Il est ressuscité !
N° 230 – Mars 2022
Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard
CAMP NOTRE-DAME DE FATIMA 2021
Géopolitique et orthodromie catholique :
les conséquences géopolitiques
de la révolte protestante (1517-1789)
LE grand saint que notre Père a donné pour patron à la Phalange, saint Thomas More, dans son pamphlet contre Martin Luther, l’Adversus Lutherum, prévenait ainsi ses contemporains : que les princes comprennent le sens des événements d’Allemagne, « eux qui voient avec plaisir le clergé faire défection et se soustraire de l’obéissance due au Pontife Romain, parce qu’ils convoitent avidement les biens de l’Église et qu’ils nourrissent l’espoir de disposer eux-mêmes de toutes choses... » Qu’ils ne se fassent pas d’illusions : « ... de la même façon le peuple en viendra à porter ses regards à son tour vers les princes pour secouer leur joug et les dépouiller de leurs biens et, une fois accomplis ces forfaits, ces gens du peuple, enivrés du sang des rois, tout couverts du sang des nobles, ne supportant même plus les magistrats de la plèbe, foulant aux pieds les lois suivant les dogmes de Luther, anarchistes et sans loi, se laissant aller sans frein et sans raison, tourneront enfin leurs mains contre eux-mêmes et, semblables à ces frères antiques qui naquirent de la terre, mutuellement ils se perceront de coups. Je supplie le Christ de me faire faux prophète. » (cité dans la CRC n° 94, juillet 1975)
Ces lignes datent de 1523, six ans seulement après la révolte ouverte de Luther contre Rome. De cette hérésie d’un nouveau genre, More prévoit des fruits empoisonnés d’un nouveau genre : des révolutions politiques nobiliaires puis démocratiques prendront le pas des révolutions religieuses, tout ce mouvement s’achevant dans la Terreur. Toute l’histoire moderne de l’Europe semble contenue dans cette citation vraiment prophétique du plus grand saint de la Contre-Réforme catholique au seizième siècle. 1689 en Angleterre, 1789 et 1793 en France, c’est Luther. Les messianismes charnels et finalement les totalitarismes modernes, Marx et Hitler, c’est Luther et c’est Calvin. La démocratie moderne, c’est déjà l’expérience de Calvin à Genève. Le capitalisme moderne, c’est la confession d’Augsbourg, c’est-à-dire Luther revu et corrigé par l’humaniste Melanchthon... L’Union européenne elle-même, laïque et antinationale, est annoncée par les mauvais traités qui ont tenté de mettre fin aux guerres de religion.
Il s’agit donc d’un moment décisif dans notre étude de géopolitique catholique. Dans son article de novembre 2021, frère Thomas nous a raconté l’instauration du Royaume de Dieu sur la terre, avec la France, fille aînée de l’Église, tenant le rôle central dans le concert des nations chrétiennes. C’est cette admirable civilisation chrétienne que Luther va briser en 1517. L’objet de cet article est de retracer l’histoire de la funeste régression protestante du point de vue géopolitique.
Dans un premier temps, nous verrons la cassure de 1517 dans ses répercussions immédiates. Dans un deuxième temps, nous étudierons la réaction catholique de contre-réforme et de contre-révolution et les raisons de son échec relatif. Enfin nous chercherons à comprendre, à partir de la date clef de 1689, comment la domination germanique et anglo-saxonne s’est imposée au monde entier.
I. LA RÉVOLTE GERMANIQUE (1517-1555)
L’ÉTAT GÉOPOLITIQUE DE LA CHRÉTIENTÉ À LA VEILLE DE LA RÉFORME.
À l’issue de ce grand bouleversement que fut la guerre de Cent Ans, le règne de Louis XI a rendu à la France la première place en Europe. Notre Père admirait beaucoup l’œuvre de ce Roi austère, à la piété profonde. Avec lui, les Valois s’inscrivent dans la lignée des Capétiens qui firent progressivement l’unité territoriale du Royaume et le dotèrent de frontières de plus en plus solides. Malheureusement, avec Charles VIII son successeur, les rois de France vont se lancer dans des guerres de gloriole que les historiens ont surnommées avec raison “ les fumées d’Italie ”. Notre Père tranche sans ambages : « Ces guerres d’Italie ne sont pas de Dieu. » Cet acharnement va nous coûter cher. En attendant, après l’épreuve de la guerre de Cent Ans, la France jouit d’un ordre politique retrouvé et d’une extraordinaire prospérité. Avec ses seize millions d’habitants, la France est de loin l’État le plus peuplé en Europe.
La papauté aussi a été ébranlée en cette fin de Moyen Âge, menacée dans son unité et son apostolicité par le grand Schisme d’Occident. Mais à la veille de 1517, cette grave crise est résolue. Les historiens ont fait raison de la légende noire d’une Église catholique absolument décadente, telle que la rapportent les protestants. La réforme in capite et in membris, traditionnelle dans l’Église, était entamée bien avant Luther, encouragée par les Papes qui conservaient le dogme de la foi, en dépit de leurs faiblesses personnelles et même des scandales de leur vie privée.
Néanmoins, chose grave, l’idéal de la Croisade s’est perdu en Chrétienté après la chute de Saint-Jean-d’Acre en 1291, date qui marque le début de l’offensive des Turcs musulmans en Occident. Il y a là une grave menace que Mgr Cristiani, dans son Histoire de l’Église, compare à l’expansion communiste au vingtième siècle. C’est très juste sous deux points de vue : d’une part c’est une formidable poussée militaire aux portes de l’Europe, et d’autre part cette avancée s’accompagne, comme au vingtième siècle, de la division des chrétiens voire de leurs complicités avec le barbare envahisseur. Au quinzième siècle par exemple, l’Empire byzantin, toujours obstiné à trahir la Chrétienté catholique, appelle les Turcs à l’aide contre les Serbes chrétiens. La victoire ottomane de Varna, sur la mer Noire, leur ouvre le “ boulevard de l’Occident ”. Cette fois le salaire de la trahison ne se fait pas attendre : en 1453, Constantinople tombe aux mains des Turcs. Mais une fois l’empire rayé de la carte, l’Occident se retrouve directement menacé par l’islam. Alors que les princes catholiques sont divisés et se livrent des guerres inutiles, les papes seuls appellent encore à la Croisade, tel Callixte III dont les efforts sont récompensés en 1456 : alors que les Turcs poussent leur avantage sur le Danube et mettent le siège devant Belgrade, le blocus est forcé par Jean Hunyade soutenu par la prédication enflammée du franciscain saint Jean de Capistran. Mais c’est la dernière grande Croisade avant longtemps. Rien dès lors ne semble devoir arrêter la poussée turque dans les Balkans et en Méditerranée. Signe des temps, pour se défendre des pirates turcs qui écument l’Adriatique, la basilique édifiée à Lorette dans les années 1480 est une église fortifiée.
Alors que la Chrétienté se trouve dans cette conjoncture politique et religieuse assez indécise, surviennent deux événements qui d’un coup vont rendre sa situation très dangereuse. C’est l’héritage de Charles Quint et c’est la révolte ouverte de Luther en 1517.
LA FUNESTE RIVALITÉ DE FRANÇOIS Ier ET DE CHARLES QUINT.
Cet héritage et la rivalité avec le roi de France qui en découle, c’est le fait majeur du début du seizième siècle et qui aura des répercussions jusqu’en 1919. Notre Père estimait pourtant que la rivalité des deux grandes maisons dynastiques d’Europe n’était pas inéluctable... Certes, il y a tout le poids de l’ancienne opposition entre la monarchie capétienne et l’Empire, mais après Bouvines, nos deux peuples avaient tout de même été capables de vivre en bonne intelligence. Il y a des faits nouveaux, en ce début du seizième siècle, qui vont réactiver cette opposition. Mais le choc sera d’autant plus brutal que la rivalité stratégique pour la suprématie en Europe se double d’une rivalité personnelle entre les deux souverains, rivalité d’amour-propre, qui leur fait oublier l’amour du bien commun, celui de leurs sujets et celui de la Chrétienté
Charles de Habsbourg, né à Gand en 1500 a reçu une éducation flamande. Il n’est ni allemand ni espagnol. Son grand-père paternel, Maximilien Ier de Habsbourg, est empereur de 1493 à 1519. Sa grand-mère paternelle, Marie de Bourgogne, est la fille du duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, défait par Louis XI. De son père, Philippe le Beau, Charles reçoit donc l’héritage autrichien, c’est-à-dire les domaines héréditaires des Habsbourg et l’héritage bourguignon des Pays-Bas (la Belgique et la Hollande actuelles) et de la Franche-Comté. De sa mère, Jeanne dite la Folle, il reçoit l’héritage de ses autres grands-parents, les rois catholiques Isabelle et Ferdinand, c’est-à-dire qu’il est roi de Castille et d’Aragon, mais aussi de Sicile, de Naples et de tout l’immense empire colonial espagnol en Amérique. L’ensemble de ces domaines forme déjà une accumulation jamais vue depuis Charlemagne. Or en 1519, à la mort de Maximilien Ier, s’ouvre la succession impériale. Le moment est décisif pour l’histoire de l’Europe. Certes, depuis 1438, les princes électeurs allemands ont toujours choisi un Habsbourg. Mais cette fois se dresse face au prince Habsbourg un concurrent de taille : le jeune roi François Ier.
Notre Père en 1991 portait sur lui un jugement sévère : « Pour moi, François Ier est un homme séduisant, glorieux, mais il a été un mauvais roi. » Il monte sur le trône en 1515 et à peine roi, comme ses prédécesseurs, il prend le chemin de l’Italie. Le 13 septembre 1515, il bat les Suisses à Marignan grâce à la puissance de son artillerie, puis il avance dans la Péninsule et signe avec Léon X le concordat de Bologne. Mais ses succès italiens exaltent le jeune François Ier, qui se prend à rêver d’Empire universel, et pose sa candidature à la succession de l’empereur Maximilien ; il y dépensera une fortune, en pure perte, et pire, pour sa perte, s’étant révélé à son rival heureux comme un compétiteur tenace et ambitieux. En 1520, avec la même prodigalité et la même inutilité et pire, le même effet de méfiance, il veut éblouir Henri VIII au camp du Drap d’or... Ce qui a pour effet de pousser le roi d’Angleterre dans l’alliance avec Charles Quint. Quel contraste entre le roi de France aux mœurs légères et l’austère Charles Quint, flamand pour le caractère et le physique et espagnol pour la religion. Pourtant, lui aussi rêve d’empire universel. Il croit que son héritage est providentiel et qu’il est appelé à être un nouveau Charlemagne aux côtés du pape. Sa devise, “ plus ultra ” (“ toujours plus loin ”), le dit assez. Sa géopolitique européenne est de reconquérir les territoires de l’héritage bourguignon annexés par Louis XI (la Bourgogne et la Picardie), en vue d’unifier ses possessions allant des Flandres à l’Espagne. Néanmoins, il ne faut pas exagérer la menace que représente réellement l’empire Habsbourg pour le roi de France. Cette accumulation inédite de territoires disparates et éloignés les uns des autres est fragile. Alors que François Ier peut agir vite et d’autorité en son royaume, Charles Quint est obligé de marchander tout, notamment avec la fière noblesse espagnole.
En dépit de la diplomatie pontificale, la rivalité entre les deux souverains prend rapidement une tournure dramatique. En 1526, la forfanterie de François Ier est châtiée par la défaite au siège de Pavie, en Italie. Il écrit à sa mère Louise de Savoie : « Madame, pour vous faire savoir comment se porte le reste de mon infortune : de toute chose ne m’est demeuré que l’honneur et la vie qui est sauve. » Encore que l’honneur se trouve très aventuré. Car le roi très-chrétien gardé à vue fait passer sa bague au Sultan. Dans sa biographie de François Ier, Lévis-Mirepoix, qui cherche pourtant à atténuer la responsabilité du Roi, doit lui-même en convenir : « Le résultat de cette diplomatie devait être la seconde campagne de Soliman sur le Danube, l’effroi jeté dans l’héritage paternel de l’Empereur, et le désastre de Mohacz en 1526 où les Ottomans s’emparèrent de la Hongrie. On n’avait jamais vu, dans une guerre entre chrétiens, l’un d’eux attirer, pour faire lâcher prise à son adversaire, un tel orage sur les marches de la Chrétienté. » (p. 102-103)
En 1526, le roi de France captif à Madrid est contraint de signer le traité de Madrid qui accorde la Bourgogne à Charles Quint. Il s’empresse de se renier sitôt passée la frontière : le roi de France ne peut aliéner des territoires de la couronne, c’est certain, mais voilà un homme d’honneur à la parole bien légère. Et la guerre reprend, cette fois au profit du roi de France, mais toujours aux dépens de la Chrétienté. L’événement marquant est, en l’année 1527, l’horrible sac de Rome, par une armée impériale conduite par le connétable de Bourbon, un Français traître à son roi. Qui plus est, dans ces guerres à l’issue indécise, le roi de France persiste dans son alliance avec les Turcs, sous couvert d’accords commerciaux. Au grand scandale de l’Europe chrétienne. Vraiment, c’est être aveuglé par la passion !
Mais ce que notre Père ne pardonnait pas à François Ier, c’est d’avoir laissé l’hérésie protestante se répandre en France. Lui, l’humaniste, il se considérait au-dessus de toutes ces querelles, il méprisait le Parlement et la Sorbonne, ces intégristes... Il s’estimait capable, par sa seule bonne volonté, de réconcilier les novateurs de plus en plus insolents avec les défenseurs de la vraie foi catholique. « Il faut dire qu’il y a là un crime, dit notre Père, quand le roi de France abdique sa charge de défenseur juré de la foi catholique contre l’hérésie. La France avait un faux-semblant de César Auguste, quand il aurait fallu un Philippe le Catholique. » Car l’incendie allumé par Luther en Allemagne en 1517 est sans précédent dans l’histoire de la Chrétienté.
1517, INSURRECTION GERMANIQUE.
Mgr Cristiani, dont notre Père appréciait l’analyse, démontre dans son livre L’Insurrection protestante, que les novateurs n’ont pas été poussés à la révolte contre la tradition catholique par les abus du clergé ou les scandales de la Rome humaniste. En effet, ils forment un petit groupe d’hommes nouveaux, distincts tout autant des humanistes que de Savonarole et ses émules. Plus que de corruption disciplinaire ou morale, ils accusent l’Église d’être infidèle depuis longtemps à la “ Parole de Vérité ”, selon une expression de Luther. C’est à l’institution elle-même que Luther s’attaque, ce qui est une nouveauté dans l’histoire des hérésies. À partir de sa lecture personnelle de la Bible, le moine allemand prétend refonder un véritable christianisme.
Il faut avoir écouté la conférence que notre Père lui a consacrée. C’est un monument qui nous fait prendre la mesure de ce personnage. Luther est un “ monstre sacré ”, qui compte parmi les trois grands hommes de l’humanité avec saint Paul et saint Augustin. Mais il est leur antithèse absolue. Ce grand orgueilleux a échoué dans sa recherche de la perfection, et, déchu, incapable de se corriger de ses vices, angoissé à l’intime, il a eu besoin d’une justification. En faisant la théorie de son cas, il crée une religion nouvelle selon laquelle l’homme dont la nature est profondément viciée et la damnation fatale, est néanmoins justifié par Dieu, gratuitement, sans considération des œuvres, par une imputation tout extérieure et conventionnelle des mérites du Christ. Rien n’est changé en l’homme prétendument justifié, il reste méchant. Tout ce qui lui est demandé, c’est d’avoir la foi, la “ foi seule ”. Cet acte de foi consiste à se croire sauvé personnellement par le Christ ; certitude sans fondement, comme d’une révélation particulière de Dieu à l’âme. C’est là le cœur de la doctrine luthérienne et le principe de tous les désordres, car toute la religion, toute la vie de l’Église et les sacrements, ne sont plus rien auprès de ce merveilleux acte de confiance et d’autosuggestion permanente. D’où ce rejet de la tutelle romaine qui va rencontrer un écho formidable dans le Saint-Empire romain germanique dont le premier adjectif “ romain ” ne doit pas faire oublier le second “ germanique ”. Nous retrouvons là un arrière-fond très ancien qui est cette résistance des Germains d’outre-Rhin à la conquête et à la colonisation romaine. Leur évangélisation en a été retardée de beaucoup et l’insoumission à la Rome impériale a transfusé nécessairement dans l’insoumission à la Rome pontificale.
Comprenons bien que dans une grande partie de l’Europe, le Saint-Sacrifice de la Messe et le culte de la Vierge Marie vont disparaître. En niant l’utilité du Sacrifice propitiatoire, en niant la communion des saints, la Présence réelle eucharistique et la médiation mariale – toutes choses dont le Moyen Âge avait tiré tant de fruits merveilleux de sainteté – Luther a séparé le Ciel et la terre. Nécessairement, l’ordre politique de la Chrétienté – cet augustinisme politique hérité du Moyen Âge – devait être brisé à son tour par l’hérésie. Le 31 octobre 1517, en affichant ses “ quatre-vingt-quinze thèses ” sur le portail de l’église de Wittenberg, Luther commençait l’immense Révolution qui n’est toujours pas achevée : la révolte de l’homme qui se fait Dieu contre le Christ-Roi.
Luther est saxon, de la moelle d’Allemand, comme disent ses amis. Partout dans l’Empire germanique, sa Réforme prétendue allume des foyers de révolution et d’anarchie. L’Allemagne sombre dans un bain de sang. Et que fait l’Empereur ? Il est impuissant à réagir. Tout d’abord, parce que Charles Quint le Flamand est mal aimé des Allemands, il est loin, et occupé à la lutte contre les Turcs. Mais l’institution elle-même est défaillante : le Saint Empire Romain germanique, est une espèce de grand morcellement indéfinissable, conséquence de la féodalité médiévale poussée jusqu’à l’aberration. Cette institution n’accorde à son empereur élu qu’un pouvoir faible, soumis à l’approbation de la Diète d’Empire, très jalouse de ses prérogatives et profondément divisée. Dès 1517, beaucoup de princes et de villes d’Empire prennent prétexte de la Réforme pour rompre avec l’Église et s’en approprier les biens, afin de gagner en puissance sur les autres. C’est à eux que Thomas More adresse sa mise en garde dans son pamphlet... L’une des premières sécularisations est celle du grand maître de l’Ordre teutonique, Albert de Hohenzollern qui se marie au mépris de ses vœux et se proclame premier duc de Prusse.
Pourtant, face à cette révolte généralisée, l’Empereur tergiverse et essaye de négocier, là où l’Église a condamné depuis longtemps. Quand il se décide à agir, l’hérésie est devenue une force politique, la Ligue de Smalkalde, qu’il ne parviendra plus à réduire.
La situation devient tellement incontrôlable que l’Empereur est contraint de signer la paix d’Augsbourg, en 1555, fondée sur un principe nouveau : Cujus regio, ejus religio. Telle est la religion du prince, telle est celle du peuple. Ce qui revient à reconnaître au souverain, qu’il soit catholique ou luthérien, le pouvoir d’imposer sa religion à ses sujets : c’est la consolidation politique de l’hérésie. Cette paix est une infamie que les papes n’acceptèrent jamais.
Ainsi Charles Quint a échoué, contre les Turcs et contre les protestants. Épuisé, malade, conscient enfin de l’impossibilité de gouverner seul des possessions aussi disparates, il décide non seulement de renoncer au pouvoir, mais aussi de partager son empire. À son fils Philippe II, il donne les Flandres et l’Espagne ; à son frère Ferdinand reviennent les domaines autrichiens et l’Empire. La sagesse pour le roi de France eût été d’attendre patiemment l’inévitable effondrement de cet empire démesuré...
Voilà pour l’Allemagne. Mais l’insurrection contre Rome se répand comme une traînée de poudre en Europe. Suivons sur notre carte de la page 19.
En Suisse, le curé de Zurich Ulrich Zwingle entraîne plusieurs cantons dans une hérésie encore plus radicale que celle de Luther. D’ailleurs, les deux hommes se haïssent. Zwingle trouve le salaire de son iniquité les armes à la main à Cappel, dans une guerre entre Zurich et les cantons catholiques (1531). Mais ses partisans passeront largement au calvinisme, l’hérésie du français Jean Calvin, installé à Genève après la publication en 1536 de son Institution de la Religion chrétienne, ouvrage dans lequel il développe sa propre doctrine, tirée des postulats luthériens, sur la Prédestination et la Cène. C’est le début de ce morcellement de l’hérésie en sectes innombrables dont Bossuet fera la chronique dans son Histoire des variations des Églises protestantes (1688). Le seul point commun de ces sectes est la haine de Rome et du pape. La mort de Luther en 1546 met certes un coup d’arrêt au luthéranisme, mais de nouvelles sectes vont prendre le relais.
En Angleterre, les raisons du passage à la Réforme sont encore moins avouables. C’est l’esprit de luxure et d’orgueil qui pousse le roi Henri VIII, pourtant grand prince humaniste et adversaire initial de la Réforme, à rompre avec Rome pour constituer une Église nationale qui lui permette de divorcer en toute quiétude. Saint Thomas More et saint John Fischer sont les martyrs de ce nouvel Hérode. Mais bientôt, sous la diabolique influence de Thomas Cranmer au temps du roi Édouard VI, le schisme anglican va se consolider en évoluant vers le calvinisme. Après un bref retour au catholicisme avec Marie Tudor, c’est le règne d’Élisabeth Ire qui, bien qu’à peu près dépourvue de sens moral et religieux, se déclare officiellement le chef de l’Église anglicane et persécute les catholiques.
Au Nord, les pays scandinaves basculent eux aussi dans la Réforme. En Suède, le roi Gustave Vasa fait adopter la réforme luthérienne en 1527. Au Danemark, le luthéranisme devient religion d’État en 1537. Les évêques et les catholiques qui résistent sont martyrisés. C’est le début de l’expansionnisme de ces deux royaumes pour le contrôle des ports de la Baltique. Cela débouchera sur la guerre de Trente Ans aux conséquences si graves. François Ier d’ores et déjà s’allie aux Suédois, évidemment... Nous en reparlerons plus loin.
Mais c’est surtout le calvinisme qui va faire des progrès après la mort de Luther et la paix d’Augsbourg. En France, en Suisse, en Écosse, et aux Pays-Bas. Dans ces provinces dont il est originaire, Charles Quint a combattu avec fermeté une première vague de diffusion de la Réforme, menée par des luthériens et des anabaptistes. Vers 1550, le problème était résolu. Hélas, les protestants calvinistes vont profiter de l’intermède provoqué par sa démission pour relancer la Réforme et la révolution politique qui l’accompagne immanquablement. Ces révolutionnaires venus de toute l’Europe protestante vont trouver des alliés au sein de la haute noblesse et de la bourgeoisie affairiste mécontentes des sanctions espagnoles contre les protestants, préjudiciables au commerce. À partir de 1566, c’est la révolte ouverte contre Philippe II et contre Rome. Pour la France, c’est un formidable ennemi qu’elle laisse s’installer sur sa frontière du nord. Le descendant de Guillaume d’Orange qui prend alors la tête des insurgés, sera le pire ennemi de Louis XIV.
Voyez sur la carte l’Europe scindée en deux : au nord l’Europe protestante, demain progressiste et franc-maçonne, au sud le catholicisme qui résiste : dans la Péninsule ibérique, en Italie et en Autriche. C’est l’Europe latine, la plus précocement et profondément romanisée et évangélisée, qui résiste le mieux. L’Europe se scinde en deux modèles de sociétés que tout oppose ; l’homme catholique et l’homme protestant sont dès ce moment irréconciliables. Car l’homme catholique est tourné vers le Ciel, il vit dans une société hiérarchique où le renoncement évangélique de chacun des membres en vue du bien commun est le fondement de l’ordre et de la paix sociale. Au contraire, dans le monde protestant détaché de Rome et laïcisé, c’est le principe individualiste qui l’emporte, puisque selon Martin Luther, chacun doit se conduire selon ce que lui dicte sa seule conscience. Dès lors, après une inévitable période d’anarchie, c’est l’État qui sort renforcé de la crise, afin d’éviter la dissolution de la société. Les pays protestants sont les laboratoires de l’État totalitaire moderne. La loi du plus fort y régit tous les domaines de l’activité humaine, la réussite matérielle étant considérée comme le signe de la bénédiction divine. L’homme protestant, tourné vers la terre, se fait homme d’affaires, se lançant dans un capitalisme déjà effréné, comme dans les Provinces-Unies calvinistes qui deviennent la banque de l’Europe et le premier modèle d’État capitaliste, bientôt en concurrence avec l’Angleterre. Et la France ? Elle est entre les deux, elle hésite. Le court règne d’Henri II incarne cette hésitation cruciale pour l’avenir de la Chrétienté.
Qui donc est Henri II ? Enfant, il a été marqué par son emprisonnement en Espagne, où il fut envoyé comme otage après la libération de son père François Ier. Cela explique sa haine pour Charles Quint et comme son père, il lui fera la guerre. Néanmoins, il rompt avec l’humanisme de François Ier ; avec lui, la vie à la cour devient plus sobre, et la politique royale plus réfléchie.
L’historien Louis Batiffol fait ainsi son éloge :
« En politique, il a adopté une ligne de conduite qui fait de son règne un des plus remarquables de notre histoire, nul autre n’ayant, à un égal degré, poursuivi des desseins plus judicieux, plus sains, plus clairement français et uniquement soucieux de réalités utiles et concrètes. Cette politique peut se résumer en trois termes : finir les guerres interminables qui depuis un demi-siècle ruinaient le royaume ; renoncer définitivement à la chimère absurde de l’Italie qui entraînait la France hors de ses voies naturelles ; rétablir enfin, ou créer ces voies naturelles, à savoir porter l’effort des armes là où vraiment il y avait nécessité à chercher à s’étendre, c’est-à-dire vers l’est et le nord, dans la région, française de langue et de race, où la proximité trop voisine de la frontière, par rapport à Paris, rendait les attaques de l’ennemi si dangereuses et la moindre défaite si menaçante. Il engagea trois guerres successivement ; dans la première il prit Boulogne, dans la seconde Metz, Toul et Verdun, dans la troisième Calais, toutes conquêtes qui restèrent. Il a achevé son règne par la paix de Cateau-Cambrésis (1559), un des plus importants traités de notre histoire, qui terminait pour toujours les chevauchées décevantes vers la conquête de Milan ou de Naples et consacrait ces acquisitions. » (Le Siècle de la Renaissance, p. 134)
Notre Père admirait beaucoup ce roi qui avait renoué avec la sagesse capétienne. Il est le précurseur de la “ politique des saints ”, de contre-réforme et de contre-révolution, qui est la vraie géopolitique orthodromique française et qui réclame la lutte commune des princes catholiques contre l’hérésie en vue de la reprise de la Croisade, tous unis contre la menace turque.
Malheureusement, en 1559, le roi est blessé à mort lors d’un tournoi. C’est d’autant plus regrettable qu’Henri II était bien meilleur catholique que son père, et par conséquent meilleur politique : il voyait bien la révolution avancer sur les traces de l’hérésie et se déterminait à la réprimer. Hélas...
Le royaume de France allait donc subir les conséquences des fautes de François Ier : trente ans de guerres de religion, la Croisade abandonnée, l’expansion coloniale reportée de cent ans et l’unité du royaume ébranlée, le parti huguenot se constituant en un véritable État dans l’État...
Voilà la rupture de la Chrétienté consommée, et les nations chrétiennes déchirées à l’intérieur par des guerres civiles et entre elles par des guerres fratricides. Néanmoins, l’arrivée d’Henri II et de Philippe II au pouvoir a marqué un renouvellement inespéré.
Ces deux souverains au sens politique développé et à la foi vive ont compris qu’il n’est plus temps de s’affronter entre catholiques lorsque les ennemis de la vraie foi menacent partout. Ces années 1550-1560 sont celles où s’engage la grande réaction catholique, la seule véritable “ Réforme ” au seizième siècle.
II. LA RÉUSSITE LIMITÉE DE LA CONTRE-RÉFORME CATHOLIQUE
LA GÉOPOLITIQUE DES SAINTS ET LE CONCILE DE TRENTE.
Notre Père disait qu’il fallait considérer le concile de Trente comme l’aboutissement d’un mouvement spontané de contre-réforme dans la Chrétienté, manifestation du Saint-Esprit à l’œuvre dans l’Église. Mouvement spontané au sein des masses fidèles indignées des profanations commises par les protestants et qui refusent d’être privées des sacrements. Mouvement spontané aussi de saintes âmes qui réforment les ordres anciens. Les événements politiques et militaires sont aussi l’occasion de salutaires réactions. Par exemple, à la suite du sac de Rome en 1527, Mgr Gian-Matteo Giberti, évêque de Vérone mais résidant à la cour de Rome, comprend la leçon divine des événements et il s’en va mener pendant quinze ans dans son diocèse une œuvre semblable à celle que préconisera le concile de Trente – qui s’inspirera d’ailleurs de son exemple et de ses ordonnances réformatrices. Une autre conversion causée par la rivalité entre François Ier et Charles Quint, est celle d’Ignace de Loyola, après sa blessure au siège de Pampelune en 1521, lors d’un affrontement indirect des deux grands souverains ! Il y aurait beaucoup à dire sur l’impact géopolitique de la Compagnie de Jésus, de sa fondation... jusqu’à nos jours d’ailleurs.
Cependant tout cet admirable mouvement spontané n’aurait pu aboutir dans la désorientation diabolique qui dévastait l’Europe, sans l’intervention de la hiérarchie catholique romaine. Avec le concile de Trente qui se déroule de 1545 à 1563, c’est le temps de la contre-réforme institutionnelle, hiérarchique. C’est une merveille dont l’Église va vivre jusqu’à Vatican II. Sa convocation fut pourtant laborieuse, et c’est vraiment l’honneur de la papauté d’avoir mené à bonne fin tous ces travaux, malgré l’opposition du Roi de France et de l’Empereur. La diffusion de ses décrets après sa clôture, en dépit d’obstacles non moins grands, fut assurée par une providentielle série de grands papes. En particulier ce Michel Ghislieri, dominicain d’origine modeste qui prend pour nom Pie V. Son pontificat, malgré sa brièveté (1566-1572), est l’un des plus décisifs de l’histoire de l’Église. C’est grâce à lui que l’œuvre tridentine est passée dans l’Église universelle, jusqu’à Goa, Mexico et Lima. Le 7 octobre 1571, il y a quatre-cent-cinquante ans, la flotte chrétienne réunie par son zèle et soutenue par les prières de la Chrétienté à Notre-Dame du Rosaire, envoyait la flotte turque par le fond à Lépante. Cette victoire, malgré l’échec de son exploitation immédiate, a brisé l’élan de la puissance ottomane qui entre dans un long déclin.
Après saint Pie V vient Clément VIII avec lequel nous revenons à notre orthodromie catholique et française, puisque ce fut lui qui donna l’absolution solennelle au roi de France Henri IV, après sa conversion en 1593, accordant ainsi à la France un règne réparateur dont elle avait tant besoin. Car Henri IV fait la paix avec l’Espagne, paix de Vervins en 1598, et la même année il publie l’édit de Nantes, édit de tolérance provisoire qui permet une paix religieuse. Ensuite, il restaure l’autorité royale, en reprenant à son compte de salutaires réformes entreprises par Henri II, et il restaure l’économie française. Toutefois, notre Père estimait qu’il était resté trop bienveillant envers la religion prétendue réformée, notamment à cause de ses anciennes amitiés comme avec le calviniste Sully, son principal ministre et son mauvais génie. Ce qui explique qu’il n’ait pas renoncé à la funeste diplomatie anti-Habsbourg initiée par François Ier. En 1610, il est assassiné à la veille de partir prendre le commandement des troupes au camp de Châlons, contre les Habsbourg, dans l’affaire de la succession des duchés de Clèves et Juliers, qui se résoudra en faveur du Brandebourg protestant... C’est un des épisodes précurseurs de la guerre de Trente Ans, épisode très compliqué, que nous allons essayer de résumer à la lumière de ses conséquences sur le grand mouvement de contre-réforme catholique.
LA GUERRE DE TRENTE ANS.
C’est l’événement géopolitique majeur du début du dix-septième siècle. Il y a vraiment un avant et un après pour l’Europe. C’est déjà la guerre moderne, idéologique, totale, que nous voyons se profiler. Et ce qui est dramatique, c’est que ce sont deux saints rois, deux grands princes catholiques, qui vont s’affronter et qui vont empêcher la Contre-Réforme d’aboutir.
La guerre de Trente Ans est d’abord une guerre allemande qui trouve ses origines dans la mauvaise paix d’Augsbourg de 1555 et dans la médiocrité des empereurs qui ont succédé à Charles Quint. Des Ligues de protestants et de catholiques se forment dès le début du dix-septième siècle et la paix en Allemagne se trouve à la merci du moindre incident. La situation dans l’Empire est d’autant plus tendue que la Contre-Réforme catholique se montre très offensive, avec la Compagnie de Jésus en première ligne. C’est d’abord saint Pierre Canisius, l’apôtre de l’Allemagne, envoyé par saint Ignace lui-même. Puis, à la génération suivante, c’est l’œuvre du saint cardinal Robert Bellarmin qui inspire tous les évêques allemands. Partout la Société de Jésus ouvre des collèges, d’où sortent des défenseurs de la foi. En 1556 est fondé le collège d’Ingolstadt, en Bavière, où sera élevé le jeune Ferdinand, duc de Styrie. Son avènement sur le trône de Bohême en 1618 va être l’événement déclencheur de la guerre.
Qui est donc Ferdinand de Styrie ? C’est un Habsbourg, issu d’une branche cousine des Habsbourg de Vienne. Il a été élevé dans la foi catholique tridentine par sa mère Marie de Bavière et il gardera auprès de lui toute sa vie son confesseur et un conseil de théologiens jésuites. C’est une âme de moine, mais de moine-chevalier. Dès qu’il succède à son père en Styrie, dans les Alpes autrichiennes, il entreprend de ramener au catholicisme un pays où il n’y avait presque plus de catholiques. Et il y parvient ! C’est vraiment le champion du catholicisme en Allemagne et les protestants comprennent très vite qu’ils ont, en sa personne, leur pire ennemi.
C’est un grand changement dans les affaires allemandes, car les empereurs jusque-là avaient été sinon libéraux, du moins très accommodants pour les protestants. À titre de comparaison, en 1609, dans sa Lettre de Majesté, l’empereur Rodolphe II avait accordé à ses sujets bohémiens protestants un statut religieux plus avantageux encore que l’édit de Nantes.
L’autre champion du catholicisme en Europe est le jeune Louis XIII qui mène au cours des mêmes années une sainte Croisade contre le protestantisme dans son royaume. L’historien John Elliott a mis en évidence la ressemblance de la situation politique de la France avec celle de l’Autriche au même moment : « Le Béarn est une Bohême en miniature. Partout où se trouvaient combinés protestantisme radical et assemblées représentatives, les soulèvements politiques semblaient garantis. Des provinces françaises, seuls le Béarn et la Navarre possédaient un statut proche de la semi-autonomie comparable au modèle de la Bohême. Et lorsqu’en 1620, l’Empereur Ferdinand II réduisit la Bohême par la force, Louis XIII mena son armée en Béarn et conclut son expédition en annonçant l’intégration forcée du Béarn et de la Navarre au Royaume de France. » (Richelieu et Olivares, p. 76-77) Le Roi est encouragé et soutenu dans cette Croisade par le “ parti des saints ” : la famille Marillac, le Père Joseph de Paris, le cardinal de Bérulle puis saint Vincent de Paul. En 1627-1628, il remporte une victoire décisive au siège de La Rochelle. « Ce jeune roi est un saint », n’hésite pas à dire notre Père.
En Allemagne, les événements s’accélèrent, l’empereur Mathias II, sans héritier direct, a choisi pour lui succéder son cousin Ferdinand à la tête de la Maison d’Autriche. Ferdinand de Styrie devient donc roi de Bohême. Or, dans ce royaume, les nobles protestants tchèques redoutent de voir la Lettre de Majesté remise en question. Et surtout, ils sont farouchement opposés à l’œuvre centralisatrice du nouveau Roi, qui s’appuie sur le Grand-Chancelier Lobkowicz. La famille Lobkowicz est l’équivalent de la famille Marillac en France, c’est le parti des saints. On doit notamment à cette famille la dévotion au Saint Enfant-Jésus de Prague.
Le 23 mai 1618, les nobles tchèques font le coup d’État : c’est la “ défenestration de Prague ”. En l’absence du Roi, ils montent au château royal de Prague et jettent par la fenêtre deux lieutenants du roi. Ce n’était pas un geste symbolique, contrairement à ce que l’on a dit souvent ; les révolutionnaires voulaient tuer pour provoquer l’irréparable et entraîner avec eux le peuple. Ils créent un directoire, expulsent les jésuites et l’année suivante, ils élisent le prince palatin Frédéric V, calviniste et chef du parti protestant allemand, comme roi de Bohême. Au même moment Ferdinand devient empereur et comprend que s’il n’écrase pas la révolte, la perte de la Bohême marquera le déclin de la Maison des Habsbourg et le triomphe des confessions protestantes en Allemagne. La guerre de Trente Ans vient de commencer.
Elle commence bien pour le nouvel empereur catholique. Sa victoire de la Montagne-Blanche aux portes de Prague, le 8 novembre 1620, consacre son triomphe en Bohême. Le Palatinat est confisqué et redevient catholique, ainsi que la Bohême qui, de hussite et luthérienne qu’elle était devenue depuis des décennies, redevient sous l’influence de Ferdinand, des Lobkowicz et de l’Église, le bastion du catholicisme en Europe centrale, jusqu’à nos jours. C’est là un fait géopolitique majeur pour l’Europe. Et la preuve s’il en est besoin, que rien n’était irrémédiable et qu’avec un prince catholique décidé, il était tout à fait possible de ramener un pays à l’orthodoxie catholique.
Ferdinand II entend exploiter son succès jusqu’à l’extermination de l’hérésie dans tout l’Empire. Et dans le même mouvement, il aspire à former sous son autorité une monarchie absolue allemande, catholique, centralisée, sur le modèle des États modernes français, anglais ou espagnol. La transformation du Saint Empire médiéval en État moderne unifié et catholique, voilà qui serait une grande nouveauté. Bien sûr, le parti protestant européen s’en inquiète grandement. Et la France aussi s’en inquiète : ne tient-on pas depuis François Ier que la première règle de notre diplomatie est de maintenir les affaires d’Allemagne dans le plus grand désordre possible ? Ce sera le refrain incessant du cardinal de Richelieu, arrivé au pouvoir en 1624, qui va réussir à en convaincre Louis XIII, et ainsi la France va soutenir les protestants d’Allemagne. Nous sommes là en pleine aberration géopolitique et orthodromique...
Deux événements sont importants à retenir pour comprendre la politique de Richelieu.
En 1529, Louis XIII est victorieux des protestants dans les Cévennes et dans tout le royaume. C’est une occasion providentielle d’en finir définitivement avec leur puissance politique et même avec leur culte public. C’était possible, Ferdinand l’a montré en Bohême. Hélas, sous l’influence de Richelieu, par l’édit de grâce d’Alès, le roi de France rend aux protestants les libertés de l’édit de Nantes. Le moment favorable est manqué, et Louis XIV qui n’aura de cesse de révoquer l’édit de Nantes pour ne plus parjurer les promesses de son sacre, ne retrouvera jamais une telle opportunité.
Mais il demeure tout de même en France un parti qui résiste à Richelieu, tant du côté de l’aristocratie qui n’accepte pas sa dictature que du côté du parti dévot, qui refuse ce machiavélisme indigne du royaume de France et ne veut pas s’engager dans la guerre contre les puissances catholiques. La reine mère, Marie de Médicis, comprend qu’elle a nourri un serpent en protégeant Richelieu et se retourne contre lui de toutes ses forces. L’inévitable choc a lieu le 11 novembre 1630, journée noire pour notre orthodromie catholique française. À l’issue de ce qu’on a appelé à raison la journée des Dupes, Richelieu se voit accorder tous les pouvoirs par le Roi. Le parti dévot est décapité, il ne jouera plus aucun rôle dans la politique royale. Richelieu en rajoute, donnant la preuve de sa paranoïa : il fait exécuter le maréchal de Marillac tandis que son frère, le garde des Sceaux Michel de Marillac, le véritable homme d’État catholique, est arrêté et exilé. Mais la principale conséquence de cette funeste journée, c’est que plus rien ne retient Richelieu de nous jeter dans la guerre qu’il désire, guerre folle, sans aucune préparation, contre la Maison des Habsbourg, c’est-à-dire contre l’Espagne et l’Autriche !
En Allemagne, Ferdinand voit ses ambitions contestées en ce début des années 1630. À la diète de Ratisbonne de 1631, alors qu’il entend faire élire son fils roi des Romains, premier pas vers l’hérédité de la couronne impériale, les princes électeurs habilement encouragés par la diplomatie française font pièce à ses projets. Non seulement ils refusent d’élire le roi des Romains, mais ils contraignent l’Empereur à licencier son armée, qui avait été l’instrument de la reconquête catholique de l’Empire. L’occasion est manquée pour Ferdinand II, elle ne se représentera plus.
L’année suivante une terrible menace fond sur le Saint-Empire : l’armée suédoise emmenée par le roi de Suède Gustave-Adolphe, protestant fanatique payé par la France, entre en Allemagne. Les campagnes des Suédois et des Danois au cours des années 1620 sont des péripéties de la lutte pour la domination dans la Baltique, exacerbée par le luthéranisme qui fait de ces pays des ennemis sans pitié. La première armée nationale, modèle des nationalismes révolutionnaires, de la “ nation en armes ” de 1792... est suédoise luthérienne. L’esprit protestant a gonflé d’orgueil tous ces petits pays, leur procurant un développement économique facile et un zèle religieux et militaire, les lançant comme des chiens enragés dans la guerre contre le monde entier – en particulier contre les puissances catholiques – avant de les laisser retomber, cassés, dans les bas-côtés de l’histoire. Les exemples du Danemark, de la Suède de Charles XII, plus tard de la Prusse et de la Grande-Bretagne sont des cas emblématiques. En 1634, les Suédois sont finalement vaincus par l’Empereur à Nördlingen et la paix se fait en Allemagne. Mais ce succès impérial déplaît à Richelieu. D’autant plus qu’à Madrid, l’apathie des derniers Habsbourg d’Espagne est contrebalancée par le principal ministre Olivares, déterminé à reprendre les Provinces Unies protestantes. Pour cela, il lui faut maintenir une présence militaire dans la région rhénane, point de passage obligé des troupes vers les possessions espagnoles d’Italie. Ce qui “ inquiète ” Richelieu à Paris et lui donne argument pour engager la France dans une guerre “ ouverte ” et non plus “ couverte ” contre les Habsbourg, en s’alliant avec les puissances protestantes en 1635. Commence alors la dernière phase de la guerre de Trente Ans (1635-1659). Les premiers affrontements tournent au désastre pour le Royaume de France, car Richelieu qui voulait la guerre ne l’avait point préparée. Corbie tombe le 7 août 1636, l’avant-garde espagnole est à Pontoise. C’est par la protection spéciale du Ciel que les armées du roi de France échappent à la débâcle. En ces jours de grand péril et d’angoisse, à Paris, la sœur Anne-Marie de Jésus-crucifié, de la congrégation des Filles du Calvaire fondée par le Père Joseph, transmet au roi de France la volonté du Ciel de la consécration du Royaume à la Très Sainte Vierge Marie. La consécration promise par le Roi sera accomplie à Abbeville le 15 août 1638. Dès lors les victoires s’enchaînent, d’autant plus que les troupes françaises sont menées par les meilleurs capitaines de l’époque. Hélas, c’est pour continuer la même politique, même après la mort de Richelieu et de Louis XIII en 1643. C’est l’œuvre diplomatique de Mazarin qui aboutit aux traités de Westphalie de 1648, qui concluent la guerre de Trente Ans.
Que Louis XIII ait été ainsi abusé par Richelieu, qu’il soit entré contre tout bon sens et contre tout sens catholique, dans cette diplomatie anti-Habsbourg, il y a là un mystère historique, disait notre Père, mystère d’iniquité qu’il faut accepter sans révolte contre le Roi, encore moins contre l’institution, imitant en cela la famille Marillac qui ne prononça pas une parole outrageante mais se soumit avec la résignation des saints.
Cela dit et bien compris, il nous faut tout de même considérer les traités de Westphalie dans notre perspective de géopolitique catholique et dire qu’ils furent funestes au plus haut point. Jamais les papes ne les acceptèrent. Que faut-il en retenir ? D’une part, ces traités confirment la paix d’Augsbourg de 1555, avec son funeste principe “ cujus regio, ejus religio ”. D’autre part, ils consacrent le triomphe de la politique française initiée par François Ier : le pouvoir réel de l’Empereur est réduit à rien et l’Empire retourne à son morcellement féodal en 350 États indépendants. Enfin, ils ont pour conséquence que la Maison d’Autriche se détache de l’Empire pour se tourner vers le Danube et l’Europe centrale.
Voici la conclusion de l’historien Georges Pagès dans son ouvrage consacré à la guerre de Trente Ans : « À l’idée de l’unité du monde chrétien, la Paix de Westphalie substitua – sans qu’elle y fût ouvertement exprimée – l’idée d’un système d’États indépendants, d’une sorte de Société internationale : Société qui ne tenait compte, ni du mode de gouvernement des États qui la composaient – monarchies, principautés ou républiques – ni des confessions religieuses qui y avaient prévalu. L’Europe devint alors un système laïque (sur le plan international) d’États indépendants. Nous sommes à l’aube du principe des nationalités. Cette transformation de l’Europe, qui s’achève pendant les dernières convulsions de la guerre de Trente Ans, cette rupture définitive avec le passé, il n’est pas douteux que la France, et plus particulièrement le cardinal de Richelieu, l’a puissamment aidée à s’accomplir [...]. C’est donc bien la politique française – la politique de Richelieu – qui, en élargissant la guerre de Trente Ans, a créé l’Europe moderne, telle qu’elle apparaît déjà, avec ses traits essentiels, dans la Paix de Westphalie. » (La guerre de Trente Ans, 1618-1648, p. 301-302)
Avec les traités de Westphalie, la séquence providentielle de contre-révolution ouverte autour de 1620 avec les règnes de Louis XIII et de Ferdinand II, se referme. C’est la fin de la Contre-Réforme catholique tridentine. Le protestantisme est définitivement installé en Europe. D’une certaine manière, c’est le triomphe de Luther...
Tout de même, il ne faut pas outrer pareille conclusion et enjamber les siècles : l’histoire de l’Europe chrétienne ne s’arrête pas en 1648. Si les traités de Westphalie ont finalement été aussi importants et si les principes qu’ils ont fixés confusément, comme un compromis momentané, sont devenus définitifs, c’est à cause des décennies qui ont suivi. Et là, avec tous les autres princes et rois de ce milieu du dix-septième siècle, il faut tourner nos regards vers le Royaume de France, qui sort de ces guerres absolument victorieux et glorieux.
L’ère de la prépondérance française en Europe a enfin sonné. Les historiens de l’Action française l’ont beaucoup répété, et c’est vrai. Mais ce que va en faire le plus glorieux de nos rois, Louis Dieudonné, l’Enfant du miracle ? C’est l’objet de notre dernière partie :
III. LA PRÉPONDÉRANCE FRANÇAISE
EN EUROPE AVANT ET APRÈS 1689
LA VOCATION DE LOUIS DIEUDONNÉ.
Seul notre Père nous fait entrer dans le mystère du règne de Louis XIV, parce qu’il ne craint pas de tenir compte des événements mystiques dans sa compréhension des événements politiques. Or, mystique et politique se mêlent intimement au cours de ce long règne dont notre Père a dit, dans sa conférence d’Histoire volontaire de février 1989, qu’il était « le sommet de notre histoire de France, spécialement à la date de 1689 ».
Voici la conclusion de cette conférence magistrale :
« On peut juger Louis XIV comme on veut, mais il y a quelque chose qui va trancher pour nous dans notre histoire volontaire, et nous faire apprécier ce roi à sa juste valeur aux yeux de Dieu. Ce que nous voulons, c’est faire une histoire qui ne soit pas simplement empirique ou pragmatique, mais c’est une histoire sainte. Nous voulons juger les événements à la lumière de Dieu [...]. Je vous disais, dans ma première heure, que nous n’avions aucune difficulté à passer de l’économique, de l’humaniste et du politique, au religieux et au mystique. Pas plus en ce dix-septième siècle il n’y avait de frontière entre la politique du roi très chrétien, de ce royaume de France, fille aînée de l’Église et les hauteurs de la mystique. Nous l’avons vu dans les événements miraculeux de la naissance de Louis XIV, la consécration de la France à la Vierge, et nous allons le voir maintenant dans l’intervention du Sacré-Cœur dans notre histoire. Il faut que je lise et que je lise lentement ce passage d’une lettre que Marguerite-Marie, mystique de Paray-le-Monial, écrit à la mère de Saumaise, son ancienne prieure, prieure à Dijon. Heureusement, elle était à Dijon et il fallait que Marguerite-Marie lui écrive ! Elle parle des ardeurs de ce divin Sauveur et des révélations qu’Il lui a faites :
« “ Il régnera cet aimable Cœur, malgré Satan. Ce mot me transporte de joie et fait toute ma consolation. ”
« Pour que le Sacré-Cœur règne sur le monde, la Visitation reçoit la mission de pratiquer cette dévotion et de la faire connaître. Je passe sur ce passage. Il ne veut pas s’en arrêter là, il ne veut pas simplement la dévotion des âmes saintes :
« “ Mais il ne veut pas s’en arrêter là : il a encore de plus grands desseins qui ne peuvent être exécutés que par sa toute-puissance, qui peut tout ce qu’elle veut.
« “ Il désire donc, ce me semble, entrer avec pompe et magnificence dans la maison des princes et des rois, pour y être honoré autant qu’il y a été outragé, méprisé et humilié en sa Passion... ” »
« Tout ça est d’une profondeur extrême, c’est le moment sublime de l’histoire de France, selon moi. Jésus a été outragé dans le palais de Caïphe, dans le palais de Pilate et dans le palais d’Hérode. Il veut, en cette année 1689, être honoré dans les palais des rois et des grands prêtres.
« “ ... et qu’il reçoive autant de plaisir de voir les grands de la terre abaissés et humiliés devant lui, comme il a senti d’amertume de se voir anéanti à leurs pieds. ” »
« Jésus a été plein d’amertume quand il était anéanti, Lui, le Fils de Dieu, amertume pour sa gloire mais amertume pour le bien des humains qu’Il venait sauver, lorsqu’il était humilié devant les grands de la terre. Imaginez Hérode, Pilate et Caïphe ! Il veut maintenant être glorifié.
« “ Et voici les paroles que j’entendis au sujet de notre roi : Fais savoir au fils aîné de mon sacré Cœur, que, comme sa naissance... ” »
« Pas étonnant que ce soit le fils aîné parce que depuis Clovis, la France a été considérée par les papes et les évêques et elle a été déclarée par certains papes, d’une manière très explicite, la fille aînée de l’Église. Lui est “ le fils aîné de mon sacré Cœur ”, parce qu’il est roi de France.
« “ Fais savoir au fils aîné de mon sacré Cœur, que, comme sa naissance temporelle a été obtenue par la dévotion aux mérites de ma sainte Enfance... ”
« Prières de cette Marguerite du Saint-Sacrement, de Beaune, au Saint Enfant Jésus, pour que le royaume ait un dauphin. Notre-Seigneur, en 1689, révèle à cette Marguerite-Marie qu’on a prié sa sainte Enfance et que c’est cela qui a valu la naissance de Louis Dieudonné. Nous sommes en plein miracle ! Mais il y a un plan en cela. Louis XIV va recevoir la réponse à son angoisse : mais enfin pourquoi, moi, ai-je été ainsi considéré, prédestiné par Dieu, pour quelle tâche ? La voici :
« “ Fais savoir au fils aîné de mon sacré Cœur, que, comme sa naissance temporelle a été obtenue par la dévotion aux mérites de ma sainte Enfance, de même il obtiendra sa naissance de grâce et de gloire éternelle [c’est-à-dire son entrée au Ciel et sa gloire du Ciel] par la consécration qu’il fera de lui-même à mon Cœur adorable, qui veut triompher du sien... ”
« C’est une affaire de Cœur à cœur. C’est sublime. Ce n’est pas une affaire officielle, publique, extérieure. Jésus veut le cœur de Louis XIV. Il veut qu’il se purifie de ses tentations, de ses infidélités à la loi de Dieu, il veut que Louis XIV consacre son cœur au Cœur de Jésus.
« “ ... et par son entremise de celui des grands de la terre. ”
« Quand Louis XIV se sera fait le dévot du Sacré-Cœur, les grands de la terre, les autres rois et les princes, et les princes de sa propre Maison, seront comme amenés à le faire.
« “ Il veut régner dans son palais [c’est Versailles à ce moment-là], être peint dans ses étendards et gravé dans ses armes, pour les rendre victorieuses de tous ses ennemis [et tous ses ennemis, à ce moment-là, c’est cette terrible Ligue d’Augsbourg], en abattant à ses pieds ces têtes orgueilleuses et superbes, pour le rendre triomphant de tous les ennemis de la sainte Église. ”
« C’est là déjà la coalition de tous ces pays germaniques et anglo-saxons tombés dans le protestantisme, pleins de haine pour le roi de France autant que pour le pape de Rome qui pourtant s’est fait leur allié à ce moment-là, ce sont ces royaumes gouvernés par des têtes superbes et orgueilleuses, on pense à ce Guillaume d’Orange par exemple, on pense à celui qui bientôt se déclarera indûment roi de Prusse, et tous ces hommes-là sont les ennemis du Sacré-Cœur et le Sacré-Cœur va employer les armées de Louis XIV pour les humilier et les convertir sans doute.
« “ ... pour le rendre triomphant de tous les ennemis de la sainte Église ”, qui sont aussi les ennemis de son Royaume.
« Voilà ce que Marguerite-Marie a entendu le 17 juin 1689. Voilà ce qu’elle écrit à la mère de Saumaise. Elle l’écrit encore à une autre, et Louis XIV apprendra enfin ce que Dieu veut de lui.
« Il est l’heure. Arrêtons-nous et nous examinerons comment Louis XIV a répondu et comment Dieu a traité ce rebelle.
« Vous verrez qu’on se prend à rêver de ce qui aurait pu être et qui n’a pas été, mais il faut rêver de ce qui aurait pu être et qui n’a pas été parce que, grâce à Dieu, ce qui aurait pu être sera ! » (Louis Dieudonné, l’élu du Sacré-Cœur. 1. 1643-1689. “ La vocation divine du roi de France ”, février 1989, F 4)
Dans la conférence suivante (2. 1689-1715. “ Le déclin du règne ”), notre Père rapporte les révélations de Notre-Seigneur à sœur Lucie à Rianjo en 1931, grâce auxquelles nous sommes désormais certains que le roi de France a eu connaissance des demandes du Sacré-Cœur. Mais nous savons aussi qu’il a refusé et que c’est ce refus qui a plongé la France dans le malheur, bien plus que toutes les erreurs diplomatiques ou stratégiques des rois de France, si dommageables qu’elles aient pu être. Ce que les historiens comprennent confusément, nous, nous le voyons en pleine lumière : ce sont ces années 1680-1690 qui sont la clef de notre histoire moderne.
1689, CHARNIÈRE DE NOTRE HISTOIRE NATIONALE.
En 1689, la France est la première nation d’Europe, forte de ses victoires sur l’Espagne et sur la Hollande, elle a agrandi son pré carré et rationalisé sa frontière du nord et de l’est, que Vauban a fortifiée en un système de défense très puissant. De plus, Louis XIV a la puissance de multiplier les interventions en Europe, et c’est en arbitre de la Chrétienté qu’il règne.
Dans notre perspective de l’étude des conséquences de la Réforme protestante, la révocation de l’édit de Nantes en 1685 est un tournant du règne. Bien que longuement préparée, elle est ressentie comme une provocation par les puissances protestantes. Il est difficile d’imaginer quelle clameur et quel déchaînement de haine ce fut en Europe, attisée par les huguenots exilés au Brandebourg, en Hollande ou en Angleterre d’où ils vont répandre les idées nouvelles, par exemple la philosophie politique de John Locke, qui fait la théorie de la révolution anglaise de 1688-1689, événement majeur.
En novembre 1688, Guillaume III le stathouder de Hollande est appelé par le Parlement anglais et l’Église anglicane au secours de la religion protestante menacée par la perspective d’une succession catholique. En février, il est proclamé roi d’Angleterre par le Parlement, mais après son acceptation d’une Déclaration des droits. Cette condition posée par le Parlement est d’une importance considérable puisqu’elle substitue la monarchie constitutionnelle, fondée sur la souveraineté de la nation et l’idée de contrat, à la monarchie héréditaire de droit divin. Et surtout c’est le pire ennemi de Louis XIV qui se retrouve à la tête des deux grandes puissances maritimes.
Notre Père disait qu’une guerre de cent ans pour la domination en Europe commence alors, qui traverse tout le dix-huitième siècle. En face d’un si puissant adversaire, la France se retrouve bien isolée, par sa faute...
En effet, la monarchie catholique d’Espagne ne compte plus, ni militairement ni politiquement. Même après l’arrivée des Bourbons sur le trône en 1702, son déclin semble irrémédiable. Mais elle intéresse grandement les marchands anglais et hollandais qui convoitent les immenses marchés de son empire colonial. Malgré d’importants succès militaires qui nous évitent de justesse une humiliante défaite, la guerre de Succession d’Espagne se termine assez mal pour nous en 1713-1714. Les traités de paix qui y mettent un terme introduisent pour la première fois l’idée d’équilibre européen... Idée anglaise et au service des intérêts anglais, qui s’inscrit dans le cadre plus général de la lutte du protestantisme contre la Chrétienté. Idée selon laquelle aucune puissance européenne ne doit prétendre à l’hégémonie sur le continent. Idée enfin dont découlent toutes les “ guerres de succession ” qui déchirent l’Europe au dix-huitième siècle : succession d’Espagne, de Pologne, d’Autriche...
Pourtant, Notre-Seigneur n’appelait-il pas le roi de France, le « fils aîné de mon sacré Cœur » ? Le concert des nations chrétiennes ne s’est jamais pratiqué sous le signe de l’égalitarisme, mais d’une manière hiérarchique. Certes, chaque nation chrétienne a eu l’heure de sa “ prépondérance ”, c’est-à-dire d’un rôle plus visible dans l’accomplissement du dessein de Dieu – ainsi de l’Italie renaissante, du Portugal colonial, de l’Espagne du Siècle d’Or – mais c’est le roi de France qui est « fils aîné » en Chrétienté et ce droit d’aînesse vaut à travers tous les siècles de l’histoire humaine. La négation de ce principe hiérarchique n’a engendré que révolution et anarchie à travers les siècles. Mais le pire qui pouvait arriver, c’est que le roi de France, dans son orgueil, prétende à l’hégémonie en son propre nom et non plus en Nom Dieu... En 1689 c’est ce qui est arrivé et notre nation en fut durement châtiée. C’est toute l’histoire de notre dix-huitième siècle.
Disons quelques mots de la situation géopolitique de la fin du règne de Louis XIV en Europe centrale et au-delà, en direction de la Moscovie. Trois puissances ascendantes, la Prusse, l’Autriche et la Russie, y entourent deux puissances déclinantes, la Pologne et l’Empire ottoman, qu’elles vont dépecer durant tout le dix-huitième siècle.
Après la victoire autrichienne de 1683 sur les Ottomans, commence le grand mouvement de reconquête des territoires envahis autrefois par les Turcs. C’est l’ouverture de la “ Question d’Orient ”. Les Russes s’y impliquent activement à partir de 1689, année de l’arrivée au pouvoir du tsar Pierre le Grand. Son grand dessein géopolitique est de rassembler les terres russes et d’obtenir un accès durable aux mers du Nord et aux mers chaudes. La victoire sur la Suède et la construction de Saint-Pétersbourg sur la Baltique (1703-1720) introduisent la Russie sur la scène stratégique européenne. Au sud, Pierre le Grand mais surtout Catherine II font des acquisitions décisives sur les Turcs autour de la mer Noire. En 1796, les Russes maîtres du littoral du Dniepr au Dniestr fondent le port d’Odessa.
Malheureusement, le partage des dépouilles de l’Empire ottoman entre les nouvelles puissances a été si mal réglé que la guerre n’a plus jamais cessé dans ces régions. Le même constat s’impose pour la Pologne que ces trois États se partagent plusieurs fois, jusqu’à mettre fin à son existence en 1795. Notre Père estimait que la Pologne disparue, cela faisait un danger de moins dans la géopolitique européenne. En lui rendant sa souveraineté en 1919, les vainqueurs de la Grande Guerre préparaient un embrasement mondial encore plus dévastateur, ainsi que l’avait aussitôt compris Jacques Bainville.
VERS LE RENVERSEMENT DES ALLIANCES.
La grande menace pour le Royaume de France, ainsi que Louis XIV l’avait compris et l’avait exprimé à la veille de mourir dans ses Instructions à son ambassadeur à Vienne, c’est de voir un État protestant constituer une grande monarchie héréditaire en Allemagne. Deux États sont alors à surveiller de près : le Hanovre et la Prusse. Pour conjurer ce danger, le Grand Roi préconisait d’établir « une union nouvelle avec la maison d’Autriche ».
Au début du dix-huitième siècle, la menace se précise avec la montée en puissance de la Prusse protestante. Jacques Bainville, dans son Histoire de deux peuples, pose cette question, qui est la grande question géopolitique des deux siècles à venir : « Dans une Allemagne pulvérisée, comment un État, et un seul, l’État prussien, a-t-il réussi à grandir, à s’élever au-dessus des autres maisons électorales ou princières, à représenter l’esprit allemand, enfin à réaliser à son profit cette unité allemande contre laquelle une politique séculaire avait accumulé les obstacles ? » (p. 60) Selon lui, tout s’explique par la famille Hohenzollern et son entreprise systématique de développement et de militarisation de leurs États ; le passage décisif ayant lieu le 18 janvier 1701, lorsque l’Électeur de Brandebourg se couronne lui-même roi de Prusse.
Pour notre Père, cette explication n’est pas suffisante. Bainville, admirateur de Richelieu, ne veut pas voir que c’est la géopolitique prétendument réaliste, laïque, qu’il a exaltée auparavant – l’abaissement de la maison d’Autriche, les alliances avec les protestants, les traités de Westphalie et l’équilibre européen – qui explique ce développement si rapide de la Prusse, véritable nation de proie.
Ainsi, en 1741, Frédéric II annexe la Silésie autrichienne sans déclaration de guerre... Voilà qui aurait dû faire réfléchir jusqu’aux plus étourdis, comme dit Bainville. Mais, continue-t-il, « une force aveugle, celle de la tradition, passée à l’état de routine, entraînait la foule, qui ne s’apercevait pas que les temps avaient marché, que les problèmes avaient changé d’aspect. Le péril commençait d’être à Berlin. La foule continuait à le voir à Vienne. » (p. 66)
Il faut encore attendre quinze ans, en 1756, pour que Louis XV opère finalement le renversement des alliances en faveur de l’Autriche de Marie-Thérèse. Mais c’est bien tard, hélas, et cela va même se retourner contre les rois de France. Car l’opinion publique, excitée par les prétendus philosophes, grands amis des puissances protestantes et francs-maçonnes, va interpréter cette nouvelle diplomatie comme une erreur et même une trahison de la monarchie, dont la sanction sera sa défaite dans la guerre de Sept Ans. Bainville veut voir dans cette cassure entre le Roi et son peuple une des origines directes de la Révolution de 1789 qui sera prussophile et anti-autrichienne jusqu’à l’hystérie. Peut-être, mais toute cette analyse ne remonte pas aux causes profondes.
C’est le grand mérite de notre Père d’avoir retrouvé pour cette période l’orthodromie catholique du Sacré-Cœur, maître de l’histoire humaine, et de nous avoir montré que lorsque les rois de France lui désobéissent, ils font leur malheur et celui de leur peuple. Mais le dessein de miséricorde du Cœur de Jésus vaut toujours pour la France, et au jour du triomphe du Cœur Immaculé de Marie, le fils aîné du Sacré-Cœur qui nous sera accordé redonnera à notre nation le sens de sa vocation historique.
Frère Louis-Gonzague de la Bambina.