Un songe de sainte Louise de Marillac
M. 35 bis (Songe, la veille du 8 décembre)
La veille de la Conception de la Sainte Vierge ayant entendu la lecture de l'épître de ce jour, j'eus en songe la vue d'une grande obscurité en plein midi, ne paraissant que peu au commencement et suivie d'une nuit très obscure qui étonnait et effrayait tout le monde. Je sentais seulement soumission à la divine Justice. Cette obscurité passée, je vis le plein jour venir, et en quelque partie de l'air fort élevée, j'y vis comme une figure de celle qui nous représente la Transfiguration, qui me semblait être figure de femme. Néanmoins mon esprit fut surpris de grand étonnement qui me portait à reconnaissance vers Dieu, mais telle que mon corps en souffrait, et m'éveillant sur cela, je souffris quelque temps encore ; et la représentation m'en est toujours demeurée en esprit, contre l'ordinaire de mes songes, me représentant cette première grâce en la Vierge, être le commencement de la lumière que le Fils de Dieu devait apporter au monde.
En ma méditation sur le sujet de l'épître, voyant que la Sainte Église appliquait à la Sainte Vierge son être devant la Création du monde, mon esprit y a acquiescé, pensant que non seulement elle était de toute éternité en l'idée de Dieu par sa prescience, mais encore préférablement à toute autre créature pour la dignité à laquelle Dieu la destinait de Mère de son Fils. Il a su être voulu avant la création de toutes choses terrestres qui pouvaient être témoins du péché de nos pères. Dieu a voulu faire un acte de sa volonté spécifiée pour la création de l'âme de la Sainte Vierge, et ce pourrait aussi avoir été un acte effectif, ce que je soumets entièrement à la Sainte Église, ne m'en servant que pour en honorer davantage la Sainte Vierge, et lui renouveler notre dépendance, en général, de la Compagnie, comme ses plus chétives filles, mais la regardant aussi comme notre très digne et unique Mère. Que soient aimés Jésus et Marie.
(Écrits spirituels de Louise de Marillac, éd. 1983, p. 730)
Commentaire extasié de notre frère Georges de Jésus-Marie :
UN SONGE PROPHÉTIQUE
« L'épître de ce jour » est la prosopopée de la Sagesse qu'on lit au Livre des Proverbes, chapitre 8, appliquée par la liturgie de cette fête de la Conception à la Vierge Marie. La sainte a rêvé sur ce texte dont elle avait entendu la lecture avant de se coucher et de s'endormir. Le songe se déroule en plusieurs phases. Elle a vu d'abord une « obscurité » inhabituelle « en plein midi », comme serait un début d'éclipse, grandissant lentement jusqu'à « une nuit très obscure », comme serait une éclipse totale. Étonnement « de tout le monde » : on n'avait jamais vu pareille noirceur, en plein midi ! Effroi, comme il arrive toujours aux animaux les jours d'éclipse. Mais ici, il s'agit de ténèbres spirituelles.
La sainte, pour sa part, en éprouve plutôt une disposition de soumission intime « à la divine Justice ». Ce songe vient de Dieu, comme une vision d'Apocalypse, avertissement d'un châtiment mérité. Soumission : que Sa volonté soit faite !
Un autre tableau succède au premier, dans une cohérence qui montre bien l'origine surnaturelle de ce songe. Comme à la fin d'une éclipse, la clarté du jour revient et paraît, en un ciel « fort élevé », qui est le séjour de Dieu (2 Co 12,2 ; Ep 4,10), « comme une figure de celle qui nous représente la Transfiguration » : point de frayeur cette fois, mais surprise « de grand étonnement » et action de grâces, accompagnée d'une souffrance physique cause de son réveil. Comme il arriva aux disciples, témoins de la Transfiguration du Seigneur sur le mont Thabor, annonçant sa glorification à venir, mais par la souffrance (Mt 17, 12).
« Contre l'ordinaire » des songes qui se dissipent au contact de la réalité, celui-là impose l'identité de la « figure de femme » aperçue en rêve, et l'interprétation de sa Transfiguration comme « le commencement de la lumière que le Fils de Dieu devait apporter au monde ».
LA PRÉEXISTENCE DE LA SAINTE VIERGE
La Transfiguration de la Mère annonce celle du Fils avec une antériorité qui ramène la méditation de la sainte à la prosopopée de la Sagesse, l' « épître » du jour, où cette antériorité est marquée par rapport à toute la création. L'application qu'en fait la Sainte Église à la Vierge Marie se conjugue avec la vision du songe pour imposer l'idée de la préexistence de la Sainte Vierge, formulée par la sainte religieuse avec une précision admirable. Elle marche d'un bon pas dans ce sentier si étroit, si élevé... comment ne pas la suivre lorsqu'elle pousse la barrière des théories abstraites, scolastiques ?
Rien ne distingue la Vierge des autres créatures dans la pensée de Dieu si elle ne s'y trouve que par la « prescience » en laquelle Dieu connaît tout, dans son éternel présent, de ce qui est sur terre, au ciel et dans les enfers. Mais la Sainte Église fait davantage : elle applique à la Sainte Vierge « son être devant la Création du monde ». Qu'est-ce à dire ? Pour le comprendre, il suffit de redire, avec la liturgie des fêtes de la Sainte Vierge, les textes inspirés : « Le Seigneur m'a créée au début de ses desseins, avant ses œuvres les plus anciennes. » (Pr 8, 22) Le latin dit possedit me, « m'a possédée », mais le verbe hébreu qananiest traduit par le grec : « m'a créée ». Et d'ailleurs, le Livre de l'Ecclésiastique dit bien qu'« avant toutes choses fut créée la Sagesse » (Si 1,4) ; c'est cette Sagesse personnifiée qui se trouve si souvent identifiée à la Sainte Vierge par la liturgie, disant : « Celui qui m'a créée m'a fait dresser ma tente. Il m'a dit : “ Installe-toi en Jacob, entre dans l'héritage d'Israël. ” Avant les siècles, dès le commencement, il m'a créée, éternellement je subsisterai. » (Si 24, 8-9)
Au propre de la messe du 8 décembre, la lecture, empruntée au Livre des Proverbes, continue : « Dès l'éternité, je fus sacrée, dès le commencement, avant l'origine de la terre. » (Pr 8, 23) Le verbe hébreu ndsak est le même que celui du Psaume 2, touchant le Messie : « C'est moi qui ai sacré mon roi sur Sion, ma montagne sainte » (Ps 2, 6)
« Le chaos primitif n'existait pas encore et j'étais déjà enfantée (et ego jam concepta eram). » (Pr 8, 24) Le même verbe hébreu hûl revient au verset suivant : « Quand il n'y avait point de sources jaillissantes, avant que ne fussent implantées les montagnes, avant les collines je fus enfantée (ego parturiebar). » (Pr 8, 25)
Appliqué à l'« être » de la Sainte Vierge, ce texte lu en latin par sainte Louise évoque successivement sa « conception » (et ego jam concepta eram) puis sa naissance (ego parturiebar) ; saint Jérôme a introduit cette nuance entre les deux emplois du même verbe hébreu.
À tout cela, l'esprit de la sainte religieuse a « acquiescé » avec une vigueur extraordinaire: « pensant que non seulement elle était de toute éternité en l'idée de Dieu par sa prescience, mais encore préférablement à toute autre créature pour la dignité à laquelle Dieu la destinait de Mère de son Fils ». Ce n'est donc pas tant par une antériorité temporelle qu'elle précède les autres créatures, mais c'est par la place qu'elle tient dans la pensée de Dieu. Toutes les autres créatures ensemble ne sont rien en comparaison de la Vierge Marie choisie par Dieu pour être la Mère de son Fils. Sa dignité est l'expression de cette vocation, de ce rôle qu'Elle va jouer, Dieu le sait. Et Elle aussi le sait.
« Il a su... » Qui “ il ” ? Son « être » : mot choisi entre mille avec un merveilleux à propos métaphysique, pour désigner son « être » dans son existence concrète, tellement parfait qu'il était déjà existant, consistant: elle a su qu'elle avait été voulue « avant la création de toutes choses terrestres qui pouvaient être témoins du péché de nos pères ». La Vierge Marie est Immaculée Conception parce qu'elle est venue avant la création, avant que le péché originel n'apparaisse, et même avant qu'aucune créature ne survienne qui pourrait un jour en être témoin. Elle est tout à fait séparée, antérieure donc dans sa venue auprès de Dieu, chez Dieu, à tout ce qui va être abîmé, souillé par le péché.
« Dieu a voulu faire un acte de sa volonté spécifiée pour la création de l'âme de la Sainte Vierge » : dès le moment où Dieu a décidé de la faire exister, il l'a vue, il l'a “ conçue ”, il lui a donné d'être, comme Celle qui saurait être la Mère de Dieu. Elle est venue à l'être d'une manière tout à fait particulière, création de cette âme avant même qu'il soit question de son corps.
« Et ce pourrait aussi avoir été un acte effectif. » C'est véritablement un acte divin particulier, qui fait venir à l'existence l'âme de la Vierge Marie avant même qu'aucune chose n'apparaisse, ni ange, ni homme, ni terre, ni ciel. En raison de sa dignité qui la met au-dessus de tous et de tout. Et donc, la Vierge Marie est avec Dieu, existentiellement, bien avant le péché originel; avant le commencement du monde, elle est coéternelle avec Dieu. Saint Thomas lui-même n'y saurait contredire, qui admet métaphysiquement comme plausible, sur la foi d'Aristote, l'éternité de la matière!
« Ce que je soumets entièrement à la Sainte Église » : admirable réserve ! couronnant une extraordinaire audace ! N'y ayant là aucune curiosité indiscrète, ni vanité... mais seulement le désir d'« honorer davantage la Sainte Vierge », par sublime tendresse et dévotion envers notre Mère plus divine qu'humaine, comme infinie par participation; elle est dans l'amour infini, elle est la liberté de l'amour infini, de toute éternité, parce qu'elle a toujours existé et qu'elle existera toujours. Voilà ce qu'on osera peut-être dire un jour, dans le sillage de sainte Louise de Marillac.
« Et lui renouveler notre dépendance », dans les termes proposés par la “ pensée ” qui vient ensuite, comme l'expression de la consécration, renouvelée chaque 8 décembre, par la « Compagnie », depuis sa fondation et jusqu'aujourd'hui.
« Adorez » : comme on adore la Croix, à cause de Jésus qui y est attaché ; ou le Saint Suaire en raison du Précieux Sang dont il est empreint. Sachant qui Elle est, quoi de plus légitime ?
CRC n° 353, février 1999, p. 33-34