21 AOÛT 2016

CREDO

VII. Je crois aux saints Anges et aux Démons,
je crois à leur inexpiable combat temporel

Ange de l’Annonciation

LA Nuée lumineuse qui dérobe à notre vue la splendeur de la majesté divine recouvre aussi, dans son mystère céleste, ces multitudes d’êtres spirituels que nous fait connaître la foi. Ils forment la cour du Premier des monarques et sont, au-dessus de nous, la réplique foisonnante des hiérarchies corporelles au-dessous de nous. À peine les hommes en ont-ils aperçu l’un ou l’autre, dans la Geste d’Israël et au temps du Christ. Sorti de la Nuée, d’un vol rapide, pour courir là où le menait une mission précise, il y remontait aussitôt pour en rendre compte et reprendre sa louange à sa place marquée. Jacob vit, au-dessus de lui, monter et descendre les Anges, le long d’une immense échelle qui allait jusqu’à Dieu (Gn 28, 12). Platon dans son paganisme, déjà, en connaissait les fonctions sublimes : « Ils tiennent le milieu entre les dieux et les mortels. Il leur revient de traduire et de présenter aux dieux ce qui vient des hommes et aux hommes ce qui vient des dieux, les prières et les sacrifices des uns, les ordres des autres et leurs faveurs, qu’obtiennent les sacrifices. Placés entre les uns et les autres, ils remplissent tout l’intervalle, si bien que l’ensemble forme un tout uni. » (Banquet, 202 e). Quand les dieux des Grecs auront disparu devant notre Dieu trois fois Saint, cette juste sagesse demeurera, qui fixe aux Anges leur place et tout leur ministère en termes prophétiques.

Ces Esprits purs nous sont en tout point supérieurs, puisqu’ils participent à l’Intelligence qui fait toute notre grandeur et non à la chair qui marque notre infirmité. Il l’emportent sur nous, en perfection, en puissance, en beauté, sans doute inaccessibles à nos regards, de toute la différence qui sépare l’âme enchevêtrée dans un corps matériel de leurs substances simples et dégagées de tout lien. Et si même, comme nombre de Pères l’ont pensé, les Anges gardent quelque écharpe de substance diaphane, leur esprit en est libre et règne parfaitement. Ils sont donc bien nos maîtres. Pourtant quelque chose nous dit qu’ils n’occupent pas, et de loin, dans la grande aventure créée, la première place que semblerait mériter leur perfection. L’humain lignage tient le premier rang, avant eux, et l’Écriture Sainte nous le dit bien, confirmée par nos dogmes. Vérité stupéfiante ! Ce sont nos princes, et voici que dans notre histoire sublunaire ils apparaissent comme des serviteurs, placés par le Très-Haut auprès de nous pour nous manifester une touchante sollicitude. La Cité humaine serait-elle plus importante aux yeux de Dieu que les Chœurs angéliques ? Notre aventure, plus précieuse que leur destin ? Toute la suite de notre Credo le prouvera assurément, qui racontera l’incarnation du Fils de Dieu et la glorification de la fille de Jessé, Marie Mère du Christ, au-dessus de toute créature, Reine des Anges et Honneur de la Cour céleste.

Nous touchons ici à l’ultime secret de la Sagesse divine. L’inférieur est-il préféré par elle à ce qui lui est supérieur, ce n’est pas qu’il soit plus digne de faveur ni qu’il doive s’enorgueillir de ce choix ! Mais l’Amour de Dieu est d’autant plus grand, plus parfait et plus manifeste qu’il atteint par grâce ce qui est plus bas et de peu de mérite. Ainsi la bonté divine suit-elle d’autres lois, elle se déploie selon d’autres voies que celles des hiérarchies naturelles. Voilà de quoi surprendre et étonner nos cœurs, mais plus encore bouleverser les intelligences intuitives des Anges. Leurs seules lumières naturelles ne suffisaient pas pour comprendre de tels desseins ni leur simple amour de l’ordre pour y entrer de bon cœur. Eux aussi durent apprendre de Dieu et par grâce ce qu’enseigne le scribe inspiré
« Avant la ruine s’exalte le cœur de l’homme,
Mais l’humilité précède la gloire.
 » (Pr 18, 12)

Si le dessein de Dieu vient ainsi comme prendre à rebours les hiérarchies qu’il a créées et jeter le trouble dans leurs dignités naturelles, ce ne sera pas sans épreuve ni sans appel à la générosité des uns, à l’humble modération des autres. La Vierge Marie, fille de la Sagesse divine, le chantera un jour, mais déjà les Anges ont dû l’entendre
« Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles,
Il comble de biens les affamés, il renvoie les riches les mains vides. 
» (Luc 1, 52-53)

Anges innombrables, Esprits plus parfaits que nous, votre élévation naturelle vous dérobe à nos regards et pourtant vous voici mêlés de près aux événements de notre histoire humaine. Votre puissance s’y applique pour gouverner les choses mais, bien plus, vous devez encore être près de nous les témoins de la sollicitude d’un Dieu qui aime à descendre vers ce qui est petit. Ainsi, comme nous, vous trouvez ici-bas le principe de votre gloire ou de votre perte... Anges saints et bienheureux, vous avez consenti à entrer dans ces voies de l’humiliation divine et vous vous grandissez à ce service. D’autres l’ont refusé et nous sont maintenant ennemis. Comme il est mystérieux de vous sentir tous, vous nos invisibles amis et les autres, nos adversaires, davantage intéressés et engagés que nous dans notre propre histoire !

I. À L’AURORE DU MONDE, DES MYRIADES D’ANGES...

Ils existent. Disons plus résolument : nous croyons en eux. Point n’est besoin d’autre preuve. Il n’en est pas de meilleure. On confond trop à notre époque les disciplines différentes de l’apologétique, qui prouve devant la raison le fait premier de la divine Révélation, et de la théologie, doctorale ou pastorale, qui enseigne avec certitude les vérités révélées. L’Église a parlé. Son langage clair, indiscutable, interprète souverainement les données des Saintes Écritures : Il est de foi qu’existent des créatures spirituelles, supérieures aux corporelles (II C. de Nicée ; I C. du Vatican – D. B. 428, 1783). Cela suffit à notre certitude ! Athénagor l’affirmait, dès les temps apostoliques, en termes admirables : « Nous enseignons aussi une multitude d’Anges et de serviteurs que Dieu, le créateur et l’artisan du monde, a répartis par sa parole et établis gardiens sur les éléments et sur les cieux, sur le monde et les choses qu’il renferme, ainsi que sur leur ordre général. » (Leg. 10). Il serait facile de préciser les raisons pour lesquelles nos contemporains et nous-mêmes avons cependant une telle difficulté, soit à en admettre l’existence, soit à demeurer en leur présence comme d’êtres vivants aussi réels, aussi personnels et actifs que nous, et plus encore ! La Renaissance a détourné les regards de l’artiste et l’âme du poète vers les beautés sensibles. Le mécanisme du XVIIe siècle a donné pour intérêt et pour passion à la raison scientifique la découverte des lois des corps et la domination des énergies de la matière. Dans ce vaste cosmos, de l’atome aux nébuleuses, nous nous sommes oubliés. Parallèlement, notre fierté, notre orgueil ont grandi. Cantonnés à coup sûr en un point du système solaire, lui-même perdu parmi des milliards d’autres étoiles, nous nous sommes vus pourtant les rois de l’univers. Au point qu’imaginant d’autres êtres, vivant sur d’autres planètes, c’est encore à notre image que nous les supposons. Il n’y a rien au-dessus de l’homme, sinon le surhomme, homme amélioré !

Pourtant, si nous avions un peu de sagesse, comme il s’imposerait à nous avec force cet « argument de convenance » que développa, mieux que tout autre, saint Thomas d’Aquin (C. G., II, 46). Au-dessous de nous, depuis l’amibe, le plus simple des microbes, jusqu’aux mammifères qui nous sont voisins, les nomenclatures scientifiques allongent d’année en année leurs listes de milliers et centaines de milliers d’espèces végétales et animales, qui, dans une floraison étonnante, garnissent toute la terre de leurs hiérarchies. Si la vie comporte ainsi une gradation continue, de la matière inanimée jusqu’à l’animal raisonnable, comment concevoir, de celui-ci à Dieu, un abîme vide de toute forme créée, de toute succession d’êtres de plus en plus proches de la perfection suprême ? Ce serait comme un million de points serrés les uns contre les autres et formant un trait continu, depuis les profondeurs de la terre jusqu’au degré où nous sommes placés, et puis plus rien jusqu’au haut des cieux ! Que notre philosophie se pénètre de réflexion et d’humilité. Alors, aidés, soutenus par l’enseignement ferme de la foi, nous concevrons sans peine, dans les airs, ces myriades de myriades, étincelantes, harmonieuses, ordonnées les unes aux autres selon des lois dont celles de notre univers corporel ne sont que la grossière réplique. Oui, nous ne pouvons que deviner les splendeurs invisibles du monde des esprits, dans le miroir du monde des corps où il se reflète obscurément. De grâce, laissons le scepticisme de notre époque à l’égard de tout ce qui ne se voit ni ne se mesure, et croyons aux Anges qui paraissent si familièrement à bien des pages de nos Livres Saints, depuis la Genèse jusqu’à l’Apocalypse. De saint Bernard au cardinal Newman, les âmes les plus religieuses ont vécu en leur présence. Aux grands siècles de foi, tout le peuple en connaissait la puissance, comme en témoignent la liturgie, le rituel des bénédictions et des exorcismes, la statuaire de nos cathédrales, plus parlante que tout. Nous ne sommes pas seuls, sous un ciel vide de toute présence tutélaire. Notre assise est le monde visible, sous nos pieds, et, au-dessus de nous, l’innombrable famille des Esprits nous attire vers les hauteurs.

Décrire leur nature est chose hasardeuse, mais non pas impossible. L’analogie de leur être avec notre âme spirituelle est aussi certaine que sont frappantes les similitudes de notre organisme corporel avec celui des animaux les plus proches de nous. Il faut cependant avancer avec prudence dans ces sortes de spéculations. Au-delà des simples affirmations de la foi, nous entrons dans le domaine des hypothèses et des opinions. Elles sont nécessaires pour vêtir de figures sensibles nos certitudes religieuses et les raccorder l’une à l’autre de manière raisonnable, mais enfin il faut avouer avec saint Thomas : « C’est bien imparfaitement que nous connaissons les Anges et leurs fonctions. » (la, q. 108, a. 3)

L’existence spirituelle que nous avons de commun avec eux, bien que différemment, nous ouvre une fenêtre sur leur vie : « A-t-on besoin d’un corps, remarque Bossuet, pour entendre, pour aimer et pour être heureux ? » (Élévations sur les mystères, IV, 1). Et en effet, nous comprenons que ces esprits supérieurs puissent, en une autre condition que la nôtre, se passer de tant d’organes sensoriels qui nous sont de précieux instruments mais aussi une limite et une gêne. Esprits purs, les Anges se connaissent eux-mêmes parfaitement, dans une transparence et une lucidité que n’atteindra jamais la conscience que nous avons de nos états intimes. Imaginons-les dans le ciel, non pas celui de notre science expérimentale mais un autre, dont il est le très beau symbole. Leur centre est l’Être divin, qui les crée et les illumine des rayons de sa Gloire, en même temps qu’il les enrichit de sa Sagesse et les comble de son Amour. Il leur fixe à chacun une place et leur donne ainsi une individualité personnelle. Les voici qui s’éveillent à la vie. Ils sont d’une vérité, d’une clarté magnifique et leurs Chœurs, acceptons-le de la tradition, leurs Neuf Chœurs forment une société d’un ordre parfait, d’une complexité et d’une union si prodigieuses qu’aucun spectacle de la nature n’en peut donner une idée même approchée.

En se connaissant et se voulant pour ce qu’ils sont, ils entendent en eux-mêmes toute une science, de Dieu, de leurs hiérarchies et des choses créées, qui les meut et emporte dans un grand bonheur, calme et puissant. Alors vibre en eux un cantique spirituel, semblable à la voix des grandes eaux et au silence des corps célestes. Il comprennent en un instant ce que Dieu leur donne à savoir, ils veulent d’une décision prompte et sans retour ce que Dieu leur ordonne et, d’une énergie supérieure à tout ce que nous connaissons, ils se portent secours et service, l’un à l’autre, en un échange de vie descendant et remontant. Ce grand mouvement parvient enfin jusqu’à notre monde corporel, les Anges participent en collaborateurs fidèles au grand œuvre du gouvernement divin. Nous avons brisé avec le matérialisme pour ouvrir les yeux sur ce monde invisible et pour imaginer les grandes tâches des liturgies célestes auxquelles sont voués les chœurs angéliques. Brisons aussi avec le mécanisme. Le monde n’est pas absurde, comme certains l’osent dire, mais il ne possède pas pour autant en lui-même de nécessités absolues, comme on le croit depuis Newton. Les lois qui régissent la matière lui sont imposées par des esprits, antérieurs à elles et à nous qui les y découvrons. On se moque des Anciens qui parlaient de la « vertu dormitive » de l’opium, mais sommes-nous plus intelligents d’invoquer « l’attraction des corps », comme s’ils... s’aimaient... « en raison de leurs masses et en raison inverse du carré de leur distance » ? Moquez-vous si vous voulez, je sais que tout est réglé en ce monde par de nombreuses lois, orgueil de nos sciences modernes, mais je pense que ces lois sont imprimées dans les choses par Dieu et qu’il en délègue la régence aux myriades d’Anges créés pour sa louange et son service. Anges physiciens, Anges chimistes. C’est par eux que tout ce grand ordre, avant nous, au-dessus de nous, rend à Dieu l’hommage, sans proportion avec le nôtre, de « l’immense octave de la création » dont nous n’avons exploré qu’une petite banlieue.

Encore faut-il reconnaître qu’à cette terre où l’homme habite Dieu s’intéresse particulièrement. Aussi les Anges y abondent-ils qui ont reçu des ordres pour en assurer le développement de manière rare et tout y disposer pour le bien. Les uns les autres, ils s’entraident et se transmettent les lumières et les énergies de Dieu pour prendre soin des hommes qu’il a créés de peu inférieurs aux Anges (Ps 8, 6). Quand à chacun fut assignée sa fonction, la première heure du temps sonna sur la scène de l’univers. L’Histoire Sainte allait commencer.

(À suivre...)

Abbé Georges de Nantes
Extraits de la Lettre à mes amis no 224, tome III, 7 mars 1966.