18 SEPTEMBRE 2016
CREDO
XI. L’épreuve et la chute de nos premiers parents
C’EST ainsi qu’apparaît dès l’origine l’épreuve en laquelle se marque notre dépendance et dont nous avons à tirer chaque jour des leçons de crainte pour notre naturelle instabilité et de prudence salutaire. L’épreuve d’Adam et Ève devait être le révélateur de la gratuité de la grâce et de l’inimaginable misère de l’homme ! Le Sage l’a noté en termes décisifs : « Que sait-il, celui qui n’a pas été mis à l’épreuve. » (Si 34, 10)
Le meilleur – je le dis après bien des années d’étude et de réflexion – est de prendre le Livre de la Genèse, au chapitre troisième, dans sa pleine signification de récit historique inspiré. Il me paraît impossible de l’interpréter symboliquement sans en perdre la teneur essentielle, dont la réalité capitale commande tout l’avenir du monde. Relisons-le ensemble. Il est d’une vie, d’une profondeur, d’une immuable plénitude où se discerne l’Esprit de Dieu, son Auteur principal. Il est donc, dans sa substance même, véridique. D’ailleurs, jamais aucun philosophe ni aucun savant n’a dépeint si exactement le cœur de l’homme et la première tragédie de notre histoire universelle.
L’ÉPREUVE
Adam et Ève étaient comblés au-delà de toute espérance et peut-être se seraient-ils amollis, peut-être auraient-ils oublié combien cette familiarité avec les Anges et Dieu même dépassait leur condition naturelle et leur mérite, si quelque loi divine ne leur avait rappelé leur dépendance et n’avait réclamé d’eux un effort d’attention, un sentiment de crainte, une vertu constante. Joyeux de dominer la Nature, satisfaits de leur amour mutuel, heureux de la douce Présence de Dieu, ils savent que tant de biens leur seront conservés tout autant qu’ils obéiront au Précepte qui leur a été donné. Celui-ci est infiniment grave dans son obligation et ses conséquences, mais il est d’une pratique peu onéreuse, ni vexatoire, ni douloureuse. Pour peu qu’ils eussent réfléchi, la sagesse de cette Loi les eût aidés à lui obéir. Des fruits, ils en avaient à satiété pour leurs désirs corporels, et l’arbre de vie leur donnait une jeunesse chaque jour nouvelle. Quant à la Science du bien et du mal, ils devaient comprendre que toute créature ne peut la recevoir que de Dieu Seul et non pas la posséder en propre, par expérience immédiate et directe ! Au contraire, se soumettre était entrer par l’humilité, la sagesse et l’amour, en partage des biens divins...
Mais le Démon survient pour un premier assaut. Celui-là aurait été suivi de bien d’autres sans doute. Mais, en lui résistant, les hommes seraient devenus de plus en plus prudents et forts. L’histoire se serait déroulée parallèlement à celle que nous vivons, mais sur un autre plan. Ce n’est pas le lieu d’imaginer ici tout ce qui aurait pu être et qui, d’emblée, s’est trouvé perdu... Le Malin, pour atteindre l’humanité à la Tête, car il vise Adam, veut se faire d’Ève un instrument et compte ainsi prendre l’homme par son sentiment le plus pur et le plus noble (IIa-II ae, q. 165 a. 2). Il se présente à la femme sous un aspect inférieur, pour ne pas l’alarmer par l’étincellement de sa puissance intellectuelle. Mais sa dialectique est d’une terrible perfidie et prend la pauvre raison humaine dans son filet. Il « l’aide à réfléchir », comme on dit beaucoup de nos jours, et la pousse ainsi sur la voie fatale. Il n’élude pas le danger et le fait d’abord avouer à la femme, mortels de leur nature, nos premiers parents sont avertis que leur désobéissance sera punie de mort. Mais il promulgue alors sa Révélation à lui, contraire à celle de Dieu. Il accuse le Créateur de duplicité, de dissimulation et de faiblesse. S’ils mangent de ce fruit ils vivront, ils sauront toutes choses et, faisant l’expérience du mal après celle du bien, ils auront même puissance et même connaissance que leur Créateur : « Eritis sicut dii »,... vous serez comme des dieux !
Ève entre dans les méandres de la pensée luciférienne, déjà oublieuse de son Maître éternel et de son mari, son chef terrestre. « La femme vit que l’arbre était bon à manger, séduisant à voir et désirable pour acquérir l’entendement. » L’envahissement du péché suit toujours les mêmes cheminements, de l’orgueil de l’esprit à la vanité de la vie et à la concupiscence de la chair. Ève a tout oublié à ce moment, et sa piété, et sa fidélité conjugale, et ses espérances de mère des hommes, et jusqu’à sa fragilité de créature mortelle, « plus par mobilité d’âme que par perversité », plaide saint Ambroise. Elle s’imagine pénétrer de force dans le domaine sacré de Dieu et y introduire Adam. Elle s’enivre de son audace et entre dans la révolte, elle s’admire de son indépendance et jouit de son caprice, elle mord au fruit défendu avec un frémissement de convoitise et de sensualité. Ce sont les trois immortelles tentations de notre nature séparée de Dieu, la sensualité, la vanité, l’orgueil !
Adam à son tour accepte le fruit, prend et mange. Mais il est le Chef. C’est lui qui a reçu l’être et la grâce, seul, avant qu’Ève lui fût donnée. C’est à lui qu’a été imposé le Précepte divin et il s’en trouve, auprès d’Ève et de tous, comme le législateur et le gardien de la part de Dieu. Il aura beau rejeter la culpabilité sur elle et sur le Démon, c’est lui qui est, d’abord et principalement, coupable. Sa faute, à cause de cela, pèsera désormais sur toute la famille humaine issue de lui.
LA CHUTE
Séparés de Dieu par leur insubordination coupable, ils tombent aussitôt des hauteurs où ils étaient tenus par sa grâce. Et cependant, ce n’est pas une chute comparable à celle des Anges maudits. Ils sont trop humains, trop fragiles et inconstants, pour mériter à ce coup la damnation. Leur châtiment est d’être rendus à eux-mêmes, libres comme ils le voulaient dans leur folie, et laissés dans l’état de désordre moral où ils se sont mis. Étonnés dans leur pudeur, ils sentent pour la première fois la révolte de la chair, insoumise à l’esprit devenu rebelle à Dieu (q. 164, a. 1). Entre eux s’est creusé un fossé de discorde et de méfiance mutuelle, au même moment où ils sont punis l’un et l’autre de leur complicité. Les voici victimes de Satan, « homicide dès le commencement » (Jn 8, 44), désemparés et livrés à sa haine tenace. Plus que tout, ils se cachent de Dieu. Ils se savent indignes de sa familiarité, ils ont senti leur cœur déserté par la grâce, vidé de son amour. Loin de Dieu, malheureux, ils tremblent d’en être à jamais séparés et punis de mort.
L’Église nous enseigne infailliblement ce que fut ce châtiment, mérité et vraiment terrible : « Adam, le premier homme, après avoir transgressé le commandement de Dieu dans le Paradis, perdit immédiatement la sainteté et la justice dans lesquelles il avait été établi, et encourut, par le dommage résultant de cette prévarication, la colère et l’indignation de Dieu et, par suite, la mort dont Dieu l’avait auparavant menacé et avec la mort la servitude sous le pouvoir de celui qui « possède l’empire de la mort » (He 2, 14), c’est-à-dire du Diable. Et ainsi, Adam tout entier, dans son corps et dans son âme, a été changé en un état pire. » (Concile de Trente, D. B. 788 – de foi définie) Telle est la vérité de notre état, révélée pleinement par Dieu même en saint Paul, lorsque les hommes furent en état d’en supporter le fardeau et que le remède fut connu en même temps que le mal.
LA GRANDE PITIÉ DE DIEU
Mais, dès l’heure même de la chute, Dieu laisse paraître sa « philanthropie », sa miséricorde pour ses pauvres créatures pécheresses. C’est lui qui vient au-devant d’elles, les invite à confesser leur désobéissance. Il leur annonce les châtiments de sa Justice, avec modération. D’abord il maudit Satan, le père du mensonge, et la bête qui lui a servi d’instrument. Déjà, avec éclat, il fait connaître le grand combat de l’humanité contre la puissance diabolique, ses souffrances dans cette lutte mais sa victoire finale. On pense à la Vierge de Fatima : « ... mais enfin mon Cœur Immaculé triomphera ! » Les puissances du monde qui se rangeront au service du Démon seront écrasées par la Femme et par sa descendance. Aux hommes, Dieu n’annonce encore que les châtiments corporels et comme l’extérieur du Calice d’amertume. Elle enfantera dans la douleur et sera sous la puissance de son mari. Lui devra lutter contre une nature ingrate pour gagner le pain de la famille à la sueur de son front. Point d’autre horizon que la mort, comme les animaux. On dirait d’un grand rêve brisé. Que dut être affreux le sort de nos premiers parents chassés du Paradis terrestre, abandonnés à eux-mêmes, démunis de tout et orphelins, et jetés dans cette vallée de larmes !
Alors encore une fois Dieu tempère son courroux de sollicitude touchante : « Yahweh Dieu leur fit des tuniques de peau et les en vêtit. » Les splendeurs qui leur avaient été révélées s’effacèrent vite de leurs mémoires dans l’usure de la lutte pour la vie. Une religion rudimentaire survécut. Mais ils se souviendraient pendant les millénaires de cet ultime bienfait de Dieu qui remplissait d’émotion un Grégoire de Nysse. Peut-être Dieu voulut-il leur apprendre la science du feu, l’habitude du langage, la chasse et la culture ? Ces quelques hardes, ces traditions rustres devaient leur donner l’espérance, comme au Petit Chose et à sa « mère Jacques », de « reconstruire le foyer ». Mais s’ils eurent alors tant de courage, ce fut parce que Dieu avait pris leur parti contre le Diable et leur avait annoncé un Sauveur !
Quel fut le sort d’Adam et d’Ève déchus ? Certains ont cru à leur repentir immédiat et leur rentrée en grâce, et nous aimons cette pensée. Mais ils n’en subirent pas moins dans toute sa rigueur le châtiment qui s’appesantirait sur toute la race. Et maintenant où sont-ils ? Sont-ils en Purgatoire jusqu’à la fin des temps ? Jésus les a-t-il délivrés des Enfers, au Samedi-Saint ? Notre piété filiale l’emporte sur notre indignation et fait taire nos reproches. Ce sont nos premiers parents.
Abbé Georges de Nantes
Extraits de la Lettre à mes amis n° 225, tome III, 19 mars 1966.