SYRIE
6. Les causes de la guerre (1997-2011)
Quatrième partie
DANS notre dernier article sur les causes de la guerre de Syrie, nous avons commencé le récit de la révolte de mars 2011. Nous achevions en décrivant l’ensemble des mesures annoncées par le président Bachar el-Assad pour répondre aux revendications des foules. Or, on rapporte très rarement le contentement de toute une partie de la population de Syrie face à ces mesures.
LES GRANDES MANIFESTATIONS POPULAIRES SONT EN FAVEUR DE BACHAR !
« Le 29 mars 2011, plusieurs centaines de milliers de Syriens descendent dans les rues de Damas, la capitale syrienne, pour exprimer leur soutien au président Bachar el-Assad. La plupart des médias français n’en rendent pas compte. » Lors de cette manifestation, « on a vu des dignitaires de toutes ces communautés [présentes en Syrie] apporter leur soutien public au président » (Alain Chouet, Au cœur des services spéciaux, p. 86).
« Puis, dans les semaines qui suivent, des marches populaires réunissant, selon les villes, de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de milliers de personnes se déroulent dans les grandes villes (Alep, Homs, Hama). Le silence reste de mise dans les mêmes médias. » (Jean-Loup Izambert, Cinquante-six, tome 2, p. 263) Notre auteur mentionne « la mobilisation des millions de Syriens qui proclament “ Non à l’agression étrangère ! ” et soutiennent le président Bachar al-Assad. » (ibid., tome 1, p. 7) Ces grandes manifestations en faveur du président légitime se poursuivirent durant l’année 2011. Ainsi, le 21 juin, une immense manifestation de soutien à Bachar el-Assad eut lieu à Damas. Dans les trois grandes villes du pays, les manifestants favorables au président syrien étaient au moins aussi nombreux que les opposants (Aymeric Chauprade, Chronique du choc des civilisations, p. 179). C’est dans ce contexte que le président fit sa première intervention publique depuis le début de la crise, prononçant un discours digne d’un véritable chef d’État, laissant notamment entendre quel était le but de ceux qui avaient suscité cette révolte.
LE PRÉSIDENT ASSAD DÉNONCE UN COMPLOT
Bachar el-Assad fit sa première apparition officielle le 30 mars 2011. Devant les parlementaires, il promit la levée de l’état d’urgence en vigueur depuis 1963, et annonça diverses mesures. Il évoqua également l’existence d’une « conspiration qui vient de l’étranger, mais aussi de l’intérieur du pays. Les personnes derrière cette tentative de déstabilisation mélangent trois éléments : les conflits religieux, les réformes et les besoins quotidiens du peuple », et il accusa une « minorité » de semer le chaos.
Le lendemain, Volker Perthes publia dans le New York Times un article d’un ton apparemment modéré, intitulé “ Assad est-il capable d’opérer une réforme ? ” pour balayer l’accusation de complot, et expliquer que le président syrien était un « modernisateur », mais pas un « réformateur ». Effectivement, si Bachar el-Assad était ouvert à une coopération avec l’Occident, il refusait que la Syrie devienne l’esclave de l’Amérique capitaliste. Au sujet du complot, monsieur Perthes “ oublia ” de préciser qu’il était lui-même l’une des chevilles ouvrières du très réel complot évoqué par le président syrien. Comme nous l’avons dit, Volker Perthes, collaborateur de Jeffrey Feltman et membre du groupe Bilderberg, venait de participer au mois de février précédent à la quarante-septième conférence de sécurité de Munich, aux côtés des poids lourds de la politique atlantiste, comme John McCain, George Soros, Paul Wolfowitz, et de leurs amis saoudiens, qataris et turcs. Il allait organiser, en juillet suivant, la réception au ministère allemand des Affaires étrangères d’une délégation de l’opposition syrienne, conduite par le Syrien et Frère musulman Radwan Ziadeh, dont nous avons évoqué, dans nos articles précédents, le rôle auprès du Département d’État américain (Il est ressuscité n° 188, p. 25 ; n° 191, p. 25). Et en août 2012, Perthes publiera un “ Projet pour le jour d’après : soutenir une transition démocratique en Syrie ” où il prônera ouvertement la partition de la Syrie.
Ce même 30 mars 2011, l’agence Shampress publia les grandes lignes du “ plan Feltman-Bandar ” conçu en 2008, que nous avons évoqué dans un précédent article (Il est ressuscité n° 188, juin 2018, p. 26). Plusieurs journaux étrangers rendirent compte de cette publication, mais l’exposé le plus conséquent est celui qu’en fit à l’époque le correspondant de la société américaine Stratfor, une sorte de CIA privée, dont l’e-mail confidentiel a été révélé depuis par l’équipe de Wikileaks. La longueur de ce texte ne nous permet malheureusement pas de le citer. D’après ce document, le plan Feltman-Bandar prévoyait de « créer une révolution en Syrie et y produire le chaos pour détruire le pays ». Il était prévu bien sûr de « renverser Bachar el-Assad et de ramener la Syrie à “ l’âge de pierre ” ». En pratique, un point essentiel du plan consistait à créer une guerre civile en exploitant les lignes de fracture entre communautés ethniques et religieuses.
Ce document est-il authentique ? Sans surprise, pour les analystes de Stratfor (des gens proches des cercles de pouvoir américains), le gouvernement syrien a probablement fait là œuvre de propagande. Plusieurs observateurs ont au contraire pris au sérieux la publication de ce plan : Gilles Munier par exemple, analyste chevronné du Moyen-Orient, cité dans un article précédent ; mais aussi le journal israélien Haaretz. Pour l’avocat libanais André Chamy, « les Syriens ont obtenu [cette information sur l’existence du plan Feltman-Bandar] de différentes sources, y compris des services de renseignements russes » (L’Iran, la Syrie et le Liban, L’Axe de l’espoir. p. 184).
Notons que personne ne conteste le rôle prépondérant du prince saoudien Bandar ben Sultan dans le recrutement et le soutien des djihadistes en Syrie pour le compte des États-Unis. John McCain l’en a même remercié publiquement ! Mais rares sont les analystes qui comme Alastair Crooke – un ancien agent des services secrets britanniques (MI6) devenu diplomate – précisent que le rôle clef du prince Bandar dans l’affaire de Syrie a commencé bien avant le début de la révolte de mars 2011.
UN OBJECTIF STRATÉGIQUE
Reconstituant la genèse de la révolte syrienne, Crooke rapporte qu’après le revers subi par l’armée israélienne au Liban en juillet 2006, ne parvenant pas à écraser le Hezbollah (Il est ressuscité n° 185, p. 24-25), les Américains considérèrent que « la Syrie représentait le talon d’Achille du Hezbollah, en tant que conduit vulnérable reliant le Hezbollah à l’Iran ». Effectivement, l’armement du Hezbollah lui venait d’Iran via la Syrie, par voie terrestre, aérienne et maritime. « Les responsables américains ont spéculé sur ce qui pourrait être fait pour bloquer ce corridor vital, mais c’est le prince Bandar d’Arabie saoudite qui les a surpris en disant que la solution était d’équiper les forces islamiques. » (Alastair Crooke, Syria and Iran : the great game, 4 novembre 2011, The Guardian)
Il faut comprendre que la mission attribuée aux « forces islamiques » était de s’attaquer au président el-Assad, désigné comme un dissident de l’islam en tant qu’alaouite et baasiste. Ces « forces islamiques », fanatisées par leur religion... et l’appât du gain, renverseraient ainsi pour le compte de leurs employeurs, le pilier inébranlable de l’arc chiite. On instaurerait à sa place un régime politique plus docile aux Occidentaux qu’à l’Iran, dût-il être un régime islamique de confession sunnite. Ainsi, on porterait définitivement atteinte au « corridor vital » entre l’Iran et le Hezbollah.
Cet article confirme donc ce que nous avons expliqué dans une étude précédente sur la négociation tripartite menée fin 2006 – début 2007 entre les États-Unis, l’Arabie saoudite et Israël (Il est ressuscité n° 188, p. 21 et sq., notamment p. 26). On se demande toutefois pourquoi Crooke ne mentionne pas ce dernier pays, dans la mesure où il était intéressé au premier chef par le projet de déstabilisation de la Syrie baasiste afin de porter atteinte à l’arc chiite, dont tous trois déploraient la montée en puissance sous l’impulsion de l’Iran. Pour l’Arabie, il s’agissait d’endiguer la puissance musulmane régionale concurrente, et par surcroît d’instaurer le wahhabisme en Syrie. Pour Israël, le but était d’atteindre les soutiens à la résistance palestinienne (Hamas) et libanaise (Hezbollah), et de neutraliser la puissance militaire iranienne. Les États-Unis entendaient défendre inconditionnellement les intérêts d’Israël, empêcher l’Irak de passer sous influence iranienne, et acquérir une influence en Iran pour se rendre maître de ses hydrocarbures, afin de contrôler l’approvisionnement chinois et les cours mondiaux ; mais aussi conquérir l’immense marché commercial iranien qui leur est désespérément fermé depuis des décennies.
Renverser Bachar el-Assad et transformer la Syrie en une démocratie pro-occidentale ou bien même en un État islamique sunnite allait briser l’arc chiite (Hezbollah, Syrie et Iran), politiquement, commercialement et militairement. Chaque composante de cet axe se retrouverait isolée et partant, nettement affaiblie, tombant à la merci des trois puissances de proie susmentionnées.
Le témoignage de Crooke sur le principal objectif de guerre de la “ coalition ” antisyrienne est d’ailleurs conforme à un grand nombre de déclarations publiques ultérieures expliquant que la meilleure manière d’affaiblir l’Iran est d’abattre la Syrie. Un article du Figaro du 11 juin 2012 rapportait la volonté des Israéliens, à commencer par le président Shimon Pérès, mais aussi le Premier ministre Benjamin Netanyahou et le ministre de la Défense Ehud Barak, de renverser Bachar el-Assad. « Selon Moshé Maoz, spécialiste du Moyen-Orient à l’Université hébraïque de Jérusalem [...], “ Pendant longtemps, les responsables israéliens ont caressé l’espoir que la Syrie renonce à son alliance avec l’Iran chiite et devienne plus modérée en se rapprochant des pays sunnites du Golfe. Or ce scénario est désormais impensable. ” » D’où la décision de soutenir les rebelles en Syrie. « Meïr Dagan, ancien patron du Mossad (les services de renseignements), qui est hostile à une attaque militaire israélienne contre les installations nucléaires iraniennes, estime lui aussi que “ la chute de Bachar el-Assad constituerait le meilleur moyen d’affaiblir l’Iran ”. » (Marc Henry, Israël prend position en faveur des insurgés syriens, 11 juin 2012, Le Figaro) Certains qualifient ces déclarations d’ « effet d’annonce ». Si effectivement toute une partie de la classe politique israélienne souhaitait le maintien de Bachar el-Assad au pouvoir, on sait aujourd’hui que l’équipe dirigeante, elle, a soutenu les rebelles, n’hésitant pas à armer et renseigner plusieurs groupes djihadistes (cf. Israël a secrètement armé et financé douze groupes rebelles syriens, selon un rapport, 8 septembre 2018, Haaretz).
Les documents abondent prouvant que les États-Unis ont embrassé cette cause d’Israël depuis bien longtemps. Mentionnons seulement pour mémoire une note confidentielle rédigée courant 2012, “ volée ” dans le serveur informatique privé d’Hillary Clinton, la secrétaire d’État américaine, et révélée le 30 octobre 2015. On y lit par exemple : « C’est la relation stratégique entre l’Iran et le régime de Bachar el-Assad en Syrie qui permet à l’Iran de saper la sécurité d’Israël – non pas par une attaque directe, ce qui ne s’est jamais produit en trente ans d’hostilité entre l’Iran et Israël, mais par ses représentants au Liban, comme le Hezbollah, qui sont soutenus, armés et formés par l’Iran via la Syrie. La fin du régime Assad mettrait fin à cette dangereuse alliance. Les dirigeants israéliens comprennent bien pourquoi il est maintenant dans leur intérêt de vaincre Assad. S’exprimant à l’émission Amanpour de CNN la semaine dernière, le ministre de la Défense [israélien] Ehud Barak a affirmé que “ le renversement d’Assad sera un coup dur pour l’axe radical, un coup dur pour l’Iran... C’est le seul type d’avant-poste de l’influence iranienne dans le monde arabe... et il affaiblira considérablement le Hezbollah au Liban, le Hamas et le Djihad islamique à Gaza. ” »
Le lecteur peu au fait des orientations de la politique américaine pourra être surpris de voir les États-Unis soutenir avec autant de ferveur les objectifs stratégiques israéliens. Pourtant, comme nous l’avons déjà expliqué (Il est ressuscité n° 185, p. 16), c’est une constante immuable de la diplomatie américaine. Donald Trump ne déclarait-il pas au Washington Post, le 27 novembre dernier, au sujet des motifs pour les États-Unis de rester au Moyen-Orient :
« Le pétrole devient de moins en moins une raison parce que nous produisons de plus en plus de pétrole, plus que nous n’en avons jamais produit. Donc, vous savez, tout d’un coup, on en arrive à un point où on n’a plus besoin d’y rester [...]. Alors, allons-nous rester dans cette partie du monde ? L’une des raisons est Israël. » L’évolution toute récente de la tactique américaine, due aux contraintes imposées par les Russes, n’infirme pas cette vérité.
GUERRE PAR PROCURATION
On peut aussi être surpris en voyant la méthode retenue pour affaiblir la Syrie : le prince Bandar a proposé aux Américains « d’équiper les forces islamiques ». D’ailleurs, dans son article, Alastair Crooke se fait l’écho des scrupules du général John Hannah – le conseiller à la sécurité nationale de Dick Cheney et vieux routier de la diplomatie américaine – quant au projet d’employer des djihadistes pour renverser Bachar el-Assad : « Les Américains étaient intéressés, mais ne pouvaient pas traiter avec de telles personnes. Laissez-moi faire, répliqua Bandar. Hannah a noté que “ le travail de Bandar sans référence aux intérêts américains est clairement préoccupant. Mais Bandar travaillant en tant que partenaire... contre l’ennemi commun iranien est un atout stratégique majeur. ” Bandar a eu le poste. » (Alastair Crooke, ibid.)
Qu’il nous soit permis d’émettre des doutes sur la sincérité de ces scrupules d’Hannah, le recours aux mercenaires djihadistes étant une vieille tradition chez les Anglo-Saxons, comme nous l’avons amplement montré. En tout cas, si Hannah était sincère, nul doute que d’autres firent moins de difficultés. Et justement, ce témoignage nous semble à nouveau pécher en ne précisant pas l’identité des autres acteurs américains de la négociation. En tant que sous-secrétaire d’État pour le Proche-Orient, Jeffrey Feltman en était nécessairement. Rappelons, outre sa proximité avec les milieux sionistes en même temps qu’avec les groupes djihadistes, ce jugement de Jean-Loup Izambert : Jeffrey Feltman est « un “ grand révolutionnaire ” surtout soucieux de fragmenter la région pour mieux la contrôler et favoriser l’expansionnisme d’Israël » (Il est ressuscité n° 188, p. 23).
Lorsqu’on a tous ces éléments à l’esprit, le plan Bandar-Feltman pour la Syrie apparaît logiquement comme la formalisation d’une tactique complète pour renverser le président el-Assad. Or, force est de constater que les événements dramatiques qui ont précédé la publication de ce plan, mais surtout ceux qui l’ont suivie, correspondent absolument aux grandes lignes de ce document, ce qui est à notre avis, outre ce que nous en avons dit plus haut, une marque d’authenticité.
De plus, l’une des grandes orientations de ce plan retient notre attention. Il s’agit des consignes précises données pour provoquer une guerre civile en Syrie, en dressant les uns contre les autres les individus d’ethnies et de confessions différentes. Ces consignes rappellent étonnamment la volonté affichée par certains plans plus anciens, mais aussi ultérieurs, de provoquer l’éclatement des États multiethniques et multiconfessionnels au Moyen-Orient. Ce pourrait bien être là l’apport personnel du néoconservateur Jeffrey Feltman, homme central dans l’affaire syrienne, dont le rôle fut certainement beaucoup plus décisif que celui du prince Bandar. C’est très probablement Feltman qui, fort de sa connaissance de la doctrine mentionnée ci-dessus, a apporté l’ “ intelligence ” à ce plan.
En effet, en imaginant de dresser les unes contre les autres les différentes composantes ethniques et confessionnelles de la société syrienne, on parviendrait à provoquer des fractures ethnico-confessionnelles permettant de casser la nation et de partitionner le territoire. Et de fait, comme nous allons le voir, les actions menées durant les premiers mois de la révolution, et a fortiori ensuite, révèlent très clairement une volonté de provoquer la dislocation de la société syrienne en attaquant son unité.
Cette volonté rappelle trop les préconisations des différents plans connus de remodelage du Moyen-Orient pour ne pas en être inspirée. Rappelons donc rapidement cette suite de plans ; nous y constaterons une impressionnante filiation d’idées, à la fois sur les objectifs à atteindre et sur les méthodes à employer, idées qui ont été certainement sous-jacentes à la révolution de 2011.
LA PANOPLIE DES PLANS POUR LE MOYEN-ORIENT
FRAGMENTER LES NATIONS ARABES SELON LES ETHNIES ET LES CONFESSIONS.
Depuis une cinquantaine d’années, une idée récurrente vise à remodeler les frontières du Moyen-Orient ; elle a abouti au début de ce siècle au projet dénommé “ Grand Moyen-Orient ”. L’idée consiste à promouvoir « le concept d’un Moyen-Orient démocratique, bourgeois et commerçant, apaisé, parce qu’éclaté sur le plan communautaire de façon à constituer un ensemble de petits pays homogènes [du point de vue ethnique et confessionnel] et plus ou moins rivaux entre eux, dont aucun n’aurait la puissance suffisante pour s’opposer aux intérêts américains ou aux intérêts israéliens. C’est une idée récurrente depuis les années 70. Remodeler la carte du Moyen-Orient, de l’Égypte à l’Indus, était déjà en filigrane dans la pensée d’Henry Kissinger sous l’administration Nixon. » (Alain Chouet, ibid., p. 254)
L’un des plus anciens promoteurs de cette vieille idée est l’éminent orientaliste britannico-américano-israélien Bernard Lewis, dont l’historien Pierre Hillard écrit qu’il a élaboré, à la fin des années 70, avec Zbigniew Brzezinski, un projet de « balkanisation du monde musulman en une multitude d’entités religieuses et ethniques (kurdes, arméniennes, maronites, etc.) » (Pierre Hillard, La marche irrésistible du nouvel ordre mondial, 2013, p. 78 et sq.). Le terme de “ balkanisation ” fait allusion au démembrement imposé par le gouvernement américain à l’empire austro-hongrois au lendemain de la Première Guerre mondiale. Le projet Lewis-Brzezinski fut officiellement présenté dans la revue américaine Time le 15 janvier 1979. À l’occasion de la mort de Lewis à cent un ans, son collègue Ahmed Youssef écrivait le 21 mai dernier dans La Référence : « Il est l’auteur des théories de partition du monde arabe en petits États gouvernés par des islamistes. » L’influence des idées de Bernard Lewis dans le milieu néoconservateur israélien et américain nous semble être l’une des raisons principales de l’évolution du Moyen-Orient durant les vingt dernières années.
Le premier document d’importance dans lequel on retrouve les idées de Lewis est le plan d’Oded Yinon, qui stipulait déjà en 1982, de façon très élaborée : « La désintégration de la Syrie et de l’Irak en provinces ethniquement ou religieusement homogènes, comme [ce qui est en cours en cette année 1982] au Liban, est l’objectif prioritaire d’Israël, à long terme, sur son front-est. » (cf. citation plus large dans Il est ressuscité n° 185, mars 2018, p. 20) Pour Annie Laurent, l’un des deux objectifs des Israéliens au Liban était de « détruire le modèle que constitue au Proche-Orient la coexistence de plusieurs communautés dans un seul État. Ce qui est exactement le contraire du Foyer national juif. » (Une proie pour deux fauves, p. 148) Effectivement, la Syrie et l’Irak étaient régis par le système du parti Baas, dont le principal pilier idéologique est, comme nous l’avons expliqué dans un article précédent (Il est ressuscité n° 184, p. 22), la coexistence d’ethnies et de confessions différentes au sein d’une même nation, coexistence censée être garantie par le respect de la laïcité, et par un contrôle étroit de la société par un État fort. Quant au Liban, il est lui aussi pluraliste, avec un système politique différent, puisque confessionnel. Annie Laurent poursuit : « C’est l’opinion de plusieurs hommes politiques français, dont Louis de Guiringaud, qui nous a dit avoir dénoncé “ la volonté d’Israël d’allumer la guerre civile au Liban pour détruire l’exemple de coexistence intercommunautaire et interethnique dans un seul État. ” » (ibid.)
Cette volonté des hommes politiques israéliens et les actions de leurs services secrets visant à allumer et entretenir la guerre civile au Liban sont aujourd’hui parfaitement attestées. La désintégration du Liban échoua finalement, mais à quel prix !
Cette politique machiavélique des Israéliens donna naissance au terme de « libanisation » qui désigne l’affrontement de communautés vivant jusque-là plus ou moins mélangées et en paix, et ce jusqu’à la guerre civile. C’est pourquoi les enquêteurs du Centre Français de recherche et de renseignement (CF2R) et du CIRET-AVT ont intitulé judicieusement leur rapport d’enquête : Syrie, une libanisation fabriquée. Ce titre résume parfaitement la crise syrienne de 2011.
Précisons que si effectivement, comme l’explique Annie Laurent, les États multiethniques et multiconfessionnels, de type baasiste ou autre, constituent un modèle politique contradictoire avec ce que certains Israéliens veulent réaliser en Israël, et sont, à ce titre, un modèle à faire disparaître, il nous semble que les stratèges israéliens ont surtout voulu jouer de la diversité humaine de ces pays réputés menaçants comme moyen de les affaiblir. En effet, en dressant les différentes communautés les unes contre les autres, la société était conduite à l’éclatement, les individus de même ethnie ou de même confession se groupant à part pour former de petites entités, et même de petits États ethniquement et religieusement purs.
Il semble que déjà dans les années cinquante, les dirigeants de l’État hébreu avaient conçu un plan de redécoupage du Moyen-Orient dont l’objectif était de détruire les États multiethniques, sous prétexte de favoriser la paix, mais avec le but véritable d’affaiblir les plus puissants de leurs voisins.
Pour l’ancien chef des renseignements libanais, Jules Boustany, « l’intérêt de ce redécoupage du Proche-Orient [en mini-États à caractère ethnique et confessionnel] réside dans la paralysie des sources de trouble. Ces États, faibles et inquiets, recourraient à la protection étrangère. » De plus, « leur nature ethnique et confessionnelle justifierait l’État d’Israël » (Jules Boustany cité par Annie Laurent, Une proie pour deux fauves, p. 198-199). Cette idée était promise à un bel avenir.
« En 1992, dans la revue du Council on Foreign Relations (CFR), Foreign Affairs, dans un article intitulé “ repenser le Proche-Orient ”, Lewis rappela [prétendit, en fait !] que ces pays ne bénéficiant pas d’autorité politique solide et d’une réelle identité nationale seraient modelables grâce au principe de la “ libanisation ” (lebanonization). » (Hillard, ibid.)
En 1996, Richard Perle et son équipe néoconservatrice rédigèrent pour Benjamin Netanyahou un rapport intitulé Une rupture nette, dans lequel ils réactualisèrent les objectifs stratégiques visant à assurer la « sécurité » d’Israël. Il s’agissait d’un plan qui permettrait à l’État hébreu de « modeler son environnement stratégique », en commençant par « retirer Saddam Hussein du pouvoir en Irak », puis en affaiblissant la Syrie et le Liban, et finalement l’Iran. Or, la méthode préconisée pour affaiblir la Syrie était conforme aux vieilles idées de dislocation d’une société en jouant sur le facteur ethnique et confessionnel. Le rapport préconisait en effet des « actions de la Turquie et de la Jordanie contre la Syrie, en faveur des tribus arabes vivant sur le sol syrien et hostiles aux élites dirigeantes (les Alaouites), le tout avec le soutien diplomatique et militaire de l’État hébreu. » (Pierre Hillard, ibid., p. 78 ; cf. Il est ressuscité n° 185 de mars 2018, p. 17) Cette préconisation d’instrumentalisation des tribus arabes figure dans le plan Feltman-Bandar, et apparaît dans les événements de 2011.
Citons trois attestations récentes de cette stratégie de la droite israélienne, consistant à affaiblir les États arabes environnants pour les empêcher de menacer sa sécurité.
TROIS ATTESTATIONS RÉCENTES DE CETTE STRATÉGIE.
Lors d’une conférence donnée le 13 juin 2013 en Norvège, David Weinberg, le directeur du Centre d’études stratégiques Bigin-Sadat de Tel-Aviv déclara : « Les sociétés arabes sont actuellement secouées par des conflits internes. Ces crises, qui n’ont malheureusement pas encore touché la Jordanie, ébranlent clairement la Libye, la Tunisie, l’Égypte et la Syrie. Durant les quatre prochaines décennies, d’autres agitations auront lieu et vont encore empêcher la stabilité dans ces pays, créant ainsi des déficits et des disparités économiques dans chacune de ces nations. Ainsi, les dirigeants de ces pays n’auront plus les moyens d’envisager une attaque militaire coordonnée contre Israël [...]. La Syrie divisée, ne constitue plus une menace pour Israël. Aucun autre leader en Syrie ne pourra diriger le pays avec la même dictature efficiente basée sur le renseignement, tel que c’était le cas pendant le règne d’El-Assad. Cela favorisera continuellement les conflits internes en Syrie. » (reseauinternational. net, 4 novembre 2015) Peut-être M. Weinberg a-t-il seulement vendu la peau de l’ours un peu trop tôt...
Frédéric Encel ancien secrétaire général de la branche étudiante du Betar (organisation pro- israélienne), lié à Benjamin Netanyahou, membre du Cercle de l’Oratoire (un think tank français néoconservateur), aujourd’hui analyste risque-pays et professeur de géopolitique, mais aussi porte-drapeau d’Israël dans les colonnes de La Croix, a déclaré le 16 septembre 2014, dans un entretien avec le site lemondejuif. info : « Théoriquement, l’affaiblissement de pays hostiles ne peut que favoriser Israël. Regardez aujourd’hui l’état désastreux de la Syrie, du Soudan ou de l’Irak, pour ne prendre que les plus radicalement antisionistes ! Aucune coalition arabe ne pourrait sérieusement prétendre menacer l’existence de l’État juif. »
Enfin, dans un entretien accordé le 23 septembre dernier à Renaud Girard pour Le Figaro, le président libanais Michel Aoun, catholique maronite, a analysé la situation finement : « Israël cherche à fragmenter la région en pièces communautaires et confessionnelles, des simulacres d’États, pour assembler un puzzle sectaire. »
Nous commençons à comprendre l’idée récurrente chez certains Israéliens, consistant à faire éclater les États jugés nuisibles. Or, depuis des années, les États-Unis adoptent cette stratégie d’éclatement de ces États, jusqu’à y travailler activement, car elle rencontre leurs propres intérêts stratégiques.
UN PRINCIPE DIRECTEUR DE LA POLITIQUE AMÉRICAINE : ABATTRE LES ÉTATS FORTS.
Le colonel Alain Corvez, conseiller en stratégie internationale, a très bien expliqué, dans une conférence donnée à Damas en novembre 2016, la logique américaine : « Afin qu’aucune force ne s’oppose à leur contrôle des richesses énergétiques immenses de la région, le plan états-unien pour le Moyen-Orient est de favoriser partout l’accession au pouvoir des Frères musulmans, et à défaut, d’y créer ou entretenir le chaos afin qu’aucune force étatique ne leur soit hostile. Ce plan rencontre en outre les intérêts stratégiques d’Israël qui se félicite de n’avoir aucun État arabe solide contre lui. Il rencontre aussi les ambitions turques de rétablir un califat ottoman sur les ruines des États-nations de la région [par un processus inverse du découpage Sykes-Picot].
« Madame Boutheina Chaabane, la conseillère du président Assad, me fit remarquer avec une grande pertinence qu’il existait une analogie frappante entre le plan de califat ottoman d’Ankara et le plan de l’Union Européenne, Bruxelles s’évertuant à supprimer les États-nations d’Europe pour établir un ensemble supranational sur les ruines de tous les particularismes nationaux et les cultures qui les expriment. » (“ Une diplomatie aberrante qui met la vie des Français en danger ”, novembre 2016) Quelle clairvoyance chez cette Syrienne ! Elle rejoint celle de Pierre Hillard qui note : « la décomposition des États du Moyen-Orient est le pendant de la décomposition des nations européennes » (Pierre Hillard, ibid., éd. 2007, p. 72, en note). Il faut comprendre que la décomposition des États-nations convenait aussi bien aux États-Unis, qu’à la Turquie et à Israël, même si l’objectif final propre à chacun de ces pays pouvait diverger.
Et Alain Corvez de donner l’explication profonde : « Le mondialisme est l’idéologie soutenue par la finance internationale qui, s’appuyant sur la première puissance économique et militaire mondiale, vise à détruire toutes les entraves – frontières, États forts – à son appétit prédateur de conquête de biens pour laisser la libre concurrence marchande sans obstacle [...]. Le capital doit pouvoir placer ses avoirs pour le plus grand rendement n’importe où, y compris en Chine [mais aussi en Iran !], devenue une économie capitaliste toutefois contrôlée par une direction centralisée, sans autre régulateur que les marchés, et sans État fort qui s’y oppose. » Au Moyen-Orient, deux États étaient particulièrement rétifs à cet impératif catégorique de la haute finance : l’Iran et son allié indéfectible, la Syrie.
Comme nous l’avons expliqué dans une étude précédente, les États-Unis essayèrent de faire évoluer la Syrie par la méthode douce. Ainsi, le journaliste Majed Nehmé souligne que, dans les années 2008-2010, « il fut demandé à la Syrie de s’insérer dans la mondialisation. » (La face cachée des révolutions arabes, p. 287) Problème : l’État syrien n’était pas disposé à entrer dans la voie d’une totale servilité à l’égard du grand capitalisme mondialiste, ce qui était intolérable pour les décideurs américains. Bouthaina Chaabane l’indiquait avec beaucoup de lucidité dans un entretien avec Frédéric Pichon en février 2015 : « La Syrie n’avait pas de dette extérieure. C’est un point essentiel qui nous a attiré des haines tenaces. » Et pourquoi donc, sinon parce que l’absence de dette syrienne privait les financiers des habituels moyens de pression sur un pays ?
Pour les capitalistes américains, les États-nations rebelles à leurs diktats doivent être abattus. Cet impératif constitue l’un des principes directeurs majeurs de la stratégie américaine au Moyen-Orient depuis vingt ans et plus. Et pour y arriver, ils font confiance aux experts et aux stratèges israéliens qui ont la réputation de bien connaître la région. Et finalement, les intérêts économiques américains rejoignent les intérêts « sécuritaires » israéliens dans une commune volonté de vassaliser les pays moyen-orientaux les plus puissants.
Voilà bien, nous semble-t-il, l’une des causes majeures des guerres qui ensanglantent le Moyen-Orient depuis vingt ans. D’ailleurs, les auteurs de cette stratégie expliquent eux-mêmes très clairement leurs intentions. Ainsi, « en 2002, peu de temps après l’invasion de l’Afghanistan par les troupes américaines, Bernard Lewis a déclaré au journal israélien Yediot Aharonot, que “ les manifestations de joie dans Kaboul auront l’air de cortèges funèbres comparés aux manifestations de joie qui éclateront à Bagdad, Téhéran et peut-être même à Damas si l’Occident provoque l’expulsion de ces régimes despotiques inefficaces qui dirigent ces pays ”. Nous y voilà. » (Mezri Haddad, La face cachée des révolutions arabes, p. 95) Si Bernard Lewis était encore de ce monde, on aurait aimé lui demander pourquoi il voulait renverser ces régimes despotiques s’ils étaient si inefficaces. Par simple philanthropie ? Peut-être était-ce au contraire parce que ces régimes forts constituaient une menace, ou tout au moins une gêne, à l’égard des volontés hégémoniques des néoconservateurs. Tout simplement. Et dès ce moment Damas figurait au nombre de ces puissances gênantes.
Or, la méthode retenue pour abattre ces puissances, conçue par des stratèges néoconservateurs proches d’Israël, fut la fragmentation des États-nations du Moyen-Orient selon le vieux procédé évoqué plus haut.
DÉTRUIRE LES ÉTATS-NATIONS ET RECOMPOSER UN NOUVEL ORDRE.
Pour Pierre Hillard, « la finalité américaine est de contrôler tout ce Moyen-Orient par la parcellisation ethnique et religieuse selon le bon vieux principe “ diviser pour régner ” » (ibid., 2007, p. 76). Il était en effet tentant, lorsque les nations indociles étaient de type multiethnique et multiconfessionnel comme en Irak et en Syrie, de les fragmenter en exploitant les lignes de faille ethniques et religieuses, comme prévu dans le plan Feltman-Bandar. Et plus précisément, il s’agissait de mettre fin, au sein d’une nation, à « l’enchevêtrement des différentes entités » (Pierre Hillard, ibid., p. 81) et de les contraindre à se regrouper chacune de son côté, selon le principe du communautarisme.
Le premier pays où cette doctrine fut appliquée est bien sûr l’Irak, selon un plan qui devait porter également sur la Syrie, comme nous allons le voir. Là encore, il ne s’agit pas d’une supposition ; les concepteurs de ce plan ont eux-mêmes expliqué et publié leurs intentions. « Comme le rappelle Leslie Gelb, président émérite du très influent Council on Foreign Relations (CFR), dans un article du New York Times du 25 novembre 2003 intitulé “ La solution des trois États ” (The Three-State solution), il s’avère nécessaire de procéder à une refonte de l’État irakien en trois entités ethnico-religieuses exactement comme le recommande Oded Yinon. Leslie Gelb rappelle la désintégration de l’État yougoslave en entités distinctes (croate, serbe et bosniaque) et estime que c’est un modèle à suivre [...]. La destruction de la Yougoslavie en 1999 a été un véritable laboratoire pour les tenants du mondialisme qui cherchent désormais à étendre son principe partout dans le monde. » (Pierre Hillard, ibid., p. 82)
Effectivement, dans les années 90, les États-Unis ont travaillé à désintégrer la fédération yougoslave. Pour cela, les stratèges américains s’appliquèrent à provoquer la séparation et le regroupement des trois composantes ethniques et confessionnelles – croates, serbes et bosniaques – jusque-là très mélangées, pour arriver à la création de trois États distincts, n’hésitant pas à attribuer mensongèrement au président de la fédération yougoslave, Slobodan Milosevic, la responsabilité de cette « purification ethnique ».
En observant la posture prise par les États-Unis à l’égard de l’Irak dans ces mêmes années 90, Alexandre Del Valle discerna dès 1997 une intention similaire à l’égard de ce pays, six ans avant le début de la deuxième guerre d’Irak : « Le secrétaire d’État américain Madeleine Albright a déclaré publiquement à plusieurs reprises que “ la levée complète de l’embargo sur l’Irak demeurera pratiquement impossible tant que Saddam Hussein restera au pouvoir ”. Faut-il en conclure que Madame Albright désire la victoire de l’opposition chiite ou espère que l’Irak implosera sous l’effet du séparatisme kurde et de l’activisme islamiste ? » (Islamisme et États-Unis, p. 159) C’est exactement ce que les États-Unis ont mis en œuvre lors de l’invasion de ce pays en 2003, conformément au désir de Leslie Gelb, afin de désintégrer la nation irakienne.
Les dirigeants américains se sont donc appliqués à supprimer Saddam Hussein, mais aussi le parti Baas pour mettre fin à l’unité d’un Irak multiethnique et multiconfessionnel, et parvenir à sa division en trois États selon un critère ethnique et religieux. Il était prévu de créer un État chiite au sud, un État sunnite au centre et un État kurde au nord. Ensuite, tout indique que la terrible guerre civile irakienne a été sciemment provoquée pour dresser les uns contre les autres les individus d’ethnies et de confessions différentes, dans le but d’entraîner leur regroupement de type communautariste, afin d’arriver à la création des trois États. Avec les résultats que l’on sait.
Nous comprenons maintenant pourquoi Mezri Haddad écrit : « Il y a quelques années, des analystes américains ont écrit que “ l’occupation de l’Irak est une mise en application de la doctrine Lewis ”. » (ibid., p. 95) Et notre diplomate ajoute : « Avec Bernard Lewis et Samuel Huntington, Nathan Sharansky est l’un des théoriciens du Grand Moyen-Orient. »
L’évocation de ces trois noms montre (comme l’a bien dit Lewis) que l’opération sur l’Irak n’a pas été conçue comme une guerre isolée, mais au contraire comme la première d’une série d’interventions parmi lesquelles prendrait place celle sur la Syrie, en attendant celle sur l’Iran. Tout cela devant aboutir au Grand Moyen-Orient.
LES VERSIONS LES PLUS RÉCENTES DES PROJETS
DE BALKANISATION DES ÉTATS DU MOYEN-ORIENT.
Samuel Huntington est cet auteur qui a popularisé dans les années 90 la formule du « choc des civilisations » employée pour la première fois par son maître Bernard Lewis en 1957. Il semble que dans l’esprit de son auteur cette formule n’est pas tant censée décrire un état de fait, que définir un objectif à atteindre : il faut encourager le choc des civilisations afin que chaque composante se regroupe à part des autres, selon le principe du communautarisme. Dans le cas particulier du Moyen-Orient, certains théoriciens israéliens cherchent depuis longtemps à séparer les Arabes musulmans des Arabes chrétiens, ces derniers constituant de fait une élite capable d’organiser une réponse adéquate à l’entreprise de destruction des communautés existantes. En outre, ces stratèges ont pensé parfois parvenir à une “ union sacrée ” entre juifs et chrétiens, contre les musulmans ; à défaut, ils veulent provoquer l’exode des chrétiens d’Orient, ce à quoi ils s’appliquent activement, comme me l’expliquait récemment Richard Labévière dans une correspondance personnelle. Le slogan « Les Alaouites au cimetière, les chrétiens à Beyrouth ! » maintes fois entendu durant la révolte de Syrie et correspondant exactement aux consignes du plan Feltman-Bandar, relève de cette logique du choc des civilisations.
L’autre stratège mentionné par Mezri Haddad est Nathan Sharansky, l’auteur de Défense de la démocratie. Comment vaincre l’injustice et la terreur par la force de la liberté (2006), livre dont George W. Bush dit qu’il fut “ l’ADN de sa présidence ”. « Nathan Sharansky concevait le monde arabe non point comme un ensemble de nations et d’États [tels que ceux issus des accords Sykes-Picot et des péripéties politiques du vingtième siècle], mais sous le prisme d’un patchwork d’ethnies, de tribus et de confessions artificiellement coercisées [l’auteur veut dire agglomérées par coercition]. » (La face cachée des révolutions arabes, p. 90) Il faut comprendre que Nathan Sharansky voulait en réalité casser les nations arabes pour restituer les antiques tribus trouvées par les Français et les Britanniques à la fin de la Première Guerre mondiale. On est toujours dans la même idée.
Et il « préconisait l’exploitation de ces lignes de faille [des diversités ethniques et confessionnelles] dans une stratégie baptisée “ déstabilisation constructive ” » (Mezri Haddad, ibid.). Une dénomination qui rappelle étrangement le Solve et Coagula des francs-maçons... En tout cas, nous constatons une fois de plus la permanence des méthodes retenues pour arriver à détruire les nations arabes. Une fois le chaos réalisé, il serait possible de remodeler la région en petits États faibles. C’est toujours cette même volonté de libanisation des sociétés multiethniques et multiconfessionnelles pour provoquer la balkanisation du Levant.
Comme nous l’avons vu pour l’Irak, ces grandes idées de recomposition du Moyen-Orient ont été concrétisées dans des projets détaillés accompagnés de cartes (cf. Il est ressuscité n° 185, mars 2018, p. 16-21). Ainsi du projet “ Frontières sanglantes ” publié par Ralph Peters en juillet 2006 dans le New York Times (cf. Il est ressuscité n° 185, mars 2018, p. 23-24). Ce stratège donna une description très précise de son projet. « L’auteur présente des ambitions de parcellisation dignes de son père spirituel Bernard Lewis [...]. Comme ses différents mentors, Ralph Peters part du principe que le remaniement complet des frontières doit suivre au plus près l’emplacement des différents groupes ethniques et religieux. » (Pierre Hillard, ibid., p. 81-83) D’autres projets sont parus depuis, prévoyant tous de fragmenter la Syrie.
LA SYRIE DANS LA RECOMPOSITION DU MOYEN-ORIENT.
Le plus ancien projet connu prévoyant une partition de la Syrie est le projet Yinon (1982). Dans le deuxième projet majeur, celui de Ralph Peters, la Syrie perdait son nord-est (la zone encore aux mains des FDS fin 2018) ainsi que sa façade sur la Méditerranée, où se trouve Idlib. Le troisième projet conséquent, publié en 2013, prévoyait lui aussi une partition de la Syrie et une recomposition des frontières de la région par la création d’un État chiite dans le sud de l’Irak, d’un État sunnite à cheval sur l’Irak et la Syrie, d’un État kurde lui aussi à cheval sur le nord de l’Irak et le nord de la Syrie ; et enfin la création d’un État des Alaouites et des Druzes (Il est ressuscité n° 185, mars 2018, p. 25). Ce projet relève donc une fois de plus du vieil objectif de fragmentation de l’Irak et de la Syrie, et de la volonté de créer de nouveaux États ethniques et confessionnels.
Dans un article publié dans Valeurs Actuelles le 15 mars dernier sous le titre “ Au Levant, tout change et rien ne change ”, Michel Gurfinkiel a évoqué une nouvelle version de cette partition, datant de 2015, dénotant une fois de plus la persistance de l’objectif initial. L’auteur laisse entendre, avec une apparente érudition et beaucoup de subtilité, que la Syrie dans sa définition actuelle n’a jamais constitué une nation, et que le mieux serait de donner son autonomie à chacune de ses composantes ethniques, conformément à un nouveau projet de partition, présenté sur la chaîne de télévision américaine CNN en 2015. À en croire Michel Gurfinkiel, cette partition rejoindrait le projet initial des autorités mandataires françaises. « Pour les historiens, le document CNN de 2015 et les lignes de combat actuelles évoquent surtout une autre carte de la Syrie. Celle que les Français avaient dressée en 1922 [...]. “ Diviser pour régner ? ” C’est le reproche que les nationalistes arabes avaient adressé à la France. Mais la carte de 2018 [projet de partition de la Syrie actuelle] se superpose trop bien à celle de 1922 pour n’avoir pas correspondu à de profondes réalités humaines. » Pour appuyer sa démonstration, Michel Gurfinkiel prétend que « Robert de Caix [le conseiller civil du général Gouraud] juge aussi illusoire que dangereux de fonder une “ nation ” syrienne unifiée. D’où son idée de fractionner le domaine mandataire français en plusieurs États plus homogènes. » D’après Michel Gurfinkiel, ce serait seulement après avoir maté la révolte des Druzes (1927) que « la France se serait résolue à “ réunifier ” Damas, Alep et le Djebel Druze, mais au sein d’un régime fédéral ».
Tant que Fayçal fut présent en Syrie, menaçant le mandat français, Robert de Caix pensa effectivement juguler son arrogance en fragmentant la “ zone arabe ” en différentes parties (Il est ressuscité n° 181, novembre 2017, p. 28-29). Mais dès que Fayçal fut battu militairement (à Mayssaloun le 24 juillet 1920), et fut contraint de s’exiler, le général Gouraud s’appliqua à donner une unité aux différentes entités créées peu avant, en instituant une fédération. Le général Gouraud s’en expliqua très clairement dans un discours qu’il prononça à Damas le 20 juin 1921. « En ce qui concerne l’avenir, écrit son biographe Philippe Gouraud, il pense que la réunion des deux États de Damas et d’Alep en une fédération ou une confédération est indispensable. S’il a créé, au début, des États autonomes, c’était pour “ donner satisfaction aux particularismes... mais je n’ai jamais cessé de considérer qu’un lien devait être donné à ces États et que leur ensemble devait constituer cette Syrie indépendante que la France a toujours voulu créer ”. » (Le général Henri Gouraud au Liban et en Syrie, p. 126) Et le 28 juin 1922, le Haut-Commissaire annonça la création de la Fédération des trois gouvernorats syriens. L’idée de créer cette fédération, projet génial dont nous avons dit qu’il était à notre avis à l’origine de la naissance de la nation syrienne, n’a donc pas germé en 1927 suite aux démêlés avec les Druzes, comme le laisse entendre Michel Gurfinkiel. Il existait tout au contraire dès le début du mandat français.
Dès lors, il n’est pas anodin de noter que Michel Gurfinkiel, président de l’Institut Jean-Jacques Rousseau, a fait venir en France dès 2004 Farid al-Ghadiri, ce dissident syrien dont nous avons évoqué l’itinéraire dans un article précédent (Il est ressuscité n° 188, p. 23-24). Passé au service des États-Unis, en particulier du fameux American Israël Public Affairs Committee (AIPAC), ce dissident fit en 2004, devant l’Assemblée nationale française, un réquisitoire en règle contre Bachar el-Assad et présenta ouvertement sa volonté de le renverser. En juin 2007, Farid al-Ghadiri fut également invité à la réunion “ Démocratie et sécurité ” par le très influent milliardaire juif américain Sheldon G. Adelson qui a financé la campagne électorale de Benjamin Netanyahou et celle de Donald Trump, ainsi que par Nathan Sharansky dont nous avons évoqué plus haut le rôle dans l’élaboration de la stratégie du Grand Moyen-Orient. Comme on se retrouve !
Nous constatons donc que les tenants de la fragmentation du Moyen-Orient ont de la suite dans les idées. Et notons pour l’Histoire que dans le même article où il vante le projet de partition de la Syrie selon la carte présentée sur CNN en 2015, Michel Gurfinkiel ne craint pas d’afficher sa faveur à l’égard « des rebelles ou des dissidents, au sein de chacun des deux États [Irak et Syrie ; des rebelles qui] aspirent à l’autonomie, ou même à l’indépendance ». Parce que, par cette aspiration à l’indépendance, ils servent (consciemment ou non) le projet de partition. Et Michel Gurfinkiel de déplorer : « Les péripéties militaires, l’intervention directe de la Russie, le renforcement de la présence iranienne, les incursions turques et enfin, last but not least, le retour à un certain activisme américain dans la région sous Donald Trump, en rupture avec l’immobilisme de Barack Obama, ont sans cesse brouillé les lignes au cours des trois années qui ont suivi. » (ibid.)
Non, la Russie n’a pas « brouillé les lignes ». Tous les acteurs du drame syrien savent que l’objectif initial de la coalition occidentale était la partition de la Syrie, et la Russie l’a tout simplement refusée, défendant à tout prix l’intégrité de la nation syrienne. Dmitri Peskov, porte-parole du président de la Fédération de Russie, dénonçait il y a quelques mois ceux qui « mettent en danger l’intégrité territoriale de ce pays, faisant toujours craindre sa désintégration », et avertissait : « Il est essentiel d’empêcher la désintégration politique et territoriale de la Syrie, faute de quoi les conséquences pour la région tout entière sont imprévisibles. » (Entretien avec Le Courrier de Russie, 19 mars 2018) En Syrie, les Russes défendent bien entendu leurs intérêts stratégiques. Mais en même temps, il suffit de lire le livre récent d’Héléna Perroud, Un Russe nommé Poutine, pour comprendre que les Russes n’adhèrent pas à la mentalité communautariste qui inspire la volonté de détruire la nation syrienne. Tout au contraire, vivant dans un pays immense, dont les nombreuses composantes sont parfaitement rassemblées en une Fédération unificatrice, les Russes semblent présenter une mentalité ouverte – que l’on trouve aussi dans la tradition française – et sont prêts à faire vivre ensemble des ethnies diverses, tenues dans le calme et la paix par un pouvoir fort. Vladimir Poutine l’a d’ailleurs redit très clairement lors de la 15e réunion annuelle du Club Valdaï à Sotchi, le 18 octobre dernier.
Au terme de ce développement, on ne peut qu’être frappé par la correspondance entre l’idée-force des doctrines et projets que nous venons d’évoquer et le principe directeur du plan Feltman-Bandar pour la subversion de la Syrie. Au point que les idées des néoconservateurs apparaissent comme la genèse de cette révolte et en révèlent la finalité.
MISE EN ŒUVRE DU PLAN FELTMAN-BANDAR
La députée syrienne catholique Maria Saadeh a observé et analysé finement les événements syriens de 2011-2012. Nous ne savons pas si elle a eu connaissance du plan Feltman-Bandar, mais les conclusions de son analyse rejoignent les objectifs et les méthodes de ce plan.
« Je considère qu’il s’agit d’une guerre contre l’État syrien. Beaucoup de gens ont été trompés et sont tombés dans le piège de la classification, d’une fausse bipolarisation de notre vie politique. [En fait,] dès le début, l’objectif des agresseurs était de renverser notre gouvernement et notre république laïque [nous dirions : « pluraliste »] au lieu de mettre en chantier des réformes pour plus de démocratie. »
Ensuite, elle souligne l’origine étrangère des troubles : « La crise a commencé en interne, puis s’est étendue par les crimes et exactions de groupes agissant par procuration pour des États étrangers, et a fini par prendre des dimensions multiples. Il est nécessaire de rappeler que la division de la société entre loyalistes et opposition s’est faite au travers de ces deux termes, qui ont été introduits dans la vie quotidienne par les agresseurs étrangers pour déchirer la société syrienne et la transformer en deux parties en conflit. Il y a d’abord eu une importante campagne de propagande depuis l’étranger.
« Cette terminologie – loyalistes et opposition – ne s’appliquait pas seulement à la vie politique, mais aussi aux discours de haine entre les individus afin de créer une opposition anti-régime avec l’objectif de dénaturer le pouvoir politique syrien. Pour exister politiquement, les agresseurs devaient le présenter comme une dictature qui refusait de réformer l’État, les pro-régime, en premier lieu la personne du président. Il fallait en faire des ennemis du peuple pour l’opinion publique. C’est à ce moment que j’ai écrit mon premier article intitulé Opposition ou loyauté. »
Cette création d’une bipolarisation de la vie politique syrienne correspond tout à fait au programme de subversion conçu en décembre 2006 par William Roebuck, diplomate à l’ambassade des États-Unis à Damas (cf. Il est ressuscité n° 185, p. 26), et elle est logiquement le fruit des mesures prises à partir de ce moment-là par l’administration Bush, prorogées par Obama.
À la question de savoir quels facteurs ont permis à la campagne contre l’État syrien de se développer, Maria Saadeh répond : « Pour les agresseurs, les Syriens devaient être divisés et se battre entre eux, afin de les affaiblir. Ils ont ainsi commencé à utiliser la religion en opposant des gens selon leurs croyances ou leur appartenance à d’anciennes communautés qui vivaient en harmonie. » Cette volonté de briser l’harmonie qui régnait entre les différentes composantes de la société correspond exactement à ce que prévoyait le plan Feltman-Bandar, et la correspondance avec ce que nous avons exposé plus haut est manifeste.
Enfin, Maria Saadeh montre bien quel moyen a été utilisé pour créer la zizanie dans la société syrienne : « Le provocateur le plus grand, ce sont les médias occidentaux, par la déformation de la réalité et leur jeu avec le facteur confessionnel. En agissant ainsi, et en répandant de fausses informations [les médias], ont contribué à augmenter l’agitation sociale, la division du peuple et l’escalade de l’hostilité entretenue par certains dirigeants politiques occidentaux en demandant le départ d’El-Assad au faux prétexte de démocratie et de la liberté du peuple syrien. Dès lors, ces dirigeants occidentaux se présentaient comme des défenseurs du peuple syrien en soutenant l’opposition au régime dictatorial, comme ils l’ont qualifié. Les diplomaties occidentales en Syrie ont joué un rôle important dans la provocation, la française en particulier. Celle-ci s’efforce de rassembler ceux qui sont pleins de rancune contre le régime et qui suivent leur instinct, et non leur raison, afin d’accroître l’hostilité contre le gouvernement, les encourageant à s’organiser, en les soutenant diplomatiquement et militairement. » (Citée par Jean-Loup Izambert, Cinquante-six, tome 2, p. 275)
UNE RÉVOLTE FABRIQUÉE PAR DES PAYS ÉTRANGERS
L’accusation de Maria Saadeh selon laquelle la révolte a été créée de l’étranger se heurte aux affirmations d’innombrables analystes pour qui la révolte de Syrie s’est faite sans l’intervention des puissances occidentales, celles-ci s’étant seulement laissées entraîner à soutenir une révolte populaire spontanée. Nous avons déjà vu qu’il n’en est rien. En effet, durant les années qui ont précédé la révolte de 2011, les Occidentaux et leurs alliés ont longuement et minutieusement préparé une opposition syrienne (cf. Il est ressuscité n° 188, p. 21-34). Comme nous l’avons déjà vu, le moment venu – c’est-à-dire dès le début 2011 – les Occidentaux ont activé des structures subversives qui avaient été mises en place depuis plusieurs années. Il s’agissait de Syriens travaillant pour les États-Unis et pour leurs alliés ; nous avons mentionné, à titre d’exemple, le rôle d’Ausama Monajed, le leader du Mouvement pour la démocratie et la justice (cf. Il est ressuscité n° 191, p. 24-25). Les différentes actions subversives ont été très probablement coordonnées selon les indications du plan Feltman-Bandar.
Les preuves que nous avons déjà données et que nous allons étoffer plus loin viennent d’être complétées par un article de Richard Labévière. Ce spécialiste reconnu du Proche-Orient ayant lui-même vécu à Damas, écrit en effet :
« Avant les troubles de Deraa en mars 2011, les services spéciaux américains sont déjà à pied d’œuvre au Liban, en Jordanie et en Turquie pour appuyer des ONG et les startupers [lanceurs] d’une contestation qui va s’organiser à partir des “ réseaux numériques ” dits “ sociaux ”.
Dès les premières manifestations populaires de Deraa, des officines américaines et britanniques vont introduire quantité de fusils M-16 dans le pays, avec l’aide des Frères musulmans jordaniens et des tribus sunnites dont les nombreux trafics se jouent des postes-frontières de la région. Durant les premières protestations, qui dès le début n’ont pas été pacifiques comme continuent à le prétendre les médias occidentaux absents du terrain, des snipers cagoulés ont systématiquement pris pour cible les forces de l’ordre depuis les toits en terrasse des quartiers jouxtant les bâtiments officiels du gouvernorat de Deraa. Selon un rapport confidentiel du BND allemand [services secrets], dès les premiers jours du “ printemps syrien ”, plusieurs dizaines de “ contractors ” américains et britanniques sont à l’œuvre non seulement à Deraa, mais aussi dans la banlieue de Damas, ainsi que dans plusieurs localités côtières entre Tartous et Lattaquié.
À proximité des frontières syriennes, l’installation de deux M. O. C. – Military Operation Center – a commencé dès janvier 2011. Le premier se situe dans une caserne de la banlieue nord de Amman, la capitale jordanienne. Le deuxième s’est installé dans la vieille Antioche, jouxtant la ville turque d’Antakya, le départ de la route de la soie. Les activités de ces deux structures d’états-majors illustrent la première séquence de l’engagement militaire américain en Syrie du printemps 2011 à l’été 2014, avant l’apparition de Daech.
À partir de ces deux plates-formes interarmées se déploient trois programmes. Sous la responsabilité du Pentagone, le premier consiste à fournir différents points d’approvisionnements en armes afin d’équiper et de former des combattants susceptibles de rejoindre l’Armée syrienne libre (ASL), dont les premières unités ont vu le jour fin juillet 2011. Aux mains de la CIA, le deuxième programme consiste à recruter le plus grand nombre possible d’activistes afin de démultiplier les groupes armés locaux chargés de rejoindre l’ASL. Enfin, directement supervisé par le Secrétariat d’État [américain], le troisième programme cherche à créer – avec l’aide des services spéciaux britanniques – des ONG présentables à l’opinion publique internationale. Les fameux “ Casques blancs ”, qui défraieront la chronique durant la bataille d’Alep en décembre 2016, sont l’une des créations du Progamm-3 ! » (Richard Labévière, Syrie : La très sage décision de Donald Trump... prochemoyen-orient. ch, 24 décembre 2018)
Or, Bachar el-Assad semble avoir bien discerné, derrière les agitations dites populaires, le dessein sous-jacent, et y a opposé tous les contre-feux possibles.
QUI INSTRUMENTALISE LE TERRORISME ?
Au cours du mois de mars, puis à nouveau en juin 2011, le président syrien décida de libérer des prisonniers politiques. Ce fut aussitôt un beau concert de conspirationnisme. Les Occidentaux condamnèrent en effet cette mesure, accusant Bachar el-Assad d’avoir instrumentalisé les islamistes libérés. D’après nos innocents démocrates, il aurait voulu par là radicaliser l’opposition pour justifier une répression s’appliquant aussi aux modérés. Cette accusation prouve, à notre avis, l’acharnement des Occidentaux contre le président syrien. En effet, si ces libérations étaient de nature à nuire à la révolution, pourquoi les opposants syriens et les manifestants réclamèrent-ils sans cesse ces libérations, non seulement depuis les premiers appels à manifester lancés sur Facebook début février, mais même après la libération du 20 juin 2011 ? De plus, si Bachar el-Assad a effectivement libéré des islamistes, ce n’est pas lui qui les a instrumentalisés jusqu’à les armer ; ce sont les puissances coalisées contre le président syrien, selon un procédé mis en œuvre en Libye quelques semaines plus tôt. Et une fois de plus, le gouvernement français ne sera pas en reste, la suite des événements le révélera. Comme l’observent très justement Chesnot et Malbrunot, contrairement à ce que prétend la propagande, relayée hélas ! par Alexandre Del Valle et l’intrigante Randa Kassis eux-mêmes, « à elles seules, ces libérations d’intégristes ne suffisent pas à justifier la thèse du Quai d’Orsay selon laquelle Bachar el-Assad serait responsable de la montée en puissance du djihadisme en Syrie » (Les chemins de Damas, p. 255).
Mais alors, pourquoi le président syrien a-t-il libéré ces islamistes ? Il nous semble que c’est tout simplement dans un souci d’apaisement. La libération des prisonniers politiques n’était-elle pas une exigence impérative des Occidentaux et des dissidents syriens depuis une dizaine d’années, rappelée comme préalable obligatoire à toute négociation ? N’était-elle pas aussi la revendication constante de toutes les manifestations ?
Dans une réponse adressée le 24 septembre 2017 à Michel Duclos, ancien ambassadeur de France à Damas, membre du très néoconservateur Institut Montaigne, et à ce titre appelant ouvertement à une partition de la Syrie, Richard Labévière a souligné la responsabilité de l’Arabie saoudite dans l’apparition de cette revendication. Nos bonnes consciences occidentales supposent a priori que cette réclamation saoudienne était évidemment motivée par le souci du respect des Droits de l’homme ! A posteriori, la vraie raison est quelque peu différente : l’Arabie saoudite voulait disposer de meneurs islamistes syriens pour renverser le président el-Assad et prendre le pouvoir à Damas. De fait, le calcul était bon. Un Zahran Alloush par exemple, libéré alors, sévira quatre années durant à la tête de l’organisation Jaish al-islam, jusqu’à ce que l’armée syrienne l’abatte le 25 décembre 2015, au grand dam de l’Arabie saoudite. Finalement, en considérant le comportement de ces djihadistes, on comprend pourquoi les services de sécurité syriens les avaient jetés en prison.
Cela signifie-t-il alors que le président syrien aurait manqué de prudence en libérant de tels criminels ? Qui oserait le prétendre étant donnée la complexité de la situation ?
SÉRIE DE RÉFORMES
Curieusement, ou logiquement ! les Occidentaux font des gorges chaudes de la libération des prisonniers politiques, mais ils n’évoquent jamais les autres mesures prises par le président el-Assad. Le Père Daniël Maes, lui, a bien observé la véritable volonté de réforme du président syrien : « Immédiatement après le début des troubles, fin mars 2011 à Deraa, le président a entamé toutes sortes de réformes. Le gouverneur de Deraa, Faysal Ahmad Kalthoum, fut, à la demande de la population, suspendu (à raison) de sa fonction (23 mars 2011). Les salaires des travailleurs furent augmentés de 20 à 30 % (26 mars 2011). Les Kurdes de Al Hassaka, jusqu’alors considérés comme des étrangers, ont reçu la nationalité syrienne (8 avril 2011). Il y a également d’importantes décisions qui veulent améliorer aussi bien le niveau de vie que la vie politique (24 mars 2011). Quand nous parcourons la liste de mars à octobre, nous voyons qu’elle compte quarante-six réformes. Des élections démocratiques ont été tenues entre-temps pour le choix des bourgmestres. Il y a eu également une nouvelle loi électorale, une nouvelle loi sur les médias, la décentralisation de l’administration, la levée de la loi d’urgence, la libération de prisonniers et, comme déjà mentionnée, une nouvelle Constitution. Toutes ces réformes n’ont eu aucune signification pour la communauté internationale. La Syrie peut faire ce qu’elle veut, l’Occident et ses alliés maintiennent leur objectif d’un nouvel ordre mondial qui passe par la déstabilisation du pays. Le but est de créer le chaos pour déclencher une guerre civile en faisant se combattre les différents groupes confessionnels selon le modèle libanais. Leur ordre nouveau prévoit alors une partition du pays en petits groupes confessionnels : Alaouites, Shiites, Sunnites, Druses. » (cité par Jean-Loup Izambert, Cinquante-six, tome 2, p. 270-272) Ce résumé est d’une vérité étincelante ; dans ce texte, tout est dit !
Dès lors, on comprend que les nombreuses mesures de réforme prises par le président syrien n’aient pas apaisé la révolte : les meneurs des manifestations ne voulaient pas davantage de justice, mais une guerre civile.
MONTÉE EN PUISSANCE DE LA SUBVERSION
Le rapport du CF2 R Syrie : une libanisation fabriquée fourmille de renseignements sur la façon dont la révolte s’est développée. Il note qu’au début, « des bailleurs de fonds saoudiens ont encouragé des groupes armés jordaniens, proches des Frères musulmans, à intervenir dans la région de Deraa. Dès ce moment, des armes de guerre ont été repérées non seulement à Deraa », mais aussi à Homs, à Hama et dans différentes agglomérations proches de la frontière turque. Pourtant, dans un premier temps les activistes les ont peu utilisées. Ils ont creusé des tunnels et des casemates, pour stocker les armes et se dissimuler. Ces techniques ont été mises en œuvre notamment dans la citadelle d’Alep (nous en avons reçu un témoignage direct), mais aussi à Homs, ville qui présentait nombre d’avantages géographiques et démographiques pour jouer le rôle d’épicentre de la lutte armée contre le gouvernement. Pendant environ trois mois, les manifestations sont restées globalement pacifiques.
ATTENTATS ET DÉSINFORMATION
Maria Saadeh explique : « Dès le début de la crise est apparu, au moment des revendications légitimes du peuple syrien, le processus d’une initiation médiatique provocatrice accompagnée d’une division sociale entre les loyalistes et l’opposition. Puis, peu après, des provocations – tirs sur les forces de l’ordre, assassinats de policiers, de militaires, de fonctionnaires, attentats à la voiture piégée – ont eu lieu. À ce moment, les relais de propagande ont commencé depuis l’étranger la diffusion de fausses informations, avec une terminologie nourrissant le confessionnalisme et l’opposition entre les loyalistes et la prétendue opposition. » (citée par Jean-Loup Izambert, Cinquante-six, tome 2, p. 277)
Le rapport d’enquête Syrie : une libanisation fabriquée a analysé les techniques de désinformation utilisées par les médias occidentaux et des pays du golfe arabo-persique, et en donne de nombreux exemples (p. 32-38). Ajoutons le témoignage de Pierre Piccinin da Prata, un chercheur belge enseignant l’histoire et les sciences politiques à l’École européenne de Bruxelles, qui s’est rendu de nombreuses fois en Syrie, a été fait prisonnier par l’armée syrienne puis par les rebelles. Même si nous ne pouvons pas avaliser toutes ses déclarations, le témoignage suivant est éloquent : « En juillet 2011, j’avais été frappé par la distorsion qui existait entre le terrain et “ l’information ”, et ce, plus encore à l’occasion d’une expérience très précise, à Hama. Le vendredi 15 juillet, j’y avais assisté à une manifestation [anti-Assad] qui avait rassemblé entre 3 000 et 10 000 personnes. Le soir même, l’AFP suivie des bulletins de France 24, d’Euronews et du journal Le Monde, avait annoncé 500 000 manifestants et la fin prochaine du régime ! Il convenait de s’interroger sur l’origine de “ l’information ” : l’OSDH... La ville de Hama, qui plus est, ne compte pas même 400 000 habitants, ce qu’aucune rédaction n’a vérifié. L’étiquette “ droit-de-l’hommienne ” de cette organisation semble ainsi avoir inspiré une totale confiance. » (Pierre Piccinin Da Prata, Désinformation massive, Afrique-Asie, mars 2012) Et de conclure : « L’OSDH et Al-Jazeera intoxiquent le monde journalistique avec des faux. » (Armin Arefi, “ Syrie : Pierre Piccinin, l’homme qui en savait trop ”, Le Point, 29 mai 2012).
Voilà un exemple concret de l’efficacité de l’organisation mise en place par les puissances occidentales avant le déclenchement de la révolte ; et l’OSDH continuera sa propagande mensongère durant toute la durée de la guerre.
DES MANIFESTATIONS PACIFIQUES
AUX MANIFESTATIONS VIOLENTES
Lors d’une rencontre publique à Rome en 2013, Ammar Bagdash, dirigeant du Parti communiste syrien, a bien expliqué cette évolution : « En Syrie, [les Occidentaux et leurs alliés du Golfe] veulent refaire ce qui s’est passé en Égypte et en Tunisie. Mais là, il s’agissait de deux pays philo-impérialistes. Dans le cas de la Syrie, c’était différent. Ils ont commencé par des manifestations populaires dans les régions rurales de Daraa et d’Idleb (NdA : régions rurales très durement touchées et éprouvées par une succession d’années de sécheresse). Mais dans les villes, il y eut immédiatement de grandes manifestations populaires de soutien à Assad. Par ailleurs, au début, la police ne tirait pas. Ce sont certains éléments parmi les manifestants qui ont commencé les actions violentes. » (cité par Jean-Loup Izambert, Cinquante-six, tome 1, p. 229)
Effectivement, des Syriens qui ont vécu ces événements nous ont confirmé que dans les premiers mois de la révolte, les policiers n’étaient pas armés, conformément aux consignes de la présidence. L’enquête du CF2 R révèle que, de ce fait, les forces de l’ordre ont payé un lourd tribut, et ont demandé au président de leur donner des armes pour se défendre. Le docteur Elias Lahham, médecin chrétien formé en France, et exerçant comme chirurgien à l’hôpital Saint-Louis de Damas, a opéré des milliers de blessés de guerre durant le conflit. Il déclarait en octobre dernier à un journaliste français : « Les premiers blessés de guerre que j’ai opérés étaient des policiers victimes de tirs d’armes à feu : le pouvoir les avait désarmés avant de les envoyer encadrer les premières manifestations “ spontanées ”, notamment à Deraa. » Et de conclure au sujet du président syrien : « Celui que l’Occident décrit comme un boucher est considéré ici comme un tendre. » (Mériadec Raffray, Syrie : les questions et les doutes qui émergent avec la reconstruction, 23 octobre 2018, globalgeonews. com)
Bahar Kimyongür explique dans son livre Syriana (2011) : « La télévision nationale syrienne diffusait des images de groupes armés postés sur les toits et tirant au hasard, à la fois sur la foule et sur les forces de l’ordre. Ces mêmes images ont été relayées par les chaînes occidentales et saoudiennes adjointes d’un commentaire accablant le gouvernement de Damas. L’histoire de snipers tirant à l’aveuglette pour semer le chaos n’est pas sans rappeler les événements dramatiques survenus au Venezuela en 2002, en marge du coup d’État contre le président Hugo Chavez. On y voyait de mystérieux tireurs d’élite ouvrir le feu sur la foule. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la confusion autour de ces mystérieux tireurs d’élite mériterait une enquête impartiale, exigence légitime et raisonnable que la presse atlantiste balaie du revers de la main. » (cité par Jean-Loup Izambert, Cinquante-six, tome 1, p. 231)
La technique de l’utilisation de snippers tirant à la fois sur la foule et sur les forces de l’ordre pour créer le chaos n’a pas été utilisée seulement lors de la tentative de coup d’État au Venezuela. On la trouve dans toutes les révolutions colorées d’Europe de l’Est et dans les révolutions du Printemps arabe (Tunisie, Libye...). Une fois de plus, l’identité des modes opératoires communs à ces différentes révolutions prouve leur orchestration.
Les témoignages abondent sur la présence d’armes dans les manifestations. Pour Maria Saadeh l’ “ opposition ” reconnue par Paris comme “ seule représentante légitime ” du peuple syrien « n’a aucune légitimité, et dans leur grande majorité les Syriens sont parfaitement conscients qu’il s’agit d’oppositions et de bandes armées créées de toute pièce par des services secrets étrangers pour provoquer des crimes contre notre pays. Mes électeurs le disent aujourd’hui ouvertement, et sont de plus en plus nombreux à vouloir s’engager contre ces criminels. » (cité par Jean-Loup Izambert, Cinquante-six, tome 2, p. 274)
Malgré tout, les témoins des événements insistent pour dire que le pays n’était pas à feu et à sang au printemps 2011. Il y avait des manifestations, des exactions, mais l’ensemble du pays n’était pas en état de révolte, contrairement à ce que les médias faisaient croire aux opinions publiques occidentales.
INTERVENTIONS ÉTRANGÈRES POUR SOUTENIR LA RÉVOLTE
L’avenir dira l’ampleur exacte de l’implication occidentale, sur laquelle nous manquons encore de détails. Mentionnons toutefois quelques faits éloquents glanés au fil de nos recherches.
CRÉER UN CONSEIL NATIONAL DE TRANSITION SYRIEN.
L’un des piliers de la stratégie occidentale, dès le lancement de la révolte, était la création d’un Conseil national de transition, sur le modèle de ce qui avait été fait pour la Libye. Jean-Loup Izambert révèle que « dès la fin mars 2011, le ministère de la Défense étasunien charge Farid al-Ghadiri de former un “ conseil de transition syrien ” » (Cinquante-Six, tome 1, p. 179). Nous avons évoqué plus haut l’itinéraire de ce transfuge syrien dont la raison de vivre semble être le renversement de Bachar el-Assad et la mise de la Syrie sous tutelle israélienne. Il n’est donc pas étonnant de voir ce dissident appeler, plus que jamais en ce printemps 2011, au renversement du président syrien. Par exemple, lors de son intervention sur une radio américaine le 26 avril 2011. N’ira-t-il pas jusqu’à souhaiter, dans son discours du 14 septembre 2011 à l’Institut juif pour les affaires de la sécurité nationale (JINSA) à Washington, que le drapeau israélien flotte sur Damas ? Nous constatons donc une fois de plus une véritable continuité dans la politique américaine, une implication dans ce conflit dès le commencement des événements, mais aussi une grande discrétion, la stratégie des États-Unis consistant à faire agir leurs alliés, tout en restant eux-mêmes dans l’ombre.
En réalité, Washington distribua les rôles auprès de ses principaux alliés afin d’arriver à mettre en place ce Conseil national de transition syrien. Dans son article déjà cité, Alastair Crooke affirme : « [après la concertation initiale] les étapes suivantes ont consisté à faire entrer dans l’équipe le président français Sarkozy, l’archipromoteur du modèle du conseil de transition de Benghazi qui avait fait de l’Otan un instrument de changement de régime. Barak Obama a ensuite contribué à persuader le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, déjà piqué à Assad, de jouer le rôle du conseil de transition à la frontière syrienne, et de donner sa légitimité à la “ résistance ”. » En fait, la France, la Turquie et le Qatar étaient impliqués dans le jeu syrien en coordination avec les États-Unis depuis les années 2007-2008.
D’après Chesnot et Malbrunot, la France aurait « délégué à son partenaire qatarien une partie du dossier syrien » (Les chemins de Damas, p. 253). Ce partage des tâches sur le dossier syrien était d’autant plus aisé que la collaboration politique des deux pays sur le dossier syrien remontait au début du mandat présidentiel de Sarkozy (Il est ressuscité n° 185 et n° 188). « En s’appuyant sur la direction [des Frères musulmans] hors de Syrie, le Qatar va s’activer à constituer un conseil de transition sur le modèle de celui qui vient d’être fondé en Libye, conseil que l’Occident reconnaîtra comme son interlocuteur unique. » (ibid., p. 252)
Le Qatar prit également part au soutien des opérations de rébellion. Dans une entrevue avec QatarTV, le 25 octobre 2017, l’ancien premier ministre et ministre des Affaires étrangères du Qatar, Sheikh Hamad bin Jassim bin Jaber al-Thani, expliqua que les Qataris étaient aux ordres des États-Unis et travaillaient avec eux, avec les Turcs, les Saoudiens et quelques autres dans les deux Centres d’opérations miliaires de Jordanie et de Turquie mentionnés plus haut.
Le rôle spécifique de la France était de fournir une façade “ laïque ” au futur Conseil national de transition, constitué à 80 % d’islamistes ! Nicolas Sarkozy et son gouvernement s’investirent donc dans l’accomplissement de leur mission.
LE RÔLE DE LA FRANCE.
Le 16 avril 2011, Alain Juppé, ministre français des Affaires étrangères, organisa à l’Institut du Monde arabe à Paris un colloque où il annonça un changement de la politique de la France à l’égard du monde arabe. « Trop longtemps, nous avons pensé que les régimes [arabes] autoritaires étaient les seuls remparts contre l’extrémisme [islamiste] dans le monde arabe. Trop longtemps, nous avons brandi le prétexte [sic !] de la menace islamiste pour justifier une certaine complaisance à l’égard de gouvernements qui bafouaient la liberté et freinaient le développement de leur pays. » Plus loin il ajouta : « C’est vrai, par le passé, retenus notamment par la crainte de la menace fondamentaliste, nous avons parfois hésité à réagir face à certaines atteintes » contre les droits de l’Homme. Sous-entendu : ce temps est révolu. Il déclara enfin : « Nous, Français, pensions très bien connaître ces sociétés, avec lesquelles nos liens sont anciens et solides. Mais le “ printemps arabe ” nous a montré que nous en ignorions des pans entiers. » Sous-entendu : nous ignorions jusque-là que nous pouvions travailler avec les islamistes, mais nos amis, les néoconservateurs américains, nous ont appris qu’on pouvait le faire. Et le ministre osa lancer cette interpellation : « M. Ben Salem nous a dit tout à l’heure que les islamistes allaient nous surprendre. Chiche ! Surprenez-nous, je ne demande que cela. Et nous allons nous aussi vous surprendre, parce que nous ne sommes pas du tout dans une disposition d’esprit qui consiste à stigmatiser le monde musulman ou la religion musulmane, mais bien au contraire, de dialoguer avec elle. » Nous avons dit dans notre article précédent qu’Alain Juppé avait déjà recommandé à ses collaborateurs, le 7 mars 2011, de travailler avec les Frères musulmans.
Et pour rassurer les plus naïfs parmi le public, Monsieur Juppé ajouta : « Notre politique n’a pas pour objectif de conduire à des changements de régime. Nous n’avons pas l’intention de décider de la nature et de la répartition des compétences internes de pays qui sont indépendants. » Nous voilà rassurés. Pourtant, le 24 octobre 2015, le même Alain Juppé écrivait sur son propre blog : « Nous avions nous aussi, Américains et Européens, un objectif clair : éliminer Bachar, responsable à nos yeux de l’écrasement de son peuple, de la radicalisation de son opposition et finalement de la montée en puissance de Daech. Et faciliter la transition vers une Syrie sans Bachar. » (Alain Juppé, Le blog-notes. « Notre fiasco syrien »). Quand faut-il croire M. Juppé ?
Une étude attentive de sa politique dès son arrivée au Quai d’Orsay nous incline à croire que Monsieur Juppé avait décidé, avec le président Sarkozy, de suivre l’allié américain dans son entreprise de déstabilisation des chefs d’État arabes de types autoritaires et laïques, pour les remplacer par des régimes islamiques, type Frères musulmans, conformément aux préconisations du courant néoconservateur américain. D’aucuns font même remonter l’adhésion d’Alain Juppé au néoconservatisme américain, à sa traversée du désert en 2004, année qu’il passa au Québec et durant laquelle il aurait rencontré régulièrement les néoconservateurs US. En fait, Monsieur Juppé avait déjà montré son parti pris atlantiste durant la guerre de Yougoslavie. Toujours est-il que, durant cette année 2011, Alain Juppé s’est fait l’exécuteur français de la politique américaine de subversion du Moyen-Orient.
Il n’agissait pas seul au sein du gouvernement français. Christian Chesnot et Georges Malbrunot rapportent que la ligne pro-islamiste de celui qu’on appelait Ali Juppé était partagée au Quai d’Orsay par un ensemble de “ jeunes loups ” formant ce que l’on appelle « la secte ». En faisaient partie, par exemple, Patrice Paoli et Ludovic Pouille, que nous avons mentionnés dans notre article précédent. Un ambassadeur présent au colloque du 16 avril avoua à nos auteurs : « Patrice Paoli a été le chantre de cet islam politique sponsorisé par le Qatar [...]. Il était devenu un combattant de la liberté, y compris quand celle-ci est défendue par les Frères musulmans. » (Les chemins de Damas, p. 264)
LES AGENTS SYRIENS DE L’OCCIDENT PRÉSENTÉS PAR LA FRANCE.
Dans le même temps, Bassma Kodmani, personnalité importante que nous avons présentée dans nos articles précédents, sortit de l’ombre et tint une série de réunions en France, accompagnée d’un autre universitaire franco-syrien, Bourhane Ghalioune. Le journaliste libanais René Naba croit savoir que « le premier à avoir fait acte d’allégeance [à la rébellion syrienne] aura été la recrue de choix de l’administration française, Bourhane Ghalioune, propulsé à la tête de l’opposition off-shore syrienne par Alain Juppé, sur recommandation de Bruno Levallois, agrégé d’arabe, ancien directeur de l’Institut du Monde Arabe et oncle de la commentatrice multimédia Agnès Levallois, ancienne officiante à la Direction du renseignement militaire (DRM). » À moins que ce ne soit à la Direction des Affaires stratégiques (DAS) (René Naba, L’adoubement des dirigeants de l’opposition off shore syrienne par Israël : un blanchissement de leurs turpitudes, madaniya. info, 2 mai 2017).
Kodmani et Ghalioune organisèrent en mai un meeting à la mairie du XIVe arrondissement de Paris où ils annoncèrent le lancement de ce qu’ils appelèrent « la révolution syrienne », meeting en arabe transmis en direct sur Facebook (Jean-Loup Izambert, Cinquante-Six, tome 1, p. 114). Le rôle discret de Bassma Kodmani est ici déterminant puisque Bourhane Ghalioune deviendra sous peu le premier président du Conseil national syrien, dont Kodmani sera la porte-parole.
La mention d’Agnès Levallois renvoie au rôle joué par l’Institut de Recherche et d’Études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO). Nous avons évoqué, dans notre article précédent, l’importance de ce think-tank dans l’organisation de la subversion en Libye et en Syrie. Quand on découvre que l’iReMMO regroupe en son sein des personnalités telles que Bassma Kodmani, Agnès Levallois, Salam Kawakibi, ainsi que nombre de plumitifs sévissant au Monde, on prend la mesure de l’orchestration non seulement nationale, mais internationale de l’agression contre l’État syrien. Étienne Pellot a parfaitement stigmatisé l’erreur, pour ne pas dire plus, d’un des membres de l’iReMMO, François Burgat : « Il considère les Frères musulmans comme les démocrates-chrétiens de l’Islam » (prochetmoyen-orient. ch, 13 février 2017). C’est par ce genre de conceptions absurdes que les puissances occidentales se sont autorisées à instrumentaliser les islamistes contre l’État syrien. Mais l’alliance des pays occidentaux avec les islamistes est allée beaucoup plus loin.
INSTRUMENTALISATION DES COMBATTANTS ISLAMISTES.
En août 2011, l’agence de presse israélienne Debkafile, proche des services de renseignement israéliens, révéla que « l’OTAN, en liaison avec le haut commandement turc, était impliquée dans le recrutement de mercenaires djihadistes dès le début de la crise syrienne, en mars 2011. Cette action avait pour objectif de développer “ une campagne visant à enrôler des milliers de volontaires musulmans dans les pays du Moyen-Orient et le monde musulman, pour combattre aux côtés des rebelles syriens. L’armée turque logerait ces volontaires, les formerait et assurerait leur passage en Syrie ”. Les Frères musulmans tiennent, eux, les bureaux de recrutement dans ces pays... » (Jean-Loup Izambert, Cinquante-six, tome 1, p. 289)
Ces recrues ont été formées au combat urbain par des instructeurs occidentaux dans des centres spécialisés en Jordanie et en Turquie. René Naba a évoqué « l’aménagement d’une plate-forme opérationnelle de la DGSE [les services secrets français] dans le nord du Liban en vue de former des opposants syriens à des opérations commandos contre le pouvoir alaouite, en pleine violation de la souveraineté libanaise » (René Naba, Syrie : La crédibilité de l’opposition syrienne à l’épreuve du parrainage franco-turc, 2 décembre 2011). Cette plate-forme complétait le dispositif occidental, constitué entre autres par les deux Salles d’opérations mentionnées par Richard Labévière, mais aussi par l’ancien Premier ministre du Qatar.
L’action de combattants islamistes pour semer la révolution faisait partie intégrante de la stratégie américaine. Elle était prévue dans les plans d’opération (plan Feltman-Bandar), et nous avons constaté leur rôle dans les événements, réalisant ces plans. Le 24 avril 2011, c’est-à-dire quarante jours seulement après le début de la sédition, les intentions américaines furent cyniquement dévoilées par Michèle Flournoy, sous-secrétaire à la politique de Défense des États-Unis. Elle était tellement assurée de la réussite prochaine de la subversion menée contre la Syrie, qu’elle déclara publiquement : « La solution à la crise en Syrie passe par la rupture de son alliance avec l’Iran, le Hezbollah et le Hamas, et son ralliement au bloc stratégique des pays du Golfe afin de faciliter la relance du processus de paix avec Israël. C’est ainsi que se calmeront la crise et la violence en Syrie. » (Al-Manar, 28 avril 2011)
Si au contraire la Syrie persistait dans sa politique, les foudres de l’enfer tomberaient sur elle, sous la forme de l’aggravation de la révolution, justifiant une intervention internationale. « Dans plusieurs publications des Frères musulmans à Londres depuis le début de la révolte syrienne, on peut lire à l’attention des manifestants du pays : “ Si vous voulez voir le dossier syrien à l’ONU, il faut tuer au moins quelques milliers de personnes. ” » (Syrie : une libanisation fabriquée, p. 18) C’est effectivement ce qui se passa. Trois jours après la déclaration de Michèle Flournoy, Washington, Londres et Paris dénoncèrent à l’ONU les mesures de répression prises par le président el-Assad. Au cours d’une séance du Conseil de sécurité, les États-Unis, par la voix de leur ambassadrice Susan Rice, sommèrent Bachar el-Assad de « changer de cap maintenant » et « d’écouter les appels de son propre peuple » pour le changement. L’influent sénateur américain John McCain affirma de son côté que le président syrien Bachar el-Assad avait « perdu sa légitimité » en faisant tirer sur son peuple et qu’il « devrait partir ».
Mais contrairement à ce qui s’était passé en mars précédent pour la Libye, cette fois la Russie et la Chine s’opposèrent à une déclaration commune du Conseil de sécurité. C’était le premier d’une longue série d’échecs pour la coalition occidentale, qui n’empêcheront malheureusement pas complètement la coalition de nuire à la Syrie. Le 29 avril, Washington imposa des sanctions économiques contre plusieurs responsables syriens. Le 10 mai, l’Union européenne imita servilement son mentor. Le 18 mai, Washington décida d’imposer des sanctions contre le président el-Assad lui-même, et le lendemain le président Obama appela Bachar el-Assad à diriger la transition ou à se retirer du pouvoir. Comment peut-on prétendre après cela que les États-Unis et leurs alliés ne sont pas intervenus dans la crise de Syrie à son début ?
LES NÉOCONSERVATEURS FRANÇAIS À L’ŒUVRE.
Les relais français des néoconservateurs américains se démenèrent pour créer dans l’Hexagone un mouvement de soutien à la révolte contre le président syrien. À commencer bien sûr par le dévoué Bernard-Henri Lévy. Le 2 juin 2011, il intervint à l’université de Tel-Aviv, dont le doyen de la Faculté des sciences humaines, Eyal Zisser, était – hasard heureux ? – le « Monsieur Syrie » des services de renseignement israéliens. Quand on demanda à BHL pourquoi il intervenait pour la transition en Libye plus que pour celle en Syrie, pays voisin d’Israël, il répondit très clairement : « c’est juste une question de capacité, de pragmatisme et de chronologie [...]. Si la coalition, si le monde libre, parvient à ses fins en Libye, ce sera une très mauvaise nouvelle pour Assad, pour la dictature syrienne et ce sera une petite bonne nouvelle, tardive – mais mieux vaut tard que jamais – pour l’opposition syrienne. Cela sonnera comme un avertissement. Si Kadhafi, comme je le pense, est renversé d’ici quelques jours ou quelques semaines, Bachar el-Assad saura qu’il est le prochain sur la liste. »
Le 4 juillet, le même Bernard-Henri Lévy, Bernard Kouchner, André Glucksman (tous compères du Cercle de l’Oratoire, l’une des principales officines des néoconservateurs français) et Laurent Fabius, organisèrent une réunion à Paris : « SOS Syrie : grand meeting pour une Syrie démocratique », où il était annoncé : « 1 400 morts... Des milliers de torturés... Plus de 10 000 arrestations... halte au massacre ! Assad doit partir ! » Le programme était clair ! Étaient présents à cette réunion une bonne douzaine de dissidents syriens, de parfaits inconnus pour la plupart, mais aussi des personnalités françaises telles qu’Axel Poniatowski dont nous avons déjà précisé les liens avec la National Endowment Democracy (NED), succursale du département d’État américain pour organiser des déstabilisations politiques dans le monde entier (Il est ressuscité n° 188, juin 2018, p. 34). Et Frédéric Encel dont nous avons précisé plus haut les qualités. D’autres personnalités politiques françaises apportèrent leur soutien à cette réunion. On dit aussi qu’un agent israélien et un agent saoudien étaient présents à la réunion pour s’assurer de son bon déroulement.
Le 7 juillet, l’ambassadeur américain en Syrie, Robert Ford, décida de concert avec l’ambassadeur de France Éric Chevalier, de se rendre à Hama pour soutenir ouvertement une manifestation d’opposition au gouvernement syrien. Chesnot et Malbrunot racontent : « La grande ville du centre de la Syrie était à l’époque le cœur des manifestations contre le régime. Mais Hama est aussi le fief historique de ses opposants islamistes, les Frères musulmans, qui y furent massacrés en nombre en 1982. S’y rendre, pour un ambassadeur, c’est donner le signe que son pays soutient les islamistes, même si ce jour-là beaucoup d’autres opposants battaient le pavé. » Dès ce moment, à Paris le mot d’ordre est : « Il faut que Bachar tombe. » (Les chemins de Damas, p. 273 et 282-283) Fayez Nahabieh, un Syrien établi en France, observe très justement : « Madame Cha’abban, conseillère auprès du président syrien en matière de communication, a exprimé une vive protestation contre cette visite, car elle-même n’a pas pu entrer dans la ville en raison des barricades érigées, et ce, alors que Monsieur Ford y était déjà. De l’ingérence en flagrant délit. Imaginons la réaction américaine si l’ambassadeur syrien était présent, même par hasard, à New York, lors des troubles qui y ont eu lieu voici quelques années ! » (Réflexion sur les origines de la crise syrienne et les moyens d’en sortir, 15 juillet 2011, infosyrie. fr)
Enfin, le 18 août 2011, le président Barack Obama demanda officiellement le départ de Bachar el-Assad, immédiatement imité par Sarkozy, Merkel et Cameron, ses fidèles alliés. Le président syrien n’étant pas décidé à obéir aux injonctions de puissances étrangères, ces dernières allaient déchaîner sur la Syrie leurs énormes capacités de nuisances, via leurs « proxies ».
RÉPONSE DU PRÉSIDENT EL-ASSAD
À LA SUBVERSION ARMÉE
Comme nous l’avons dit plus haut, en présence des premières actions armées des manifestants, le président syrien donna l’ordre à l’armée, dans un premier temps, de ne pas se servir de ses armes. Résultat : il y eut beaucoup de victimes dans les rangs des militaires. Aussi, face à la multiplication des armes et des offensives contre les minorités et les postes de police et de l’armée, provoquant de véritables massacres, Bachar el-Assad ordonna de réprimer la révolte par la force. Cette décision du chef de l’État syrien constitue aux yeux des “ l’opinion publique ” occidentale soigneusement conditionnée par les campagnes médiatiques, un crime impardonnable. Qu’en est-il réellement ?
Pour répondre à cette question, il faut commencer par remarquer que, depuis plusieurs années, la stratégie américaine consistait précisément à placer le président syrien dans une situation telle qu’il serait contraint de faire usage de la force. C’était le but à atteindre, car cela permettrait de déclencher une campagne internationale contre lui et de justifier son renversement. Comme nous l’avons abondamment montré, les Occidentaux et leurs alliés ont tout fait pour que cela arrive. Ils ont préparé la subversion, ils ont organisé la révolte, ils lui ont donné dès le début une large publicité, ils l’ont soutenue. Et surtout, ils ont organisé les livraisons d’armes aux rebelles. En présence de cette situation, que pouvait faire le président syrien ?
Le patriarche Grégoire III Laham a très bien fait sentir la difficulté, lorsqu’il déclarait à Gilles-Emmanuel Jacquet en 2017 : « Les insurgés venaient de Jordanie. Ils étaient dans les beaux hôtels d’Amman jusqu’au moment où ils étaient appelés à entrer en Syrie. Là où les opposants viennent, ils amènent le chaos. Dans mon village, à Daraya, les gens vivaient ensemble, chrétiens et musulmans, sans aucun problème. Bien sûr, il y avait des opposants à l’État... À Damas aussi, il y a des opposants parmi le peuple... Il ne faut pas fermer les yeux... À Daraya, les opposants sont entrés et ils ont commencé à ordonner : “ Fermez ceci ” ou “ Faites des manifestations. ” Mais ! on a le droit de vivre, non ?... Partout où ils viennent, ils créent le chaos ; d’ailleurs, c’est leur système. Ils créent le chaos et se barricadent derrière le peuple dans les écoles, dans les églises, dans les mosquées. [Ici, à Damas] ils sont à 500 mètres de nous [dans le quartier de Jobar] ! En 2016, c’était assez calme, mais parfois une centaine d’obus par jour tombaient sur Damas. Ce sont des criminels... On parle d’opposition modérée, mais ce sont des mensonges. Là où l’armée et le gouvernement entrent, c’est la paix et la sécurité. Que peut faire le président Assad ? Je ne défends ni le président ni le régime, je vous dis la vérité. Toutes ces attaques contre le président... Que voulez-vous qu’il fasse ? Qu’il se croise les bras quand son peuple est attaqué ? Ici, si on n’avait pas réagi comme il faut, nous aurions été envahis par l’opposition. » (stratpol. com, 1er juillet 2017)
Tout ce qui précède devrait suffire à dissiper l’accusation de crime contre l’humanité portée contre le président syrien. Et pourtant, aucun des faits et des témoignages que nous avons donnés, y compris le dernier, ne semblent être compris de nos élites bien-pensantes. La raison en est que les opérations de répression menées par la police et l’armée syriennes sur ordre du président à l’encontre de la subversion sont considérées de soi comme un crime commis contre le droit d’expression, le droit de manifestation, le droit d’opposition, etc. L’Occidental est conditionné à prendre systématiquement parti pour l’insurgé contre le chef de l’État et ceux qui maintiennent l’ordre. Nous ne sommes plus dans le raisonnement de bon sens, mais dans la passion idéologique.
Il s’agit là, nous semble-t-il, d’une véritable perte du sens moral. Dans ces conditions, la déclaration de bon sens du patriarche Grégoire, aussi pertinente et émouvante soit-elle, ne nous semble pas suffisante dans la mesure où elle ne dit pas que les mesures prises par le président syrien en vue de maintenir l’ordre dans son pays étaient moralement légitimes. Comme l’écrit l’ancien ambassadeur Michel Raimbaud : « Bachar el-Assad, président légitime d’un pays en guerre, sans qui la Syrie ne serait plus qu’un souvenir, fait seulement son devoir. » (La nouvelle guerre froide se transforme progressivement en une guerre ouverte, 13 avril 2018) C’est cette vérité qu’il est urgent de rétablir.
LÉGITIMITÉ DE LA RÉPRESSION GOUVERNEMENTALE
Commençons par relire un extrait de l’entrevue accordée par Bouthaina Chaabane au chercheur français Frédéric Pichon en février 2015 :
« Frédéric Pichon : La révolte qui a éclaté en mars 2011 a été fermement combattue. Comprenez-vous que les opinions publiques en Occident puissent être choquées par la violence de la répression ? L’armée syrienne n’a-t-elle pas fait un usage exagéré de la force, comme disent les spécialistes du maintien de l’ordre ?
« Bouthaina Chaabane : Vous savez, dès les premières semaines du conflit, le plus lourd tribut a été payé par les forces de sécurité. L’existence de manifestations pacifiques, sans être tout à fait fausse, doit être largement relativisée. Dès le début, certains groupes infiltrés dans les cortèges étaient bien décidés à provoquer une escalade en s’en prenant frontalement aux policiers et aux militaires. Vous parlez d’un usage exagéré de la force. Lorsqu’un kamikaze s’est fait exploser à Homs devant une école, tuant cinquante enfants de moins de douze ans, il n’y a pas eu la moindre protestation ni condamnation de la part d’un seul gouvernement occidental. Quand les terroristes ont investi la ville d’Adra, égorgeant les femmes et les enfants dont le seul tort était d’être loyalistes, comment voulez-vous que l’armée, qui a en charge la sécurité du pays, réagisse autrement que par la force ? C’est la responsabilité d’un gouvernement et de ses soldats de protéger les citoyens. Moi-même, je ne peux pas me rendre dans mon village d’origine car il est entouré de zones tenues par des terroristes. En France, en 2012, lorsqu’il s’est agi de neutraliser Mohammed Merah, la police française a fait quasiment sauter son appartement. Il a fini avec plusieurs dizaines de balles dans le corps. Quelqu’un a-t-il osé prétendre que les forces de l’ordre avaient fait un usage exagéré de la force ? Une “ opposition [politique] armée ”, cela n’existe pas. Je ne pense pas que la France tolérerait une opposition armée. Cette expression forgée par les médias occidentaux n’a aucun sens. Il serait plus juste de parler de criminels armés ou de terroristes armés. La seule opposition qui importe, c’est une opposition politique. Or, mis à part le départ du président Assad, on ne connaît à celle-ci aucun programme. Comment voulez-vous que les Syriens fassent un autre choix que celui du gouvernement ? L’Occident veut nous enfermer dans un piège sémantique en faisant croire que la violence vient uniquement de notre côté. Oui, la violence existe, mais elle est légitime. Elle est celle que tout État souverain peut et doit exercer sur son sol si la sécurité et la stabilité du pays sont menacées. Qui peut nier que ce soit le cas en Syrie en ce moment ? »
Il est finalement assez étonnant de constater que cette vérité est comprise par des gens qui ne connaissent probablement pas la juste morale catholique à ce sujet. Toutefois, malgré l’évident bon sens de ces déclarations, la désorientation morale est tellement généralisée que l’avis d’un théologien catholique nous semble nécessaire pour retrouver les critères moraux de base, indispensables pour distinguer entre une action légitime et une action illégitime.
L’AVIS DU THÉOLOGIEN CATHOLIQUE
La déclaration de Madame Chaabane rejoint exactement ce que l’abbé Georges de Nantes, notre Père fondateur, expliquait au moment de la guerre d’Algérie, dans des articles de l’Ordre français (n° 6, d’octobre-novembre 1956, n° 14 de septembre 1957, n° 15 d’octobre et n° 16 de novembre). En présence d’une insurrection révolutionnaire menaçant la paix et l’existence même des départements français d’Algérie où vivait « une communauté historique », notre Père justifia en moraliste vraiment catholique l’usage de la force par l’État français et par l’armée française, afin de mettre les rebelles hors d’état de nuire, et de ramener l’ordre dans la partie du territoire national menacée par l’insurrection. En théologien, l’abbé de Nantes réfuta la déclaration des évêques de France prétendant « condamner la violence d’où qu’elle vienne ». Notre Père expliquait alors qu’il est profondément immoral d’identifier l’emploi de la violence par l’État à la violence des terroristes, et de réduire la valeur morale de l’un à celle de l’autre. Lorsque l’État fait usage de la force pour maintenir l’ordre dans la nation, il est parfaitement dans son droit, contrairement aux terroristes.
En outre, l’abbé de Nantes expliqua à ses paroissiens de Villemaur-sur-Vanne, comme jadis le bienheureux Charles de Foucauld à ses correspondants, que pour avoir méprisé cet avis, la France aurait bientôt à lutter contre le terrorisme sur son territoire métropolitain. Bachar el-Assad a parlé comme lui en stigmatisant le soutien du gouvernement français au terrorisme islamiste et en le mettant en garde contre les conséquences de cette politique irresponsable. Pour avoir tenu ce langage de vérité, l’abbé de Nantes fut injustement sanctionné par son évêque, sans aucun jugement préalable. Comment s’étonner, dès lors, que les catholiques et a fortiori nos démocraties occidentales, se fourvoient aujourd’hui complètement dans l’appréciation de la politique menée par le président syrien ?
UN USAGE EXAGÉRÉ DE LA FORCE ?
Une fois établie la moralité de la répression menée par l’État, ne doit-on pas, tout de même, « déplorer la brutalité de la répression » ? Pour répondre à cette question, il est d’abord nécessaire de rappeler que l’État national est seul responsable et juge souverain en cette matière ; personne d’autre n’est habilité à porter un tel jugement. En Chrétienté, l’on pouvait certes porter une plainte devant le Souverain Pontife afin qu’il dirime un conflit ; des pays font appel, encore aujourd’hui, à la médiation du Vatican. Mais en aucun cas l’ONU ne saurait être tenue pour compétente, malgré la quincaillerie à prétention juridique dénommée « responsabilité de protéger », qui n’est rien d’autre qu’un “ droit ” d’ingérence mal déguisé. Redisons-le : jamais l’idéologie maçonnique onusienne se prétendant supérieure à la souveraineté des États ne pourra avoir de véritable légitimité. En réalité, le montage pseudo-juridique du devoir d’ingérence est un concept maçonnique introduit par l’internationale des néoconservateurs pour conférer un habillage “ légal ” à leurs entreprises de renversement de pouvoirs politiques légitimes.
D’autre part, dans la pratique, avant de porter un jugement sur la façon dont Bachar el-Assad a agi, il faut se souvenir que dans les pays du Moyen-Orient la répression est souvent, pour ne pas dire toujours, pratiquée de façon violente, avec un usage courant de la torture, l’élimination des prisonniers, etc. Rappelons-nous donc ce que nous avons dit dans notre article précédent au sujet de la politique du “ deux poids deux mesures ”. Pour prendre au sérieux ceux qui s’indignent, on aimerait qu’ils ne pratiquent pas l’indignation sélective. Pourquoi les orfraies font-elles entendre leurs cris seulement contre le président syrien, et jamais contre l’Arabie saoudite ni contre ses mentors occidentaux, notamment quand ils l’aident à poursuivre impunément la destruction du Yémen, provoquant une catastrophe humanitaire dans l’indifférence générale ? Parce qu’elles ne sont pas rémunérées pour cela.
Plus profondément, le Libanais André Chamy fait bien sentir le problème auquel était confronté le chef de l’État syrien : « Quelle est la solution pour un État menacé de bandes armées éparpillées à travers le pays et cachées au sein de la population dans des bâtiments civils ? Tous les militaires s’accordent sur l’idée qu’il n’existe pas beaucoup d’options. L’État syrien vient de tomber dans le piège du chaos constructif. » (L’Iran, la Syrie et le Liban. L’Axe de l’espoir, 2012, p. 186) C’est précisément dans ce but que les Occidentaux et leurs alliés ont créé une subversion : produire les conditions qui “ justifieraient ” une intervention internationale.
Cette problématique parle aux Français, qui ont été confrontés à des situations analogues durant la guerre d’Algérie. Les terroristes du FLN se dissimulaient en effet parmi la population civile, par exemple dans la Casbah d’Alger. L’armée française s’acquitta de sa tâche pacificatrice avec beaucoup de modération, cela dit à l’intention de certains défenseurs arabes de Bachar el-Assad, trop imprégnés de l’anticolonialisme dont on les a abreuvés. Il est vrai que cette armée française était à l’époque particulièrement performante dans ce domaine, au point que ses opérations de contre-insurrection nourrissent encore actuellement la réflexion des stratèges nationaux et étrangers (cf. Mériadec Raffray, Contre- insurrection : la doctrine Hoggard, Cahier du Retex, juin 2013). Dans ces conditions, comment pourrions-nous exiger de l’armée syrienne qu’elle vienne à bout d’une rébellion avec une pareille modération, alors même que celle-ci est habituellement absente de la culture des États de la région ?
Seule une étude approfondie du conflit syrien permettrait de mesurer les difficultés inouïes auxquelles ont été confrontées les autorités de ce pays. Pour l’heure, contentons-nous d’un témoignage transmis par le rapport d’enquête du CF2 R en Syrie. Il nous apprend en effet que, d’après un attaché européen de défense en poste à Damas interrogé fin 2011, « “ de nombreux responsables sécuritaires [syriens] cherchent à temporiser ou tout au moins à ne pas envenimer la situation ”. Ainsi, les unités blindées pourraient réduire les quartiers rebelles de Homs. Plusieurs plans ont été présentés à Bachar Al-Assad qui a opté pour une gestion de containment [endiguement] et non pour une solution frontale d’éradication, explique la même source. » (Syrie : une libanisation fabriquée, p. 20)
A contrario, il est assez stupéfiant de rencontrer chez les contempteurs du président syrien un incroyable engouement pour des rebelles prétendument modérés, dont les exactions sont pourtant patentes (décapitations, tortures, viols, etc.), dignes de véritables terroristes. Cela ne semble pas gêner le moins du monde nos “ bons apôtres ”. Encore une fois, nous sommes là dans une attitude totalement irrationnelle, animée par une étrange passion révolutionnaire.
Nous nous retrouvons davantage dans les propos tenus par Mezri Haddad lors d’un colloque du CF2R, le 18 janvier 2017 : « Les révolutions sont toutes identiques. Je ne tiens pas en très grande estime, je sacralise encore moins, la “ sacro-sainte ” et sempiternelle Révolution française de 1789, ni celle des Bolcheviks, à plus forte raison la très misérable révolution du Jasmin en Tunisie [...]. Je ne crois pas au progrès de l’humanité et de l’Histoire et je ne le quantifie pas en volume de sang versé ; et là, je parle de toutes les révolutions sans exclusion. » Quelle leçon donnée aux Occidentaux, du moins aux plus naïfs d’entre eux, prompts à voler au secours des révolutionnaires de tous poils, sans jamais se demander à qui profitent les révolutions.
Pour finir, nous ne pouvons que renvoyer notre lecteur à ce que nous avons dit au sujet des printemps arabes au Maghreb : il est immoral de travailler à renverser un chef d’État étranger, à susciter une insurrection et à prendre parti pour des rebelles (Il est ressuscité n° 191, octobre 2018, p. 19-21).
V. CONCLUSIONS
Notre étude approfondie des causes de la guerre de Syrie nous a permis de retrouver la vérité des faits, à l’encontre de la propagande médiatique, et par là, de faire plusieurs découvertes.
COMMANDITAIRES ET MANDATAIRES
La relative discrétion de l’intervention occidentale dans la crise syrienne, associée à l’outrageante visibilité de l’intervention des monarchies du golfe arabo-persique et de la Turquie, ont conduit beaucoup d’observateurs à clamer que les troubles de Syrie avaient été causés uniquement par l’influence des wahhabites, et même que les États-Unis n’étaient pas intervenus. Certains sont allés jusqu’à dire que l’administration Obama était opposée à une déstabilisation de la Syrie en 2011 et qu’elle s’était laissé entraîner finalement par la force des événements à soutenir l’opposition à Bachar el-Assad. Au terme de notre étude, cette interprétation nous paraît franchement erronée.
Les informations rassemblées dans nos études suffisent amplement à conclure que les puissances occidentales ne sont nullement restées passives durant les premiers mois de la révolte syrienne comme on le prétend trop souvent. Nous avons démontré au contraire que les États-Unis ont été l’agent décisif de cette révolte, dès avant son lancement. La France a joué dès le début un rôle important dans ce soutien à la révolte. Les États-Unis tablaient sur les liens exceptionnels qui unissaient encore l’ancienne puissance mandataire à la Syrie. Ces deux puissances s’appliquèrent avec d’autres à mettre en œuvre un programme de déstabilisation prévu et préparé depuis plusieurs années.
Il faut donc conclure que la réalité de l’action occidentale fut – comme il arrive assez souvent – inversement proportionnelle à sa visibilité. En application de la doctrine du “ leading from behind ”. En l’occurrence, les interventions décisives des États-Unis dans la révolte syrienne ont peut-être même été plus discrètes que leurs interventions dans les autres pays ayant connu un printemps arabe. Pour l’administration américaine, cette discrétion était d’autant plus nécessaire que la déstabilisation de la Syrie s’annonçait nettement plus complexe à réaliser, à cause du contrôle étroit exercé par l’État syrien sur les infiltrations étrangères, en particulier américaines. D’où l’intérêt de diversifier les intervenants. Ainsi, le soutien financier à la rébellion fut assuré entre autres par l’Arabie saoudite et le Qatar.
Nous sommes donc maintenant en mesure de préciser exactement quelles sont les causes de la guerre.
LES VRAIES CAUSES DE LA RÉVOLUTION ET DE LA GUERRE
Pour atteindre à la clarté maximale, il faut recourir à la classification des causes selon la philosophie classique. Ainsi, la cause efficiente de cette guerre, c’est la volonté des États-Unis et de leurs alliés de renverser le pouvoir en Syrie en vue d’y installer une démocratie, c’est-à-dire un régime politique perméable à leur influence et docile à l’égard de leurs volontés hégémoniques, leur permettant de régner sur ce pays. La cause finale, c’est le retournement d’alliance de la Syrie, se détournant de l’Arc chiite, spécialement de l’Iran, pour devenir docile à l’égard des pays occidentaux, et en particulier à l’égard des États-Unis, d’Israël, de la Grande-Bretagne, de la France et des pays du golfe arabo-persique.
La cause formelle a probablement évolué en fonction des acteurs et des années : c’est une démocratie ou un régime islamique perméable à l’influence occidentale. La cause exemplaire, c’est un gouvernement ami des États-Unis et d’Israël. La cause instrumentale, ce sont les combattants islamistes recrutés et introduits en Syrie depuis l’étranger par les alliés sunnites de la coalition occidentale ; ce sont les livraisons d’armes, les campagnes médiatiques, etc. La cause matérielle, c’est la population syrienne, spécialement la frange la plus pauvre, issue du monde rural et massée dans les banlieues des grandes villes, victime de choix pour la propagande et la pression des islamistes.
Nous ne saurions trop insister sur l’importance de cette distinction des causes et de leur hiérarchisation, car elle évite ensuite de commettre bien des erreurs sur les vraies responsabilités de chacun. A contrario, elle permet souvent d’y voir clair dans une situation extraordinairement compliquée.
QUAND LES MASQUES TOMBENT
Depuis le début de cette année 2018, on ne compte plus les analyses soulignant une évolution du conflit syrien vers un affrontement des grandes puissances et non plus des puissances régionales. Pourtant, si l’on avait bien voulu prendre la peine d’analyser correctement les causes de ce conflit, on aurait discerné – comme l’a fait notre frère Bruno mois après mois dans ses conférences d’actualités – que l’affrontement de ces grandes puissances avait commencé dès 2011, par mandataires interposés. Il s’est certes tendu au fur et à mesure, par étapes successives, le jeu des grandes puissances devenant de plus en plus évident. Et finalement, en ce mois décembre 2018 où nous écrivons, nous voyons la Turquie se concentrer sur l’irrédentisme kurde ; l’ensemble des pays arabes – ayant déjà filé sur la pointe des pieds depuis un certain temps – tenter de rétabir leurs relations diplomatiques avec la Syrie, et les États-Unis de Trump se retirer. Si bien que le seul pays faisant encore la guerre à la Syrie est... Israël, l’un des trois commanditaires initiaux de l’opération, assisté de ses deux alliés occidentaux : la Grande-Bretagne et la France de Macron.
RÉSULTATS DE L’OPÉRATION
La coalition occidentale a réussi ce qu’elle cherchait : susciter artificiellement une guerre civile en Syrie, suffisamment couverte médiatiquement pour impressionner les opinions publiques occidentales, et les convaincre que Bachar el-Assad était un “ criminel de guerre ” et qu’il fallait le renverser.
Nos études nous ont convaincus que le président el-Assad est au contraire un chef d’État légitime pris dans les remous de la politique mondiale. Il a réussi à sauver l’existence de la nation syrienne grâce à son courage, sa fermeté, son intelligence, la persévérance de l’armée syrienne et surtout l’appui d’un allié fidèle et puissant : la Russie.
Cette révolte a ruiné la Syrie, y opérant des destructions considérables, dont certaines sont irréparables, et y causant la mort de plusieurs centaines de milliers de personnes. Qui en porte la responsabilité ? Ce n’est pas le président syrien et son gouvernement, mais les États-Unis et leurs alliés, au centre desquels se trouve Israël. Si quelqu’un doit être accusé de crime contre l’humanité, ce n’est pas Bachar el-Assad, ce sont les dirigeants des puissances qui ont commandité et soutenu la révolte.
DES MÉTHODES « IRRESPONSABLES »
Une grande leçon se dégage : dans le face à face stratégique entre le bloc occidental et le bloc oriental (cf. Il est ressuscité n° 185, p. 15), le civilisé n’est pas celui que l’on croit.
Effectivement, depuis de nombreuses années, le jeu préféré du bloc occidental est d’organiser des subversions politiques. Cela ne doit pas nous étonner : les révolutionnaires font ce qu’ils savent faire. Nous avons dit que la subversion d’un ordre politique viable est immorale ; la méthode utilisée pour effectuer ces subversions l’est encore plus. Depuis plus de dix ans (et nous avons vu qu’en réalité c’est plus ancien), les États-Unis instrumentalisent l’islam sunnite le plus radical, jusqu’à mettre en place des régimes islamiques. En Syrie, les Occidentaux ont soutenu les groupes rebelles dont aucun n’est modéré.
Le 28 septembre 2015, Vladimir Poutine a dit à la tribune de l’ONU ce qu’il fallait penser de cette instrumentalisation des islamistes : « Il est hypocrite et irresponsable [...] d’essayer de manipuler des groupes extrémistes, et de les utiliser pour atteindre ses propres objectifs politiques dans l’espoir de s’en débarrasser ensuite ou, plus simplement, de les éliminer. »
Cette pratique est irresponsable, à cause des conséquences qu’elle entraîne. D’une part, l’instauration du chaos partout. Ensuite, l’expansion subite de l’islam sunnite le plus fanatique dans plusieurs pays du Moyen-Orient et du Maghreb. Et jusqu’en Europe.
Cela ne signifie nullement que l’islam est normalement pacifique, que les musulmans sont tous pacifiques, et que ce sont uniquement les puissances occidentales qui les poussent au crime. Nous savons bien que le fanatisme est inhérent au Coran et à l’islam. Il n’est question que de conquête du pouvoir pour imposer la charia. Mais précisément : puisque l’islam est fanatique, il est criminel de l’instrumentaliser ! Cela revient à lui offrir le pouvoir ! D’autant que dans cette alliance tactique, les Occidentaux sont eux-mêmes instrumentalisés par l’islam radical. Résultat : depuis que les puissances occidentales instrumentalisent l’islam, celui-ci ne cesse de progresser.
Que les États-Unis et leurs alliés cherchent à défendre leurs intérêts n’est pas en soi condamnable. Mais les méthodes employées sont d’un cynisme monstrueux. Les États-Unis d’Amérique ont fait preuve d’une compétence insurpassable pour préparer et répandre les révolutions et le chaos au Moyen-Orient, compétence qui n’a d’égal que la naïveté et l’aveuglement des Européens et, singulièrement, de nos compatriotes, dont le génie propre semble être actuellement, par la grâce de la démocratie, la veulerie et la servilité volontaire.
En conséquence, premièrement c’est cette politique qui est la vraie cause de la ruine des chrétientés du Moyen-Orient, encore florissantes il y a peu, malgré la pression de l’islam. En effet, les djihadistes que la coalition a sélectionnés pour leur volonté d’abattre les régimes laïcs déviants, ont massacré les chrétiens vivant jusque-là en paix dans ces pays. Malgré tous les aspects répréhensibles du personnage, Kadhafi protégeait les chrétiens en Libye, ceux-ci bénéficiant d’une liberté inconcevable en Arabie saoudite. Quant à la Syrie, elle était le pays offrant le plus de libertés aux chrétiens dans tout le Moyen-Orient. Avant la guerre, ils représentaient 10 % de la population ; aujourd’hui, entre 3 et 4 %. Ces chiffres sont à rapprocher de l’hémorragie mortelle subie par la communauté chrétienne en Irak, passée de 1, 5 million en 2003 à moins de 250 000 aujourd’hui, selon les estimations les plus optimistes. Ce bilan tragique est à imputer à la politique des néoconservateurs qui a sciemment provoqué les séismes politiques que nous avons racontés.
On peine à croire qu’un tel cynisme soit réel. Et pourtant ! Dans un article du 21 mai 2018, Richard Labévière résumait la question ainsi : « L’une des obsessions [de Benjamin Netanyahou] est l’expulsion des chrétiens de Terre sainte et, plus largement du Proche-Orient. » En réponse à mes questions, ce grand connaisseur du Proche-Orient m’a précisé, le 29 juin 2018 : « La politique consistant à faire partir les chrétiens de Palestine » n’est pas nouvelle. « Dès le début des années 1970, les services israéliens ont favorisé l’implantation des Frères musulmans dans les Territoires palestiniens occupés. » Parce que les Palestiniens chrétiens constituent une élite capable de s’opposer aux desseins des Israéliens sionistes.
Deuxièmement, cette politique compromet pour longtemps le retour des nations européennes et des missionnaires catholiques dans ces régions.
Or, si beaucoup de catholiques déplorent sincèrement les malheurs des chrétiens d’Orient, très rares sont ceux qui en dénoncent les vraies causes. En partie parce qu’ils n’en ont pas la liberté, mais aussi parce qu’ils n’ont pas les lumières de notre école de pensée CRC. Résultat : on ne prépare pas les vrais remèdes. C’est pourquoi cette étude ardue était nécessaire.
UN RETOURNEMENT INATTENDU DE LA SITUATION
Face à la formidable machine de guerre de la “ Coalition anti-Bachar ”, la Syrie a tenu bon avec le soutien de l’Iran et du Hezbollah. Et lorsque la situation devint critique en août 2013, deux heureuses initiatives du pape François permirent de conjurer miraculeusement une intervention occidentale contre Bachar el-Assad (cf. Il est ressuscité n° 158, décembre 2015, p. 27). L’idée de cette médiation est peut-être venue au Saint-Père à la suite de sa rencontre à Rome avec Maria Saadeh en cette même année 2013... Le 1er décembre suivant, l’archevêque maronite de Damas se rendit à Fatima et consacra la Syrie au Cœur Immaculé de Marie. À la suite de notre frère Bruno, nous considérons que cet acte, associé au sang des Syriens chrétiens égorgés par les mercenaires islamistes de la coalition occidentale, a valu à la Syrie une grâce inespérée : l’intervention militaire de la Russie, décidée par le président Poutine pour le 7 octobre 2015, en la fête de Notre-Dame du Très Saint Rosaire, fête-anniversaire de la victoire de Lépante.
Cette intervention a rapidement renversé la situation, marquant non seulement le tournant véritable de la guerre de Syrie, mais au-delà, l’amorce du déclin américain que tous les analystes discernent aujourd’hui.
Face à l’irresponsabilité des États-Unis, Vladimir Poutine se comporte depuis le début de la crise syrienne comme un civilisé. Il cherche l’intérêt de son pays, mais en même temps, il ne répand pas la guerre et le chaos partout. Notre frère Bruno nous montre que la Russie se comporte en médiatrice de paix. Et c’est tellement miraculeux que notre frère y voit comme une anticipation des grâces qui se répandraient à foison si le Saint-Père consacrait la Russie au Cœur Immaculé de Marie, conformément à la volonté de Dieu. Joignons donc notre prière au sang des chrétiens syriens martyrs qui crie : « miséricorde ! »
frère Jean-Duns de Sainte-Anne
Il est ressuscité n° 194, janvier 2019, p. 5-26