31 JUILLET 2016

CREDO

V. Je crois en la double loi de la nature et de la grâce ;
je crois en leur très grande bonté

SI Dieu nous paraît inaccessible dans son éblouissant mystère, en revanche nous avons vite fait de croire que l’univers n’a plus pour nous de secret inviolable. Quelle erreur ! Comment Dieu pourrait-il dérober à notre regard la presque totalité de son Être et de ses Pensées, sans envelopper de ce fait toutes choses créées dans sa nuée lumineuse et y retenir caché l’essentiel de son dessein ? « Toutes choses cachent quelque mystère. Toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu », notait Pascal, et Saint-Exupéry d’apprendre au Petit Prince la même sagesse : « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux... C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante... » Ce sont les grands jours de la Création qui ont valu à l’univers d’être si bon aux yeux de Dieu, et cette richesse du cœur reste cachée à nos regards. Accessibles du dehors, soumis en apparence à notre puissance, les mondes conjoints des corps et des esprits nous cachent leur réalité intime, leur destin nous échappe presque entièrement. Ce n’est pas un flou, une obscurité de détail, un reste d’inintelligibilité, c’est leur mystère essentiel, c’est le rare trésor de leur existence qui nous demeurent inviolables, et seule les atteint en leur fond la Pensée de Dieu qui les crée.

Nos sciences n’atteignent que les phénomènes et leurs lois, par places, en ordre dispersé, pour ne constituer du système du monde qu’une maquette fragmentaire et incertaine. Physique, chimie, biologie restent à la surface des corps et à l’enveloppe opaque des êtres spirituels. La philosophie atteint certes leurs structures profondes mais, dans la mesure même de cette pénétration, ses concepts et ses raisons deviennent peu accessibles au grand nombre et même obscurs aux plus doctes. Elle dispose l’intelligence à l’admiration des mystères de l’Être plutôt qu’elle ne lui en donne la possession assurée. Seule la théologie, nourrie des Révélations divines, saisit jusqu’en leurs derniers replis toutes choses, à partir de leur source transcendante, pour en comprendre le commencement, la raison suprême et la fin. Mais la théologie, malgré sa limpidité et la diffusion large de l’enseignement catholique, demeure une sagesse rare et cachée, tant elle est « scandale pour les juifs et folie pour les païens » (I Cor 1, 23).

Tout de même, retirons-nous un moment, dans la solitude et le silence, pour contempler le monde dans son indéchiffrable beauté. Entendons le langage de la divine Sagesse, pour en apprendre la signification définitive et la vraie valeur. Comme saint Jean de la Croix contemplait, de longues heures durant, la splendeur nocturne du ciel peuplé d’étoiles, et murmurait des hymnes de louange inspirés avec le sentiment de « pénétrer dans l’épaisseur » du Mystère, entrons dans la considération adorante des desseins de Dieu sur le monde.

I. CE MONDE IMMENSE ET INACHEVÉ

« Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », avoue le libertin de Pascal (Pensées, 206), et sans doute, le pessimisme de l’apologète janséniste est-il faux, mais il peut corriger de manière bienfaisante l’optimisme absurde du naturalisme contemporain et nous forcer à rabattre de nos prétentions excessives. L’heure est à l’exaltation des énergies du monde matériel où tout communique, se prête appui et converge. La Nature cosmique apparaît comme un fonds inépuisable et inventif, unique et impérissable, où toutes les formes individuelles et les vies successives ne s’abolissent qu’en apparence mais se survivent dans l’élan divin qui les porte. L’Histoire serait de même une longue marche, évolutive, progressive, où rien ne se perd, où au contraire se créent chaque jour des merveilles neuves qu’enfantent les ébauches premières. Ainsi le monde nous paraît « sauvé » de son éboulement continuel, « racheté » du temps qui s’enfuit, de telle sorte que, de la Vie mystérieuse qui le soulève, rien ne retombe ni ne se ferme sur soi, que rien n’échoue ni ne retourne au néant.

Mais cette vision reste vaine : le monde passe, si beau qu’il soit, et sa gloire n’est qu’un reflet. Parce que nous portons en nous l’idée et l’attente de la perfection, nous cherchons obstinément à l’implanter dans notre univers, mais ce n’en est pas le lieu. Après cet entraînement des imaginations, propre au teilhardisme, ou cette ivresse de messianisme des disciples de Lamennais, au plus fort de la construction socialiste ou de l’acharnement technocratique, la retombée de l’enthousiasme rejette vers l’absurde. Il serait aussi vrai, aussi faux, de dire que tout retourne au néant sans laisser de trace, que la régression succède à l’élan, que tout diverge dans une biosphère où se combattent sans merci et se dévorent nécessairement les espèces. On pourrait soutenir que le mal, la répétition aveugle et la stagnation l’emportent de beaucoup sur l’harmonie des formes, la concorde des vivants et le progrès spirituel. La vérité est à mi-chemin de ces visions excessives. Le monde ne se construit pas plus qu’il ne se détruit, Dieu le conserve dans ces demi-mesures dont nous nous étonnons. « Je suis celui qui suis, tu es celle qui n’est pas », enseigne-t-il de siècle en siècle à sa créature. L’imperfection n’est un mal que relativement à nos exigences outrancières, elle est la limite que Dieu a fixée aux êtres sortis de sa main, pour que toute adoration remonte vers Lui.

À quoi bon tricher et vouloir tout transfigurer dans le mythe d’un univers trop simple ou trop parfait ? Optimisme, pessimisme sont des excès d’amour ou de haine de soi, aussi injurieux l’un que l’autre au Dieu qu’ils ignorent et qui tient la balance ferme, à mi-chemin du bien et du mal. Le monde est un mixte, comme disaient les Anciens, et cela suffit à nous détourner d’y établir notre demeure permanente ou d’en prendre une vision grandiose qui recèlerait dans ses flancs l’infini. « Établissons là des barrières, dit Dieu, afin que l’homme ne s’imagine pas qu’il Nous égale et que, désormais créé, il ne prétende pas se passer de Nous ! » Ainsi tout nous arrête et nous déçoit, qui n’est pas Dieu mais chose de nature. La Matière demeure, en vertu d’une volonté créatrice souveraine, absolument non spirituelle, stérile, interchangeable, tandis que sa pesanteur l’entraîne vers l’abolition de toute différence, dans l’entropie. Elle ne crée jamais rien et restera toujours insensible, sans conscience. Les végétaux, les animaux, si beaux, si bons qu’ils soient, naissent et meurent sans retour. Leurs générations successives, prodigues de variétés chatoyantes, demeurent enfermées dans les étroites limites de leurs espèces, malgré les fictions pleines de vent de l’Évolutionnisme. Ils passent, ils meurent, regrettés souvent de nous par erreur à l’égal de nos frères humains. Mais Dieu secoue toutes ces fragiles merveilles comme la poussière étincelante de son vêtement ; sans plus de traces que l’étincelle, elles disparaissent sans retour pour nous rappeler de quel néant nous sommes tirés.

Nous autres, hommes, hésitons à la frontière de l’incorruptibilité. Par notre corps nous appartenons à un règne et par notre esprit à un autre. Ici esclaves et mortels, là nous régnons et demeurons à jamais, échappés au cycle des renaissances et des corruptions, entrés dans la voie de l’immortalité. Telle est notre grandeur. Mais nous n’arrivons pas à prendre possession de ces deux mondes, si différents. Le monde corporel nous est un lieu de séjour et un instrument de communication. Il nous est mal connu cependant, et traître. Celui qui s’y abandonne ne tarde pas à y sombrer et la chair qui a pour nous tant d’attraits est à l’esprit un sable mouvant où il s’envase et meurt. L’atmosphère limpide du royaume spirituel nous est cependant irrespirable et trop au-delà de notre condition naturelle. Ainsi nous allons, comme l’Aurige du mythe platonicien, au gré de ces coursiers fougueux qui ne s’accordent pas, l’âme et le corps ! Saint Augustin l’avait dit, avant Pascal, en termes saisissants : « L’union actuelle des esprits aux corps, qui constitue la nature animale, est une grande merveille, incompréhensible à l’homme, et pourtant c’est l’homme même. » (Civ. Dei, 21, 10) Et ailleurs : « Voulant connaître par l’esprit et par l’intelligence les choses corporelles, et voir par les sens les spirituelles ; ce qui ne se peut. » (Ver. Rel., 33) Laissons encore à Teilhard la prophétie d’une surhumanité en germe dans la nôtre, pour s’évader dans l’illusion plutôt que d’admettre notre essentielle finitude. Cet orgueil rouge ne parviendra jamais à consoler, encore moins à libérer notre humanité de ces trois frontières que saint Jean de la Croix méditait de franchir par la seule grâce de Dieu, la chair, le monde, l’existence temporelle :

« Achevez votre œuvre, si vous le voulez bien,
Et déchirez la toile qui s’oppose à notre douce rencontre ! » (Vive flamme, l)

Oh ! sans doute, dans leur ordre et leurs hiérarchies, dans leur beauté et leur bonté, tant d’êtres éphémères ou plus durables pourraient faire la matière d’un grand dessein, mais ce dessein ne nous apparaît pas et il ne nous est pas permis d’en imaginer de toute pièce, à notre fantaisie. Dieu très grand, vous l’avez disposé ainsi dans vôtre infinie Sagesse, vous l’avez décidé dans votre Volonté souveraine. Vous renvoyez vos créatures matérielles au néant d’où vous les avez pour un moment tirées, vous laissez les spirituelles inquiètes, dans l’attente de vos Signes et de vos Paroles. L’Homme révolté cherche néanmoins à rêver d’une Histoire dont il serait le centre et à bâtir un Monde nouveau pour en être seul roi. Il se perd dans ses mirages, il échoue misérablement. La Nature n’est rien, tant qu’une nouvelle création de votre grâce ne l’a pas vivifiée, l’Histoire demeure chaotique là où, derechef, vous n’êtes pas entré pour régner. Ainsi tout est à vos ordres, ô mon Dieu ! Les anges et les hommes attendent la révélation de vos mystérieux desseins, comme d’une chaîne d’or sur la trame obscure de nos vies passagères.

Abbé Georges de Nantes
Extraits de la Lettre à mes amis n° 223, tome III, 24 février 1966.