17 AVRIL 2016
Comment aimer notre Bon Pasteur ?
JE connais quelques personnes qui ont fort bien achevé l’année et commencé la nouvelle dans la méditation du Cantique des Cantiques. J’y ai trouvé pour ma part le meilleur vœu que je puisse formuler pour chacun de vous : que tous, vous puissiez vous aussi prononcer des lèvres, pour les avoir fait naître dans vos cœurs, ces immortelles paroles du poème de l’amour divin, « Mon Bien-Aimé est à moi et je suis à Lui ».
Ne vous croyez pas indignes, trop petits et médiocres pour de telles paroles ! Si vous aviez appris avec nous qui était cette épouse dont les paroles sont tellement pures qu’on n’ose les répéter, si vous saviez quelle série de crimes et d’infidélités affreuses lui avaient été reprochée peu avant par les Prophètes, vous n’hésiteriez plus à l’imiter dans son grand, son sincère, son parfait amour ! L’humanité pécheresse que symbolise l’épouse du Cantique a été unie saintement à la divinité au jour de Noël et depuis, si méchants qu’ils soient, si faibles encore, tous les hommes sont appelés à connaître les mêmes sentiments que l’âme de Jésus laissait paraître pour sa divinité et que l’Église voue continuellement à son Époux.
Ne dites pas que c’est trop fort pour vous, que vous ne comprenez pas ce langage et craignez ces images, cette exaltation ! Faites plutôt comme nous avons fait au cours de cette retraite dont j’aurais voulu que vous puissiez tous profiter : arrêtez-vous un peu dans cette bousculade, rentrez un moment dans le silence profond que nulle présence humaine ne trouble, nulle passion, nul souvenir, et dites les paroles saintes. Vous comprendrez alors tout ce qu’il importe à l’homme de garder présent à l’esprit : que rien n’est plus réel dans notre vie que cette Présence de notre divin Seigneur et son attente. « Le Seigneur est là, il t’appelle ». Il désire simplement que vous vous donniez à lui comme il se donne à vous et que maintes fois, au-delà de tout l’humain qui passe sans laisser de trace, vous reveniez à Lui qui demeure en vous et vous en lui, pour lui affirmer de nouveau votre joie de cette mutuelle appartenance.
Peut-être quelqu’un essaiera de prononcer cette parole et cependant il n’y arrivera pas ; elle s’arrêtera dans sa gorge ou sur ses lèvres. Un rien l’aura arrêtée. Je ne veux pas croire qu’il y ait parmi vous une seule âme qui ait de la répugnance pour une telle parole. Mais peut-être quelque affection mal disciplinée, quelque souvenir pesant, quelque amour-propre suspendra en vous l’élan de ce chant trop pur. Il est très pur en effet. Je veux dire que l’homme d’affaires autant que le prêtre, une mère de famille autant qu’une contemplative peuvent le dire sans que rien d’humain ne les arrête, ni les soucis du commerce, ni les liens du mariage, ni leur science, ni leurs ignorances. Le Cantique Spirituel émane de la cime de l’âme où ces tracas et ces charges n’ont pas accès. Mais il est pur aussi en un autre sens. Il comporte un don simple et plénier de l’âme à Dieu, saint Jean de la Croix dit bien de ce petit oiseau qu’il ne peut s’envoler de la branche où il se tient que si tout lien qui le retenait est rompu, si ténu soit-il.
Nous avons répété ici, tous, je veux en être assuré, la sainte parole du don mutuel de l’âme à son Seigneur et l’avons entendue du Seigneur à notre âme. Et pourtant nous savons bien quelle misère, quelle indignité furent nôtres tout l’an dernier ; nous craignons même que l’an nouveau ne nous voie guère meilleurs. Pourtant, bien confessés et pardonnés, à minuit, lorsque nous faisions le pas d’une année à l’autre, nos âmes pouvaient dire le mot de l’amour mutuel parce qu’elles étaient vraiment libres : « Mon Bien-Aimé est à moi et je suis à Lui ». Mon vœu le plus affectueux à votre endroit est que chacun d’entre vous connaisse cette entière liberté de l’amour divin. Ce sont d’heureux instants, où s’oublient tous les autres, ceux du péché qui sont sinistres et noirs, ceux de l’oubli qui sont tristes et inutiles, ceux de la paresse dont le souvenir est plein d’amertume. Que la grâce de Dieu multiplie dans nos vies de tels instants et qu’elle les change enfin en une union éternelle !
Déjà vous le savez, une vie sans oraison n’est qu’une mort que l’on traîne au long des jours ! Il vaudrait mieux les transes du péché et les joies de la réconciliation que ce désert spirituel, cette inertie monotone d’une « pratique » sans amour et d’une chaîne de préoccupations terrestres sans envol vers le ciel.
Si les hommes s’arrêtaient un instant à l’ombre d’une Abbaye, dans un cloître, ils se rendraient compte du caractère vraiment insensé de leur vie. Dieu les entoure et les pénètre de sa présence, qui les sollicite, et eux n’y prêtent aucune attention. L’oraison, c’est la vraie vie que rien ne devrait interrompre et qui durera toujours. Vous appartenez déjà à cette famille des âmes d’oraison, dont parlait Sainte Thérèse d’Avila, si vous désirez dire avec l’Église-épouse à ce Seigneur qui demande d’être aimé, la parole du don mutuel sans réticence : si vous concevez le bonheur du ciel uniquement comme l’intime union à Dieu, si vous désirez plus que tout vain désir, connaître dès maintenant cette mutuelle possession.
Croyez-le de ceux qui vous ont précédés dans cette voie, si vous le désirez vous l’obtiendrez. Vous connaîtrez cette douce présence de Sa Majesté dans votre propre âme, d’abord par la foi et la charité, sinon tout de suite dans l’expérience mystique. Déjà vous goûterez cette joie pure, étonnante, pour laquelle seule nous avons été créés et vous recevrez les imprévisibles dons de Dieu. La parole de Jésus ne vous étonnera plus, mais vous ravira par sa tendresse confiante : « Je ne vous appelle plus serviteurs, mais mes amis ». Quelle soif vous aurez de la perfection qui permet seule de demeurer dans la continuelle présence vivante de Dieu !
« Mon Bien-Aimé est à moi et je suis à lui. Il paît son troupeau parmi les lis ». L’image évoque le Bon Pasteur entouré de son troupeau dans les prairies verdoyantes et fleuries du printemps palestinien. La douceur de cette comparaison ravit. C’est bien l’image de la tranquille possession de l’âme par Dieu. Lui, Jésus, laisse reposer son regard sur ce paysage intérieur qui lui est familier et le réjouit. C’est aussi l’image de l’entente parfaite qui règne entre le Sauveur et son Église ; elle répond à ses vœux, elle offre une abondante nourriture aux âmes de ses fidèles, comme la Terre glorieuse offrait au berger d’Israël toutes ses ressources, son herbe odoriférante et savoureuse, ses lis des champs couleur de sang, pour le plaisir des yeux et pour les besoins de son troupeau. Toutes ces visions laissent entendre à demi-mot le bonheur d’une indéfectible et parfaite possession de l’âme par son Dieu.
Certains d’entre vous trouvent qu’il serait meilleur de recevoir de bons conseils de conduite morale, des systèmes éprouvés d’ascèse et de formation de la vertu, que de si dangereuses leçons mystiques. Vous craignez l’illusion, dites-vous ! Mais nos défauts nous sont trop connus, nos fautes nous font assez de mal et la méthode pour nous en corriger est claire. Ce qui manque c’est l’impulsion d’amour qui vraiment nous les rende insupportables et odieux, c’est le souffle de pureté spirituelle qui nous transporte dans un autre royaume que celui de la chair et de l’égoïsme où nous croisons indéfiniment comme dans un labyrinthe. Très peu parmi vous, et je n’en connais aucun en tout cas parmi ceux qui vivent dans le monde, se font des illusions sur l’état réel de leur âme ; mais en revanche beaucoup misent trop sur leurs efforts, et sur leurs résolutions, voire leurs pénitences, pour sortir de l’imperfection. Je crains pour eux de cruelles déceptions. Il vaudrait mieux pour leur conversion et leur avancement spirituel qu’ils répètent de tout leur cœur, quelle que soit leur malice présente, la parole du Cantique.
Vous ne pourrez la dire sans une grâce particulière et une inspiration du Saint-Esprit, mais elles vous sont déjà promises et abondamment proposées. Vous ne pourrez la dire non plus sans éveiller, fortifier votre amour. C’est la vertu propre du Cantique des Cantiques : donner à l’amour de Dieu qui dort en l’âme de jaillir comme une vive flamme, toujours plus haute et plus droite. Chaque fois que vous direz cette parole, votre cœur se guérira de quelque plaie, il se dégagera d’un nouveau lien, votre mémoire se purifiera, votre union à Jésus se fera plus intime. Vous saisirez mieux l’être divin, vous jouirez de sa présence et votre désir de tout lui sacrifier se fera vainqueur.
Mais je vous entends murmurer que vraiment mon séjour au Couvent me fait perdre la tête et que j’aurai vite fait de la retrouver quand j’en sortirai. Hélas ! Hélas ! vous dites trop vrai. Pourtant c’est dans ces instants de ferveur qu’est notre vraie vie, notre cœur sincère, non dans les moments les plus bas de l’agitation du monde. Vous aussi, essayez de connaître ces vrais et purs instants d’union à Notre-Seigneur et peut-être parviendrez-vous avec moi, mieux que moi, à vous établir si fortement dans cette paix que le monde ne pourra plus la troubler. Là est le bonheur, là est notre vocation à tous. À tous, entendez bien, car la figure de ce monde passe et tout ce qu’il brandit vers nous, mais la présence de Dieu, le don mutuel de Jésus et de l’âme subsistent dans le ciel après avoir été le meilleur de la terre. Oui, disons avec l’Église-épouse : « Mon Bien-Aimé est à moi et je suis à lui, il paît son troupeau parmi les lis ».
Abbé Georges de Nantes
Extraits de la Lettre à mes Amis n° 6 du 6 janvier 1957