'oreille n'entend pas, l'œil ne voit pas, l'esprit ne comprend pas ?... D'une union divine, divine en tout, divine parce que vous Dieu vous vous êtes uni à moi créature... Divine parce que vous vous êtes uni à moi au moyen d'un miracle divin... et d'une manière surnaturelle !...
«... Que je suis heureux, que vous êtes bon !... Oh, mon Dieu vous qui êtes entré dans cette pauvre petite maison de mon âme, restez-y toujours, chassez-en tout ce qui la souille, tout ce qui n'y est pas pour vous et par vous... »
« Oh ! cette heure-là c'est le centre de chaque vingt-quatre heures : les douze heures qui la précèdent sont employées à l'appeler, à l'attendre, à soupirer vers elle ; à la désirer... les douze heures qui la suivent vous les employez à jouir de ses embrassements, à Le remercier, l'adorer, le louer, lui parler dans le fond de votre âme où il est entré, tâcher de l'y garder, de l'y bien recevoir, de l'y faire se trouver bien. (...) Oh ! faites-moi, sainte Vierge et sainte Magdeleine, désirer aussi de la sorte mes journées ! Faites-moi vivre avec vous autour de ce centre de la sainte communion, et m'endormir avec vous à toute heure sur ce béni Cœur de Jésus dont nous commençons aujourd'hui le mois... »
Que nous sommes bien heureux que notre vénéré Père Charles de Jésus nous ait parlé de la Communion en ces termes !
Plénitude mystique absolument inouïe, au sein même de la plus grande sécheresse. Mais cette même année 1898 – il y a un an qu'il est à Nazareth – est le début d'un nouveau bouillonnement en lui.
Extrait de la CRC n° 330 de février 1997, p. 25-30