Il est ressuscité !
N° 209 – Mai 2020
Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard
Le pacte de Reims et la religion royale
COMME Remi et Clovis arrivaient au baptistère, le clerc qui portait le chrême est arrêté par le peuple, en sorte qu’il ne put parvenir à la fontaine baptismale. À cette fontaine bénite, par la Volonté divine, il manquait donc le Saint-Chrême. Et comme la foule du peuple empêchait d’entrer dans l’église ou d’en sortir, le saint Pontife, levant au ciel les yeux et les mains, se mit tacitement à prier en répandant des larmes. Et soudain, une colombe plus blanche que la neige apporta dans son bec une petite ampoule pleine de Saint-Chrême, dont l’odeur suave, bien supérieure à celle de l’encens et des cierges, frappa tous les assistants. Le saint Pontife ayant pris cette petite ampoule, la colombe disparut. Le vénérable évêque répandit ce chrême dans la fontaine sacrée...
Tel est le récit que nous trouvons de la fondation de notre monarchie très chrétienne, instituée par Dieu et garantie par le plus éclatant des miracles dans la Vita Remigii écrite par Hincmar, archevêque de Reims de 845 à 882. Cette Vie de saint Remi fut achevée vers 878. Hincmar avait déjà fait allusion à l’événement dans un discours prononcé à Metz en 869, devant tout un aréopage d’évêques et d’aristocrates francs rassemblés à l’occasion du sacre du roi de France Charles le Chauve comme roi de Lotharingie.
De Charles, il dit alors : « Son père, l’empereur Louis le Pieux, était issu de la race de Clovis, l’illustre roi des Francs qui, avec toute sa nation, fut converti au catholicisme par la prédication du bienheureux Remy, l’apôtre des Francs. Après avoir été baptisé dans l’église métropolitaine de Reims, avec trois mille Francs, Clovis fut oint et sacré roi, avec un chrême pris du ciel, dont nous avons encore [cælitus sumpto chrismate, unde adhuc habemus]. »
Deux affirmations ressortent de ce discours : Clovis n’a pas été seulement baptisé, mais aussi sacré par l’onction d’un Saint-Chrême descendu miraculeusement du Ciel ; déjà conservé à Reims du temps d’Hincmar, c’est celui qui allait servir au sacre de nos rois, jusqu’à la Restauration.
Qu’y a-t-il de véritablement historique dans ces affirmations ? L'auteur d'un article paru dans la Contre-Réforme catholique n° 314 d’août 1995 pensait pouvoir prouver la réalité du miracle de la Sainte-Ampoule, sinon avec certitude, du moins avec une grande vraisemblance.
Qu’en est-il en définitive ? Penchons-nous donc sur les premiers siècles de la France, et cherchons à pénétrer le mystère de ces « origines obscures d’une prédilection certaine » de Jésus et Marie envers le saint Royaume des Lys, comme aimait à dire notre Père, l’abbé de Nantes.
LE SILENCE DES SOURCES...
Or, de sacre et de colombe descendue du Ciel, il n’existe, semble-t-il, nulle mention chez les contemporains de l’événement.
Saint Avit, évêque de Vienne, dans sa lettre à Clovis, qui est le seul document contemporain des faits, félicite celui-ci de sa conversion et de son baptême, nullement de son sacre.
Si saint Remi et les autres évêques présents à Reims avaient prévu de ré-instituer au profit de Clovis le sacre des rois de Juda par l’onction d’huile sainte, ce qui n’est pas un mince événement, saint Avit pourrait difficilement ne pas le savoir. On s’attendrait à ce qu’il félicite Clovis d’être un nouveau David.
De même, si lors du concile d’Orléans (511) Clovis est déclaré « fils de l’Église », les évêques qui s’y sont réunis ne font aucune allusion à un sacre à la manière des rois de Juda, non plus qu’à la descente miraculeuse d’une colombe.
D’ailleurs, si Clovis a été véritablement sacré, pourquoi ses successeurs ne l’ont-ils pas été à leur tour d’une manière semblable ? Ce n’est en effet qu’à partir du sacre de Pépin le Bref par saint Boniface en 751, le plus ancien qui soit certainement attesté, que tous nos rois ont été sacrés, à la seule exception de Louis XVIII.
Saint Grégoire de Tours, de son côté, qui raconte le baptême de Clovis environ soixante-dix ans après les faits, ne parle lui non plus ni de sacre, ni de miracle. Lui qui ne craint pourtant pas d’insister sur les événements surnaturels dans ses récits ne peut pas être soupçonné de scepticisme !
On a pu prétendre que le silence de Grégoire de Tours n’était pas significatif. Par exemple, il ne relate pas un pèlerinage que Clovis a fait à Tours, dans son propre siège épiscopal, alors même que nous connaissons l’existence de ce pèlerinage par une autre source. C’est donc qu’il ne raconte pas tout. C’est pourquoi le fait qu’il ne mentionne pas le miracle du baptême de Clovis ne voudrait pas dire que ce dernier n’ait pas eu lieu.
Certes ! Néanmoins, la comparaison est inexacte : ce n’est pas que Grégoire ne raconte pas le baptême, c’est qu’il le raconte tout en ignorant sa circonstance la plus remarquable, une apparition du Bon Dieu lui-même ! C’est tout de même ennuyeux...
Nos rois sacrés ne seraient-ils que des usurpateurs, dont le pouvoir serait fondé sur la plus formidable supercherie cléricale de notre histoire ?
HINCMAR, UN FAUSSAIRE ?
LA QUESTION DU TESTAMENT DE SAINT REMI
Qui est donc cet Hincmar, qui paraît le responsable de ce formidable mensonge à bien des historiens, notamment issus de l’école historique allemande ? Ceux-ci le considèrent comme un faussaire sans vergogne, inventeur à la fois du mythe du sacre de Clovis et de la légende de la Sainte Ampoule.
« Ce n’était pas un saint ni un docteur de l’Église, écrit notre Père, quoique son œuvre occupe une place honorable dans notre patrologie latine. C’était un canoniste et un conseiller royal. Cet Hincmar (806-882), moine de l’abbaye royale de Saint-Denis, entre au service de Louis le Pieux en 834, puis à celui de Charles le Chauve qui le fait archevêque de Reims en 845. “ Bossuet du IXe siècle ”, il est l’un des plus puissants génies politiques de notre histoire. » (Georges de Nantes, Histoire volontaire de sainte et doulce France, p. 58)
Il assista à maints sacres et fut témoin de tant d’usurpations et de trahisons qu’il comprit de quel mal endémique souffrait l’institution monarchique : celui de la multiplication désordonnée des sacres royaux par les papes eux-mêmes et les évêques de divers lieux.
Ayant beaucoup réfléchi sur l’autorité royale, sa constitution, ses sources et ses conditions d’exercice, il en écrivit des traités : De la Personne du roi et du ministère royal, De la fidélité due à Charles, Pour l’institution de Carloman...
Il fallait sortir de l’anarchie et instaurer l’unité, la stabilité, l’inviolabilité, partant la continuité dynastique de la Monarchie Très Chrétienne. Ce fut notamment l’objet du discours de Metz de 869, qui lui fut l’occasion de revendiquer le privilège exclusif de sacrer le roi de France.
Le fondement de cette prétention ? Ceci, que le sacre royal en France tire sa force et sa légitimité de ce qui s’est passé d’abord et une seule fois pour toutes à Reims en 496, lors du baptême de Clovis. Ce jour-là, le roi franc reçut, affirme Hincmar, l’onction royale en même temps que le baptême et non seulement pour lui, mais pour tous ses successeurs, à jamais. De là, et de nul autre acte, de nulle autre autorité, de nul autre lieu ne vient aux rois de France, sauf dérogation de force majeure ou de décision pontificale, le pouvoir en France.
Faut-il pour autant se hâter de conclure que cette tradition fut créée par lui de toute pièce, dans le dessein de consolider la monarchie, mais aussi, de façon moins désintéressée, d’assurer son autorité d’archevêque de Reims face aux autres évêques ? N’y aurait-il aucun document antérieur au récit d’Hincmar, et celui-ci aurait-il tout inventé ex nihilo ?
LES DEUX TESTAMENTS.
Le seul texte qui pourrait éventuellement être allégué en faveur d’un sacre de Clovis serait celui du grand testament de saint Remi, à condition qu’il soit authentique.
Dans ce document aussi célèbre que controversé, on trouve plusieurs mentions du baptême de Clovis, dont une où il est aussi question d’un sacre. Saint Remi y évoque la famille royale que, dit-il, « j’ai choisie pour être élevée à tout jamais à la majesté royale, que j’ai baptisée, tenue sur les fonts du baptême, enrichie des sept dons du Saint-Esprit et sacrée de l’onction du Saint-Chrême ». Si c’est bien Remi qui parle, c’est une attestation de première main sur la réalité du sacre de Clovis. Elle est précieuse, parce que c’est la seule.
Cela fait cependant quatre siècles que les historiens de toutes tendances discutent de l’authenticité de ce testament, preuve que la question est difficile.
Tout d’abord parce qu’il n’y a en réalité pas un testament de saint Remi, mais au moins deux qui nous sont parvenus. Encore ne les avons-nous qu’en copie, et non dans leur original. Ils sont de longueur très inégale.
Le premier testament, le plus court, est cité par Hincmar dans sa Vita Remigii, écrite au IXe siècle, mais dont le plus ancien manuscrit conservé est du Xe. Remi y fait divers legs, notamment de terres et de vignes, pour l’Église de Reims, pour d’autres Églises et pour des membres de sa famille. Il lègue aussi un vase que lui a donné le roi Clovis, « que, dit-il, j’ai tenu sur les fonts du baptême ».
Le deuxième testament, beaucoup plus long que le précédent, est cité dans l’Histoire de l’Église de Reims de Flodoard († 966), qui fut chanoine et archiviste de la cathédrale. Il écrit au Xe siècle, mais le plus ancien manuscrit qu’on conserve de son œuvre est du XIIe. Si on y retrouve tout le contenu du testament court, sont insérées aussi, entre les clauses de ce dernier, de nouvelles donations plus étendues, ainsi qu’un long avertissement, en deux parties, à la manière du Deutéronome : l’une de malédictions sur les descendants de Clovis qui se rendraient indignes de leur élection divine, soit en persécutant l’Église de Dieu, soit en accablant les pauvres ; l’autre de bénédictions sur cette race royale pour autant qu’elle se tiendra « dans le bon gouvernement de son royaume et le respect de la Sainte Église de Dieu ».
CRITIQUE DIPLOMATIQUE.
La question de l’authenticité des testaments de saint Remi a quatre solutions possibles, qui ont toutes été soutenues.
La première consiste à dire tout simplement que les deux testaments que nous avons conservés sont authentiques. Nous en avons donc gardé deux sur les trois que le saint aurait écrits.
C’était, semble-t-il, la position de dom Mabillon, qui fut au dix-septième siècle l’initiateur de la démarche critique en histoire, et plus précisément l’inventeur de la science diplomatique, laquelle consiste à examiner les actes médiévaux en leur forme et leur fond, afin d’en déterminer l’authenticité.
Une autre hypothèse est d’envisager que seul le grand testament est authentique. Le court ne serait pas une première version des dispositions testamentaires du saint, mais seulement un extrait du long. Hincmar, dans sa Vita Remigii, n’en auraient copié que certains passages afin de le rendre plus imitable par les évêques soucieux de prendre Remi comme modèle. C’est la solution proposée à la fin du dix-neuvième siècle par l’abbé Dessailly, ardent défenseur de la religion royale (Authenticité du grand testament de saint Remi, Paris, 1878).
Une troisième solution est de considérer qu’aucun des deux testaments n’est authentique. Le grand serait un faux du onzième siècle, pas même contemporain de Flodoard, mais ajouté à son Histoire de l’Église de Reims par un auteur postérieur. Quant au petit, ce serait une forgerie d’Hincmar. Tout cela fut prétendument démontré en 1895 par l’Allemand Bruno Krusch, au moyen d’une critique diplomatique sévère. Mais en 1957, trois historiens anglais, par une critique diplomatique encore plus sévère, ont montré quant à eux que le petit testament ne pouvait pas avoir été inventé par Hincmar, car on y trouve certaines spécificités juridiques et monétaires propres au temps de saint Remi.
Ce petit débat est un vrai cas d’école. Inventer des faux qui n’en sont pas, c’est la pente naturelle du diplomatiste, qui est toujours menacé par l’hypercriticisme. Mais prouver, par les moyens mêmes de la critique diplomatique, l’authenticité d’un document qu’on croyait faux, c’est tout à fait remarquable ! Plus récemment, une étude allemande a montré que l’onomastique apparaissant dans ce texte est également typique du VIe siècle. Il ne fait donc aucun doute que le petit testament est authentique.
Cela ne veut pas dire à soi seul que le grand soit faux, car saint Remi a pu réellement tester plusieurs fois, comme le permettait le droit romain. Néanmoins, depuis la fin du dix-neuvième siècle, plus aucun historien ne croit à son authenticité, du moins pour les parties qui ne sont pas également dans le petit testament. Est-ce un progrès de la science ou de l’incrédulité ?
LE GRAND TESTAMENT : UN DOCUMENT INTERPOLÉ.
La quatrième solution au problème consiste donc à dire que le grand testament est un faux par interpolation du petit. Interpoler un acte, consiste, pour le “ scribe ” qui le recopie, à y ajouter des clauses nouvelles sans signaler qu’il s’agit d’ajouts de sa part. Les faux documents médiévaux sont souvent des actes que nous n’avons conservés qu’en copie et qui ont été interpolés.
C’est une pratique qui nous choque aujourd’hui, venant de copistes qui étaient des clercs et des moines, mais qui est indubitablement attestée. La malhonnêteté peut certes y avoir parfois sa part, mais pas nécessairement.
Comprenons bien : les gens du Moyen Âge avaient une idée très concrète de l’attention active que les saints du Ciel prenaient aux affaires de la terre. Lorsqu’un seigneur cédait une terre à Cluny, par exemple, c’est à saint Pierre et saint Paul, patrons de l’abbaye, qu’il la donnait. Un clerc, en recopiant les plus anciennes donations dont son Église avait bénéficié, pouvait alors être tenté d’y ajouter le contenu d’acquisitions plus récentes, afin que celles-ci soient aussi sous la protection du fondateur, quitte à faire parler ce dernier post mortem.
Il semble que c’est à une telle pratique que nous avons affaire dans le cas présent. Dans son testament authentique, saint Remi fait des legs relativement modestes de terres et de serfs champenois. À tout cela, le grand testament ajoute des dons plus considérables de seigneuries entières, situées dans diverses régions de France. Tous ces biens ont réellement été acquis par l’Église de Reims, mais certainement pas dès le VIe siècle.
D’autres passages sont manifestement interpolés. Voici l’un des plus difficilement défendables :
« Qu’aux bénédictions que le Saint-Esprit a versées par ma main pécheresse sur la tête de son chef, le même Esprit-Saint joigne d’autres bénédictions plus abondantes ; que de lui sortent des rois, des empereurs, qui, pour le temps présent et pour l’avenir, suivant la volonté de Dieu et l’accroissement de sa sainte Église, soient fortifiés par sa grâce et affermis dans la justice et l’équité. »
Ces empereurs sortis de la souche de Clovis sont plus que suspects ! Qui pouvait penser, au temps de saint Remi, que l’Empire renaîtrait en Occident ? Après Charlemagne c’était plus facile. À supposer que saint Remi ait vraiment été prophète en cette matière, il se serait trompé pourtant sur un point essentiel, car l’idée que les Carolingiens descendent des Mérovingiens est une légende forgée au IXe siècle !
Ce n’est qu’un exemple parmi les interpolations diverses dont ce texte porte indéniablement la trace. Dans le détail, presque chaque phrase pourrait être discutée, mais en tout état de cause, la seule et unique mention du « sacre » de Clovis se trouve malheureusement dans la partie la plus récente du document, partant la moins fiable.
HINCMAR, JURISTE ET HISTORIEN.
Faut-il pour autant conclure que le grand testament est si peu crédible qu’on n’en peut tirer aucun renseignement utile ? C’est un peu plus compliqué que cela...
Dans une charte de 845 en effet, au tout début de l’épiscopat d’Hincmar, Charles le Chauve restitue divers biens fonciers à l’Église de Reims, « après avoir pris connaissance, dit-il, du testament de saint Remi ». Or ces biens ne sont pas mentionnés dans le petit testament, mais dans le grand ; c’est donc de ce dernier qu’il parle.
L’abbé Dessailly l’a jadis montré avec force : le grand testament, ou du moins un grand testament existait bel et bien au temps d’Hincmar, et certainement dès avant lui ! Songeons-y un instant : Charles le Chauve n’a pas pu restituer toutes sortes de seigneuries à l’église de Reims sur la foi d’un parchemin tout neuf rédigé sur ordre d’Hincmar, qui le lui aurait présenté comme venant de saint Remi. Il devait y avoir dans les archives de la cathédrale un document qu’on tenait pour un testament du saint et où l’on trouvait une liste authentique de biens de l’Église de Reims. Le texte que nous avons actuellement sous le nom de “ grand testament ” serait une synthèse de cette liste et du petit testament, complétée par diverses interpolations dont certaines seraient postérieures à Flodoard lui-même.
Il y a plus : dans sa correspondance que nous avons perdue, mais que nous connaissons indirectement par les citations qu’en donne Flodoard, Hincmar se réfère à cette liste de biens, dans un contexte où il revendique des seigneuries qui ont été volées à son Église par les seigneurs voisins. C’est là que gît une difficulté : si l’archevêque de Reims a eu entre les mains le grand testament dans sa version du IXe siècle, s’il le jugeait authentique, pourquoi n’est-ce pas celui-là, le plus favorable à ses intérêts matériels, qu’il a copié dans la Vita Remigii ? En réalité, ce petit fait nous en apprend beaucoup sur le personnage. Hincmar en effet, « apparaît respectueux jusqu’au scrupule des lois tant laïques qu’ecclésiastiques, très attentif à la régularité des procédures, très soucieux surtout de disposer de tous les textes juridiques pouvant concerner une affaire » (R. Aubert, in Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastique, Paris, 1993, tome 24, col. 597).
Ce « testament » avait été jugé fiable par la cour de Charles le Chauve dans le contexte d’un procès en revendication de propriété. On comprend qu’Hincmar l’ait mobilisé par la suite dans des circonstances semblables. Il n’empêche qu’ayant sous les yeux le testament court, c’est ce dernier qui lui a semblé plus digne d’être copié dans sa biographie comme le testament véritable du saint.
Cela donne d’Hincmar une image tout opposée à celle qu’en ont donnée les historiens allemands : loin d’être un faussaire sans vergogne, l’historien, chez lui, était encore plus scrupuleux que le juriste. Il convient de garder cela en mémoire, au moment d’aborder la question des raisons qui l’ont poussé à nous rapporter le récit du miracle de la Colombe. Se contente-t-il de rapporter une tradition qui pourrait n’être qu’une légende née au cours des trois siècles et demi qui le séparent de Clovis ? N’avait-il pas sous les yeux une source qui lui a semblé fiable ? Celle-ci pourrait-elle remonter aux événements eux-mêmes ?
Comment savoir ? N’existe-t-il vraiment aucun document qui nous soit parvenu pour nous permettre de connaître ce qui s’est passé à Reims ce jour-là ?
L’ANTIENNE GENTEM FRANCORUM : FRAGMENT D’UN “ OFFICE PRIMITIF ” ?
Une antienne et un verset des matines de saint Remi ont été pressentis pour constituer ce “ document antérieur ”, qui serait alors le seul, mais irrécusable témoin d’un miracle fondateur.
Il s’agit de l’antienne Gentem Francorum : « Le bienheureux Remi sanctifia l’illustre peuple des Francs et son noble roi par l’eau [du baptême] après avoir pris du Ciel un chrême sacré [sumpto cælitus chrismate] et il les enrichit pleinement du don du Saint-Esprit. V. Qui par le don d’une grâce singulière apparut sous l’aspect d’une colombe et apporta du ciel le chrême divin au Pontife. »
Ce texte n’est pas sans rapport avec le discours d’Hincmar à Metz, comme en témoignent les trois mots latins qu’ils ont en commun. À Metz, l’archevêque semble y citer cette antienne, qui appartient à l’antiphonaire-responsorial de l’office de saint Remi, célébré à Reims le 13 janvier à partir de l’épiscopat d’Hincmar. Cet office se trouve copié dans toute une série de manuscrits du dixième au quatorzième siècle.
On en trouve aussi des traces dans un traité grammatical, écrit par Godescalc d’Orbais († avant 870). Cet hérétique justement oublié fut jeté en prison par Hincmar, et occupa ses loisirs forcés à corriger les fautes de latin des offices rémois. De celui de saint Remi, il mentionne cinq extraits. L’antienne Gentem Francorum y est citée par fragments. Elle était donc composée avant 870, c’est certain, ce qui peut vouloir dire simplement que nous sommes en présence de l’office qu’Hincmar a composé lors de sa réforme et du développement à Reims du culte de saint Remi. Dans cette hypothèse, à Metz, il se citerait lui-même.
Mais dans un article publié en 1946, le chanoine Francis Baix a tenté de démontrer que l’office de saint Remi était antérieur à Hincmar.
Son argument principal est le suivant : à cet antiphonaire-responsorial doit correspondre un lectionnaire. Le chanoine Baix pense l’avoir trouvé dans une très courte vie de saint Remi, titrée Vita Remedii, dont le manuscrit le plus ancien est daté du huitième siècle.
C’est indéniablement une vie à usage liturgique, puisqu’on y trouve neuf leçons pour les matines. Selon Baix, l’ensemble de l’office, lectionnaire et antiphonaire-responsorial dateraient donc du huitième siècle, qui est précisément l’époque d’une réforme liturgique au terme de laquelle la liturgie romaine a remplacé la vieille liturgie gallicane.
En ce cas, lors du sacre de 869, Hincmar, qui connaît bien cet office qu’on célébrait à Reims depuis un siècle, citerait de mémoire une expression « qui lui chantait dans l’oreille » (Francis Baix, « Les sources liturgiques de la Vita Remigii d’Hincmar », dans Miscellanea Historica in honorem Alberti de Meyer, Louvain, 1946, p. 219). C’est aussi de cet « office primitif » que l’archevêque de Reims a dû s’inspirer pour raconter le baptême de Clovis dans sa propre vie de saint Remi. La démonstration du chanoine Baix a fait autorité pendant un demi-siècle et a été reprise par Jean Devisse dans sa monumentale biographie d’Hincmar.
Toutefois, un livre du musicologue Jean-François Goudesenne a apporté des éléments nouveaux. Pour lui, la Vita Remedii et l’antiphonaire de Reims ne peuvent pas faire partie du même office. Se fondant sur des critères musicologiques qu’il est le premier à avoir envisagés, il établit également que l’office du 13 janvier tel qu’il nous est parvenu ne peut remonter au-delà de la moitié du neuvième siècle. Il s’agit donc de l’office composé par Hincmar.
Goudesenne considère d’ailleurs comme probable qu’il ait exploité et remanié des éléments antérieurs, mais sans identifier lesquels (Les offices historiques ou “ historiæ ” composés pour les fêtes des saints dans la Province ecclésiastique de Reims [775-1030], Turnhout, 2002, p. 146).
Il n’y aurait d’ailleurs rien d’étonnant à ce que Hincmar, qui a réécrit la vie de saint Remi, restauré son culte et rétabli la date de sa fête au jour de son dies natalis (13 janvier) et non plus au jour de la translation de son corps (1er octobre), ait aussi rénové son office. Il paraît donc raisonnable de penser que l’office que nous avons aujourd’hui, avec l’antienne Gentem Francorum telle que nous pouvons encore la lire, correspond à l’office d’Hincmar.
Faut-il pour autant aller jusqu’à dire, comme on le lit dans l’ouvrage qui fait aujourd’hui référence, qu’ « il n’existe pas d’office primitif pré-hincmarien » (Marie-Céline Isaïa, Remi de Reims. Mémoire d’un saint, histoire d’une Église, Paris, 2010, p. 383 sq.) ? C’est sans doute aller trop loin.
C’est à ce point qu’il faut revenir à Godescalc d’Orbais. Jean-François Goudesenne a remarqué que dans sa critique grammaticale, celui-ci cite certains textes qui sont bien présents dans l’office de saint Remi, mais qu’il ne leur attribue pas la fonction liturgique que nous leur connaissons. Par exemple, tel passage qu’il cite comme antienne apparaît dans l’office comme un verset de répons, etc. Ce que Godescalc a eu sous les yeux ne serait alors pas l’office d’Hincmar, mais un office préexistant dont Hincmar se serait sans doute inspiré.
Malheureusement, l’antienne Gentem Francorum est le passage que cet hérétique cite de la manière la plus fragmentaire, sans lui donner aucun statut liturgique. Le commentaire qu’il en fait est pourtant plein d’intérêt pour notre propos (dom Cyrille Lambot, Œuvres théologiques et grammaticales de Godescalc d’Orbais, Louvain, 1945, n° 108, p. 145-146). De cette antienne, il a tout à critiquer : la langue latine qu’il juge maladroite et la théologie qui ne lui convient pas.
Mais, chose fort notable, il ne nie cependant pas le fait qu’elle raconte, ce qui prouve que même un ennemi d’Hincmar ne lui a pas reproché d’avoir inventé le miracle du baptême de Clovis. Cela vient à l’appui d’une remarque qu’ont faite des auteurs, de dom Mabillon à Marc Bloch, à propos du discours de Metz : nul ne paraît avoir contredit l’archevêque de Reims, qui y parle du miracle comme d’un fait bien connu. Au neuvième siècle, manifestement, chacun le tenait pour vrai, Godescalc comme les autres.
Cela ne l’empêche pas de s’emporter en conclusion : « Il a été très présomptueux, celui qui a fait de telles corrections dans ce livre de Dieu corrompu. » Ce mot de corruptus, doit être compris non pas comme “ matériellement dégradé ”, mais plutôt comme “ rendu incompréhensible par les fautes des copistes ”. Les intellectuels de l’époque carolingienne, en effet, étaient très appliqués à la correction des manuscrits, dont les leçons étaient dégradées par les copistes des derniers temps mérovingiens, qui ne savaient plus le bon latin et ne comprenaient pas ce qu’ils copiaient.
Notre hérétique semble donc savoir que quelqu’un a copié cette antienne dans un ancien manuscrit, peut-être d’époque mérovingienne, et il en critique les interprétations, tantôt par pure cuistrerie, tantôt parce qu’elles ne vont pas dans le sens de ses préjugés théologiques. Malgré Baix, ne serait-ce pas Hincmar lui-même qu’il vise ? Ce dernier, dans la préface de sa Vita Remigii, dit qu’il a utilisé des textes écrits sur d’anciens documents. Tout cela va en tout cas dans le sens de l’ancienneté de cette antienne, sans qu’on puisse la dater pour autant.
L’antienne Gentem Francorum peut donc être reçue comme un témoignage que la tradition du miracle de la Sainte Ampoule est antérieure à Hincmar et que ce dernier n’en est pas l’auteur. Elle pourrait éventuellement remonter plus haut que l’époque carolingienne.
Toutefois, on ne peut guère en dire plus. Le miracle est peut-être authentique, mais en l’état actuel de la documentation, il n’y a pas de source qui permette de l’attester à coup sûr, et de compenser le silence de Grégoire de Tours qui reste une objection très forte...
LA RELIGION ROYALE
Au reste, le fait d’un sacre de Clovis et d’un grand miracle initial de la colombe descendant du Ciel sont-ils indispensables pour fonder cette réalité que constitue la Religion royale ?
En effet, si le miracle, la légende, ne sont peut-être pas matériellement historiques, ils sont néanmoins l’illustration d’une vérité profonde.
L’onction du saint chrême, bien réelle, est celle de la confirmation alors imposée en suite du baptême (lire Jean de Pange, Le Roi Très Chrétien, Paris, 1949, p. 98-100). Dans le sacrement, reçu par Clovis cette nuit-là, l’huile sainte de la confirmation n’est-elle pas le signe visible de la descente du Saint-Esprit ?
Or, dans le sacrement de Confirmation, écrit notre Père, « tout parle de vocation active, de fonction dans l’Église, de mission commandée par le Pasteur du diocèse au chrétien aguerri. Le signe de croix tracé dans un tel moment signifie la difficulté, le péril, évoque la persécution et le martyre. L’imposition de la main est le signe d’une mobilisation pour une rude tâche et d’une force communiquée pour l’accomplir. L’onction d’huile manifeste le caractère surnaturel de cette mission, la dignité sacrée qu’elle comporte, et son don définitif qui va imprégner le confirmé. Le baume odorant manifeste le caractère bénéfique pour la société de l’œuvre à entreprendre... » (CRC n° 114, février 1977, p. 10)
Bien plus, cette onction donnée par saint Remi parut à tous l’équivalent de l’onction sainte d’huile versée sur la tête des rois de Juda sur l’ordre du vrai Dieu, pour se les consacrer, comme le prophète Samuel le fit à David.
Que les Gallo-Romains, dans l’émoi de l’événement, le jour même, aient vu les choses ainsi ne fait aucun doute. Qu’on y songe ! C’était la première fois qu’un roi et son armée se présentaient en humbles demandeurs devant les chefs ecclésiastiques d’une population asservie, pour leur devenir sujets et fidèles par la confession de foi et des engagements de conversion sans retour, par le baptême et par l’onction sainte.
« C’était une heure solennelle, un prodige divin, l’aurore merveilleuse d’un avenir sans fin, s’enthousiasme l’abbé de Nantes. À Reims, le premier roi de l’histoire à recevoir le baptême et l’onction de l’Église, recevait de celle-ci en héritage la nation gallo-romaine toute constituée. »
C’est un accord dans un respect mutuel, une obéissance réciproque, tout inspirés de la Bible, de la sagesse des Pères de l’Église et de la tradition. C’est cela qui est cause de la France !
« Et pour ces temps lointains, écrit notre Père, déjà je modifierais le chant royaliste bien connu, afin qu’il dise mieux la vérité historique : “ L’Église a fait les rois, l’Église a fait par eux, avec eux, la France. Elle se défait sans eux et sans elle. ”
« C’est depuis le baptême de Clovis une constante de notre histoire, et la loi fondamentale de ce royaume. S’il n’y a de France que par le roi, il n’y a de roi que par l’Église. »
Le baptême et la confirmation de Clovis, avec ou sans miracle, ont fait de la France la fille aînée de l’Église, voilà ce qu’on ne peut pas nous enlever.
LES EPOUSAILLES DU CHRIST ET DE LA FRANCE.
Comprenons bien que la France ne s’est pas faite en un jour ! Il faut entrer dans le Dessein de notre très chéri Père Céleste, à la lumière du chapitre 16 du prophète Ézéchiel.
En effet, comme l’écrit notre Père, « ce chapitre est une clef de notre destin, à nous divinement remise. Du rapprochement avec le vieux texte inspiré jaillissent des flots de lumière, pleins de force surnaturelle, touchant la France. »
Cet oracle d’il y a plusieurs siècles éclaire l’Histoire sainte de notre nation : « Tu fus jetée en pleins champs, par dégoût de toi, au jour de ta naissance. Je passai près de toi et je te vis, te débattant dans ton sang. Et je te dis, quand tu étais dans ton sang : “ Vis et grandis comme l’herbe des champs. ” J’étendis sur toi le pan de mon manteau et je couvris ta nudité ; je m’engageais par serment, je fis un pacte avec toi, oracle du Seigneur Yahweh, et tu fus à moi. Je te baignai dans l’eau, je lavai le sang qui te couvrait, je t’oignis d’huile. » (Ez 16, 4-9)
Cette enfant, jetée en pleins champs, gisant dans son sang, Dieu l’a progressivement revêtue d’une beauté qui a fait sa renommée parmi les nations. L’alliance qui s’est nouée à Reims, au jour du baptême de Clovis et de sa confirmation des mains de saint Remi, apparaît dès lors comme l’union du royaume de France, union que Dieu a approfondie au long des siècles pour former « le plus beau royaume qui soit sous le Ciel ».
Ainsi le sacre de Reims est-il non seulement la consécration à Dieu de la nation et de son prince, mais encore la reconnaissance et la bénédiction par le Christ en tant que vrai Roi de France, du contrat qui, devant Lui et en son Nom, devant l’Église qui s’en fait témoin et s’en porte garante, unit le peuple à son Roi et voue le Roi à son peuple, comme par un mystique et véritable mariage.
Le sacre lie le Roi au Christ dans l’accomplissement de sa tâche de souverain temporel. Car si le sang désigne l’héritier et fait le Roi, seules la foi catholique et la foi jurée à son peuple lui permettent d’entrer, par le sacre, dans son héritage qui est la France.
Le cérémonial du sacre fait entendre explicitement ce mystère en l’une de ses oraisons qui admoneste le nouveau Roi, preuve que tout le royaume vivait de cette religion royale : « Demeurez ferme et maintenez-vous dans la place que vous avez occupée jusqu’ici, comme ayant succédé à vos pères, qui vous a été transmise par droit d’héritage, par l’autorité du Dieu tout-puissant, et dont nous vous mettons en possession, nous et tous les évêques et tous les serviteurs de Dieu.
« Et comme vous voyez le clergé plus près des saints Autels que le reste des fidèles, plus vous devez avoir attention à le maintenir dans la place la plus honorable, et en tous lieux convenables, afin que le Médiateur de Dieu et des hommes [Jésus-Christ], vous établisse le Médiateur du clergé et du peuple. » (Cérémonial du Sacre des Rois de France, avec approbation et privilège du Roi, Paris, 1775, p. 123)
Presque mille ans après l’événement du baptistère de Reims, vers 1418-1419, le juriste Jean de Terrevermeille théorise ce sentiment national en donnant du saint royaume de France, alors en grand péril, l’image d’un Corps mystique, « intimement lié et articulé, assurant la coulée d’une communion de pensée et d’actes entre ses membres et sa tête, une vie de participation où l’unité de la tête se déploie dans la multitude des membres, dans le même temps que cette dernière se replie sur l’unité sous l’effet de l’obéissance et de la fidélité » (Jean Barbey, La Fonction Royale, Paris, 1983, p. 155).
L’image est hardie, car s’il est une autre alliance semblable dans l’histoire, plus haute et plus parfaite, c’est l’institution même de l’Église par le Christ son Chef et son Époux, conférant à saint Pierre et à ses successeurs l’onction de l’Esprit-Saint pour la sanctifier et gouverner sous sa mouvance, avec sa divine assistance jusqu’à la fin du monde. Telle est l’Église dont le Souverain Pontife est sujet du Roi des cieux, comme son lieutenant et vicaire sur la terre.
D’une même manière, le roi de France reçoit du Christ commandement de son royaume. C’est donc que l’alliance du Christ et de la France s’inscrit à l’intérieur de cette Nouvelle et Éternelle Alliance que Jésus a scellée par son sacrifice, entre lui-même et son Église.
Ainsi le royaume de France est-il comparé à l’Église et le roi au Pontife romain, comme une fille aînée à sa Mère, comme un fils de prédilection à son Père.
MILLE ANS D’UNE HISTOIRE SAINTE.
Toute l’histoire des “ heurs et malheurs ” de la succession de nos rois témoigne de cette vérité.
Si au commencement, en suite de l’adoption divine de Clovis, les Francs ne dépouillent pas immédiatement toute barbarie, comme le montre l’histoire mouvementée de la dynastie mérovingienne, c’est l’Église qui porte à bout de bras, pendant deux siècles et demi, la couronne de France.
Pour présider au changement de dynastie, c’est encore l’Église qui est là pour sacrer Pépin le Bref. Ce sacre, le premier d’une longue tradition, est un renouvellement et un approfondissement de l’alliance contractée lors du baptême de Clovis.
Il est le résultat d’un contrat entre la famille carolingienne d’une part, et les évêques du royaume franc et le Pape d’autre part. Le pacte d’alliance dont les conséquences seront si grandes est maintenant conclu entre la papauté et la nouvelle dynastie. Celle-ci prend dans l’Église la première place. Son chef est le plus chrétien des rois, que, dès ce jour, le pape Étienne II ne cessera de nommer « le Roi Très Chrétien ».
Bien plus, le Pape déclare, et cela ne sera jamais oublié, que c’est « Dieu même qui les a oints », lui Pépin et ses fils Carloman et Charles, le futur Charlemagne, « de telle manière qu’enfin il est rendu manifeste qu’au-dessus de toutes les nations qui sont sous le ciel a été placée votre nation franque ».
Cependant, au dixième siècle, cette dynastie carolingienne n’en finit plus de mourir en cent ans de décadence et d’affreuse anarchie qui semblent démentir toute l’œuvre et la foi d’Hincmar. Pourtant l’Église, qui assiste de ses soins sacrés et de son respect la dynastie finissante des Carolingiens, garde le trésor de sa religion royale et les rites splendides du sacre de Reims pour en honorer et sanctifier bientôt cette nouvelle famille qui monte, qui se distingue par son service de la France et va donner plus beau, plus fort, plus grand que n’avait pu imaginer Hincmar de Reims lui-même : les Capétiens.
Du jour du premier sacre, celui d’Hugues Capet, le 3 juillet 987, jusqu’aux derniers moments de leur règne, ces Capétiens savent qu’ils ne jouissent de l’adhésion de leurs peuples qu’en raison de leur constant et sincère dévouement à Dieu, de leur souverain service de l’Église, et de leur incorruptible sentiment de la justice. Ils se gardèrent d’y manquer, ou en furent durement châtiés.
Dynastie à nulle autre pareille, des Capétiens directs, celle de Philippe Auguste et Louis VIII, Saint Louis et Philippe le Hardi, Philippe le Bel et ses trois fils rois ! Elle pose à l’historien, au philosophe, au théologien enfin la question capitale : D’où vint au monde un tel bienfait ? à la France de tels rois ? et à ces rois pareille élévation ? D’où, oui vraiment, sinon de la grâce du sacre de Reims !
Et le Ciel atteste son choix en accordant le pouvoir, permanent et unique, de la guérison des écrouelles, c’est-à-dire de la tuberculose ganglionnaire, à tout homme fait roi de France par la vertu du sacre, à la seule condition qu’il soit en état de grâce. Qu’on y pense : le Souverain Pontife lui-même n’a pas un tel pouvoir ! Cela laisse les esprits scientifiques stupéfaits, et les esprits religieux émus, émerveillés.
Une foule de malheureux s’empresse dès lors vers le roi de France, comme jadis vers Notre-Seigneur en Galilée, pour implorer grâce et guérison. Et les miracles abondent, dûment attestés.
La cérémonie solennelle du toucher a lieu généralement le surlendemain du sacre, soit au prieuré Saint-Marcoul, à une trentaine de kilomètres de Reims, soit dans la ville même du sacre.
Le Roi passe au milieu des malades, s’arrêtant devant chacun, les marquant du signe de la Croix en leur imposant la main à plat sur le visage et disant : « Le Roi te touche, Dieu te guérit ! »
Cependant le geste royal n’est pas limité à cette seule circonstance, signe de la haute conscience que le Roi très Chrétien a de sa fonction quasi sacerdotale. À partir de Saint Louis, il apparaît régulier, parfois quotidien. Louis XI prendra ainsi l’habitude de toucher les écrouelles chaque semaine, après s’être dûment confessé et avoir communié. La coutume s’établit pour le roi de France de toucher les écrouelles aux grandes fêtes de Pâques, Pentecôte, Toussaint et Noël, auxquelles Louis XIII et Louis XIV ajouteront la Chandeleur, la Trinité et l’Assomption (lire sur ce sujet Patrick Demouy, Le sacre des Rois, Reims, 2016, p. 88-93).
Mais pour l’heure, à la mort du dernier Capétien direct, les Valois leur succèdent, difficilement. Car l’apprentissage de la royauté ne se fait pas en un jour, ni en une génération !
Notre Père l’explique : « Pour passer incontinent de la revendication au service, et de la rébellion à la sainte servitude jurée à Reims, il aurait fallu une piété sincère et forte, capétienne. Il n’y avait qu’une gentillesse de Valois. » (Georges de Nantes, Histoire volontaire de sainte et doulce France, p. 98)
Alors, après cent ans d’une guerre qui déchire le saint Royaume en autant de factions et de partis, Dieu lui-même vient authentifier, bénir et consacrer cette religion royale par le plus singulier miracle : la geste de sainte Jeanne d’Arc.
« Ses vertus, son énergie, ses victoires, explique notre Père, puis après Reims, ses échecs, ses prisons, son procès, sa mort affreuse, tout va et court à un certain but que savent les êtres célestes qui la guident.
« Ce n’est pas l’expulsion des Godons hors de France, ce n’est pas la restauration de la monarchie, entreprises certes bonnes et géniales, mais qui ne sont pas œuvres d’apostolat chrétien ni de réforme ecclésiastique.
« Qu’est-ce donc ? Selon son faict et selon ses dicts, c’est l’intervention de Jésus-Christ en personne dans notre histoire humaine, politico-militaire, en faveur du royaume de France.
« Bien plus c’est, par le moyen de la libération du territoire et du sacre du roi à Reims, le rappel éclatant et la manifestation, pour la première fois sans doute miraculeuse, de l’Alliance qui lie ce sang royal, cette dynastie, ce royaume à Lui Jésus-Christ, comme vrai Roi de France et Suzerain immédiat de ce roi et par lui de tous ses vassaux, comme de tout son peuple. » (Georges de Nantes, Histoire volontaire de sainte et doulce France, p. 115)
Adhérer à la vérité de Jeanne, c’est admettre et accepter que « le Christ est vrai Roi de France », qu’Il gouverne souverainement ce royaume parce qu’Il l’a choisi, qu’Il l’aime, qu’Il en a fait son vase d’élection. Et qu’ainsi, le maintenant, le conduisant de siècle en siècle, l’élevant au-dessus de tous les autres comme particulièrement sien, Il le veut faire servir à ses desseins, Il a des vues sur lui pour l’avenir, et certainement des plus grandioses, dans l’avènement de son règne sur la terre comme au Ciel.
Si Jeanne d’Arc n’a pas menti, et nous savons qu’elle n’a pas menti, la vie, la paix, la gloire et l’allégresse populaire de ce saint royaume de France lui viennent de sa « religion royale », qui se cache au cœur de sa religion chrétienne catholique romaine.
C’est la religion du sacre de Reims, de son serment de fidélité préalable, de son onction et de son couronnement, tous rites qui scellent l’alliance sans égale du Christ, qui est vrai Roi de France, avec son lieutenant auquel il assure grâce, assistance, conseil et force victorieuse en toutes ses entreprises saintes.
Aujourd’hui où, plus encore qu’au quinzième siècle, la France est en grand danger de se perdre, souvenons-nous que le lien de ce Corps mystique, uni à Celui du Fils de Dieu qui en est la Tête, n’est pas rompu, qu’il reste toujours l’objet de la prédilection divine en faveur de l’Immaculée, Reine de France.
« Fils de France qui gémissez sous la persécution, sachez-le, le peuple qui a fait alliance avec Dieu aux fonts baptismaux de Reims, se repentira et retournera à sa première vocation [...]. Les fautes ne resteront pas impunies, mais elle ne périra jamais, la Fille de tant de mérites, de tant de soupirs, de tant de larmes ! » (prophétie de saint Pie X)
frère Luc du Cœur de Marie.