Il est ressuscité !
N° 260 – Novembre 2024
Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard
Miette exégétique
La famille de Jésus, “ selon la chair et le sang ”
CE n’est pas d’hier que les « frères et sœurs » de Jésus sont une pierre d’achoppement pour la foi de certains chrétiens. C’est un cas d’exégèse dont les difficultés nombreuses n’ont jamais été parfaitement résolues. Mais mille difficultés ne font pas un doute quant à la virginité perpétuelle de Marie !
La croyance en la conception virginale de Jésus est inscrite dans l’Écriture, fidèle écho du kérygme originel : trois Évangélistes l’affirment explicitement (Mt 1, 18 ; Lc 1, 34 ; Jn 1, 13), et le quatrième la suggère implicitement (Mc 6, 1). Elle fut affirmée avec force au IIe siècle contre les allégations de Celse, puisées chez les rabbins. Saint Justin, saint Irénée, Origène, et le Protévangile de Jacques sont de cette époque. Au IVe siècle, Helvédius souleva l’indignation des Romains en prétendant que Joseph et Marie avaient eu une ribambelle d’enfants. À la demande du Pape, saint Jérôme démontra, références à l’appui, que les « frères » de Jésus pouvaient être tout simplement ses cousins, et l’Occident se régla sur cette thèse pour mille ans et plus. Vint Luther, avec sa fièvre minimaliste, qui rabaissa la Vierge Marie au rang de femme ordinaire. Puis le philosophisme voltairien, enfin le rationalisme du XIXe siècle, qui culmine avec Renan.
Mais il faut attendre le vingtième siècle pour que des exégètes catholiques viennent distiller impunément le doute. Ce fut, par exemple, la doctrine de la virginité spirituelle de Marie selon le Catéchisme hollandais (1968), puis, de proche en proche, l’adoption systématique de toutes les thèses ennemies, jusqu’à l’ouvrage du Père François Refoulé « Les frères et sœurs de Jésus », qui atteint un sommet (1995).
Pour expliquer la présence au Calvaire d’une « Marie, mère de Jacques et de José », bien distincte de Marie Mère de Jésus, Refoulé qualifie ce verset de “ formation secondaire ”, ajoutée “ par un rédacteur, sans doute Marc lui-même ”, pour combiner deux traditions séparées à l’origine. Vraiment, c’est trop facile ! Encore mieux : pour expliquer le fait que Jésus en croix confie sa mère à l’Apôtre Jean – chose inconcevable si Jésus avait eu des frères – il fait de Marie un personnage allégorique, tout simplement ! Avec de tels procédés, on fait dire aux textes ce qu’on veut, mais on ne fait plus de science ! Quant à la querelle philologique entourant les mots adelphos (frère) et anepsios (cousin), frère Bruno, suivant le Père Grelot, montre qu’elle est poursuite de vent. Les versions grecques du livre de Tobie présentent ces mots librement interchangeables. Ils n’ont d’ailleurs qu’un seul équivalent araméen, langue usuelle des Galiléens. Le choix d’adelphos par les Évangélistes reflète donc le langage coutumier du pays. Ce mot a d’ailleurs un éventail sémantique très large, s’étendant au figuré à tout ce que le sentiment fraternel peut suggérer : l’amitié, la complicité, la communauté de vie, de destin, de patrie. Frère Bruno suggère que « Jacques, José, Simon et Jude » puissent mériter le nom de “ frères ” par leur seule appartenance à la confrérie des esséniens où cette appellation était de règle.
Une chose est claire : cette étude est dans une impasse. Ne s’y affrontent plus que des positions partisanes, fondées sur les vieux a priori du modernisme : le miracle n’existe pas, le réel historique est inaccessible, trop éloigné des documents écrits. Il est pourtant possible d’en traiter utilement, en se fondant sur les lumières de la foi et de la dévotion catholiques, ramenant les données de l’Écriture à cette obéissance, sans violenter la science...
DE LA FOI D’ISRAËL À LA FOI DE L’ÉGLISE
Avant de faire cet effort, ne convient-il pas d’accepter humblement l’obscurité où nous sommes et d’en comprendre la leçon providentielle ? À la manière de saint Pierre, quand il confessa dans la foi : « Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant », et s’entendit répondre : « Heureux es-tu, Simon, Fils de Jonas, car cette révélation t’est venue non de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les Cieux. » (Mt 16, 16)
La joie de Jésus est facile à comprendre : Pierre l’a reconnu à ses actes et à ses paroles, il ne s’inquiète donc plus de savoir s’il est fils de David ou d’Aaron ! Jésus voudrait obtenir de tous une foi semblable. Or le peuple est loin du compte : jaloux de son élection, rivé sur ses généalogies, il compte et recompte son héritage, pour n’en rien laisser perdre. Le Messie qu’il attend, qu’il soit roi ou qu’il soit prêtre, sera le restaurateur d’Israël selon la chair.
C’est pourquoi, au jour des Rameaux, au moment où la royauté s’offre à lui comme un fruit mûr, Jésus s’y dérobe et s’enfonce dans sa Passion... Cette attitude paradoxale est pourtant facile à comprendre : en acceptant la manifestation populaire, Jésus montre qu’il est bien Celui que tout le monde attend. En s’y dérobant, il montre qu’on ne l’attendait pas comme il faut, qu’imbus de sens charnel, les juifs sont restés sourds au sens spirituel des prophéties messianiques.
L’Église, après le drame, retiendra la leçon : La chair et le sang ne comptent pas. La famille de Jésus, c’est l’Église, et elle est ouverte à tous les hommes. Le seul enseignement qu’elle livre à ses enfants à ce sujet est recueilli de la bouche de son Maître : « “ Qui est ma mère ? Et qui sont mes frères ? ” Et tendant sa main vers ses disciples, il dit : “ Voici ma mère et mes frères. Car quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là m’est un frère, une sœur, une mère. ” » (Mt 12, 48-50)
Rien d’étonnant donc si un voile pudique recouvre la genèse palestinienne de l’Église, qui recouvre aussi, partiellement, la parenté charnelle de Jésus. Même si ce voile cache de tristes défections parmi les Hébreux, la famille de Jésus n’en est pas forcément, et il reste permis d’interroger l’histoire à son sujet, ne serait-ce que pour mieux connaître et mieux aimer (cf. 1 Co 8, 1).
Depuis toujours, la piété chrétienne vénère la Sainte Famille comme la fine fleur de l’Israël “ pauvre ” et “ juste ”, “ affiné par les siècles ”, dont parle si bien notre Père. Des traditions assez nombreuses ont voulu donner corps à ces personnages, mais qui se ramènent presque toujours aux indications de l’Écriture, qu’elles interprètent sans se mettre d’accord. Le P. Refoulé raille ces efforts : « Ce ne sont que des suppositions. » Frère Bruno admet volontiers le flou historique : « La note consacrée par le Père Lagrange à les envisager les unes après les autres nous dissuade de les discuter à notre tour. »
Pourtant, aidés par les découvertes modernes, il serait possible aujourd’hui de rouvrir ce dossier et d’aboutir à établir d’une manière cohérente la parenté charnelle de Jésus, avec une conséquence inattendue...
LES DONNÉES DE L’ÉCRITURE
D’après saint Jean, les juifs ont les yeux rivés sur Bethléem, village d’où viendra le Messie, et ils méprisent Jésus de son origine galiléenne (Jn 7, 42). Ce qui est un comble ! Jésus se garde bien de les détromper. De toute évidence, nul ne sait le secret de son origine. Nul ne connaît même l’origine ephratéenne de Joseph, ni son appartenance à la maison de David. Même les gens de Nazareth l’ignorent, semble-t-il (cf. Mc 6, 3).
Le titre de « Fils de David », proprement messianique, n’apparaît que timidement, en saint Matthieu, comme une rumeur qui circule (Mt 12, 23) et que Jésus s’efforce d’éteindre (Mt 9, 30). Il faut attendre la dernière montée à Jérusalem pour le voir éclater en fanfare, lancé par Bartimée, puis scandé par la foule dans les rues de Jérusalem, au grand scandale des scribes et des grands prêtres (Mt 21, 15-16). C’est dire que le “ patriarche taciturne ”, s’exilant de Bethléem en Galilée, aura été bien discret sur son passé et sur ses origines. Il aura rompu avec sa famille. Cette intuition est à conserver, elle servira de base à notre hypothèse généalogique.
À Nazareth, il y a indubitablement une fratrie autour de Jésus, mentionnée par saint Marc et saint Matthieu : « Jacques, José (ou Joseph), Jude et Simon » (Mc 6, 3 ; Mt 12, 46). Deux d’entre eux reparaissent à la fin de l’Évangile, leurs noms servent à désigner une certaine Marie, leur mère, qui se tenait au pied de la croix : « Or il y avait aussi des femmes, regardant de loin, parmi lesquelles Marie de Magdala, et Marie mère de Jacques le Petit et de José, et Salomé, qui le suivaient quand il était en Galilée. » (Mc 15, 40) Ou bien, selon saint Matthieu : « ... parmi lesquelles il y avait Marie de Magdala, et Marie mère de Jacques et de Joseph, et la mère des fils de Zébédée ». Ces deux passages, parfaitement concordants, permettent d’identifier Salomé avec la mère de Jacques et de Jean, les fils de Zébédée.
La recension de saint Jean donne plus de tablature : « Or près de la croix de Jésus se tenaient sa Mère, et la sœur de sa Mère, Marie de Clopas, et Marie de Magdala. » (Jn 19, 25) À première lecture, on comprend que Marie de Clopas est la sœur de la Vierge Marie, et que Salomé n’est pas mentionnée. Mais on objecte alors que la sœur de Marie ne peut s’appeler elle-même Marie. Certains choisissent donc de lire l’expression “ Marie de Clopas ” non comme une apposition précisant l’identité “ la sœur de sa mère ”, mais comme un membre de l’énumération, ladite sœur étant alors identifiée à Salomé. Dès lors, Marie de Clopas devient la belle-sœur de Marie, par son mari qui est frère de Joseph, et Jésus est également cousin de Jacques et de Jean l’Évangéliste.
Une tradition assez forte soutient cette hypothèse, mais ne la démontre nullement. Elle ne s’accorde pas avec notre intuition d’un saint Joseph rompant avec sa famille, elle gêne également le sentiment catholique qui vénère Marie comme la fille unique d’Anne et de Joachim, selon le Protévangile de Jacques. De plus, l’absence de Salomé dans le récit de saint Jean s’explique et revêt une portée symbolique quand on songe que l’apôtre, au verset suivant, recevra Marie pour mère, en lieu et place de sa mère naturelle. Ajoutons que l’Église prend parti en quelque sorte quand elle fait chanter à ses enfants, dans sa liturgie : « Stabant juxta crucem Jesu Mater ejus, et soror matris ejus Maria Cleophæ, et Salome, et Maria Magdalene » (introït du 15 septembre). Nous adoptons donc avec elle la lecture obvie.
Reste à découvrir par quel lien particulier “ Marie ” peut être dite la sœur de “ Marie ”.
FRÈRES ET APÔTRES
Pour répondre à cette question, il faut d’abord passer par trois questions préliminaires :
La première : Jacques et Jude, les “ frères de Jésus ”, sont-ils à identifier avec “ Jacques fils d’Alphée ” et “ Judas-Thadée ”, mentionnés parmi les “ Douze ” ? La question pourrait même s’étendre au troisième frère, Simon, qui peut être assimilé à “ Simon le Zélé ”.
Deuxième question : Jacques et Jude sont-ils les auteurs des deux épîtres dites “ de Jacques ” et “ de Jude ” reçues comme canoniques dans le Nouveau Testament ? Enfin Jacques est-il bien celui qui revient à trois reprises dans les Actes des Apôtres, paraissant comme chef du groupe Hébreux au concile de Jérusalem, et que saint Paul nomme : “ Le frère du Seigneur ” ? (Ga 1, 19)
Les deuxième et troisième identifications sont encore largement acceptées, mais la première l’est beaucoup moins. Dans un paragraphe très pondéré, Jean Cantinat donne le pouls de la communauté scientifique à la veille du Concile : « Depuis Origène, on a souvent identifié l’auteur de l’épître avec l’apôtre Jacques, fils d’Alphée (Mc 3, 18), faute de pouvoir l’identifier avec l’apôtre Jacques, fils de Zébédée (Mc 3, 17) mis à mort prématurément (Ac 12, 2). L’identification cependant ne s’impose pas. La tradition patristique ne lui est pas toujours favorable. Les “ frères ” de Jésus : Jacques, José, Jude, Simon (Mc 6, 3) demeuraient, incrédules, à Nazareth (Jn 7, 3s ; Mc 3, 21, 31) alors que déjà les Apôtres avaient été choisis (Mc 3, 13ss). Le groupe des Douze est toujours distingué, dans les textes sacrés, de celui des frères du Seigneur (Ac 1, 13 ; 1 Co 9, 5 ; 15, 5). Enfin, la difficulté philologique de Ga 1, 19 se tranche mieux dans le sens d’une opposition (“ mais seulement ” ; cf. Mt 12, 4 ; Lc 24, 26 ; Rm 14, 14 ; Ac 9, 4) que d’une exception (“ sinon ”) » (Introduction à la Bible, t. II, 1959).
En plusieurs endroits, frère Bruno a rallié la thèse de la distinction, et ce d’autant plus aisément que l’épître aux Galates laisse soupçonner un contentieux pénible entre Paul et Jacques sur la question des rites juifs à imposer aux païens, qui laisse un goût amer aux Églises de la gentilité. Cependant, la thèse traditionnelle – qui est surtout celle de saint Jérôme (IVe siècle) – a aussi ses lettres de créance. Elle a été pendant plus de mille ans la croyance tranquille et incontestée de tout l’Occident, avant d’être battue en brèche par l’exégèse protestante. C’est Luther en effet qui a brisé ce consensus, lui qui n’aimait pas l’épître de Jacques, “ épître de paille ”, à l’enseignement si contraire à sa doctrine de la foi sans les œuvres. Il n’eut de cesse de la rejeter hors du canon des Écritures, comme “ non apostolique ”. L’abandon de la thèse hyéronimienne sous cette poussée protestante ne fut certainement pas sans conséquence, et il convient d’en examiner les tenants et aboutissants.
D’abord, pour le difficile problème historique de la fixation du Canon des Écritures, il serait infiniment plus probant d’en revenir à l’équation fondamentale : Apostolicité = Canonicité, comme règle de conduite adoptée par les Pères et Pontifes. Le mot Apostolique étant ici à entendre au sens strict d’une appartenance au collège des Douze institué par le Christ lui-même. La critique textuelle aura beau multiplier les objections, il reste que cette équation permet de donner à l’effet – la fixation définitive et universelle du canon – sa cause proportionnée. On pourrait même alléguer que la formation des canons juifs soit advenue conséquemment à celle du canon chrétien, en réaction à celui-ci. Question très vaste qui déborde évidemment notre sujet.
L’hypothèse des trois Jacques a aussi l’inconvénient de rejeter dans l’ombre la figure de Jacques fils d’Alphée : ni fête liturgique, ni mention au martyrologe, ni aucune tradition connue sur son champ d’apostolat. Simon Claude Mimouni, qui tient pourtant pour elle, avoue son peu de ressources en la matière. Les quelques bribes de traditions qu’il réussit à glaner sont tardives, lointaines et toujours calquées sur des éléments similaires appartenant déjà à Jacques le frère du Seigneur (Jacques le Juste, p. 171-175). Certes, la liturgie grecque mentionne deux fêtes séparées, au 9 et au 25 octobre, mais rien n’indique qu’elle soit mieux fondée que la nôtre. N’avons-nous pas, au calendrier romain, deux fêtes de l’Apôtre Jean, trois de l’Apôtre Paul et quatre de l’Apôtre Pierre ? Si Jacques d’Alphée n’est pas le “ frère du Seigneur ”, il faut avouer qu’il est le seul des Douze dont nous ne sachions strictement rien... Par la faute de saint Jérôme, sans doute !
Ajoutons que dans les deux listes fournies par saint Luc, Jude est mentionné comme « frère de Jacques », ce qui resserre le champ de probabilité. On remarque également que Simon le Zélé est toujours associé à Judas-Thadée. Il lui est également conjoint par l’Église dans une même fête liturgique, ce qui incite à voir en lui un membre de la fratrie.
Affirmons enfin qu’il n’y a pas d’impossibilité formelle à l’identification. En face de Jacques fils de Zébédée – toujours identifiable – se tient alternativement – mais jamais simultanément – Jacques d’Alphée, Jacques le Petit, Jacques le frère du Seigneur, Jacques le Juste... enfin Jacques tout court. Pourquoi pas six Jacques, pendant qu’on y est ? Pour les besoins de notre hypothèse, nous n’en compterons que deux : Jacques le Majeur, fils de Zébédée, décapité par Agrippa en 44, et Jacques le Mineur, fils d’Alphée et cousin du Seigneur, martyrisé par les juifs au pinacle du temple en 62.
Ce pas franchi, trois énigmes se dressent, qu’il faudra résoudre en temps et lieu :
1) Saint Marc, au récit de la vocation de Matthieu, le nomme “ Lévi, le fils d’Alphée ” (Mc 2, 14). À trente versets de là, il mentionne aussi “ Jacques fils d’Alphée ” (Mc 3, 18). Est-ce le même Alphée ? Est-ce un autre ? Si c’est un autre, pourquoi cette mention inutile qui invite à la confusion ?
2) Jude, dans son épître, se désigne comme « frère de Jacques ». Or il n’est en toute rigueur que son cousin, n’étant pas mentionné parmi les fils de Marie au récit de la crucifixion. Pourquoi cette référence à Jacques plutôt qu’à Jésus, puisque Celui-ci est aussi son cousin ?
3) Enfin, cette fameuse Marie, sœur de Marie, comment peut-elle être à la fois femme de Clopas et mère de Jacques le fils d’Alphée ?
LIGNÉE DAVIDIQUE OU SACERDOTALE ?
Mais voici autre chose : nous savons par les généalogies de saint Matthieu et de saint Luc que la famille de Joseph appartient à la maison de David. Qu’en est-il de la famille de Marie ? Est-elle comme lui de la tribu de Juda, selon le code matrimonial qui interdisait aux fils d’Israël de se marier en dehors de leur tribu ? Est-elle de lignée sacerdotale, comme Élisabeth, “ sa parente ”, “ descendante d’Aaron ” (Lc 1, 5 ; 36) ? Aaron, le frère de Moïse, était le fondateur du sacerdoce d’Ancien Testament, privilège héréditaire, coextensible à toute sa famille. Il suffirait par conséquent de trouver un autre indice de cette appartenance dans la parenté de Marie pour faire pencher la balance de ce côté. Par exemple chez l’un ou l’autre des quatre frères.
Cet indice nous est fourni par Hégésippe, chroniqueur judéo-chrétien du IIe siècle, au récit qu’il fait du martyr de Jacques, l’aîné des quatre :
« Le frère du Seigneur, Jacques, reçut la direction de l’Église avec les Apôtres. Depuis les temps du Seigneur jusqu’à nous, tous l’appellent le Juste, puisque beaucoup portaient le nom de Jacques. Cet homme fut sanctifié dès le sein de sa mère ; il ne but ni vin ni boisson enivrante ; il ne mangea rien qui eût vécu ; il ne s’oignit pas d’huile et ne prit pas de bain. À lui seul il était permis d’entrer dans le sanctuaire, car il ne portait pas de vêtements de laine, mais de lin. Il entrait seul dans le temple et il s’y tenait à genoux, demandant pardon pour le peuple, si bien que ses genoux s’étaient endurcis comme ceux d’un chameau, car il était toujours à genoux, adorant Dieu et demandant pardon pour le peuple. » (Cf. Le témoignage du sang, BAH, t. III, p. 90)
Les obligations de pureté et les interdits alimentaires renvoient au naziréat, mais le vêtement de lin et l’intercession pour le peuple sont typiquement sacerdotaux. Quant à l’accès privilégié au sanctuaire, c’est l’attribut propre du grand prêtre au jour du Yom Kippour. Ainsi, toute cette description, que Mimouni tient pour une extrapolation de type “ hagiographique ”, suppose à tout le moins que Jacques est d’une lignée sacerdotale assez importante. On peut aussi invoquer le Protévangile de Jacques, qui décrit l’enfance de Marie à Jérusalem, à l’ombre du Temple, sous la tutelle vigilante des prêtres en exercice. Ce récit très enjolivé, certes, n’est pas forcément dépourvu d’assise historique. Saint Luc ne nous la montre-t-il pas, courant chez Zacharie et retrouvant sa cousine comme si elle l’avait quittée de la veille ? Or Zacharie, prêtre de la classe d’Abia, “ remplissait devant Dieu les fonctions sacerdotales ” (Lc 1, 8).
Il reste à dire comment fut possible le mariage entre Marie, reliée à la tribu sacerdotale, celle de Lévi, et saint Joseph, de la tribu de Juda, descendant de David...
LES DEUX GÉNÉALOGIES DE SAINT JOSEPH
Il faut maintenant nous pencher sur le cas de la double généalogie de saint Joseph. Saint Matthieu, en effet, le fait descendre de David par Salomon, et saint Luc par Nathan. L’explication la plus ancienne vient de Julius Africanus, chronologiste romain chrétien du IIIe siècle, résidant près de Jérusalem. Il invoque la loi du lévirat, par laquelle Jacob aurait épousé la veuve de son frère Héli, mort sans héritier, afin de lui susciter une descendance. Cette explication, connue en Occident par saint Ambroise, n’est pas adoptée par saint Augustin, qui lui préfère une simple adoption de Joseph orphelin par Héli. On comprend ses raisons : si Jacob et Héli étaient frères, les deux généalogies devraient se rejoindre au niveau de leur père commun, or il n’en est rien. Pour autant, il ne faut pas rejeter trop vite l’explication de Julius Africanus, car il est douteux qu’une simple adoption sans parenté de sang ait mérité sa place dans une généalogie hébraïque comme celles de Jésus.
C’est Eusèbe de Césarée qui apporte les précisions nécessaires dans son Histoire ecclésiastique, livre 1, chap. 7 :
« Mathan et Melchi eurent, chacun à des époques différentes, des enfants de la même femme appelée Jesca. Mathan qui descendait de Salomon l’avait eue le premier pour épouse, et il était mort en lui laissant un fils unique appelé Jacob. Après sa mort, la loi ne défendant pas à sa veuve de prendre un autre époux, Melchi, qui était parent de Mathan, de la même tribu, mais non de la même famille, épousa la femme de Mathan et en eut un fils, nommé Héli. C’est ainsi que Jacob et Héli, frères utérins, naquirent de deux pères différents. Jacob, de son côté, en vertu de la prescription expresse de la loi, épousa la femme de son frère Héli, mort sans enfants, et en eut un fils Joseph ; c’est pour cela qui nous lisons : “ Jacob engendra Joseph. ” Joseph fut donc le fils naturel de Jacob, tandis qu’il était considéré comme le fils légal d’Héli. » Et l’historien d’ajouter : « Ce ne sont pas là des documents arbitraires, trouvés par hasard et dépourvus de toute authenticité, car ce sont les parents du Sauveur qui nous les ont transmis, soit par le désir de faire connaître une naissance si auguste, soit pour rétablir la vérité des faits. »
Saint Jérôme, écrivant depuis sa retraite de Bethléem, ratifie cette hypothèse de toute son autorité : « Africanus le chronologiste et Eusèbe de Césarée (dans son traité intitulé “ De la divergence des Évangélistes ”) ont parfaitement discuté et résolu cette question. » (cf. Explication suivie des quatre Évangiles, par saint Thomas d’Aquin, t. 1)
Fort bien, mais où est le caractère sacerdotal, que nous avons constaté du côté de Marie ? Beaucoup de Pères ont épilogué sur ce point. Aux matines du patronage de saint Joseph, saint Ambroise voit dans la généalogie de saint Matthieu l’ascendance royale du Christ et dans celle de saint Luc l’ascendance sacerdotale (6e jour dans l’octave). L’explication est maladroite puisque toutes deux conduisent au roi David ! L’intuition est bonne cependant, c’est saint Jean Damascène qui nous en fournira la clé :
Saint Jean Damascène, livre 4 sur La foi orthodoxe, chapitre 15, sur La généalogie du Seigneur et de la sainte Mère de Dieu.
« Que Joseph soit originaire de la tribu de David, les très saints évangélistes Matthieu et Luc l’ont clairement montré. Matthieu fait descendre Joseph de David, par Salomon ; et Luc, par Nathan. D’autre part, tous deux passent sous silence l’origine de la Sainte Vierge. À ce propos, il est bon de savoir que jamais les auteurs hébraïques ni l’Écriture sainte n’ont eu pour habitude de faire mention de la généalogie des femmes. Il était du reste défendu par la loi, aux hommes d’une tribu, de contracter mariage avec des femmes d’une autre tribu. Or Joseph, qui tirait son origine de la tribu de David et qui était un homme juste, c’est le divin Évangile lui-même qui lui rend cet hommage, n’aurait certainement pas, au mépris de la loi, épousé la Sainte Vierge, si elle n’avait pas eu la même royale origine. Pour nous faire connaître la famille dont était issue la Vierge, l’Évangéliste n’a donc eu besoin que de nous présenter la généalogie de Joseph. Donc Lévi, qui descendait de Nathan, fils de David, engendra Melchi et Panther. Panther engendra Barpanther – c’est ainsi qu’on le nommait – puis Barpanther engendra Joachim. Enfin Joachim engendra la sainte Mère de Dieu. » (Matines de saint Joachim, 16 août)
Saint Jean Damascène est le dernier grand docteur de l’Orient, mort en 749, à la veille du renversement des Omeyyades de Damas par les Abassides de Bagdad. Très éloigné historiquement, son témoignage est néanmoins très proche géographiquement. Il aura pu recueillir des traditions locales que l’islam aura laminées par la suite, tout comme Eusèbe a sauvé de l’oubli une bonne part des témoignages qu’il cite. Ainsi, des Apôtres à Hégésippe, et à Africanus, et à Eusèbe, et à saint Jean Damascène, en passant par saint Jérôme, le filon palestinien est-il constant, concordant et parfaitement crédible. Nous en excluons le Protévangile de Jacques, qui n’est pas d’origine palestinienne et qui ne s’inquiète guère de généalogie, même s’il s’accorde sur le nom d’Anne et de Joachim. Le docteur de Damas puise manifestement à d’autres sources.
Le nom de Panther, cité pour grand-père de Joachim retient l’attention : on le retrouve, en très mauvaise part, dans le factum de Celse, au IIe siècle, et dans les Toledôt Jeshu (généalogie de Jésus) des rabbins. Troublant ? Cela dépend pour qui. Dans son chapitre sur : « La question sacerdotale dans le mouvement chrétien des origines », Simon Claude Mimouni relève un curieux “ tripatouillage ” généalogique (juif !) établissant une alliance entre la tribu de Juda et la tribu de Lévi, aux abords du 1er siècle av. J.-C. pour légitimer le cumul des fonctions royale et sacerdotale par la dynastie hasmonéenne (p. 554). Comme c’est étrange ! Il est patent en effet que les juifs – en particulier les esséniens – attendaient deux Messie : l’un de David, l’autre d’Aaron. C’est sans doute sous l’aiguillon de cette attente que la révision généalogique est devenue un sport national dans le judaïsme du premier siècle. Mimouni en tire évidemment ceci : que les généalogies de saint Luc et saint Matthieu ne sont que la partition chrétienne de cette grande cacophonie. Nous en tirons, nous, que sont justes et vraies les généalogies qui conduisent au Sauveur, et “ tripatouillées ” celles qui en détournent. N’est-ce pas d’une convenance et d’une logique élémentaire ? Celui qui va au droit chemin n’a rien à inventer. Celui qui s’est trompé veut prouver qu’il fait bien. La conscience irréprochable des vrais chrétiens transparait dans l’avis de saint Paul à son disciple Timothée : « Si je t’ai prié de demeurer à Éphèse, c’est pour enjoindre à certains de cesser d’enseigner des doctrines étrangères et de s’attacher à des fables et à des généalogies sans fin, plus propre à soulever de vains problèmes qu’à servir le dessein de Dieu. » (1 Tm 3-4)
LA FAMILLE D’ALPHÉE
Nous arrivons au bout de notre enquête. D’après les données amassées, nous savons que les quatre “ frères ” de Jésus sont à chercher dans la parenté de Marie, du côté de sainte Anne, puisque Joachim est de lignée davidique et non sacerdotale. Nous savons qu’il s’y trouve aussi au moins un Alphée, un Clopas, une Marie, sans compter les parents de Jean-Baptiste.
Il a semblé que nous suivions en tous points la ligne tracée par saint Jérôme : « Ceux qu’ils appellent les frères du Seigneur sont les enfants de sa tante, Marie de Cléophas, femme d’Alphée et mère de Jacques et de Joseph : Cette Marie est aussi la mère de Jacques le Mineur. » (Contra Helvedius). Cette formule, nous l’avons vu, pacifia l’Occident pour mille ans et plus. Aujourd’hui sa fortune a cessé, et saint Jérôme est accusé tantôt d’avoir carrément “ fait un faux ” (Refoulé), tantôt d’avoir “ agi pour des raisons essentiellement dogmatiques ” (Mimouni). Ces raisons étant évidemment la “ croyance ” en la virginité perpétuelle de Marie.
Mais depuis quand la dogmatique est-elle à opposer à l’histoire ?
Il faut admettre cependant que saint Jérôme n’a pas tout réglé. À le lire, on imagine que Marie, pour être la femme d’Alphée, doit être la fille de Clopas. Or l’expression “ de Clopas ” doit s’entendre strictement de l’homme auquel appartient cette femme, en l’occurrence son mari. On ne pourrait admettre “ fille de Clopas ” que si Jean mentionnait, tout à côté, son mari Alphée. Or il n’en est rien. Saint Jérôme n’explique pas non plus la situation particulière de Simon et de Jude, qui ne sont pas les fils de cette Marie, et il hésite à trancher s’ils sont de la parenté de Joseph ou de celle de Marie. Bref, on ne peut élucider toutes ces énigmes qu’en supposant une situation matrimoniale complexe de la famille d’Alphée...
LA FAMILLE DE JÉSUS : HYPOTHÈSE GÉNÉALOGIQUE
Dans ce tableau (cf. infra) sont expliquées les énigmes de notre enquête. Ainsi nous comprenons :
1) Comment s’accordent les deux généalogies de Jésus par l’application de la loi du Lévirat entre les deux demi-frères Héli et Jacob.
2) Quel lien de parenté unit saint Joseph à saint Joachim, qui fait de Marie une authentique fille de Jessé.
3) Comment saint Luc, en préférant la lignée « légale » par Héli, fournit en quelque sorte la généalogie de Marie, qui rejoint celle de Joseph à partir de leur aïeul commun, Lévi.
4) Que c’est au mariage de Joachim et d’Anne qu’eut lieu l’alliance entre la tribu de Juda et celle de Lévi, grâce à laquelle Marie peut être dite une authentique fille d’Aaron.
5) Comment Anne, Alphée et Élisabeth appartiennent à une même famille sacerdotale, de lignée aaronide.
6) Comment les deux Alphée mentionnés par saint Marc sont en réalité le père et le fils, continuateurs de cette lignée par ordre de primogéniture.
7) Comment Lévi-Matthieu est le cadet d’Alphée père et Jacques, l’aîné d’Alphée fils.
8) Comment Marie fut mariée une première fois à Alphée, dont elle eut Jacques, et une deuxième fois à Clopas, son frère, dont elle eut José.
9) Comment Clopas lui-même fut marié à une première femme dont il eut Simon et Jude, et prit ensuite la femme de son frère défunt, Marie, pour lui donner José.
Nous comprenons également comment le degré de parenté selon le sang perd son importance dans la famille recomposée de Clopas et de Marie, au profit de la communauté de toit. Jacques peut y être le cousin de Simon et de Jude, comme il est le demi-frère de José, sans que le mot anepsios (cousin) soit aucunement de mise, même dans un contexte entièrement hellénique (cf. Ga 1, 18 ; 1 Co 9, 5). On imagine aussi très bien que, par un phénomène d’attraction très naturel, la famille nucléaire de Joseph se soit rapprochée de celle de Clopas, déjà composite, jusqu’à former une quasi-unité, et qu’ainsi Jésus ait été regardé comme un membre à part entière de la fratrie.
Cette grande hypothèse ne nous sort évidemment pas du champ des suppositions, mais elle montre au moins comment les formules scripturaires dans toute leur finesse peuvent être l’écho parfait d’une réalité riche et complexe.
NOUVEAU REGARD SUR LE GROUPE DES DOUZE
Aux exégètes qui déclarent impossible l’identité des trois Apôtres avec les trois “ frères ” du même nom, “ demeurant, hostiles, à Nazareth ”, nous pouvons répondre que la présence desdits frères lors de la visite de Jésus dans sa patrie n’est affirmée nulle part. Le texte suggère même qu’ils étaient absents, puisqu’il les distingue des sœurs qui, elles, « sont ici parmi nous » (Mc 6, 3 ; Mt 13, 56). Jésus d’ailleurs est accompagné « des disciples », et non pas « des Douze ». L’absence des “ frères ” pourrait s’expliquer, selon l’intuition de frère Bruno, par leur appartenance à la confrérie des esséniens.
Une certaine hostilité de leur part n’est pas moins attestée par d’autres passages, en particulier Mc 3, 21. Elle peut s’expliquer par la dynamique familiale que nous avons vue. La fratrie de Clopas et de Marie formait un ensemble serré, connu, revêtu d’un certain prestige, autour duquel Jésus faisait figure de membre ajouté, peut-être même de quantité négligeable. Jésus favorisa peut-être cette attitude par la sublime discrétion dont il entoura sa vie cachée.
Quant à l’épisode qui prélude à la fête des Tentes, où saint Jean dit : « pas même ses frères ne croyaient en lui » (Jn 7, 5), nous pouvons non seulement comprendre ce qui s’est passé, mais mettre un nom sur celui des quatre qui a pris Jésus à part et lui a dit : « Passe d’ici en Judée, que tes disciples voient les œuvres que tu fais : on n’agit pas en secret quand on veut être en vue. Puisque tu fais ces choses-là, manifeste-toi au monde ! » Il s’agit certainement de Jude. Comment le savons-nous ? Parce que la réponse de Jésus l’a laissé insatisfait, et qu’il y revient aux dernières heures de la vie publique : « Judas – pas l’iscariote ! – lui dit : “ Seigneur, comment se fait-il que tu doives te manifester à nous et non pas au monde ? ” » (Jn 14, 22) L’intelligence de la foi lui étant alors donnée, on comprend la véritable portée du verset 5 : l’incrédulité n’est pas un grief lancé contre lui par l’Évangéliste, mais l’aveu contrit de l’intéressé lui-même : « Vraiment, je ne comprenais pas, je n’avais pas la foi ! » De semblables aveux fourmillent de chacun des synoptiques, échos évidents de l’humilité des Apôtres, particulièrement de saint Pierre (pour ne relever que les extraits de saint Marc : Mc 4, 13 ; 6, 52 ; 7, 18 ; 8, 17-18, 21, 33 ; 9, 10, 32 ; 10, 38).
Parmi les Douze devaient donc se dessiner deux groupes, ceux qui étaient parents et ceux qui ne l’étaient pas. Les scènes de rivalité qui parsèment l’Évangile peuvent fort bien trouver là leur explication (cf. Mt 18, 1 ; 20, 24 ; Mc 9, 33 ; 10, 41 ; Lc 9, 46 ; 22, 24).
Le groupe des “ frères ” recoupait donc le groupe des Douze sans s’y laisser absorber. En effet, que nous y comptions ou non Simon et Matthieu, José reste à l’extérieur, ce qui suffit à maintenir la distinction, et ce jusqu’au Cénacle (Ac 1, 14). D’après les Bollandistes, ce José, appelé Joseph par saint Matthieu, est à identifier avec “ Joseph Barsabbas, surnommé Justus ”, qui fut proposé avec Matthias en remplacement de Judas (cf. notice pour Jacques le Mineur, au 3 mai). L’hypothèse n’est pas sans intérêt, car l’élection de Matthias aurait alors revêtu le sens d’une sanction divine abolissant le privilège familial et confirmant la parole de Jésus : « La chair ne sert de rien. »
D’ailleurs, le sens du mot “ frère ” s’élargit dès le verset suivant, précisément au récit de cette élection, pour ne plus être employé que dans son acception spirituelle : « En ces jours-là, Pierre se leva au milieu des frères, ils étaient réunis au nombre d’environ cent vingt » (Ac 1, 15)
LES DEUX MARIE
Il nous reste encore une fleur à cueillir...
Dans son désir de recomposer l’histoire oubliée de Marie, l’auteur du Protévangile de Jacques nous la dépeint naïve et innocente, ne comprenant rien aux paroles de l’Ange, et s’effrayant de découvrir en elle les premiers symptômes de sa maternité. Détails disgracieux qui sont proprement irrecevables, et nous savons gré à saint Jérôme de les avoir écartés. Car il est évident que le Père Céleste a su trouver le moyen de préparer la Vierge Marie à sa mission future... Mais lequel ?
Anne et Joachim ont dû mourir rapidement après la naissance de leur fille. Il nous est facile d’imaginer qu’elle fut recueillie par Zacharie et Élisabeth, ce qui expliquerait la grande familiarité qui imprègne le récit de la Visitation.
Avec l’aide de notre hypothèse, on peut maintenant imaginer que dans un deuxième temps, le cousin Alphée s’étant marié, elle fut reçue sous son toit. Sa jeune épouse s’appelait Marie, elle devait être de quatre ou cinq ans son aînée. Dès lors, les deux Marie sont devenues sœurs d’âme, la plus grande s’instruisant en piété auprès de la plus jeune – on songe à Céline et à Thérèse ! – la plus jeune s’instruisant en retour des choses de la maternité. Car elle fut témoin de la grossesse et de la naissance de Jacques, dont elle partagea la longue attente, les joies et les inquiétudes. Elle fut aussi témoin des pénibles douleurs échues aux filles d’Ève... Il le fallait bien, pour qu’elle puisse comparer ensuite avec ce que Jésus fera pour Elle !
Nous comprenons dès lors comment Marie peut être la sœur de Marie. Et comment Jacques peut être le frère de Jésus, lui qui fut bercé par sa Mère pendant les heureux mois qui précédèrent son mariage avec saint Joseph. Nous comprenons surtout comment l’Église a pu, sans retard et sans hésitation, reconnaître, proclamer et vénérer immensément la très sainte, très pure et très féconde Virginité de Marie, la Mère de Dieu et notre Mère.
UNE HYPOTHÈSE QUI EN APPELLE UNE AUTRE
En terminant, si nous invoquions l’archéologie ? Dans la CRC d’avril 1996, frère Bruno faisait état d’un article du Père Marchadour dans La Croix, annonçant la découverte du tombeau familial de « Joseph, Marie et Jésus », sur la colline de Talpiot, à Jérusalem : « le plus grand scoop depuis 2000 ans », dixit le journaliste de la BBC...
En réponse, il citait un article paru dans le Jerusalem Christian Review d’août 1992 :
JÉRUSALEM, Israël – En raison de découvertes archéologiques nouvelles, et d’un approfondissement des anciennes, les savants sont de plus en plus intrigués par l’importance et l’effectif de l’Église primitive à Jérusalem (...) L’une de ces découvertes a été faite par l’archéologue Bellarmin P. Bagatti. Près de la moderne chapelle “ Dominus flevit ” sur le mont des Oliviers, Bagatti a exhumé plus de cent anciens ossuaires en pierre datant du premier siècle, constituant l’une des plus vastes catacombes jamais découvertes à Jérusalem. Noms, symboles et dédicaces commémoratives, permettent d’identifier à coup sûr ces tombes comme appartenant à une importante communauté des tout premiers disciples de Jésus (...). Le nom de Jésus, écrit en hébreu et en grec, a été découvert dans d’autres catacombes du premier siècle un peu partout dans Jérusalem (...). Certains archéologues font remarquer que le nom de Jésus n’était pas inaccoutumé au premier siècle et qu’il était certainement porté par d’autres que Jésus de Nazareth. Les savants restent cependant intrigués par la fréquence avec laquelle on le découvre parmi des tombes clairement identifiées par le signe de la croix en même temps que par d’autres noms, symboles et attestations d’appartenance chrétienne (...). La toute première communauté des fidèles de Jésus laissa derrière elle un héritage que nous commençons seulement à découvrir vingt siècles plus tard.
Frère Bruno commente : « Des inscriptions funéraires ont donc été découvertes en foule à Jérusalem, avec les noms de Jésus, Marie, Joseph, Simon, Salomé, non pas une fois, mais dix, vingt, cinquante, cent fois (...). Qu’est-ce que cela signifie ? Une vérité lumineuse : Vingt siècles de tradition rabbinique, complaisamment relayés par cent ans de modernisme, nous ont imposé l’idée que les premiers chrétiens de Jérusalem étaient peu nombreux et qu’ils avaient été rapidement dispersés de la Terre sainte après la destruction du Temple en 70 ap. J.-C. ; les débris de la nation juive, les chefs du sanhédrin, réfugiés à Yabneh sous l’autorité de Johanan ben Zakkaï, n’auraient d’ailleurs pas souffert leur présence... Alors, “ le plus grand scoop depuis deux mille ans ” est précisément de découvrir, par l’archéologie, la présence à Jérusalem de cette très considérable communauté chrétienne au premier siècle. »
En quoi cela rejoint-il notre enquête ? Rappelons-nous l’image étonnante de Jacques, officiant au temple avec les prérogatives du grand prêtre. Et si ce récit était plus qu’hagiographique ? S’il était tout simplement... la réalité historique ? Autrement dit : s’il était l’aboutissement de cette longue série d’accroissements successifs rapportés par saint Luc, qui ponctuent littéralement son récit (Actes 2, 47 ; 4, 4 ; 5, 14 ; 6, 1 et 7 ; 9, 31 ; 11, 21 et 24 ; 12, 24 ; 13, 48) ? À les lire bout à bout, on sent la puissance de développement incoercible qui animait l’Église naissante, débordant les obstacles, se relevant plus forte après chaque tempête, se riant des persécuteurs. Après la mort spectaculaire d’Hérode Agrippa, en 45, justement interprétée comme un châtiment divin (cf. Ac 12, 20-23), la Judée se donna tout entière au Christ, bon gré mal gré, sanhédrin compris. Agrippa n’eut pas de successeur immédiat. Un procurateur romain le remplaça. Le sacerdoce sadducéen, discrédité, dut être remplacé. Un seul choix s’imposait, celui de Jacques, « colonne » de l’Église (Ga 2, 9), prêtre éminent du sacerdoce essénien, et chef des chrétiens hébreux de Jérusalem.
Mais Jacques, converti à l’Évangile, dut recevoir cette charge comme une croix et en pressentir l’issue fatale. La reçut-il des archontes juifs ? formellement, peut-être. À l’intime, il dut la recevoir de Pierre et de Pierre seul, comme il avait reçu de lui la direction de la communauté de Jérusalem (Ac 12, 17). S’éclairent alors les circonstances du concile de Jérusalem, en l’an 50 (Ac 15) : Cette assemblée ne fut pas une simple réunion plus ou moins improvisée et clandestine des autorités chrétiennes autour des Apôtres. Elle fut l’Assemblée sainte de tout le judaïsme, dans ce très court créneau de l’histoire où judaïsme et christianisme ne faisaient qu’une seule et même réalité. Jacques y siégea comme grand prêtre, dans la position prédominante que nous rapportent les Actes. À ce coup, notre regard s’éclaire : il est très remarquable que, du haut de cette éminence, il ait mis toute son influence à soutenir les positions de Pierre et de Paul contre le judaïsme récalcitrant. L’accord qu’il réussit à imposer était fragile. L’incident d’Antioche le fera voler en éclat dans l’année (Ga 2, 11-14).
Qu’en tirer ? Une seule chose, mais de taille : les juifs ont reconnu leur Messie. Ils l’ont fait massivement, selon les règles, en corps constitué... avant de sombrer, tout aussi massivement, dans l’apostasie. Cette hypothèse paraît incroyable. Elle mérite cependant d’être examinée, et cela pour une simple raison de bon sens : si ces événements ont eu lieu, s’ils ont eu l’ampleur que nous leur supposons, qui n’en a pu supporter jusqu’à l’ombre du souvenir ? Les juifs ! Dans l’instant même de leur rébellion, ils auront employé tout leur génie à en effacer les traces. On le démontrerait aisément des rabbins de Yabneh, mais aussi de Flavius Josèphe et des derniers grands prêtres du sacerdoce sadducéen. Quant à la jeune Église, née de cette déchirure, le souvenir en sera trop pénible pour qu’elle y revienne dans ses écrits. Faire le procès de ces chrétiens d’un jour ? À quoi bon ? Et devant quelles instances ? Ils avaient contre eux la puissance du Temple et de l’Empire. L’attitude des chrétiens dut être celle-ci : « Ayez pitié des uns, de ceux qui hésitent, sauvez-les, arrachez-les au feu ; quant aux autres, ayez pour eux une pitié craintive, haïssant jusqu’à la tunique contaminée par leur chair. » (Jude 22-23) Et la leçon morale qu’ils en tirèrent : « Mieux valait pour eux n’avoir pas connu la voie de la justice que de l’avoir connue pour se détourner du saint commandement qui leur avait été transmis. Il leur est arrivé ce que dit le véridique proverbe : le chien est retourné à son propre vomissement, et la truie à peine lavée se roule dans le bourbier. » (2 P 2, 21-22) Saint Paul, quant à lui, fixa la doctrine et enterra les affaires de personnes, et Dieu sait s’il en eut à subir...
C’est donc sur la foi d’indices ténus et d’allusions sibyllines que l’historien peut reconstituer ce drame oublié. Mais c’est chose possible ! Quand on a la bonne clé...
D’ores et déjà se trouve illustrée cette « chose étonnante, mais bien avérée, du commencement (Ac 2, 46) à la fin (Ac 21, 17-26) : que Notre-Seigneur avait laissé pendante la question de la double appartenance de ceux qui embrasseraient la foi tout en demeurant « de zélés partisans de la Loi » (Ac 21, 20). Il l’a encore laissée courir tout au long de la génération apostolique, sans doute pour donner au peuple juif toutes ses chances de se convertir, afin qu’il soit vraiment « inexcusable », comme dira saint Paul (Rm 2, 1). Pendant tout ce temps-là, les chrétiens – “ hébreux ” et “ hellénistes ” – n’avaient qu’à se supporter en toute charité avec leurs “ différences ”. Le Père Nodet en conclut que “ Jésus n’a rien institué. Jésus n’a certainement rien créé ” ! La vérité est que Jésus n’a rien aboli : « N’allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir. » (Mt 5, 17) (...) « Le martyre de Jacques, en 62, mit fin brutalement à cette double appartenance en plaçant les chrétiens “ hébreux ”, judaïsants, au pied du mur. Il fallait choisir : ou “ la porte de Jésus ”, ou la justice de la Loi. » (Frère Bruno de Jésus-Marie, Les années d’épreuve de l’Église, BAH, t. 3, p. 107)
À quand le second pied du mur, pour un second choix, qui leur ouvrira les yeux ? Saint Paul déjà l’appelle de ces vœux dans un cri qui court à travers les siècles :
« Car je vous le dis à vous, les nations : je suis bien l’Apôtre des nations et j’honore mon ministère, mais c’est avec l’espoir d’exciter la jalousie de ceux de mon sang et d’en sauver quelques-uns. Car si leur mise à l’écart fut une réconciliation pour le monde, que sera leur admission, sinon une résurrection d’entre les morts ! » (Rm 11, 13-15)
frère Olivier de Notre-Dame du Très Saint Rosaire.