Il est ressuscité !
N° 242 – Avril 2023
Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard
Miette exégétique
« La Pâque, la fête des juifs, était proche »
UN jour de Sabbat, « Jésus vint à Nazara, où il avait été élevé, il entra dans la synagogue, selon sa coutume, et se leva pour faire la lecture. On lui remit le livre du prophète Isaïe et, déroulant le livre, il trouva le passage où il était écrit :
“ L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a consacré par l’onction, pour porter la bonne nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer en liberté les opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur. ” [...] Alors Il se mit à leur dire : “ Aujourd’hui s’accomplit à vos oreilles ce passage de l’Écriture. ” » (Lc 4, 16-20)
Frère Bruno de Jésus-Marie, citant Clément d’Alexandrie (IIe-IIIe siècle), qui prenait à la lettre cette expression du prophète Isaïe et son accomplissement par Notre-Seigneur, a déjà affirmé la “ chronologie courte ” de son ministère : non point deux ou trois ans de prédication, mais un an.
En effet, dans les quatre évangiles, le récit de la vie publique de Jésus tient bien en une année, comptée approximativement entre la Pâque de l’an 29 (Jn 2, 13-3), et celle de l’an 30, durant laquelle fut accompli le Sacrifice de notre rédemption (Jn 11, 55 ; Mt 26, 2 ; Mc 14, 1 et Lc 22, 1). Dans cette période, tous les événements trouvent leur place, y compris les fêtes liturgiques juives que mentionne saint Jean, remplissant bien cette année (cf. IER 133, nov. 2013 p17-20).
Mais alors, pourquoi parle-t-on traditionnellement des trois ans de la vie publique du Christ ?
La raison se trouve dans un unique verset de l’évangile de saint Jean : « La Pâque, la fête des juifs, était proche. » (Jn 6, 4)
En effet, saint Jean raconte une première fête de la Pâque, au début de son Évangile (ch. 2 et 3), durant laquelle Notre-Seigneur se manifeste pour la première fois comme le Messie à Jérusalem. Avec les synoptiques, il mentionne aussi la dernière Pâque, celle du Sacrifice de Jésus.
Tout irait bien si, avant son récit de la multiplication des pains et du discours sur le Pain de Vie, il ne donnait cette indication chronologique : « la Pâque, la fête des juifs, était proche » (Jn 6, 4). Dans les récits de saint Luc (9, 12) et saint Marc (6, 30), la multiplication des pains est trop éloignée du commencement du ministère de Jésus, comme de son achèvement pour que ce verset puisse désigner une des deux Pâques que nous avons mentionnées. Il s’agit donc, concluait-on traditionnellement, d’une troisième Pâque. Et si la vie publique de Jésus a vu trois Pâques, elle a duré au moins trois ans. Heureusement que saint Jean précise les données des synoptiques, écrivait le P. Boismard dans la Bible de Jérusalem (édition 1956), nous savons grâce à lui la durée réelle du ministère de Jésus !
Mais cette solution n’est pas pleinement satisfaisante. L’Évangile ne connaît aucune autre mention de cette Pâque “ intermédiaire ” et la durée de trois ans implique de longues périodes sur lesquelles les évangélistes ne nous auraient presque rien dit : frère Bruno considère qu’il est improbable que Notre-Seigneur ait passé tant de temps à prêcher dans les synagogues de Galilée, sans qu’aussitôt se noue le drame mortel. Le P. Lagrange lui-même, pour des raisons de critique interne du texte écrivait : « Il est difficile d’assigner la raison de cette note », selon laquelle la Pâque était proche (Évangile selon saint Jean, Gabalda, 1947, p. 161).
La thèse qui avait rallié l’abbé de Nantes, notre Père (à la suite de l’abbé René Thibaut, s. j., et de l’abbé R. Ernst), de la “ fusion ” du discours prononcé après la Cène, avec celui prononcé avant l’Ascension, dans le quatrième évangile (Jn 13-17), nous met sur la voie d’une solution à cette difficulté. En effet, dans ces deux discours regroupés par saint Jean, qui écrit avec la liberté du disciple bien-aimé pour constituer le Testament du Seigneur, notre Père, discernait deux contextes, deux “ atmosphères ” : dans certains passages, l’angoisse et la gravité du dernier repas avant la Passion, dans certains autres, la gloire après l’épreuve, la joie dans l’annonce de la venue du Paraclet.
Le Père M.-J. Lagrange (op. cit. p. 195) fait une analyse similaire du discours sur le Pain de Vie que saint Jean raconte dans son chapitre sixième. Il distingue du discours que Jésus a prononcé le lendemain de la multiplication des pains devant la foule qu’il avait rassasiée, un autre discours eucharistique, adressé à des disciples qui avaient persévéré dans la foi à sa Parole.
En effet, après le grand miracle de la multiplication des pains, Jésus a dispersé la “ manifestation ” des Juifs qui voulaient faire de lui un Roi temporel du Royaume d’Israël (Jn 6, 1-20). Le lendemain, il adresse à la foule fébrile qui l’a cherché partout, un discours qui vise à les arracher à leurs désirs charnels : « En vérité, en vérité, je vous le dis, vous me cherchez, non pas parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez mangé du pain et avez été rassasiés. 27 Travaillez non pour la nourriture qui se perd, mais pour la nourriture qui demeure en vie éternelle. » (Jn 6, 26-27)
Les Galiléens paraissent comprendre quelque peu cet enseignement, puisqu’ils demandent à Jésus un « pain venu du ciel », comme celui que leurs pères avaient reçu dans le désert, meilleur que le pain terrestre qu’Il vient de multiplier (v. 28-31). Notre-Seigneur répond par une sublime révélation :
« Le Pain de Dieu, c’est Celui qui descend du Ciel et qui donne la vie au monde [...]. Je Suis le Pain de Vie. Qui vient à moi n’aura jamais faim, qui croit en moi n’aura jamais soif. Mais je vous l’ai dit, vous me voyez et vous ne croyez pas. » (Jn 6, 33-36)
C’est tout le drame de la prédication de Jésus en Galilée, et la raison de son enseignement en paraboles, tel que le racontent les synoptiques. Ces juifs « voient » le Christ, ils admirent même ses miracles, mais la plupart ne « croient » pas, ils n’écoutent pas sa parole, ne se convertissent pas.
« Les Juifs alors se mirent à murmurer à son sujet, parce qu’il avait dit : “ Je suis le pain descendu du ciel. ”
Ils disaient : “ Celui-là n’est-il pas Jésus, le fils de Joseph, dont nous connaissons le père et la mère ? Comment peut-il dire maintenant : Je suis descendu du ciel ? ” » (Jn 6, 41-42)
Cette objection devait être très répandue, et répétée à l’envi par les ennemis de Notre-Seigneur. Nous la retrouvons dans le récit de sa visite à Nazareth (Mt 13, 54-58), et encore pendant la fête des Tabernacles (Jn 7, 27). Voilà bien l’atmosphère des foules de l’Évangile, ouvertes à tous les semeurs de zizanie.
Jésus répond à leurs murmures et termine sur une ultime précision qui, dans le récit de saint Jean, ouvre sur la suite du discours : « Et même, le pain que je donnerai, c’est ma Chair, pour la vie du monde. » (Jn 6, 51)
Avant ce verset, Notre-Seigneur avait déjà dit : « je suis le Pain de Vie », mais on pouvait le comprendre dans un sens uniquement spirituel, symbolique. Il ne s’agissait que de se mettre à l’école du Père, pour venir à Jésus, croire en Lui, trouver en Lui notre nourriture spirituelle, afin de vivre à jamais. Mais à partir de ce verset 51e, le mystère de l’Eucharistie est révélé comme le prolongement de l’Incarnation et de la Rédemption : le Fils de Dieu fait Homme nous donne la Vie éternelle par le toucher, la manducation de sa Chair livrée pour nous.
Ce sont encore « les Juifs », comme au verset 41e, qui objectent, et « se mirent à discuter fort entre eux » (Jn 6, 52). Il semble donc que ce discours continue, tel qu’il fut prononcé, toujours devant le même auditoire :
« 53 53 En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. 54 Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour. 55 Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang vraiment une boisson. 56 Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. 57 De même que le Père, qui est vivant, m’a envoyé et que je vis par le Père, de même celui qui me mange, lui aussi vivra par moi. 58 Voici le pain descendu du ciel ; il n’est pas comme celui qu’ont mangé les pères et ils sont morts ; qui mange ce pain vivra à jamais. » (Jn 6, 53-58)
Réponse sublime, dure à comprendre par les pauvres gens de Galilée, quoique Notre-Seigneur ait pu leur enseigner cela, au moins pour l’instruction de son Église, qui n’en aura jamais fini de méditer ces paroles divines.
Cependant, les versets suivants nous font penser que Jésus a fait cette révélation devant un auditoire différent :
« 60 60Après l’avoir entendu, beaucoup de ses disciples dirent : “ Elle est dure, cette parole ! Qui peut l’écouter ? ” 61 Mais, sachant en lui-même que ses disciples murmuraient à ce propos, Jésus leur dit : “ Cela vous scandalise ? 62 Et quand vous verrez le Fils de l’homme monter là où il était auparavant ? [...] 64 Mais il en est parmi vous [vous, mes disciples, mes fidèles] qui ne croient pas. ” » Reproche sévère, d’un autre ton que l’avertissement donné à la foule : « Qui croit en moi n’aura jamais soif. 36 Mais je vous l’ai dit, vous me voyez et vous ne croyez pas. » (Jn 6, 35-36)
« Jésus savait en effet dès le commencement qui étaient ceux qui ne croyaient pas et qui était celui qui le livrerait [...]. 66 Dès lors, beaucoup de ses disciples se retirèrent, et ils n’allaient plus avec lui. » (Jn 6, 60-66)
Le Père Lagrange commente : « Nous avons au v. 60 un indice assez clair que la dualité de l’auditoire répond à la dualité des thèmes, c’est uniquement aux disciples que Jésus a désormais affaire. » En effet, « on ne jugerait pas prudent que Jésus ait institué l’Eucharistie sans y avoir préparé ses disciples. Et c’est précisément par rapport aux disciples que le discernement se fait. Les deux discours pouvaient d’autant plus aisément être groupés, que tous deux s’étaient terminés par des murmures et une sécession. » (op. cit. p. 195)
De fait, et c’est l’intuition de frère Bruno, nous comprenons mieux que Notre-Seigneur ait adressé ce discours si précis sur son Eucharistie (Jn 6, 53-58) devant des disciples jusque là réputés fidèles, ayant déjà écouté et quelque peu pénétré son enseignement. Par exemple, le v. 56 : « Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui », nous révèle l’inhabitation mutuelle que Jésus veut établir avec ses disciples. Dans l’Évangile, Il ne parle de ce mystère que trois autres fois, dans le discours après la Cène (et avant l’Ascension) selon saint Jean, (14, 20 ; 15, 4-7 et 17, 21-23, 26), donc en s’adressant uniquement à ses Apôtres.
Autre petit détail, Jésus parle des Hébreux qui ont mangé la manne dans le désert comme « les pères » (v. 58), alors que dans la première partie du discours, s’adressant aux Juifs qui revendiquaient cet héritage (v. 31), Il disait « vos pères » (v. 49).
Cet enseignement de Jésus devant ses disciples, et la sécession qui s’ensuivit, relaté par saint Jean à la fin de son chapitre sixième est donc distinct du miracle de la multiplication des pains, et a pu avoir lieu tandis que la Pâque, la fête des Juifs de l’an 30, était proche, quand Jésus préparait ses disciples à sa Passion, qu’il célébrerait comme une Alliance en instituant son Eucharistie avant de souffrir.
Saint Jean aurait donc noté cette date au commencement du “ chapitre ” où il mit en relation plusieurs enseignements de Jésus sur l’Eucharistie, pour souligner que la Pâque, la fête des juifs, qui historiquement était proche quand Jésus prononça le deuxième discours, figurait ce qu’il allait accomplir : ceux qui mangent la Chair de l’Agneau de Dieu immolé vivront, tandis que ceux qui ne La mangent pas n’auront pas la vie en eux, c’est-à-dire qu’ils mourront comme les Égyptiens frappés par Yahweh au temps de l’Exode (Ex 12, 12-13).
À la fin du discours, saint Jean écrit : « Tel fut l’enseignement qu’il donna dans une synagogue à Capharnaüm » (6, 59). Cela s’applique bien au premier discours, adressé par Jésus à la foule qui le cherche dans cette ville, après avoir été rassasiée de pains. Mais cette note géographique pourrait aussi s’appliquer au deuxième discours, puisque saint Luc écrit que Jésus retourna en Galilée à la fin de son ministère (Lc 17, 11), tandis que la Pâque était proche.
Cette analyse du chapitre sixième de saint Jean suffit à résoudre la principale objection à la “ chronologie courte ” de la Vie publique de Notre-Seigneur, qui nous le fait contempler courant comme un Athlète vers son Sacrifice, pour l’Amour de son Père, et de nous autres pécheurs, qu’il veut arracher au feu de l’enfer, sans perdre une minute.
frère Joseph Sarto du Christ Roi.