Il est ressuscité !
N° 212 – Août 2020
Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard
Un « avertissement » médiatique
SOUS le titre : « Une théologie de l’eucharistie dangereuse », l’avertissement des évêques de France manifeste de leur part une inintelligence stupéfiante du Mystère, Mysterium Fidei, autant que de la doctrine de l’abbé de Nantes qui n’en est qu’une nourrissante contemplation. Cet “ avertissement ” est heureusement dénué de toute autorité et ne porte donc pas atteinte à l’infaillibilité de l’Église ni à sa sainteté.
Ce n’est pas une “ analyse ”, c’est un procès d’intention : « Pour éviter des condamnations directement contre sa doctrine, la CRC a développé une culture de l’ambiguïté qui met en avant des raisonnements spécieux et se contredisant d’une ligne ou d’un paragraphe à l’autre. » Exemples à l’appui d’une si grave accusation ? Pas un seul !
« Il se trouve néanmoins, en étudiant largement les documents qui circulent, les nombreux feuillets, cassettes audio ou autres supports que les enseignements souvent incohérents de Georges de Nantes, non seulement continuent d’être diffusés – sur cassettes audio ? non, c’est fini depuis longtemps. La CEF n’a peut-être pas accès à la VOD ? que l’on s’empresserait de mettre à sa disposition sur simple demande – mais surtout peuvent conduire ceux qui les reçoivent à s’éloigner de la foi catholique. »
Exemple ? Blanc sur la fréquence.
Voici, en revanche une digression inquiétante qui pourrait conduire les lecteurs de bonne foi, confiants dans la parole de leurs évêques, “ à s’éloigner de la foi catholique ” : « Précisons, car ce mot sera employé souvent dans le présent avertissement, que le Magistère vivant de l’Église désigne les évêques en communion avec le successeur de Pierre (l’évêque de Rome), en tant qu’ils ont la charge d’interpréter de façon authentique la Parole de Dieu, écrite ou transmise. »
Le “ Pape ” est absent de cette déclaration liminaire, et réduit à la fonction d’ “ évêque de Rome ”. C’est « l’Évêque vêtu de Blanc » du secret de Fatima, qui a déposé les insignes de sa fonction de Souverain Pontife. Dès le premier jour de son élection, le pape François ne s’est désigné que comme « l’évêque de Rome », ce qu’il est assurément. Mais il ne s’en est pas tenu là pour minimiser son éminente fonction : dans l’édition 2020 de l’Annuaire pontifical, il a fait retirer son titre de « Vicaire du Christ », le reléguant dans une note de bas de page, avec cette qualification : « titre historique ».
Les annuaires précédents mentionnaient le titre de « Vicaire du Christ » et le nom du pape régnant sous ce titre ; le répertoire de cette année se contente de mentionner le nom de « Jorge Mario Bergoglio », le nom de l’homme devenu “ évêque de Rome ”. Le cardinal Gerhard Müller, ancien préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, n’a pas osé appeler cette mutation par son nom de “ schisme ”, car c’en est un ! Il s’est contenté de la qualifier de « Barbarie théologique »... ce qui ne veut rien dire.
La vérité est que cette formule rejoint délibérément les orthodoxes qui veulent bien reconnaître au successeur de Pierre une primauté d’honneur mais non pas la primauté de juridiction qui lui donne un pouvoir immédiat sur tous les fidèles et sur la nomination des évêques.
« Vicaire du Christ » n’est pas un « titre historique », comme est « chef de l’État du Vatican », par exemple, mais dogmatique ! Jésus n’a pas nommé Simon-Pierre évêque de Rome, mais il a fait de lui le chef des Apôtres. C’est parce que l’Apôtre a ensuite subi le martyre à Rome que son siège primatial a été fixé à l’Église de Rome. C’est pourquoi l’évêque de Rome est également le successeur de Pierre, vicaire du Christ. Et chaque évêque de France n’a de juridiction que sur les fidèles du territoire, ou “ diocèse ”, dont le Pape lui a donné la charge.
Je récuse donc la CEF et ses jugements sur la CRC puisque les évêques de France ne sont plus en communion avec le “ Pape ”, Vicaire du Christ, mais seulement avec “ l’évêque de Rome ”. Leur “ avertissement ” n’a donc aucune valeur “ magistérielle ”.
La dite CEF affirme que l’abbé de Nantes « développe des thèses erronées », ce que n’ont pas réussi à conclure les théologiens romains au cours d’un procès soutenu à Rome, pour ses attaques contre le Concile, dont il est sorti vainqueur en 1968 ! Après une rigoureuse instruction qui n’a laissé paraître « aucune erreur théologique », comme me l’a confirmé par la suite, le futur cardinal Re, aujourd’hui doyen du Sacré Collège.
Ajoutez à cela que le Père Congar n’a pas caché son admiration à la lecture du traité des Sacrements développé dans la CRC au cours de l’année 1977 : « Je tiens à dire que par exemple votre catéchèse sur les sacrements, je l’ai beaucoup appréciée. » (CRC n° 115, p. 4)
MYSTERIUM FIDEI
Sous le titre : « De fausses doctrines », le scribe du sanhédrin épiscopal en vient à l’Eucharistie.
« Est ensuite à rejeter fermement la théorie de la transsubstantiation du pain et du vin en Corps et Sang du Christ comme une prolongation de l’Incarnation : “ sous l’emprise de son âme [le Christ] se faisant une extension réelle, matérielle, historique, de son Incarnation. ” » (Référence à la CRC n° 116, avril 1977, p. 10)
Cette citation est tronquée. L’abbé de Nantes écrit : « Mais quant à l’existence individuelle, ce changement est grand, il est total : c’est tout l’être, sel, alcools, sucres, levain, etc., qui est absorbé par le Corps du Christ, sous l’emprise de son âme se faisant de ce pain (omis par le document épiscopal !) une extension réelle, matérielle, historique de son Incarnation. »
Nouveau procès d’intention qui souligne l’incompréhension du scribe : « Derrière cette formulation et d’autres semblables (où ? quoi ?) transparaît la christologie inacceptable de la CRC, selon laquelle l’âme du Christ préexisterait à une première incarnation par laquelle le Christ s’empare de son corps puis, dans l’eucharistie, s’emparerait des accidents du pain et du vin qui deviendraient son corps et son sang, de sorte, finalement, que nous qui les mangeons, nous assimilions ce corps et le Christ continuerait de s’incarner, cette fois, en nous ! »
D’abord, il n’est pas question de “ préexistence ” mais « d’existence » tout court, comme le montre le premier mot de la phrase dont est extraite la citation tronquée de notre Père au moment où il apporte le décisif éclaircissement métaphysique, pressenti par saint Thomas : « Comment cela se peut-il ? Une seule réponse convient, que saint Thomas avait pressentie : La transsubstantiation est une conversion de l’ÊTRE même. La substance qui change, ce n’est pas tant l’essence du pain que les scolastiques appellent la substance seconde, mais c’est l’être concret, l’existence individuelle, la substance première : tout l’être. Jusqu’à l’atome de fer qui n’existe plus lui-même, qui est Corps du Christ vivant par son âme même. J’oserais dire que le changement n’est pas considérable quant à l’essence, puisque le pain n’est qu’un conglomérat, produit de la cuisson d’un mélange ; ce lien lâche entre les éléments, c’est l’âme du Christ, qui va en assumer la fonction, le faisant son Corps. »
Il n’est pas question d’âme “ préexistante ”, mais de Jésus ressuscité agissant par la force de son âme sur du pain qu’il avait « pris dans ses mains saintes et adorables, avant de souffrir », et sur du pain qu’il prend à chaque messe par les mains de celui qui en est le ministre, après avoir souffert Mort et Passion, puis être ressuscité :
« Ceci est mon Corps. »
À l’instant, il n’y a plus de pain sur la patène, plus du tout de pain, « ni en substance, ni en accidents ou apparences. Néant du pain. Tout ceci, l’hostie sur la patène, EST le corps. Tout cela, dans le calice, EST le sang. Je vois le corps, je vois le sang ! Et si leurs apparences vous étonnent, Mes Seigneurs, sachez précisément qu’en son âme et conscience, en sa Personne divine, Jésus-Christ veut prendre ces apparences et agir ainsi dans une intention précise : il veut être vraiment, réellement et substantiellement votre pain à manger, votre vin à boire pour votre bien et votre joie. » (Georges de Nantes, CRC n° 116, Les saints mystères du Corps et du Sang du Seigneur. Nouvelle théologie de l’Eucharistie, p. 10)
La riche nouveauté apportée ici par l’abbé de Nantes, incomprise du scribe du sanhédrin épiscopal, consiste à pousser plus loin que saint Thomas, trop lié à Aristote pour qui l’existence n’a de signification que par son lien à une essence ; dépouillée de celle-ci, elle demeure inintelligible, n’étant rien. Mais selon la métaphysique résolument chrétienne de notre Père, « toute existence est comme une portion d’être, créée par Dieu, subsistant par un acte positif de sa Puissance. Ainsi le pain, sur l’autel, est une portion d’être, le terme d’une fraction de l’énergie créatrice : une volonté précise de Dieu le tire du néant et le conserve comme il est, là où il est ; cette position dans le monde et dans l’histoire, précède ontologiquement (cela est bien vu par saint Thomas, dans les Questions Disputées de Malo, quest. 2, art. 3, ad 3) sa substance de pain et ses accidents.
« C’est cette portion d’être que le Christ saisit pour en faire son corps. Eau, alcool, gluten, fer, acides et protéines, tous éléments demeurant sans changement de structure ni d’opérations, SONT le Corps du Christ et plus rien d’autre. C’est lui, leur être total et leur forme intégrante unique est l’âme du Christ. »
INCARNATION, TRANSSUBSTANTIATION !
Dans la retraite d’automne qu’il nous a prêchée en 1994 sur le Saint Sacrifice de la Messe, Mysterium Fidei, notre Père met en parallèle l’Incarnation du Verbe dans le sein de la Vierge Marie, le jour de l’Annonciation, et « les neuf mois qui ont suivi, avec la transsubstantiation opérée à la messe ».
En s’appuyant sur une homélie de saint Bède le Vénérable commentant l’Évangile selon saint Luc : « Elle manifeste une grande dévotion et une grande foi, cette femme qui, devant les scribes et les pharisiens qui, à la fois tentaient et blasphémaient le Seigneur, reconnaît son incarnation », en s’écriant : « Heureux le sein qui vous a porté ! »
Application à la transsubstantiation : « Les hérétiques d’aujourd’hui nient la transsubstantiation et disent qu’il n’y a que du pain et du vin sur l’autel, comme ils disaient que, dans le sein de la Vierge, il n’y avait qu’un homme né d’un homme et d’une femme ordinaires, et qu’il n’était pas Dieu ! Pas de transsubstantiation, pas d’incarnation ! »
Le scribe du sanhédrin renvoie en note à cette retraite et en tire que, selon notre Père, « le Christ continuerait de s’incarner, cette fois en nous ! »
Pour réfuter « cette fausse pensée », le scribe renvoie à saint Justin, cité par notre Père au cours de cette retraite... à l’appui de cette comparaison de la transsubstantiation avec l’Incarnation :
« Car nous ne prenons pas cet aliment comme du pain ou un breuvage ordinaire, précise saint Justin. Mais de même que par la parole de Dieu, Jésus-Christ notre Sauveur a pris chair et sang pour notre salut, de même l’aliment, consacré par la formule de prière qui vient de lui (ce sont les paroles mêmes de la consécration), ce qui nourrit pour les transformer notre sang et notre chair, est la chair et le sang de Jésus incarné. »
Où l’on voit que, selon saint Justin, il y a une similitude entre l’Incarnation du Fils de Dieu qui prend chair et âme humaines, qui se fait homme, et ce même homme, cette même chair, qui prend les espèces ou accidents du pain et du vin. Donc, ce Justin, en l’an 150, est à la pointe du progrès théologique pour le vingt et unième siècle ! s’écrie notre Père. C’est merveilleux ! »
Mais la vérité est que ce n’est pas le souci de la vérité théologique qui inspire cet “ avertissement ” :
« Avec leur conception très “ physique ” de l’eucharistie, Georges de Nantes et ses disciples en viennent à une conception sensualiste (qui leur a été plusieurs fois reprochée) de la participation des fidèles à l’eucharistie. Selon cette spiritualité, la manducation des espèces serait vécue sur le mode de contact physique avec le corps du Christ, contact qui serait la condition d’une authentique réplique de l’union mystique au Christ. La bouche du communiant embrasserait le Corps du Christ dans la communion, la sensation de contact avec l’hostie consacrée étant le lieu même de l’espérance d’union au Christ. »
LE BAISER EUCHARISTIQUE
Un jour, notre Père est rentré de sa visite annuelle à nos communautés canadiennes avec une image découverte là-bas qui l’avait tellement enthousiasmé que frère Pierre la lui offrit. Œuvre de Quirizio da Murano, conservée à Venise, elle représente un Christ d’une douceur, d’une majesté, d’une distinction, d’une tendresse telles que l’image témoigne quelque peu de la réalité. Il tient une grande hostie à la main, et de l’autre main, entrouvrant sa robe, il montre et marque la blessure de son Côté. Dans un paysage tout à fait vénitien et presque confondu avec le décor, comme invisible, une religieuse est agenouillée, dans un grand voile noir, le visage irradié d’admiration, d’extase, et de désir de cette hostie qui lui est montrée, de ce Sang qui a coulé de la Plaie du Sauveur. Jésus offre l’Eucharistie à une religieuse, mais c’est une énigme que ce tableau, énigme devant laquelle je suis resté longtemps silencieux, nous confiait notre Père.
Jusqu’au jour où il nous la fit imprimer pour l’offrir à des postulantes le jour de leur prise d’habit en leur tenant ce discours :
« Vous confondant avec cette humble femme aux pieds de son Maître et de son Sauveur adoré et aimé, vous saurez quoi lui offrir, car s’il est difficile de connaître Notre-Seigneur Jésus-Christ selon ses vraies dimensions, il me semble que, en regardant cette image, peu à peu, il prend sa véritable stature et quand on est entré dans cette contemplation du Christ si majestueux, si grand, si haut, si parfait, on est saisi par des sentiments d’admiration, d’adoration et d’amour, on devine ce qu’est sa divinité, sa royauté universelle et ce qu’est, plus intime et plus touchante que tout, sa sainte humanité.
« Alors, si vous le voulez, imaginons le discours de Jésus à cette sainte femme et surprenons les balbutiements de cette sainte religieuse pour nous les approprier. Le langage de ces femmes est un peu déroutant, cette femme aux pieds de Jésus : quel langage lui dit-elle ? Les femmes, c’est souvent difficile à comprendre et dans leurs élévations mystiques, il nous semble difficile de les suivre, nous, les hommes, nous, les grandes personnes ! Mais le discours de Jésus passera peut-être mieux, nous le comprendrons mieux, nous ! Et il nous inspirera j’espère quelques sentiments de sa grandeur infinie, de sa science, de sa puissance et de sa miséricorde.
« Et voici donc ce dialogue par lequel je terminerai mon sermon :
Elle, s’adressant à lui :
Ô mon Jésus, Fils de Dieu fait homme, qui me découvrez votre mamelle blessée d’où est jailli le lait de votre Précieux Sang, et m’offrez l’hostie de votre Corps sacré, immolé pour moi sur la Sainte Croix, qu’ai-je en retour à vous offrir, moi, votre piteuse pénitente aux voiles noirs et tristes, yeux brouillés de larmes ?
Je n’ai ni or ni encens, ni myrrhe exquise... Cependant que je sais de Vous quel Roi, quel Dieu, quel homme aussi vous êtes, jadis florissant et vermeil, le plus beau de tous, aujourd’hui homme de douleurs, fragile, sensible à tous les coups, à toutes les avanies et injures, frappé, blessé déjà de mille traits sauvages, et maintenant de froideurs, d’ingratitudes et de mépris, qui ainsi vous rendez à moi si pitoyable, si attendrissant. C’est l’homme ami et fraternel, c’est le fiancé, l’Époux promis, que j’adore, que j’aime, que je veux servir et pour être avec Lui mourir, d’autant qu’ainsi démuni vous semblez m’appeler, me désirer, me chercher pour me faire entrer dans le secret de votre divin Visage, de votre Cœur et de votre Corps pour moi si proche, si mystérieux et touchant, ô Vous qui m’avez prise, éprise, fascinée et façonnée à fin de vous être toute créature, sujette, servante et je n’ose dire ! tant mes entrailles en sont émues de surprise et de reconnaissance, épouse de chair et de Sang, d’hostie et de Calice, de terre et de Ciel, de douleur et de Gloire, de temps et d’Éternité.
– À moi qui te donne tout, ne donneras-tu rien ?
– Mais, doux Époux de mon âme, vous qui savez tout, vous savez bien que je n’ai rien !
– Donne-moi, chère épouse, d’abord, tout l’or de ton cœur. Ainsi ne seras-tu pas comptée parmi les ingrats qui me ferment leur porte et m’ignorent, nous rejetant, moi et mes saints parents hors de Bethléem, mon Père et moi et notre Amour créateur hors du monde, nous laissant en notre Ciel lointain, se perdant ainsi sûrement. De cet or que je t’ai donné, ton cœur est plein. C’est ton amour, ta volonté qui me sont la couronne royale à laquelle je prétends comme Seigneur des seigneurs et Rois des rois, pour leur bien et leur salut à tous. Et couronne-m’en toi-même pour le seul plaisir que j’aurai à te couronner avec moi, car je suis tien comme tu es mienne...
Donne-moi encore, ô ma dévote servante, l’encens dont ton âme exhale le parfum. C’est ta piété dont l’effluve monte lentement, légère, jusqu’à moi dans la solitude du sanctuaire. Ne suis-je pas ton Dieu dans les Hauteurs ? Dans le sein de mon Père et votre Père, descendu ici-bas pour jouir de tes silencieuses adorations et te donner en retour des fruits célestes de sainteté... toi donc qui n’as rien à sacrifier, ni gâteau de miel, ni brebis ni tourterelle, encense l’hostie et le calice sur l’autel de ton âme et offre-moi en victime d’amour miséricordieux à mon Père ; il pourvoira à tous tes désirs dans l’embrasement en toi de notre Esprit-Saint d’amour créateur. Sois mon ostensoir et je serai ton salut éternel, à toi et à tous ceux que tu aimes.
Donne-moi enfin cette myrrhe odorante que je vois couler de tes mains, nard exquis que tu as reçu de moi hier pour me le rendre et m’en oindre aujourd’hui dans mon cruel supplice, par tout mon corps, mes membres, des pieds à la tête labourés, blessés, transpercés, devenu ainsi ton plus proche ami, frère, Sauveur, blessé par toi, recueilli par toi, caché en toi, enseveli en toi dans cette compassion émouvante, plus que tout unissante, par l’œuvre dernière que je réclame de tes pieuses et douces mains. De ton parfum répandu, je ressusciterai dans les âmes et j’y répandrai ma vie, ma paix et ma joie que nul ne pourra leur ôter. Toi, suis-moi comme la Madeleine son vase d’albâtre dans les mains, car l’âme qui me soigne ici-bas et m’entoure de son amour ne connaîtra pas la mort mais demeurera en moi pour la Vie éternelle.
– Ah ! Seigneur, prenez donc mon or, respirez mon encens, oignez-vous de notre myrrhe exquise ; je vous donne tout, je vous veux suivre et servir pour le temps et pour l’éternité. Ainsi soit-il !
frère Bruno de Jésus-Marie
LE PAIN DES ANGES
PUISQUE je raconte ma vie, entreprise jugée choquante, indécente et même stupide, je dois, enchaîné à mon propos, dire la suite : Comment, revenu dans ma cellule ensoleillée, j’écrivis sans effort ce qui m’était venu durant le cours du Père Baufine. Ces deux ou trois petites pages, je ne les ai pas gardées, et mon explication du mystère eucharistique, je ne l’ai dite à personne... J’avais déjà assez mauvaise réputation d’original pour encore forcer le trait.
J’ai bien fait de me taire alors, mais aujourd’hui j’aurais tort de laisser dire aux thomistes butés qui ne m’ont pas lu ou pas compris, que je suis hérétique sur l’Eucharistie. D’abord, parce qu’à de telles accusations, tout catholique, fût-il cardinal, fût-il pape, doit répondre ; ensuite, parce que mon explication a le mérite de soutenir la pure foi et la vraie dévotion catholiques, telles qu’elles s’expriment depuis toujours dans la prière liturgique, les élévations des saints, plus hardis que moi, et le langage même du peuple fidèle, tandis que celles de mes contradicteurs les déforment, mutilent et vident presque de toute réalité. Alors autant écrire ici de mémoire ce qui, un jour du temps pascal de l’an 1947, s’aligna sans hésitation ni rature sur mon petit cahier d’écolier, avec une joie calme à la vue de ces nappes de lumière intellectuelle s’engendrant l’une l’autre, dont rien depuis lors ne s’est effacé ni atténué. Se peut-il qu’un prêtre, un prédicateur, un théologien ait tant de bonheur et qu’il le garde pour lui seul, sous prétexte de modestie ? La vie est une vocation, elle consiste pour chacun à donner le meilleur de ce qu’il a reçu, ou trouvé, ou retrouvé, à ceux qu’il aime, auxquels il se doit, pour augmenter encore sa joie intime en la partageant.
Est-ce bien le lieu ici ? Zest ! Je ne raconterai que le souvenir, laissant à d’autres moments la démonstration et la discussion scolastiques de ce qui m’apparut alors, si simple, si lumineux, si merveilleux !
C’était comme une vision intellectuelle. Du Verbe divin partaient en toutes directions de l’univers, mais de toute éternité, des rayons de pure lumière, qui étaient autant de paroles créatrices faisant surgir des ténèbres, et même sortir du néant des champs de blé blondissants, des vignes chargées de pampres à l’infini. “ Soyez vin, soyez pain ! ” disait le Fils de
Dieu, le Verbe fait chair, et des hottes au pressoir, de vigne en cuve et en tonneaux, le rayon de lumière semblant se déplacer à mesure, cela devenait vin, et vin de messe dans le beau calice d’or, tandis que ceci était fait par les mains de l’homme et la meule des moulins, farine, pain et hosties enfin sur mille et mille patènes... Je notai, aussitôt, sur mon petit cahier, que ce rayon de lumière, Parole créatrice, n’était pas une imagination poétique ou mystique, mais bien la réalité métaphysique première, principale, l’acte constitutif de l’être : « Il dit, et les choses sont... » S’il venait à se taire et cette Lumière à s’éteindre, ces mêmes substances, pain, vin, chair, sang, et toutes autres disparaîtraient retourneraient au néant d’avant l’Origine. L’Origine, c’est Lui, Dieu le Verbe ! Ainsi la relation créatrice qui est l’œuvre divine elle-même, Parole sortie de la divine bouche, est antérieure à la substance et aux accidents des choses, et plus réelle, plus stable, définie et localisée que la matière, la fameuse materia signata quantitate de ce païen d’Aristote. Cette « relation constituante » tient l’être total de la créature, selon le bon plaisir du Verbe divin, en telle essence et en tels accidents...
C’est ce rayon de lumière, porteur d’être, qui de la bouche du Verbe donne leur matière et leur forme, leur substance et leurs accidents à ce pain comme à ce vin que le prêtre considère, sur lesquels il étend les mains en signe de sacrifice et qu’il va consacrer par la force des paroles que ce même Verbe divin, Jésus-Christ lui a commandé de dire en son Nom pour qu’elles opèrent par sa vertu et toute-puissance créatrice...
“ HOC EST ENIM CORPUS MEUM... HIC EST ENIM CALIX SANGUINIS MEI... ” dit le prêtre d’une voix rendue souveraine par l’Ordre divin. À cette parole sacramentelle, une jonction se fait entre divers rayons de lumière créatrice émanés du Verbe Incarné, et les êtres qui les terminent se rapprochent jusqu’à se fondre les uns en les autres : leur être échappe aux hosties dont la substance disparaît en étant saisi et absorbé par le Corps du Christ et de même, l’être du vin se livre dans sa nudité de créature à la substance du Sang du Fils de Dieu fait homme. La force de ce changement est dans la Volonté créatrice, son accomplissement dans le rayon de lumière originelle qu’est toute Parole sortie de la bouche de Dieu ; la mutation ordonnée est dans les essences ou natures, du Corps qui succède au pain, du Sang qui se substitue au vin. C’est bien un changement total selon Aristote, mais pour le chrétien demeure stable cette relation d’origine, constituante, et la pure existence qui en est le terme, vouée à travers tout changement même substantiel à obéir à son seul Créateur. Et cette divine Volonté de Jésus-Christ manifeste assez son intention quand, chassant le pain, chassant le vin, elle ordonne à son Corps, à son Sang, d’en conserver cependant et revêtir les accidents ou espèces pour paraître ce qu’en l’occasion Il veut être pour nous, comme notre pain par sa chair, comme notre vin par son sang, dans une manducation et une fusion d’êtres ineffable, pleine d’amour.
N’était-ce pas d’ailleurs ce que saint Thomas voulait dire avec sa notion si obscure d’une quantitas dimensiva, quantité demeurant stable à travers le changement de substance, et ce qu’il aurait pu mieux dire s’il n’avait été trahi par la pauvreté du vocabulaire païen d’Aristote et prisonnier de ses catégories ? C’est ce dont je m’étais convaincu, déjà l’année précédente, à la lecture de la Question disputée De unione Verbi incarnati, article 4, et de la Quodlibétale 9, article 2, – auxquelles je renvoie les spécialistes –, où saint Thomas admettait hardiment que dans le Christ une existence étrangère, secondaire, un “ esse secundarium ”, vel “ accidentale ” ! avait pu se fondre et s’identifier lors de l’Incarnation à l’Existence pure et simple du Verbe divin, à son “ esse principale ”, vel “ substantiale ” ! De même, à la parole du prêtre, l’être secondaire, l’être contingent du pain et du vin, pouvait bien se joindre, se fondre et s’abîmer en l’Être principal et souverain du Verbe fait chair et sang, à sa seule Parole sacerdotale... Et ainsi toutes difficultés s’aplanissaient jusqu’à disparaître. J’étais heureux, je le suis encore.
Mais qu’en est-il en tout cela du “ Glaive spirituel ” qu’annonce le titre de ces pages ? Eh bien, les suivantes essaieront de l’expliquer et de venir ainsi à bout de ce chapitre où je m’attarde à plaisir... Et plaisir n’est pas assez dire, quand il est question du tout de notre vie chrétienne !
(Georges de Nantes, Mémoires et récits, t. 2, p. 248-252, 1993)