L'encyclique Deus caritas est (2)
DEUXIÈME PARTIE : LA CHARITÉ PRATIQUÉE PAR L’ÉGLISE
EN TANT QUE “ COMMUNAUTÉ D’AMOUR ”
LA CHARITÉ DE L’ÉGLISE COMME EXPRESSION DE L’AMOUR TRINITAIRE.
« 19. “ Quand tu vois la charité, tu vois la Trinité ”,écrivait saint Augustin.1De Trinitate, VIII, 8, 12 : CCL 50, 287: Bibliothèque augustinienne 16, Paris (1955), p. 65 »
De fait, en lisant l’encyclique Deus caritas est, “ tu vois la Trinité ” : Dieu le Père (nos 9-11), Dieu le Fils (nos 12-15), révélés par l’Ancien et le Nouveau Testament ; la deuxième partie, consacrée à Dieu le Saint-Esprit, le fait voir à l’œuvre dans l’histoire de l’Église (nos 20-27).
« Dans les réflexions qui précèdent, nous avons pu fixer notre regard sur le Côté ouvert de Jésus, sur Celui “ qu’ils ont transpercé ”(cf. Jn 19, 37 ; Za, 12, 10), et nous y avons reconnu le dessein du Père qui, par amour (cf. Jn 3, 16), a envoyé son Fils unique dans le monde pour racheter l’homme. »
Ne passons pas trop vite sur ces références si nous voulons véritablement « fixer notre regard sur Celui qu’ils ont transpercé », comme saint Jean nous y invite avec une solennité extraordinaire : « Les soldats vinrent donc et brisèrent les jambes du premier, puis de l’autre qui avait été crucifié avec lui. Venus à Jésus, quand ils le virent déjà mort, ils ne lui brisèrent pas les jambes, mais l’un des soldats, de sa lance, lui perça le côté et il jaillit aussitôt du sang et de l’eau. Celui qui a vu rend témoignage – son témoignage est véritable, et Celui-là sait qu’il dit vrai – pour que vous aussi vous croyiez. Car cela est arrivé afin que l’Écriture fût accomplie : “ Pas un os ne lui sera brisé. ” Et une autre Écriture dit encore : “ Ils regarderont celui qu’ils ont transpercé. ” » (Jn 19, 32-37)
Deux mille ans après, nous pouvons à notre tour « fixer notre regard sur Celui qu’ils ont transpercé », comme nous y invite le Pape, en contemplant la silhouette visible sur le Saint Suaire : elle montre des jambes intactes. Sur la poitrine, on distingue l’empreinte de la Plaie ouverte par le fer de lance, de forme ovale, un peu oblique. Une massive coulée de sang a dessiné une tache découpée par des échancrures arrondies et par des espaces clairs qui sont non pas des “ manques ” dans l’empreinte, mais des marques de l'« eau » jaillie du péricarde.
« Comme le rapporte l’Évangéliste, Jésus a, dans sa mort sur la Croix, “ remis l’esprit ”(Jn 19, 30), prélude du don de l’Esprit-Saint qu’il ferait après la Résurrection (cf. Jn 20, 22). Ainsi s’accomplit la promesse des “ fleuves d’eau vive ” qui, grâce à l’effusion de l’Esprit, jailliraient du cœur des croyants (cf. Jn 7, 38-39). L’Esprit est en effet, la force intérieure qui met leur cœur au diapason du Cœur du Christ, et qui les pousse à aimer leurs frères comme Lui les a aimés quand il s’est penché pour laver les pieds de ses disciples (cf. Jn 13, 1-13) et surtout quand il a donné sa vie pour tous (cf. Jn 13, 1 ; 15, 13). »
Tout le quatrième Évangile est marqué par cette attente du Saint-Esprit, faute duquel Jésus ne peut pas donner à son enseignement toute sa puissance et sa fécondité. Il parlait à des sourds, parce que l’Esprit ne leur avait pas encore été donné, Jésus n’ayant pas été glorifié.
Mais après sa résurrection, son souffle corporel, le souffle de sa bouche de Verbe incarné est porteur de l’Esprit-Saint promis. Il donne ainsi aux Apôtres le pouvoir qui était sien et dont il a usé pendant sa vie mortelle, de remettre les péchés et de les “ retenir ”.
« L’Esprit est aussi une force qui transforme le cœur de la Communauté ecclésiale, afin qu’elle soit, dans le monde, témoin de l’amour du Père, qui veut faire de l’humanité une seule famille dans son Fils. »
Il n’est donc pas question d’opposer l’Esprit à l’Église dont il est l’âme divine ; il l’a suscitée, conservée et répandue en tous les lieux, en tous les temps, il l’a pour cela organisée, hiérarchisée, fortifiée et sanctifiée sans mesure, faisant d’elle la communion des saintshors de laquelle il n’y a point de salut (cf. Les 150 Points de la Phalange, n° 24, “ le don de l’Esprit-Saint ”).
« Toutes les œuvres de l’Église sont l’expression d’un amour qui aspire au bien intégral de l’homme. »
L’abbé de Nantes s’est souvent élevé contre cette expression, héritée du pape Jean-Paul II, mais qui remonte à Paul VI, “ expert en humanité ”. Celui-ci prétendait en effet exercer une magistrature mondiale, fixant infailliblement les droits et les devoirs nouveaux des personnes et des États, déterminant tout l’idéal et le programme d’une réforme sociale universelle “ pour le développement intégral de tout l’homme et de tous les hommes ”. Dans cette prétention développée par l’encyclique sur le progrès des peuples (Populorum progressio, Pâques 1967), l’abbé de Nantes discerna le venin des erreurs condamnées par saint Pie X dans la Lettre sur le Sillon du 25 août 1910 (Lettre à mes amis n° 245, avril 1967).
Mais ici le pape Benoît XVI précise ce qu’il entend par « le bien intégral de l’homme » recherché par l’Église, et ce n’est pas la même chose :
« Elle cherche son évangélisation par la Parole et par les Sacrements, entreprise qui fut réalisée de manière bien souvent héroïque dans l’histoire. »
Alors, tout change ! Et voilà réparés non seulement le naturalisme de Paul VI, mais aussi la “ repentance ” de Jean-Paul II, outrageante pour nos missionnaires, aggravant ce que l’abbé de Nantes qualifiait déjà de “ trahison ” dans Populorum progressio puisque le miracle chrétien, catholique, y était... oublié ! au bénéfice des « institutions et croyances ancestrales » que Paul VI recommandait de conserver (n° 10) sans jamais marquer sa préférence pour le patrimoine catholique ni exalter la valeur de la civilisation chrétienne (Lettre n° 245).
Benoît XVI nous rend notre fierté d’être catholiques, fils de la sainte Église romaine :
« Et elle cherche sa promotion et son épanouissement dans les différents domaines de la vie et de l’activité humaines. L’amour est donc le service que l’Église déploie pour aller constamment au-devant des souffrances et besoins, même matériels, des hommes. C’est cet aspect, ce service de la charité, que je voudrais aborder de plus près dans cette deuxième partie de l’Encyclique. »
Que serait l’Église si elle n’était qu’une communauté spirituelle, un pur lien religieux sans aucun support matériel, sans institution sociale ? « Il est normal, et il faut, et elle en a reçu l’ordre de Jésus-Christ, que l’Église assume toutes les réalités de la vie terrestre, des familles, des peuples, des royaumes. » (G. de Nantes, Les 150 Points de la Phalange, Pointn° 29, “ Église et Chrétienté ”) C’est ce que Benoît XVI se propose de développer d’une manière entièrement “ nouvelle ”, du moins au regard de quarante années “ postconciliaires ”. Une simple comparaison des apparats critiques de Populorum progressio et de Deus caritas est met en évidence cette nouveauté.
Dans son analyse, l’abbé de Nantes notait que « l’examen des soixante-neuf citations de cette encyclique, consacrée au progrès des peuples, ôterait d’ailleurs toute hésitation sur sa valeur catholique. Totalement ignorante, et pour cause ! des Autorités de la Tradition, elle repose essentiellement sur les théories d’auteurs vivants dont elle cite les ouvrages et qui tous appartiennent à ces écoles françaises de sociologie et de théologie frappées par Pie XII. C’est l’indication d’une rupture, c’est la consécration d’une rébellion. Et pour nous, c’est une provocation ! Sans doute quinze références se rapportent à l’Écriture sainte, une aux Pères de l’Église, mais aucune aux grands scolastiques et moralistes ni à d’autres Conciles et à d’autres Papes que modernes ; une à Pascal ; neuf aux papes Léon XIII, Pie XI, Pie XII. En revanche trente-cinq larges citations sont de Jean XXIII, de Paul VI et de Vatican II ; et huit des chefs de file contemporains du modernisme doctrinal et social. Quarante-trois citations sur soixante-neuf, donc, fondent toute la construction sur les autorités d’un christianisme qui date de 1958.
« Étudions la valeur de ces citations : la cassure est plus saisissante encore. L’Écriture sainte est invoquée quinze fois, mais de cette manière très, très libre à laquelle nous a habitués Paul VI. Souvent à titre ornemental, parfois à contresens, dans une extrapolation que rien ne signale ou même en flagrante transposition du spirituel au charnel, du mystique au politique ! Même traitement est infligé à saint Ambroise, à Léon XIII, à Pie XII. Leurs enseignements sont arrachés au domaine où ils faisaient autorité, pour servir de sources apparentes à des affirmations tout à fait nouvelles. Cet apparat critique est donc tout en trompe-l’œil. Au contraire, les renvois aux auteurs modernes sont pleinement justifiés. Ils témoignent d’une véritable tradition nouvelle qui, depuis les écoles de théologie et de sociologie tenues en suspicion avant 1962, passe par Jean XXIII et Vatican II, pour prendre figure d’orthodoxie dans les Lettres et Discours de Paul VI. » (Lettre à mes amis n° 245, p. 2)
La comparaison avec Deus caritas est est éloquente : Benoît XVI cite quatre-vingts fois la sainte Écriture, quatre fois les Pères de l’Église ; vingt-cinq références renvoient à l’histoire de l’Église, de ses saints et de leurs œuvres de charité, toujours à l’honneur et à la gloire de l’Église. Pour deux références au Concile et une seule à Jean-Paul II, répétée deux fois à l’identique (notes 21 et 27).
LA CHARITÉ COMME MISSION DE L’ÉGLISE.
« 20. L’amour du prochain, enraciné dans l’amour de Dieu, est avant tout une mission confiée à chacun des fidèles, mais il est aussi une mission confiée à l’ensemble de la Communauté ecclésiale, et cela à tous les niveaux : de la communauté locale à l’Église particulière jusqu’à l’Église universelle dans son ensemble. L’Église aussi, en tant que communauté, doit pratiquer la charité. Cela entraîne pour conséquence que la charité a également besoin d’être structurée pour être un service communautaire bien ordonné.
« La conscience de cette mission a eu un caractère constitutif dans l’Église dès ses origines : “ Tous ceux qui étaient devenus croyants vivaient ensemble, et ils mettaient tout en commun ; ils vendaient leurs propriétés et leurs biens, pour en partager le prix entre tous selon les besoins de chacun. ”(Ac 2, 44-45) Luc nous raconte cela en relation avec une sorte de définition de l’Église, dans laquelle il place, parmi ses éléments constitutifs, l’adhésion à “ l’enseignement des Apôtres ”,à “ la communion ”(koinonía), à “ la fraction du pain ” et “ aux prières ”(cf. Ac 2, 42). L’élément de la “ communion ”(koinonía), qui n’est pas décrit ici plus en détail, prend un caractère plus concret dans les versets cités plus haut : leur communion consiste précisément dans le fait que les croyants ont tout en commun et qu’entre eux la différence entre riches et pauvres n’existe plus (cf. aussi Ac 4, 32-37). Cette forme radicale de communion matérielle, à vrai dire, n’a pas pu être maintenue avec la croissance de l’Église. »
Le prétendu communisme de l’Église primitive cesse donc d’être un argument contre la morale naturelle et la doctrine sociale catholique pour présenter exactement le modèle de dévouement et de générosité que les familles chrétiennes et surtout les communautés religieuses ont toujours imité comme la réalisation d’un conseil évangélique. Mais ce n’est pas un manifeste communiste avant la lettre, comme le faisait remarquer l’abbé de Nantes en 1968 à l’encontre du “ Fonds obligatoire ” révolutionnaire imposé par les évêques français à l’enseignement du catéchisme (CRC n° 14, novembre 1968, p. 11).
« Le noyau essentiel a cependant subsisté : à l’intérieur de la communauté des fidèles ne doit pas exister cette forme de pauvreté où quelqu’un est privé des biens indispensables à une vie humainement digne. »
Paul VI étendait cette exigence à l’ensemble de l’humanité au titre des “ droits de l’homme ”. Benoît XVI la ramène au souci “ familial ” de la charité qui règne « à l’intérieur de la communauté des croyants », l’Église catholique dont il va retracer l’extraordinaire avance prise au cours des siècles, étape par étape, sur toutes les “ civilisations ” de l’univers.
« 21. Dans notre recherche de l’application de ce principe fondamental de l’Église, nous découvrons une étape décisive avec l’épisode du choix de sept hommes, qui marqua le commencement du ministère diaconal (cf. Ac 6, 5-6). Ce qui était en question, dans l’Église primitive, était la disparité apparue dans le service quotidien des veuves, entre le groupe de langue hébraïque et celui de langue grecque. Les Apôtres, auxquels étaient avant tout confiés la “ prière ”(Eucharistie et Liturgie) et le “ service de la Parole ”, se sentirent surchargés par le “ service des tables ”; ils décident donc de rester assidus à leurs obligations principales et de créer pour l’autre mission, également nécessaire dans l’Église, l’assemblée des Sept. Celle-ci ne devait cependant pas assurer un service de distribution purement technique. Il fallait que ce soit des hommes “ remplis de l’Esprit et de sagesse ”(cf. Ac 6, 1-6). Cela signifie que le service social à accomplir était un service tout à fait concret et, en même temps, totalement religieux. Leur ministère était donc un ministère véritablement ecclésial chargé d’une des principales missions de l’Église, précisément l’amour bien ordonné du prochain. Avec la formation de cette assemblée des Sept, la “ diaconia ”, – le service de l’amour du prochain pratiqué d’une manière communautaire et ordonnée –, était désormais ancrée dans la structure fondamentale de l’Église elle-même. »
L’Église appelle à ce ministère qui elle juge capable de le remplir, et elle confère, par l’ordination diaconale, la grâce et le pouvoir nécessaires à son exercice. Rien de commun avec les ong et autres organisations humanitaires ! Ni même avec le “ bénévolat ” où chacun choisit ce qu’il lui plaît de faire ou de ne pas faire, se fixant à soi-même telle ou telle mission puis laissant tout tomber quand il lui plaît.
« 22. Au fil du temps et de son expansion progressive, l’Église a défini la pratique de sa charité, la Caritas, comme étant l’un de ses domaines constitutifs, avec l’administration des Sacrements et l’annonce de la Parole : pratiquer la charité envers les veuves et les orphelins, envers les prisonniers, les malades et toutes les personnes qui, de quelque manière, sont dans le besoin, cela appartient à son essence au même titre que le service des Sacrements et l’annonce de l’Évangile. L’Église ne peut pas négliger le service de la charité, de même qu’elle ne peut négliger les Sacrements ni la Parole. Quelques exemples suffiront à le démontrer. »
Pour Benoît XVI, les trois sont liés : œuvres de charité, sacrements et annonce de l’Évangile. Les œuvres de charité sont donc le fruit de la conversion des âmes. Toute la tradition de l’Église, que le Souverain Pontife va rappeler, vient à l’appui de cette certitude, contraire à l’utopie de Paul VI appelant l’humanité entière à un développement solidaire sans distinction de religion ou d’irréligion ! « À lire Populorum progressio, notait l’abbé de Nantes, on penserait que toutes les religions se valent et que toutes les civilisations sont également vénérables, aux seuls titres de leur antiquité et de leur génie propre. Un même conflit les oppose toutes de la même manière au progrès technico-social, comme les cadres anciens et les vieilles outres au vin nouveau d’un nouvel humanisme. C’est du Lamennais ! Le “ monde nouveau à construire ” n’exclut aucune religion (n° 47). Tous les “ hommes de bonne volonté ” sont appelés à le créer de toutes pièces, chacun selon sa foi ou son athéisme, sans qu’on puisse déceler dans le langage de l’encyclique la moindre différence de valeur et d’efficacité entre les uns et les autres du fait de leur croyances (nos 81-86) ! » (Lettre à mes amis n° 245, p. 6)
« Le martyr Justin († vers 155) décrit aussi, dans le contexte de la célébration dominicale des chrétiens, leur activité caritative, reliée à l’Eucharistie comme telle. Les personnes aisées font des offrandes dans la mesure de leurs possibilités, chacune donnant ce qu’elle veut. L’évêque s’en sert alors pour soutenir les orphelins, les veuves et les personnes qui, à cause de la maladie ou pour d’autres motifs, se trouvent dans le besoin, de même que les prisonniers et les étrangers 1Cf. Apologie I, 67: PG 6, 429: Les Pères dans la foi, Paris (1982), p. 91-92. Le grand auteur chrétien Tertullien († après 220) raconte comment l’attention des chrétiens envers toutes les personnes dans le besoin suscitait l’émerveillement chez les païens 1Cf. Apologeticum 39, 7: PL 1, 468: Les Belles Lettres, Paris (1929), p. 83. Et quand Ignace d’Antioche († vers 117) qualifie l’Église de Rome comme celle “ qui préside à la charité(agapè) ” 1Épître aux Romains, titre: PG, 5, 801: SCh 10, p. 108, on peut croire en toute certitude que, par cette définition, il voulait aussi, d’une certaine manière, exprimer le caractère concret de son activité caritative.
« 23. Dans ce contexte, il peut être utile de faire référence aux structures juridiques primitives du service de la charité dans l’Église. Vers le milieu du quatrième siècle, prend forme en Égypte ce que l’on appelle la “ diaconie ”; dans chaque monastère, elle constitue l’institution responsable de l’ensemble des activités d’assistance, précisément du service de la caritas. Depuis les origines jusqu’à la fin du sixième siècle se développe en Égypte une corporation avec une pleine capacité juridique, à laquelle l’État confie même une partie du blé pour la distribution publique. En Égypte, non seulement chaque monastère mais aussi chaque diocèse finit par avoir sa diaconie, institution qui se développera ensuite en Orient comme en Occident. Le pape Grégoire le Grand († 604) fait référence à la diaconie de Naples ; en ce qui concerne Rome, les documents font allusion aux diaconies à partir du septième et du huitième siècle.
« Mais naturellement, déjà auparavant et cela depuis les origines, l’activité d’assistance aux pauvres et aux personnes qui souffrent faisait partie de manière essentielle de la vie de l’Église de Rome, selon les principes de la vie chrétienne exposés dans les Actes des Apôtres. Cette mission trouve une expression vivante dans la figure du diacre Laurent († 258). La description dramatique de son martyre était déjà connue de saint Ambroise († 397) et elle nous montre véritablement en son centre l’authentique figure du saint. Il était responsable des soins portés aux pauvres de Rome et on lui laissa encore un peu de temps, après l’arrestation de ses confrères et du Pape, pour rassembler les trésors de l’Église et les remettre aux autorités civiles. Laurent distribua l’argent dont il disposait aux pauvres et les présenta alors aux autorités comme le vrai trésor de l’Église 1Cf. Saint Ambroise, De officiis ministrorum, II, 28, 140 : PL 16, 141. Quelle que soit la crédibilité historique de ces détails »...
Il est permis de regretter cette concession à une critique historique discutable qui trouble la foi des fidèles sans rien apporter au raisonnement, et gâte ce passage magnifique et sa conclusion indubitable :
... « Laurent est resté présent dans la mémoire de l’Église comme un grand représentant de la charité ecclésiale.
« 24. Une référence à la figure de l’empereur Julien l’Apostat († 363) peut montrer encore une fois à quel point l’amour du prochain pratiqué de manière organisée et concrète était essentiel pour l’Église des premiers siècles. Alors qu’il avait six ans, Julien avait assisté à l’assassinat de son père, de son frère et d’autres de ses proches par des gardes du palais impérial ; il attribua cette brutalité – à tort ou à raison – à l’empereur Constance, qui se faisait passer pour un grand chrétien. »
Successeur de Constantin, ce Constance soutenait en fait l’hérésie arienne de tout son pouvoir.
« Et de ce fait, la foi chrétienne fut une fois pour toutes discréditée à ses yeux. Devenu empereur, il décida de restaurer le paganisme, l’antique religion romaine, mais en même temps de le réformer, de manière qu’il puisse devenir réellement la principale force de l’empire. Dans cette perspective, il s’inspira largement du christianisme. Il instaura une hiérarchie de métropolites et de prêtres. Les prêtres devaient entretenir l’amour de Dieu et du prochain. Dans une de ses lettres 1Cf. Ep. 83: L’empereur Julien, Œuvres complètes, J. Bidez éd., Les Belles Lettres, Paris (1960), vol I, 2 a, p. 145, il écrivait que l’unique aspect qui le frappait dans le christianisme était l’activité caritative de l’Église. Un point crucial dans son paganisme fut donc de créer, à côté du système de charité de l’Église, une activité équivalente dans sa religion. De cette manière, les “ Galiléens ”, ainsi disait-il, avaient conquis leur popularité. On se devait d’égaler et même de dépasser leur popularité. De la sorte, l’empereur confirmait donc que la charité était une caractéristique déterminante de la communauté chrétienne, de l’Église.
« 25. Arrivés à ce point, nous recueillons deux éléments essentiels de nos réflexions :
« a) La nature profonde de l’Église s’exprime dans une triple tâche : l’annonce de la Parole de Dieu (kerygma - martyria), la célébration des Sacrements (leitourgia), le service de la charité (diakonia). Ce sont trois tâches qui s’appellent l’une l’autre et qui ne peuvent être séparées l’une de l’autre. La charité n’est pas pour l’Église une sorte d’activité d’assistance sociale qu’on pourrait aussi laisser à d’autres, mais elle appartient à sa nature, elle est une expression de son essence elle-même, à laquelle elle ne peut renoncer 1Cf. Congrégation pour les Évêques, Directoire pour le ministère pastoral des Évêques Apostolorum Successores (22 février 2004), n. 194: Cité du Vatican (2004), p. 215-216. »
Paul VI et Jean-Paul II se faisaient gloire de la « laisser à d’autres » ! dans la pensée de créer une émulation entre toutes “ les religions ”. Benoît XVI met fin à cette apostasie pratique et rend à l’Église romaine, « nécessaire au monde » (cf. CRC n° 29, p. 10), sa souveraineté qu’elle tient de Dieu.
« b) L’Église est la famille de Dieu dans le monde. »
Les “ autres religions ” sont en dehors de cette « famille de Dieu » et donc inopérantes.
« Dans cette famille, personne ne doit souffrir par manque du nécessaire. En même temps, la caritas-agapè dépasse aussi les frontières de l’Église ; la parabole du bon Samaritain demeure la mesure, elle impose l’universalité de l’amour qui se tourne vers le plus indigent quel qu’il soit, que nous rencontrons “ par hasard ”(cf. Lc 10, 31). Tout en maintenant cette universalité du commandement de l’amour, il y a cependant une mission spécifiquement ecclésiale, à savoir qu’à l’intérieur même de l’Église en tant que famille, aucun de ses enfants ne doit souffrir par manque du nécessaire. Les mots de l’Épître aux Galates vont dans ce sens : “ Ainsi donc, tant que nous en avons le temps, pratiquons le bien à l’égard de tous, et surtout de nos frères dans la foi. ”(6, 10). »
L’Église est une famille et notre “ prochain ” est d’abord le catholique dans le besoin ; l’Église est une Mère qui s’occupe d’abord de ses enfants. Mais l’élan de son cœur la porte aussi à secourir le pauvre quel qu’il soit, « tant que nous en avons le temps », dit saint Paul, avant le retour du Seigneur, qui ne saurait tarder !
JUSTICE ET CHARITÉ.
« 26. Depuis le dix-neuvième siècle, on a soulevé une objection contre l’activité caritative de l’Église, objection qui a été développée ensuite avec insistance, notamment par la pensée marxiste. Les pauvres, dit-on, n’auraient pas besoin d’œuvres de charité, mais plutôt de justice. Les œuvres de charité – les aumônes – seraient en réalité la manière dont les riches se soustraient à l’instauration de la justice, apaisent leur conscience, s’attachent à leurs privilèges et privent les pauvres de leurs droits. Au lieu de contribuer, à travers diverses œuvres de charité, au maintien des conditions existantes, il faudrait créer un ordre juste, dans lequel tous recevraient leur part des biens du monde et n’auraient donc plus besoin des œuvres de charité.
« Cette argumentation, il faut le reconnaître, a du vrai, mais elle est en définitive erronée. »
« Il y a du vrai » dans la critique marxiste lorsqu’on pense, par exemple, à Thiers et aux capitalistes orléanistes ou républicains, les fameuses “ dynasties bourgeoises ” dénoncées par Beau de Loménie. Mais il serait tout à fait « erroné » de confondre ces incrédules, parfaits voltairiens, avec les catholiques sociaux légitimistes, qui avaient un vrai souci des besoins matériels et spirituels du peuple dans un total désintéressement, et dans l’unique but de lui procurer le salut éternel, et temporel par surcroît.
« Il est certain que le principe fondamental de l’État doit être la recherche de la justice et que le but d’un ordre social juste consiste à garantir à chacun, dans le respect du principe de subsidiarité, sa part du bien commun. C’est ce que la doctrine chrétienne sur l’État et la doctrine sociale de l’Église ont toujours souligné. »
La « subsidiarité » est un terme propre au langage ecclésiastique (cf. Catéchisme de Benoît XVI nos 402-403), avant de devenir un principe-clé de nos organisations internationales et de notre droit administratif. Il s’entend du principe d’organisation selon lequel l’autorité supérieure doit laisser agir les autorités inférieures dans toute la mesure où ces dernières peuvent s’acquitter mieux qu’elle d’une tâche. En l’invoquant ici, le Pape veut signifier, tout en reconnaissant à l’État un rôle fondamental pour l’instauration « d’un ordre social juste », que celui-ci ne doit intervenir qu’en cas d’insuffisance de l’initiative privée. Pour une raison parfaitement mise en lumière par l’abbé de Nantes :
« Essentiellement différente du moralisme kantien, la doctrine catholique reconnaît la valeur propre des biens de la vie naturelle. Elle est un humanisme. Elle admet la maxime de “ l’égoïsme sacré ”, chacun pour soi et Dieu pour tous, expression provocante d’un principe d’autonomie fondamental, appelé par les modernes “ subsidiarité ” : que chacun d’abord s’occupe de lui-même ; chaque famille, de sa propre vie, de sa prospérité. L’Église reconnaît donc l’autonomie naturelle des communautés temporelles, et elle leur reconnaît l’autorité d’en déterminer les fins et les moyens, les droits et les devoirs, par une science et un art relevant de la seule raison. » (Les 150 points de la Phalange, Point 103. “ Une écologie catholique ”)
« D’un point de vue historique, la question de l’ordre juste de la collectivité est entrée dans une nouvelle phase avec la formation de la société industrielle au dix‑neuvième siècle. »
Il est vrai que les deux événements – question sociale et révolution industrielle – sont contemporains. Mais simultanéité ne signifie pas relation de cause à effet. Car ce n’est pas la « société industrielle », mais la Révolution française qui a ouvert ce qu’il est convenu d’appeler “ la question sociale ”. En supprimant le droit d’association par la loi Le Chapelier, le 14 juin 1791, la Révolution a détruit l’ordre ancien de la société chrétienne. Mgr Freppel écrivait en 1889, pour le centenaire de la Révolution :
« Sous une apparence de liberté, c’est l’isolement qu’on apportait à l’ouvrier et, avec l’isolement, la faiblesse. L’individu seul restait en face de lui-même, n’ayant plus aucune des ressources matérielles ou morales qu’il tirait auparavant d’un corps dont il était le membre : la corporation. Dès lors, plus une ombre de hiérarchie ; plus de paternité sociale ; plus de charge d’âme ; plus de fraternité professionnelle ; plus de règles communes ; plus de solidarité d’intérêt, d’honneur et de réputation ; plus de rapprochements entre les maîtres, les ouvriers et les apprentis ; plus de garanties pour les faibles contre les forts ; plus de protection des grands à l’égard des petits.
« Mais une concurrence effrénée, une lutte pour la vie où chacun, réduit à ses propres forces, cherche à l’emporter sur les autres, au risque d’entraîner leur ruine ; une mêlée où l’on se coudoie, où l’on s’écrase, où l’on se foule aux pieds, c’est-à-dire, en résumé, l’oppression en haut, la servitude en bas, l’antagonisme partout et l’union nulle part : telle est la situation que la Révolution française est venue créer à la classe ouvrière. »1cité par frère Pascal, Il est ressuscité n° 12, juillet 2003, p. 3
« La naissance de l’industrie moderne a vu disparaître les vieilles structures sociales et, avec la masse des salariés, elle a provoqué un changement radical dans la composition de la société, dans laquelle le rapport entre capital et travail est devenu la question décisive, une question qui, sous cette forme, était jusqu’alors inconnue. Les structures de production et le capital devenaient désormais la nouvelle puissance qui, mise dans les mains d’un petit nombre, aboutissait pour les masses laborieuses à une privation de droits, contre laquelle il fallait se rebeller. »
Faut-il comprendre que Benoît XVI énonce un fait historique ? Ou bien légitime-t-il la révolte : « il fallait se rebeller » ? Cette seconde hypothèse est d’autant moins acceptable que la guerre sociale n’était pas inévitable. Il aurait suffi d’écouter Mgr Freppel ou Mgr Ketteler expliquer que le capital a besoin du travail, et que le travail ne peut rien sans le capital. L’évêque d’Angers récusait d’ailleurs ces abstractions de capital, de travail, derrière lesquelles il y a des êtres vivants, l’un apportant son argent, l’autre son travail, pour produire ensemble quelque chose. D’où la nécessité d’une entente et d’un contrat en bonne et due forme conclu sous la garantie d’une autorité supérieure : la corporation, indispensable “ corps intermédiaire ”, lui-même soumis à l’autorité de Dieu.
« 27. Il faut reconnaître que les représentants de l’Église n’ont perçu que progressivement que la question de la juste structure de la société se posait de manière nouvelle. Les pionniers ne manquèrent pas : l’un d’entre eux, par exemple, fut Mgr Ketteler, évêque de Mayence († 1877). »
Puisque Benoît XVI évoque la grande figure de Mgr Ketteler, précisons que ce prélat était le grand-oncle de mère Marie du Divin Cœur, née Maria Droste zu Vischering (CRC n° 355, avril 1999). Modèle d’esprit sacerdotal et de zèle pastoral, adversaire déclaré du laïcisme et du libéralisme d’État, il fut l’une des figures les plus représentatives, et de tous le plus courageux, de l’extraordinaire renouveau catholique en Allemagne au milieu du dix-neuvième siècle. Dès 1863, lors du Congrès général des catholiques à Francfort, il avait fait voter un ordre du jour recommandant la question sociale. Et, sans attendre, il publiait l’année suivante La question ouvrière et le christianisme, ouvrage dans lequel on pouvait lire : « Ce n’est pas le combat entre l’employeur et l’employé qui doit être le but, mais une paix équitable entre les deux. » Il dénonçait ensuite la libre concurrence comme « un marché des esclaves » et réclamait « une organisation sociale de toutes les associations naturelles reposant sur une structure corporative. »
Sans être chauvins, nous sommes fiers de rappeler qu’en France la Société Saint-Joseph date de 1822, réunissant un certain nombre de chefs d’ateliers catholiques désireux de transformer leurs entreprises en véritables petites chrétientés. En 1829, Alban Villeneuve-Bargemont, bouleversé par son enquête dans le Nord de la France, dénonce publiquement l’exploitation éhontée des mineurs. Charles de Coux fulmine contre « le paupérisme » des pays protestants. En 1837, Mgr Belmas, archevêque de Cambrai, stigmatise la « cupidité » des manufacturiers de Lille et dénonce l’insuffisance du salaire qui ne représente « qu’une faible portion de ce que les ouvriers produisent, laquelle répond à peine à une goutte, une seule goutte de leurs abondantes sueurs ».
En 1838, Mgr de Croÿs, archevêque de Rouen, s’élève contre le travail des enfants en ces termes : « Pauvres petits enfants ! Que les lois se hâtent d’étendre leur protection sur votre existence, et que la postérité lise avec étonnement sur le front de ce siècle, si content de lui-même : En ces jours de progrès et de découvertes, il fallut une loi de fer pour défendre de tuer les enfants par le travail. »
Mgr de Bonald, archevêque de Lyon, le jour même de la prise de possession de son siège, le 2 juillet 1840, déclare aux ouvriers lyonnais : « Nous voudrions pouvoir adoucir votre position, rendre votre pain moins amer. Celui qui vous parle se sent pour vous les entrailles d’un pasteur et d’un père ; il aura toujours pour vous le cœur d’un ami. » Il le prouva en développant les œuvres populaires de son diocèse, réclamant le repos du dimanche « pour la santé du peuple ».
« Sachez donc, disait-il aux capitalistes de son temps, que, dans la société, la religion et les vertus sont plus nécessaires que l’argent et que l’industrie ; il lui faut des hommes et non des brutes ou des automates. »
Mgr Giraud, archevêque de Cambrai, dénonçait en 1847, « l’exploitation de l’homme par l’homme ».
Il faudrait encore parler d’Armand de Melun et de sœur Rosalie Rendu, de Maurice Maignen, de l’abbé Boucher en Anjou, de l’abbé Timon-David à Marseille, de l’abbé Kolping en Allemagne, du Père Planchat, victime des communards à cause même de son influence contre-révolutionnaire sur les ouvriers parisiens, de Charles Périn, l’éminent économiste belge, ami de Pie IX et de Mgr Freppel désavoué par Léon XIII, etc. Et tout cela avant 1870 !
« En réponse aux nécessités concrètes, naquirent aussi des cercles, des associations, des unions, des fédérations et surtout de nouveaux Ordres religieux qui, au dix-neuvième siècle, s’engagèrent dans la lutte contre la pauvreté, les maladies et les situations de carence dans le secteur éducatif. »
Citons au moins l’Association des Apprentis, de Windthorst, en Allemagne, et les pradosiens du Père Chevrier, en France. Sans oublier l’École de Fribourg, de Mgr Mermillod, ni les Cercles ouvriers, de La Tour du Pin et d’Albert de Mun, etc.
« En 1891, le Magistère pontifical intervint par l’encycliqueRerum Novarumde Léon XIII. Il y eut ensuite, en 1931, l’encyclique de Pie XI Quadragesimo anno. Le bienheureux pape Jean XXIII publia, en 1961, l’encyclique Mater et Magistra; pour sa part Paul VI, dans l’encyclique Populorum progressio(1967) et dans la lettre apostolique Octogesima adveniens(1971), affronta de manière insistante la problématique sociale, qui, dans le même temps, était devenue plus urgente, surtout en Amérique latine. Mon grand prédécesseur Jean-Paul II nous a laissé une trilogie d’encycliques sociales : Laborem exercens(1981), Sollicitudo rei socialis(1987) et enfin Centesimus annus(1991). Ainsi, face à des situations et à des problèmes toujours nouveaux, s’est développée une doctrine sociale catholique qui, en 2004, a été présentée de manière organique dans le Compendium de la doctrine sociale de l’Église, rédigé par le Conseil pontifical Justice et Paix. »
On remarquera que Benoît XVI se borne à dresser une liste de documents comme d’une référence obligée dont il ne tire rien, ce qui est bien préférable ! Par exemple, Octogesima adveniens est le manifeste d’un Pape contestataire, et Laborem exercens est une encyclique marxiste, comme l’a démontré l’abbé de Nantes (CRC n° 45, juin 1971 ; n° 171, novembre 1981). Or, le Pape Benoît XVI écrit sans équivoque :
« Le marxisme avait présenté la révolution mondiale et sa préparation comme étant la panacée à la problématique sociale : avec la révolution et la collectivisation des moyens de production qui s’ensuivit, affirmait-on dans cette doctrine, tout devait immédiatement aller de manière différente et meilleure. Ce rêve s’est évanoui. »
Ce ne fut pas seulement un rêve, hélas ! mais une sanglante chimère, qui conduisit des millions d’êtres humains au goulag, à la misère, mère de tous les vices, à la famine... et combien d’âmes en enfer ? ! comme l’avait prophétisé saint Pie X dont le motu proprio Il fermo proposito et la Lettre sur le Sillon sont absents de l’énumération des interventions du Magistère ici rappelées. Et pour cause ! Car la “ doctrine sociale ” de saint Pie X est en tout point contraire à celle qui s’imposa de Léon XIII à Jean-Paul II, et conduisit l’Église à admettre la lutte des classes, dans la logique même du ralliement de ces Papes à la République ploutocratique et antichrist. Ils se sont contentés d’en condamner les excès, parfois avec vigueur, mais sans guère d’efficacité. Le résultat, nous le constatons aujourd’hui : l’Église n’a plus aucune influence réelle sur nos sociétés modernes. Malheureusement, les deux phrases suivantes nous montrent un Benoît XVI encore prisonnier du leurre de cette “ doctrine sociale de l’Église ”, que certains dirigeants de grandes sociétés peuvent bien respecter et même étudier, du moment qu’elle ne met pas en cause la “ mondialisation ” qui permet au capitalisme sauvage de prospérer, quitte à condamner les excès par des vœux pieux.
« Dans la situation difficile où nous nous trouvons aussi aujourd’hui, à cause précisément de la mondialisation de l’économie, la doctrine sociale de l’Église est devenue un repère fondamental, qui propose des orientations valables bien au-delà de ses frontières : ces orientations, face au développement croissant, doivent être appréhendées dans le dialogue avec tous ceux qui se préoccupent sérieusement de l’homme et de son milieu. »
Cependant, Benoît XVI n’est pas aveugle et il est bien placé pour constater le triste état des organisations caritatives de l’Église, laminées un peu partout par l’État Providence ou les ong de toute obédience. Aussi en vient-il à des réflexions manifestement réactionnaires par rapport à ses prédécesseurs immédiats.
« 28. Pour définir plus précisément la relation entre l’engagement nécessaire pour la justice et le service de la charité, il faut prendre en compte deux situations de fait fondamentales :
« a) L’ordre juste de la société et de l’État est le devoir essentiel du politique. Un État qui ne serait pas défini par la justice se réduirait à une grande bande de vauriens, comme l’a dit un jour saint Augustin : “ Remota itaque justitia quid sunt regna nisi magna latrocinia ? ”1La Cité de Dieu, IV, 4: CCL 47, 102: La Pléiade, Paris (2000), p. 138 »
C’est le tableau de notre vie sociale présente, privée, sous couleur de “ laïcité ”, de « loi divine positive qui en oriente, règle, adoucisse les mécanismes brutaux », et surtout sans « autorité politique qui soumette les intérêts particuliers aux nécessités majeures du bien commun, qui leur conserve aussi un certain équilibre et une stabilité indispensables, une justice supérieure. Alors la puissance sociale matérielle, et surtout financière, développe tous ses effets sans entrave. La recherche du plus grand profit et du rendement, la domination du marché, l’accaparement des biens, et par eux, du pouvoir et des honneurs, et jusqu’à l’achat des consciences, l’emportent sur toute autre considération. » (Point 111)
« La distinction entre ce qui est à César et ce qui est à Dieu (cf. Mt 22, 21), à savoir la distinction entre État et Église ou, comme le dit le concile Vatican II, l’autonomie des réalités terrestres 1Cf. Const. past. sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes, n. 36, appartient à la structure fondamentale du christianisme. L’État ne peut imposer la religion, mais il doit en garantir la liberté, ainsi que la paix entre les fidèles des différentes religions. »
L’État ne peut imposer la religion catholique, mais il peut montrer l’exemple en rendant à Dieu ce qui est à Dieu.
« De son côté, l’Église comme expression sociale de la foi chrétienne a son indépendance et, en se fondant sur sa foi, elle vit sa forme communautaire, que l’État doit respecter. Les deux sphères sont distinctes, mais toujours en relation de réciprocité. »
Benoît XVI s’inscrit donc dans la ligne de saint Pie X, qui écrivait aux évêques de France dans saLettre sur le Sillon du 25 août 1910 :
« Les rouages sociaux devraient être organisés de telle façon que, par leur jeu naturel, ils paralysent les efforts des méchants et rendent abordable à toute bonne volonté sa part légitime de félicité temporelle. Nous désirons vivement que vous preniez une part active à l’organisation de la société dans ce but. » (n° 44)
« La justice est le but et donc aussi la mesure intrinsèque de toute politique. Le politique est plus qu’une simple technique pour la définition des ordonnancements publics : son origine et sa finalité se trouvent précisément dans la justice, et celle-ci est de nature éthique. Ainsi, l’État se trouve de fait inévitablement confronté à la question : comment réaliser la justice ici et maintenant ? Mais cette question en présuppose une autre plus radicale : qu’est-ce que la justice ? C’est une question qui concerne la raison pratique ; mais pour pouvoir agir de manière droite, la raison doit constamment être purifiée, car son aveuglement éthique, découlant de la tentation de l’intérêt et du pouvoir qui l’éblouissent, est un danger qu’on ne peut jamais totalement éliminer.
« En ce point, politique et foi se rejoignent. »
Il y a donc, en vertu de cette conjonction, une “ politique chrétienne ”, « héritée de la théocratie biblique et de l’ordre romain », qui « est aussi une sagesse humano-divine, un art pratique désormais exemplaire, offert à tous les peuples pour leur permettre d’accéder à un ordre intérieur stable, paisible, juste et fort, comme aussi d’entrer dans le concert des nations policées qui sont résolues à tenir en échec tout retour offensif de la sauvagerie » (Point n° 52).
« Sans aucun doute, la foi a sa nature spécifique de rencontre avec le Dieu vivant, rencontre qui nous ouvre de nouveaux horizons »...
En vertu de la foi catholique, le Ciel, « unique but de tous nos travaux », selon sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, ouvre l’horizon temporel de la politique elle-même sur l’au-delà : ... « bien au-delà du domaine propre de la raison »... ... de la raison et de son “ empirisme organisateur ” qui gouverne la politique.
« Mais, en même temps, elle est une force purificatrice pour la raison elle-même. »
Et donc pour la politique. Le fruit en est « la civilisation chrétienne, héritée de l’Évangile, conservée de siècles en siècles, enrichie des multiples apports des traditions des peuples, mais peut-être élevée à son plus haut degré de perfection par “ la doulce France ”, moyen providentiel, inspiré, béni, protégé par Dieu jusqu’à nos jours, d’étendre et de profondément établir la Chrétienté parmi tous les peuples de la terre, dans la concorde que permettent d’admirables, d’incomparables mœurs communes. » (ibid.)
« Dans la perspective de Dieu, elle la libère de ses aveuglements et, de ce fait, elle l’aide à être davantage elle-même. La foi permet à la raison de mieux accomplir sa mission et de mieux voir ce qui lui est propre. C’est là que se place la doctrine sociale catholique : elle ne veut pas conférer à l’Église un pouvoir sur l’État. »
La parole du Seigneur : « Mon royaume n’est pas de ce monde », laisse la science politique aux savants et l’art politique aux gouvernants. Elle abolit toute politique théocratique.
« Elle ne veut pas même imposer à ceux qui ne partagent pas sa foi des perspectives et des manières d’être qui lui appartiennent. »
C’est pourquoi César doit être obéi, même injuste, violent, persécuteur.
« Elle veut simplement contribuer à la purification de la raison et apporter sa contribution, pour faire en sorte que ce qui est juste puisse être ici et maintenant reconnu, et aussi mis en œuvre. »
Le Pape donne donc à la “ doctrine sociale de l’Église ” pour unique but de faire vivre chacun en charité, justice et paix avec son prochain ; pour en arriver là, il faudra bien un jour la purger de son engouement pour les Droits de l’homme qui parasitent ce que Benoît XVI explique maintenant :
« La doctrine sociale de l’Église argumente à partir de la raison et du droit naturel, c’est-à-dire à partir de ce qui est conforme à la nature de tout être humain. Et, d’après ses principes, il ne revient pas à l’Église de faire valoir elle-même politiquement cette doctrine : elle veut servir la formation des consciences dans le domaine politique et contribuer à faire grandir la perception des véritables exigences de la justice et, en même temps, la disponibilité à agir en fonction d’elles, même si cela est en opposition avec des situations d’intérêt personnel.
« Cela signifie que la construction d’un ordre juste de la société et de l’État, par lequel est donné à chacun ce qui lui revient, est un devoir fondamental, que chaque génération doit à nouveau affronter. Puisqu’il s’agit d’un devoir politique, cette charge ne peut pas incomber directement à l’Église. Mais comme elle est en même temps un devoir humain primordial, l’Église a le devoir d’offrir sa contribution spécifique grâce à la purification de la raison et à la formation éthique, afin que les exigences de la justice deviennent compréhensibles et politiquement réalisables. »
Saint Pie X disait équivalemment que la réforme de la civilisation est une « œuvre religieuse au premier chef, car pas de vraie civilisation sans civilisation morale, et pas de vraie civilisation morale sans la vraie religion : c’est une vérité démontrée, c’est un fait d’histoire » (Lettre sur le Sillon, n° 36). Benoît XVI continue :
« L’Église ne peut ni ne doit prendre en main la bataille politique pour édifier une société la plus juste possible. »
L’expression « bataille politique » dit bien ce que la passion de “ la politique ” a d’impur dans nos sociétés démocratiques. C’est pourquoi beaucoup d’honnêtes citoyens s’en désintéressent et ne veulent surtout pas que « l’Église fasse de la politique ».
Il n’empêche que le cardinal Sarto prit en main la bataille politique à Venise, dans le but ouvertement proclamé de jeter « dehors les francs-maçons ! »
Devenu Pape, il annonçait d’emblée :
« Nous nous occuperons nécessairement de politique. Mais quiconque veut juger équitablement voit que le Souverain Pontife, investi par Dieu du magistère suprême, ne peut pas détacher les affaires publiques du domaine de la foi et des mœurs... Mission divine que la nôtre car elle inclut la défense de l’Évangile dans tous les domaines, y compris la politique. » (CRC n° 96, p. 10)
« Elle ne peut ni ne doit se mettre à la place de l’État. »
L’Église ne veut pas faire avancer sa religion par le jeu politique, par la conquête du pouvoir, par la lutte des classes, la révolte des esclaves, le règne de la force armée. Le royaume de Dieu, instauré par Jésus-Christ, conquiert saintement toute l’humanité par la grâce divine et par la libre réponse des personnes, selon la recommandation du Seigneur : « Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît. »
« Mais elle ne peut ni ne doit non plus rester à l’écart dans la lutte pour la justice. »
Puisque sans elle, la justice restera toujours un vain mot, un slogan électoral, quand ce ne sera pas une utopie bientôt sanglante parce que révolutionnaire.
« L’Église doit entrer dans cette lutte par la voie de l’argumentation rationnelle et elle doit réveiller les forces spirituelles, sans lesquelles la justice, qui requiert toujours des renoncements, ne peut s’affirmer ni se développer. La société juste ne peut être l’œuvre de l’Église, mais elle doit être réalisée par le politique. En revanche, ce qui relève profondément de l’Église, c’est de s’engager pour la justice en travaillant à l’ouverture de l’intelligence et de la volonté aux exigences du bien. »
Depuis deux mille ans, la pensée chrétienne, héritée de la sagesse biblique, est et demeure la préparation intellectuelle nécessaire à toute communication humaine fraternelle. C’est le deuxième point :
« b) L’amour, caritas, sera toujours nécessaire, même dans la société la plus juste. Il n’y a aucun ordre juste de l’État qui puisse rendre superflu le service de l’amour. Celui qui veut s’affranchir de l’amour se prépare à s’affranchir de l’homme en tant qu’homme. Il y aura toujours de la souffrance, qui réclame consolation et aide. Il y aura toujours de la solitude. De même, il y aura toujours des situations de nécessité matérielle, pour lesquelles une aide est indispensable, dans le sens d’un amour concret pour le prochain.1Cf. Congrégation pour les Évêques, Directoire pour le ministère pastoral des Évêques Apostolorum Successores (22 février 2004), n. 197: Cité du Vatican (2004), p. 219 »
À l’instar de saint Pie X, Benoît XVI récuse l’opposition justice - charité, selon la grande pensée des catholiques sociaux, particulièrement chère à Mgr Ketteler. Mgr Freppel comparait la charité à la synovie nécessaire au bon fonctionnement de l’articulation du genou. La charité adoucit le caractère trop rigide de la justice.
« L’État qui veut pourvoir à tout, qui absorbe tout en lui, devient en définitive une instance bureaucratique qui ne peut assurer l’essentiel dont l’homme souffrant – tout homme – a besoin : le dévouement personnel plein d’amour. Nous n’avons pas besoin d’un État qui régente et domine tout, mais au contraire d’un État qui reconnaisse généreusement et qui soutienne, dans la ligne du principe de subsidiarité, les initiatives qui naissent des différentes forces sociales et qui associent spontanéité et proximité à l’égard des hommes ayant besoin d’aide. »
Ce passage, d’une autorité souveraine, condamne sans appel notre “ modèle social français ”, issu de la révolution de 1789. Par la voix de Benoît XVI, l’Église reconnaît l’autonomie naturelle des communautés temporelles, et elle invite l’État à leur rendre la liberté de fixer buts et moyens, droits et devoirs.
« L’Église est une force de cette nature : en elle vit la dynamique de l’amour suscité par l’Esprit du Christ. Cet amour n’offre pas uniquement aux hommes une aide matérielle, il fortifie et guérit l’âme, ce qui est souvent plus nécessaire que le soutien matériel. »
En vue du salut éternel, l’un et l’autre sont nécessaires.
« L’affirmation selon laquelle les structures justes rendraient superflues les œuvres de charité cache en réalité une conception matérialiste de l’homme : le préjugé selon lequel l’homme vivrait “ seulement de pain ”(Mt 4, 4 ; cf. Dt 8, 3) est une conviction qui abaisse l’homme et qui méconnaît précisément ce qui est le plus spécifiquement humain. »
À savoir la vocation de l’homme et de la femme à devenir fils et fille adoptifs de Dieu le Père, par la grâce de Dieu le Fils, dans son Église, afin de mériter d’entrer dans la vie divine et l’éternelle béatitude du Ciel.
« 29. Ainsi nous pouvons maintenant déterminer avec plus de précision, dans la vie de l’Église, la relation entre l’engagement pour un ordre juste de l’État et de la société, d’une part, et l’activité caritative organisée, d’autre part. On a vu que la formation de structures justes n’est pas immédiatement du ressort direct de l’Église, mais qu’elle appartient à la sphère du politique, c’est-à-dire au domaine de la raison responsable d’elle-même. »
Par une science politique et un art écologique relevant de la seule raison et de son prudent empirisme organisateur.
« L’Église agit indirectement dans cette formation dans la mesure où il lui revient de contribuer à la purification de la raison et au réveil des forces morales, sans lesquelles des structures justes ne peuvent ni être construites, ni être efficaces à long terme. »
Dans la mesure où la bonne vie familiale, par exemple, trouve sa lumière et sa force, son but et sa règle obligés dans l’amour de Dieu et du prochain, dans la recherche du salut éternel et l’esprit de sacrifice en vue d’un bien surnaturel, l’esprit chrétien, la vie de religion sont, non des parties intégrantes de la science économique et sociale, mais des aides extérieures indispensables.
« Le devoir immédiat d’agir pour un ordre juste dans la société est, au contraire, le propre des fidèles laïcs. »
Sans exclure les clercs, selon la directive de saint Pie X aux évêques français :
« Pendant que vos prêtres se livreront avec ardeur au travail de la sanctification des âmes, de la défense de l’Église, et aux œuvres de charité proprement dites, vous en choisirez quelques-uns, actifs et d’esprit pondéré, munis des grades de docteur en philosophie et en théologie, et possédant parfaitement l’histoire de la civilisation antique et moderne, et vous les appliquerez aux études moins élevées et plus pratiques de la science sociale, pour les mettre, en temps opportun, à la tête de vos œuvres d’action catholique. » (Lettre sur le Sillon, n° 44)
« En tant que citoyens de l’État, ils sont appelés à participer personnellement à la vie publique. Ils ne peuvent donc renoncer “ à l’action multiforme, économique, sociale, législative, administrative, culturelle, qui a pour but de promouvoir, organiquement et par les institutions, le bien commun ”.1Jean-Paul II, Exhort. apost. postsynodale Christifideles laici (30 décembre 1988), n. 42: AAS 81 (1989), p. 472: La Documentation catholique 86 (1989), p. 177 »
Saint Pie X leur en faisait même un devoir : « Comme dans le conflit des intérêts, et surtout dans la lutte avec des forces malhonnêtes, la vertu d’un homme, sa sainteté même ne suffit pas toujours à lui assurer le pain quotidien, et que les rouages sociaux devraient être organisés de telle façon que, par leur jeu naturel, ils paralysent les efforts des méchants et rendent abordable à toute bonne volonté sa part légitime de félicité temporelle, Nous désirons vivement que vous preniez une part active à l’organisation de la société dans ce but. » (ibid.)
« Une des missions des fidèles est donc de configurer de manière droite la vie sociale, en en respectant la légitime autonomie et en coopérant avec les autres citoyens, selon les compétences de chacun et sous leur propre responsabilité 1Cf. Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Note doctrinale sur certaines questions sur l’engagement des chrétiens dans la vie politique (24 novembre 2002), n. 1: La Documentation catholique 100 (2003), p. 130-131. Même si les expressions spécifiques de la charité ecclésiale ne peuvent jamais se confondre avec l’activité de l’État, il reste cependant vrai que la charité doit animer l’existence entière des fidèles laïcs et donc aussi leur activité politique, vécue comme “ charité sociale ”.1Catéchisme de l’Église catholique, n. 1939 »
Pour que l’égoïsme individuel et toutes les frénésies des passions le cèdent à l’intérêt des familles, à l’idéal de la vie communautaire heureuse que définissent et imposent la science politique et l’art écologique, il faut la lumière supérieure de la foi, les énergies de l’espérance et de la charité, le recours aux prières et aux sacrements de l’Église. Tellement il est vrai qu’il n’y a d’humanisme que chrétien !
« Les organisations caritatives de l’Église constituent, au contraire, son opus proprium,une mission conforme à sa nature, dans laquelle elle ne collabore pas de façon marginale, mais où elle agit comme sujet directement responsable, faisant ce qui correspond à sa nature. L’Église ne peut jamais se dispenser de l’exercice de la charité en tant qu’activité organisée des fidèles et, d’autre part, il n’y aura jamais une situation dans laquelle on n’aura pas besoin de la charité de chaque chrétien, car l’homme, au-delà de la justice, a et aura toujours besoin de l’amour. »
Or, enseigne saint Pie X, « la source de l’amour du prochain se trouve dans l’amour de Dieu, père commun et fin commune de toute la famille humaine, et dans l’amour de Jésus-Christ, dont nous sommes les membres au point que soulager un malheureux, c’est faire du bien à Jésus-Christ lui-même. Tout autre amour est illusion ou sentiment stérile et passager. » (Lettre sur le Sillon, n° 24)
LES NOMBREUSES STRUCTURES DE SERVICE CARITATIF
DANS LE CONTEXTE SOCIAL ACTUEL.
« 30. Avant de tenter une définition du profil spécifique des activités ecclésiales au service de l’homme, je voudrais maintenant considérer la situation générale de l’engagement pour la justice et pour la charité dans le monde d’aujourd’hui. »
Le Pape ouvre une parenthèse où on ne reconnaît plus le style de ce qui précède ni la logique de la pensée. On dirait un tableau de la situation que ses services, encore habitués aux discours de son prédécesseur, lui aurait dressé sans tenir compte de ce que nous venons de lire. Autrement dit, ce numéro 30 se présente comme un aérolithe wojtylien. Jugez-en plutôt :
« a) Les moyens de communication de masse ont rendu désormais notre planète plus petite, rapprochant rapidement hommes et cultures profondément différents. Si ce “ vivre ensemble ” suscite parfois incompréhensions et tensions, cependant, le fait d’avoir maintenant connaissance, de manière beaucoup plus immédiate des besoins des hommes représente surtout un appel à partager leur situation et leurs difficultés. Chaque jour, nous prenons conscience de l’importance de la souffrance dans le monde, causée par une misère tant matérielle que spirituelle revêtant de multiples formes, en dépit des grands progrès de la science et de la technique. »
Aucune analyse des causes de cet accroissement de la misère. Aucun inventaire des multiples formes spirituelles qu’elle revêt du fait de doctrines erronées.
« Notre époque demande donc une nouvelle disponibilité pour secourir le prochain qui a besoin d’aide. Déjà le concile Vatican II l’a souligné de manière très claire : “ De nos jours (...), à cause des facilités plus grandes offertes par les moyens de communication, la distance entre les hommes est en quelque sorte vaincue (...), l’action caritative peut et doit aujourd’hui avoir en vue absolument tous les hommes et tous les besoins.1Décret sur l’apostolat des laïcs Apostolicam actuositatem, n. 8 ” »
L’intervention du concile Vatican II nous ramène brutalement de la charité catholique à une “ solidarité ” planétaire maçonnique.
« Par ailleurs, et c’est un aspect provocateur et en même temps encourageant du processus de mondialisation, le temps présent met à notre disposition d’innombrables instruments pour apporter une aide humanitaire à nos frères qui sont dans le besoin, et tout spécialement les systèmes modernes pour la distribution de nourriture et de vêtements, de même que pour la mise à disposition de logements et de structures d’accueil. »
Ici, la seule misère matérielle est prise en compte.
« Dépassant les confins des communautés nationales, la sollicitude pour le prochain tend ainsi à élargir ses horizons au monde entier. Le concile Vatican II a noté avec justesse : “ Parmi les signes de notre temps, il convient de relever spécialement le sens croissant et inéluctable de la solidarité de tous les peuples.1Décret sur l’apostolat des laïcs Apostolicam actuositatem, n. 14 ” »
Cette analyse a reçu, depuis quarante ans, tous les démentis possibles du cours des événements : depuis la guerre des Six Jours (1967) jusqu’à la seconde guerre d’Irak, encore inachevée, nous avons vu les effrayants progrès de la guerre de tous contre tous.
« Les organismes de l’État et les associations humanitaires favorisent les initiatives en vue d’atteindre ce but, par des subsides ou des dégrèvements fiscaux pour les uns, rendant disponibles des ressources considérables pour les autres. Ainsi la solidarité exprimée par la société civile dépasse de manière significative celle des individus. »
On a pu constater l’énorme gâchis auquel ont donné lieu la gestion et la distribution de ces « ressources considérables » en Asie, après le tsunami... Le Pape le sait-il ?
« b) Dans cette situation, de nombreuses formes de concertation sont apparues et se sont développées entre les instances étatiques et ecclésiales, concertations qui se sont avérées fructueuses. Les institutions ecclésiales, grâce à la transparence de leurs moyens d’action et à la fidélité à leur devoir de témoigner de l’amour, peuvent aussi animer les institutions civiles de l’esprit chrétien, favorisant une concertation dont ne manquera pas de bénéficier l’efficacité du service caritatif.1Cf. Congrégation pour les Évêques, Directoire pour le ministère pastoral des Évêques Apostolorum Successores (22 février 2004), n. 195: Cité du Vatican (2004), p. 217-218 »
LeMASDU, Mouvement d’Animation Spirituelle de la Démocratie Universelle rêvé par Paul VI, est de retour !
« Dans ce contexte, nous avons aussi assisté à la formation de multiples organisations à but caritatif ou philanthropique »... ... « Caritatif » ou « philanthropique » ? Ça n’est pas la même chose !... ... « qui, face aux problèmes sociaux et politiques existants, s’engagent pour parvenir à des solutions satisfaisantes dans le domaine humanitaire. Un phénomène important de notre temps est l’apparition et l’expansion de diverses formes de bénévolat, qui prennent en charge une multiplicité de services 1Cf. Jean-Paul II, Exhor. apost. postsynodale Christifideles laici (30 décembre 1988), n. 41: AAS 81 (1989), p. 470-472: La Documentation catholique 86 (1989), p. 177. Je voudrais ici adresser une parole de reconnaissance et de remerciement à tous ceux qui participent, d’une manière ou d’une autre, à de telles activités. Le développement d’un pareil engagement représente pour les jeunes une école de vie qui éduque à la solidarité, à la disponibilité, en vue de donner non pas simplement quelque chose, mais de se donner soi-même. »
Cet engagement « philanthropique » a tari le recrutement des instituts religieux voués à la perfection de l’amour.
« À l’anticulture de la mort, qui s’exprime par exemple dans la drogue, s’oppose ainsi l’amour qui ne se recherche pas lui-même, mais qui, précisément en étant disponible à “ se perdre ” pour l’autre (cf. Lc 17, 33 et par.), se révèle comme culture de la vie. »
Ce langage équiparant « bénévolat » et charité chrétienne est étrange, étranger à l’enseignement des vingt-neuf numéros précédents sur l’Amour de Dieu et l’apostolat qui en résulte pour le salut des âmes.
La suite constitue une scandaleuse mise au rancart de la « mission spécifique de l’Église » :
« De même, dans l’Église catholique et dans d’autres Églises et Communautés ecclésiales ont surgi de nouvelles formes d’activité caritative, et de plus anciennes sont réapparues avec un élan renouvelé. Ce sont des formes dans lesquelles on arrive souvent à constituer un lien heureux entre évangélisation et œuvres de charité. »
Dans « d’autres Églises et Communautés ecclésiales » que l’Église catholique romaine ? Selon saint Pie X, « la doctrine catholique nous enseigne que le premier devoir de la charité n’est pas dans la tolérance des convictions erronées, quelque sincères qu’elles soient, ni dans l’indifférence théorique ou pratique pour l’erreur ou le vice où nous voyons plongés nos frères, mais dans le zèle pour leur amélioration intellectuelle et morale non moins que pour leur bien-être matériel. » (Lettre sur le Sillon, n° 24) Mais ici, Benoît XVI se réfère à Jean-Paul II et non pas à saint Pie X :
« Je désire confirmer explicitement ici ce que mon grand prédécesseur Jean-Paul II a écrit dans son encyclique Sollicitudo rei socialis 1Cf. n. 32 ; AAS 80 (1988), p. 556 ; La Documentation catholique 85 (1988), p. 246-247, lorsqu’il a affirmé la disponibilité de l’Église catholique à collaborer avec les Organisations caritatives de ces Églises et Communautés, puisque nous sommes tous animés de la même motivation fondamentale et que nous avons devant les yeux le même but : un véritable humanisme, qui reconnaît dans l’homme l’image de Dieu et qui veut l’aider à mener une vie conforme à cette dignité. »
Voilà quarante ans que l’abbé de Nantes refuse ce « nouvel humanisme » proclamé par Paul VI dans son discours de clôture du Concile, le 7 décembre 1965, dont l’article premier est le culte de l’homme, la foi en l’homme, le respect de sa liberté et de ses droits, en vertu d’une dignité naturelle inamissible. « C’est de l’intoxe, du bourrage de crâne ! » proteste l’abbé de Nantes (Livre d’accusation à l’encontre de l’Auteur du prétendu Catéchisme de l’Église catholique, 1963, p. 29). Nul n’a rien pu répondre à ces accusations, d’une gravité sans précédent, parce qu’elles ne sont que l’écho des condamnations prononcées par saint Pie X contre « l’audace et la légèreté d’esprit d’hommes qui se disent catholiques, qui rêvent [...] d’établir sur terre, par-dessus l’Église catholique, “ le règne de la justice et de l’amour ”, avec des ouvriers venus de toute part, de toutes religions ou sans religion, avec ou sans croyances, pourvu qu’ils oublient ce qui les divise : leurs convictions religieuses et philosophiques, et qu’ils mettent en commun ce qui les unit : un généreux idéalisme et des forces morales prises “ où ils peuvent ”.
« Quand on songe à tout ce qu’il a fallu de forces, de science, de vertus surnaturelles pour établir la cité chrétienne, et les souffrances de millions de martyrs, et les lumières des Pères et des Docteurs de l’Église, et le dévouement de tous les héros de la charité, et une puissante hiérarchie née du Ciel, et des fleuves de grâce divine, et le tout édifié, relié, compénétré par la Vie de Jésus-Christ, la Sagesse de Dieu, le Verbe fait homme ; quand on songe, disons-Nous, à tout cela, on est effrayé de voir de nouveaux apôtres s’acharner à faire mieux avec la mise en commun d’un vague idéalisme et de vertus civiques. Que vont-ils produire ? Qu’est-ce qui va sortir de cette collaboration ? Une construction purement verbale et chimérique, où l’on verra miroiter pêle-mêle et dans une confusion séduisante les mots de liberté, de justice, de fraternité et d’amour, d’égalité et d’exaltation humaine, le tout basé sur une dignité humaine mal comprise. Ce sera une agitation tumultueuse, stérile pour le but proposé et qui profitera aux remueurs de masses moins utopistes. » (Lettre sur le Sillon, n° 38)
Tel fut le pontificat de Jean-Paul II.
« En vue d’un développement harmonieux du monde, l’encyclique Ut unum sinta de nouveau souligné qu’il était nécessaire pour les chrétiens d’unir leur voix et leur engagement “ pour le respect des droits et des besoins de tous, spécialement des pauvres, des humiliés et de ceux qui sont sans défense ” 1N. 43 ; AAS 87 (1995), p. 946: La Documentation catholique 92 (1995), p. 579. Je voudrais exprimer ici ma joie, car ce désir a trouvé dans l’ensemble du monde un large écho à travers de nombreuses initiatives. »
En réalité, le règne de Jean-Paul II a produit le « pire » que craignait saint Pie X, au bénéfice d'« une religion plus universelle que l’Église catholique, réunissant tous les hommes devenus enfin frères » (ibid., n° 39).
LE PROFIL SPÉCIFIQUE DE L’ACTIVITÉ CARITATIVE DE L’ÉGLISE.
Fin de l’encart wojtylien, et retour à la doctrine catholique.
« 31. L’augmentation d’organisations diversifiées qui s’engagent en faveur de l’homme dans ses diverses nécessités s’explique au fond par le fait que l’impératif de l’amour du prochain est inscrit par le Créateur dans la nature même de l’homme. »
Le Pape l’a montré dans sa première partie : amour de l’homme pour la femme, de l’enfant pour ses parents.
« Cependant, cette croissance est aussi un effet de la présence du christianisme dans le monde, qui suscite constamment et rend efficace cet impératif, souvent profondément obscurci au cours de l’histoire. »
Obscurci en raison de la faiblesse de la nature et de la tare du péché originel, il n’en demeure pas moins qu’entre parents et enfants, le don de la vie et du baptême fonde un amour filial indéracinable. Malgré les trahisons et les infidélités, le couple marié sacramentellement conserve un fonds d’amitié efficace, un amour instinctif sublimé d’amour spirituel, et un fonds de charité, d’amour gratuit toujours présent.
« La réforme du paganisme tentée par l’empereur Julien l’Apostat n’est que l’exemple initial d’une telle efficacité. En ce sens, la force du christianisme s’étend bien au-delà des frontières de la foi chrétienne. »
C’est une vérité démontrée, c’est un fait d’histoire : l’Église catholique romaine, sûre d’elle-même parce que sûre de son Dieu, comme une ville fortifiée en pays barbare, ou comme un vaisseau de haut bord dans la tempête, était, avant le concile Vatican II, un bienfait pour le monde. « Que six cents millions d’humains se tiennent dans un ordre d’obéissance et de fraternité sacrées ne peut être sans influence sur la tranquillité des États et la soumission des citoyens aux lois de leur pays, voire même à celles de leur autre religion. » (Georges de Nantes, L’Église romaine nécessaire au monde, CRC n° 29, février 1970).
Julien l’Apostat, singeant le christianisme dans sa “ réforme du paganisme ”, l’avait compris. L’insistance de Benoît XVI à l’évoquer est d’une suprême opportunité dans notre monde apostat qui prétend instaurer la “ civilisation de l’amour ” sur les ruines de la Chrétienté.
« Il est donc d’autant plus important que l’activité caritative de l’Église maintienne toute sa splendeur et ne se dissolve pas dans une organisation commune d’assistance, en en devenant une simple variante. Mais quels sont donc les éléments constitutifs qui forment l’essence de la charité chrétienne et ecclésiale ?
« a) Selon le modèle donné par la parabole du bon Samaritain, la charité chrétienne est avant tout simplement la réponse à ce qui, dans une situation déterminée, constitue la nécessité immédiate : les personnes qui ont faim doivent être rassasiées, celles qui sont sans vêtements doivent être vêtues, celles qui sont malades doivent être soignées en vue de leur guérison, celles qui sont en prison doivent être visitées, etc. Les Organisations caritatives de l’Église, à commencer par celles de la Caritas (diocésaines, nationales, internationale), doivent faire tout leur possible pour que soient mis à disposition les moyens nécessaires, et surtout les hommes et les personnes, pour assumer de telles missions. »
Caritatis internationalis, dont le siège est à Rome, fédère cent quinze organisations nationales de secours catholique.
« En ce qui concerne le service auprès des personnes qui souffrent, la compétence professionnelle est avant tout nécessaire : les soignants doivent être formés de manière à pouvoir accomplir le geste juste au moment voulu, prenant aussi l’engagement de poursuivre les soins. La compétence professionnelle est une des premières nécessités fondamentales, mais à elle seule, elle ne peut suffire. En réalité, il s’agit d’êtres humains, et les êtres humains ont toujours besoin de quelque chose de plus que de simples soins techniquement corrects. Ils ont besoin d’humanité. Ils ont besoin de la sollicitude du cœur. Les personnes qui œuvrent dans les institutions caritatives de l’Église doivent se distinguer par le fait qu’elles ne se contentent pas d’exécuter avec dextérité le geste qui convient sur le moment, mais qu’elles se consacrent à autrui avec des attentions qui leur viennent du cœur, de manière à ce qu’autrui puisse éprouver leur bonté humaine.
« C’est pourquoi, en plus de la préparation professionnelle, il est nécessaire pour ces personnes d’avoir aussi et surtout une “ formation du cœur ”: il convient de les conduire à cette rencontre de Dieu dans le Christ, qui suscite en elles l’amour et qui ouvre leur cœur à autrui, en sorte que leur amour du prochain ne soit plus imposé pour ainsi dire de l’extérieur, mais qu’il soit une conséquence découlant de leur foi qui devient agissante dans l’amour (cf. Ga 5, 6). »
L’exercice de la charité manifeste que la foi est vivante, selon la parole de saint Paul aux Galates : « Dans le Christ Jésus, ni circoncision ni incirconcision ne comptent, mais seulement la foi opérant par la charité. »
« b) L’activité caritative chrétienne doit être indépendante des partis et des idéologies. »
Les idéologies ont été le support mental et moral de l’oppression. À la chimère de l’Égalité socialiste, mensonge éhonté, le Saint-Père oppose la Charité chrétienne, trésor vivant de notre communauté catholique millénaire :
« Elle n’est pas un moyen pour changer le monde de manière idéologique et elle n’est pas au service de stratégies mondaines, mais elle est la mise en œuvre, ici et maintenant, de l’amour dont l’homme a constamment besoin. L’époque moderne, surtout à partir du dix-neuvième siècle, est dominée par différents courants d’une philosophie du progrès, dont la forme la plus radicale est le marxisme. »
Le dix-neuvième siècle a été le siècle du capitalisme libéral, envahissant l’aire de civilisation des anciennes monarchies chrétiennes et s’étendant au monde colonisé. Le vingtième siècle fut le siècle du communisme, fermant brutalement l’ère capitaliste, considéré par beaucoup comme l’antidote aux insuffisances humaines et aux injustices du libéralisme. En vérité, capitalisme et communisme furent les deux faces d’une même révolution de l’homme contre Dieu, contre le Roi et finalement contre soi ; la mort de Dieu, la mort du Roiannoncent et préfigurent la mort de l’homme :
« Une partie de la stratégie marxiste est la théorie de l’appauvrissement : celui qui, dans une situation de pouvoir injuste – soutient-elle –, aide l’homme par des initiatives de charité, se met de fait au service de ce système d’injustice, le faisant apparaître supportable, au moins jusqu’à un certain point. Le potentiel révolutionnaire est ainsi freiné et donc le retour vers un monde meilleur est bloqué. Par conséquent, la charité est contestée et attaquée comme système de conservation du statu quo.
« En réalité, c’est là une philosophie inhumaine. L’homme qui vit dans le présent est sacrifié au Moloch de l’avenir, un avenir dont la réalisation effective reste pour le moins douteuse. »
Cette remarque condamne également le capitalisme.
« En vérité, l’humanisation du monde ne peut être promue en renonçant, pour le moment, à se comporter de manière humaine. Nous ne contribuons à un monde meilleur qu’en faisant le bien, maintenant et personnellement, avec ardeur, partout où cela est possible, indépendamment de stratégies et de programmes de partis. Le programme du chrétien – le programme du bon Samaritain, le programme de Jésus – est “ un cœur qui voit ”. Ce cœur voit où l’amour est nécessaire et il agit en conséquence. Naturellement, à la spontanéité de l’individu, lorsque l’activité caritative est assumée par l’Église comme initiative communautaire, doivent également s’adjoindre des programmes, des prévisions, des concertations avec d’autres institutions similaires. »
Nos 150 Points définissent la même doctrine :
« C’est l’initiative individuelle qui suscite les services de charité dont la communauté nationale a besoin. “ Vous êtes tous frères, vous n’avez tous qu’un même Père ”, enseigne Jésus-Christ. Notre Père commun, ce n’est pas l’État mais Dieu. Les insuffisances des institutions et des systèmes sociaux sont corrigées ou, du moins, atténuées et adoucies par les créations charitables, à l’initiative des meilleurs, d’abord de l’Église, exceptionnellement de l’État par suppléance provisoire dans la carence de dévouements spontanés, mais plus régulièrement par les communautés locales et professionnelles directement au contact des misères à soulager : tels l’accueil des immigrés, le reclassement des “ marginaux ”, le secours aux chômeurs, l’aide aux pauvres, et généralement toute sollicitation pour ceux qui tombent dans les trous du tissu social et restent, de ce fait, privés de tout secours.
« Car “ vous aurez toujours des pauvres parmi vous ” et, peut-être, serez-vous l’un de ces pauvres qui demandent à être secourus. À chacun de faire aux autres, non par justice, non par politique, mais par charité, ce qu’il voudrait qu’en pareille détresse il lui soit fait à lui-même. »
« c) De plus, la charité ne doit pas être un moyen au service de ce qu’on appelle aujourd’hui le prosélytisme. »
À ne pas confondre avec le zèle apostolique, le prosélytisme est, en Amérique latine et en Afrique, la face cachée non seulement du terrorisme musulman, mais aussi de la “ mondialisation ” du libéralisme américain.
« La charité est gratuite. Elle n’est pas pratiquée pour parvenir à d’autres fins 1Cf. Congrégation pour les Évêques, Directoire pour le ministère pastoral des Évêques Apostolorum Successores (22 février 2004), n. 196: Cité du Vatican (2004), p. 218-219. Cela ne signifie pas, toutefois, que l’action caritative doive laisser de côté, pour ainsi dire, Dieu et le Christ. C’est toujours l’homme tout entier qui est en jeu. Souvent, c’est précisément l’absence de Dieu qui est la racine la plus profonde de la souffrance. Celui qui pratique la charité au nom de l’Église ne cherchera jamais à imposer aux autres la foi de l’Église. »
Parce qu’elle s’impose d’elle-même, sachant qu’il y va du salut des âmes. Le seul but de tous les travaux de l’Église est d’arracher des âmes « la racine la plus profonde de la souffrance » qui est le péché.
« Il sait que l’amour, dans sa pureté et dans sa gratuité, est le meilleur témoignage du Dieu auquel nous croyons et qui nous pousse à aimer. Le chrétien sait quand le temps est venu de parler de Dieu et quand il est juste de Le taire et de ne laisser parler que la charité. Il sait que Dieu est amour (cf. 1 Jn 4, 8) et qu’il se rend présent précisément dans les moments où rien d’autre n’est fait sinon la charité. Il sait, pour en revenir à la question précédente, que le mépris de l’amour est mépris de Dieu et de l’homme, et qu’il est la tentative de se passer de Dieu. Par conséquent, la meilleure défense de Dieu et de l’homme consiste justement dans l’amour. La mission des Organisations caritatives de l’Église est de renforcer une telle conscience chez leurs membres, de sorte que, par leurs actions, comme par leurs paroles, leurs silences, leurs exemples, ils deviennent des témoins crédibles du Christ. »
Tel était, naguère, l’âme de tout apostolat. En voici un admirable témoignage, choisi entre mille, extrait des Mémoires du Père Lionel Labrèche, publiés en 1982. Cet oblat de Marie Immaculée travailla, de 1936 à 1943, dans le Grand Nord québécois déjà intégralement évangélisé par les anglicans :
« À bien y penser, nos positions n’étaient point si mauvaises, et même supérieures à celles de l’Église protestante ; elles consistaient en plusieurs armes toutes-puissantes et pleines de prestige. Nous possédions l’arme de la prière liturgique : notre chapelle chaude et accueillante, avec nos chants latins délicieux aux messes comme aux vêpres. Nous avions l’arme de notre célibat volontaire et perpétuel ; aux yeux de l’Indien, un tel sacrifice n’est possible qu’à un surhomme. Nous avions en plus l’arme de notre pauvreté ; alors que les ministres protestants touchaient d’énormes salaires des multimillionnaires Missions Societies, les missionnaires catholiques, abandonnés à eux-mêmes, devaient pourvoir à leur propre subsistance. Ça, tous les Indiens le savaient, et ils ne se gênaient pas de nous manifester leur admiration (...). Nous avions l’arme de la langue ; alors que le ministre, ordinairement parmi eux pour un stage de deux ou trois ans, ne se donnait pas la peine de l’apprendre, le missionnaire catholique, lui, travaillait d’arrache-pied pour la maîtriser. Par ce moyen, il se tenait à leur niveau et devenait un Blanc pas comme les autres, autrement dit : un frère. Enfin, la dernière arme, mais sûrement la plus victorieuse, c’était notre dévouement ; le prêtre, le frère, la religieuse, étaient des gens qu’on pouvait déranger à toute heure, et pour quémander n’importe quel service : toujours un oui bienveillant et empressé (...). Et voilà ce qui nous maintenait le moral, ayant le cœur en constant état de sainte émulation au service de notre foi. » (cité dans Renaissance catholique n° 132, novembre 2005)
LES RESPONSABLES DE L’ACTION CARITATIVE DE L’ÉGLISE.
« 32. Enfin, nous devons encore porter notre attention vers les responsables de l’action caritative de l’Église, déjà cités. Dans les réflexions précédentes, il est désormais apparu clairement que le vrai sujet des différentes Organisations catholiques qui accomplissent un service de charité est l’Église elle-même et ce, à tous les niveaux, en commençant par les paroisses, en passant par les Églises particulières, jusqu’à l’Église universelle. C’est pourquoi il a été plus que jamais opportun que mon vénéré prédécesseur Paul VI ait institué le Conseil pontificalCor unumcomme instance du Saint-Siège responsable de l’orientation et de la coordination entre les organisations et les activités caritatives promues par l’Église universelle. Il découle donc de la structure épiscopale de l’Église que, dans les Églises particulières, les Évêques, en qualité de successeurs des Apôtres,portent la responsabilité première de la mise en œuvre, aujourd’hui encore, du programme indiqué dans lesActes des Apôtres(cf. 2, 42-44) : l’Église, en tant que famille de Dieu, doit être aujourd’hui comme hier, un lieu d’entraide mutuelle et, en même temps, un lieu de disponibilité pour servir toutes les personnes qui sont dans le besoin, même celles qui n’appartiennent pas à l’Église. »
C’est de la même manière que, à la fin de la Lettre sur le Sillon, saint Pie X se tournait vers les évêques afin que les responsables du Sillon leur « cède la place » dans l’œuvre sociale :
« Cette œuvre éminemment digne de votre zèle pastoral, Nous désirons que, loin d’y faire obstacle, la jeunesse du “ Sillon ”, dégagée de ses erreurs, y apporte dans l’ordre et la soumission convenables un concours loyal et efficace. » (n° 45)
« Au cours du rite de l’Ordination épiscopale, le moment précis de la consécration est précédé de quelques questions posées au candidat, où sont exprimés les éléments essentiels de sa charge et où lui sont rappelés les devoirs de son futur ministère. Dans ce contexte, l’ordinand promet expressément d’être, “ au nom du Seigneur, accueillant et miséricordieux envers les pauvres et envers tous ceux qui ont besoin de réconfort et d’aide ” 1Cf. Pontificale Romanum, De ordinatione episcopi, n. 43 : Paris (1996), n. 40, p. 34. Le Code de Droit canonique, dans les canons concernant le ministère épiscopal, ne traite pas expressément de la charité comme d’un domaine spécifique de l’activité épiscopale, mais il expose seulement de façon générale la mission de l’Évêque, qui est de coordonner les différentes œuvres d’apostolat dans le respect de leur caractère propre 1Cf. can. 394 : Code des Canons des Églises orientales, can. 203. Récemment cependant, le Directoire pour le ministère pastoral des Évêquesa approfondi de manière plus concrète le devoir de la charité comme mission essentielle de l’Église entière et de l’Évêque dans son diocèse 1Cf. n. 193-198: l. c., p. 214-221, et il a souligné que l’exercice de la charité est un acte véritablement ecclésial et qu’il représente une part essentielle de sa mission originelle, au même titre que le ministère de la Parole et des Sacrements.1Cf. ibid., n. 194 : l. c., p. 215-216 »
Le moment est venu pour le Pape, dont la devise est “ Coopérateur de la Vérité ”, de réchauffer nos cœurs à la vive flamme de cette Vérité :
« 33. Pour tous ceux qui coopèrent concrètement aux œuvres de charité dans l’Église, l’essentiel a déjà été dit : ils ne doivent pas s’aligner sur les idéologies qui veulent réformer le monde, mais se laisser guider par la foi opérant par la charité (cf. Ga 5, 6). Ils doivent donc être des personnes touchées avant tout par l’amour du Christ, des personnes dont le Christ a conquis le cœur par son amour, en y réveillant l’amour pour le prochain. Leur principe directeur devrait être cette phrase de la deuxième Épître aux Corinthiens: “ L’amour du Christ nous presse. ”(5, 14) Lorsqu’on sait que, dans le Christ, Dieu s’est donné lui-même jusqu’à mourir pour nous, alors nous ne pouvons plus vivre pour nous-mêmes, mais pour Lui et avec Lui pour les autres. Celui qui aime le Christ aime l’Église, et il veut qu’elle soit toujours plus l’expression et l’instrument de Son Amour. Le collaborateur de toute Organisation caritative catholique veut travailler avec l’Église, et donc avec l’Évêque, à répandre l’amour de Dieu dans le monde. Par sa participation aux œuvres caritatives de l’Église, il veut être témoin de Dieu et du Christ, et c’est précisément dans cette pureté d’intention qu’il veut faire du bien aux hommes.
« 34. Par son ouverture intérieure à la dimension catholique de l’Église, le coopérateur sera forcément disposé à se concerter avec les autres Organisations pour répondre aux différentes formes de besoin ; cela devra cependant se réaliser dans le respect du profil spécifique de cette œuvre qui doit être accomplie comme le Christ l’attend de ses disciples. Dans son hymne à la charité(cf. 1 Co 13), saint Paul nous enseigne que la charité est toujours plus qu’une simple action : “ Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert à rien. ”(v. 3) Cette hymne doit être la Magna Charta de l’ensemble du service ecclésial. Elle contient l’abrégé de toutes les réflexions qu’au long de cette Encyclique j’ai développées sur l’amour. L’action concrète demeure insuffisante si, en elle, l’amour pour l’homme n’est pas perceptible, un amour qui se nourrit de la rencontre avec le Christ. Par ma participation personnelle et intérieure aux besoins et aux souffrances d’autrui, je lui donne une part de moi-même : pour que ce don n’abaisse pas l’autre, je ne dois pas seulement lui donner quelque chose de moi-même, mais je dois lui faire le don de mon être tout entier en tant que personne.
« 35. Cette juste manière de servir rend humble celui qui agit. Il ne se place pas dans une position de supériorité face à l’autre, quelque misérable que soit la situation de ce dernier à ce moment-là. Le Christ a pris la dernière place dans le monde – la Croix – et c’est précisément par cette humilité radicale qu’il nous a rachetés et qu’il nous aide constamment. Celui qui peut aider, reconnaît que cela vient de ce qu’il est lui-même aidé. Le fait de pouvoir aider n’est ni son mérite ni un titre d’orgueil. Cette mission est une grâce. Plus une personne œuvre pour les autres, plus elle comprendra et fera sienne la Parole du Christ : “ Nous sommes des serviteurs inutiles. ”(Lc 17, 10). »
On dirait tout ce magnifique passage inspiré de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus : « Quand j’aurais accompli toutes les œuvres de saint Paul, je me croirais encore “ serviteur inutile ” (cf. Lc 17, 10), je trouverais que j’ai les mains vides ; mais c’est justement ce qui fait ma joie, car n’ayant rien, je recevrai tout du bon Dieu. » (Derniers entretiens, 23 juin 1897)
« En effet, elle reconnaît qu’elle n’agit pas selon sa valeur ou sa performance mais parce que le Seigneur lui donne de le faire. Parfois, l’excès de la misère et les limites de sa propre action pourront l’exposer à la tentation du découragement. Mais c’est précisément à ce moment-là qu’elle sera aidée par la pensée qu’elle n’est, en définitive, qu’un instrument entre les mains du Seigneur ; elle se libérera ainsi de la prétention de devoir œuvrer par elle-même, et seule, à la réforme dont le monde a besoin. Elle fera humblement ce qu’il lui est possible de faire et, humblement, elle confiera le reste au Seigneur. C’est Dieu qui gouverne le monde et non pas nous. Pour notre part, mettons-nous simplement à Son service, autant que nous le pouvons, et tant qu’Il nous en donne la force. Cependant, mettre cette force à profit pour faire tout notre possible, voilà la mission qui maintient le bon serviteur de Jésus-Christ toujours en mouvement : “ L’amour du Christ nous presse. ”(2 Co 5, 14) »
Dieu veuille en donner la force encore longtemps à notre bien-aimé pape Benoît XVI !
« 36. L’expérience de l’immensité des besoins peut, d’un côté, nous entraîner dans l’idéologie qui prétend faire maintenant ce que Dieu, en gouvernant le monde, ne semble pas arriver à faire : la solution universelle de tous les problèmes. D’un autre côté, elle peut devenir une tentation de rester dans l’inertie, s’appuyant sur l’impression que l’on n’arrivera jamais à rien. Dans cette situation, l’aide décisive nous vient du contact vivant avec le Christ pour rester sur la voie droite : ni tomber dans un orgueil qui méprise l’homme et qui, loin d’édifier, détruit plutôt, ni s’abandonner à la résignation, qui empêcherait de se laisser guider par l’amour et, ainsi, de servir l’homme. La prière, comme moyen de recevoir sans cesse la force du Christ, devient ici une priorité concrète. Celui qui prie ne perd pas son temps, même si la situation apparaît réellement urgente et semble pousser uniquement à l’action. La piété n’affaiblit pas la lutte contre la pauvreté ou même contre la misère du prochain. La bienheureuse Teresa de Calcutta est un exemple particulièrement manifeste que le temps consacré à Dieu dans la prière non seulement ne nuit pas à l’efficacité ni à l’activité de la charité envers le prochain, mais qu’en réalité il en est la source inépuisable. Dans sa lettre pour le Carême 1996, la bienheureuse écrivait à ses collaborateurs laïcs : “ Nous avons besoin de ce lien intime avec Dieu dans notre vie quotidienne. Et comment pouvons-nous l’obtenir ? À travers la prière. ” »
Même dans les temples bouddhistes ? Écoutez plutôt le pur cri du cœur, franc comme l’or, de la seule Thérèse qui tienne : « Qu’elle est donc grande la puissance de la prière ! On dirait une reine ayant à chaque instant libre accès auprès du roi et pouvant obtenir tout ce qu’elle demande. » (Manuscrit “ C ”, f° 25)
« 37. Le moment est venu d’insister à nouveau sur l’importance de la prière face à l’activisme et au sécularisme menaçant de nombreux chrétiens engagés dans le travail caritatif. Bien sûr, le chrétien qui prie ne prétend pas changer les plans de Dieu ni corriger ce que Dieu a prévu. Il cherche plutôt à rencontrer le Père de Jésus-Christ, lui demandant d’être présent en lui et dans son action par le secours de son Esprit. La familiarité avec le Dieu personnel et l’abandon à sa volonté empêchent l’homme de se nuire et le préservent des filets de doctrines fanatiques et terroristes. »
Allusion courageuse à l’islam qui ne connaît pas « le Dieu personnel » ni « l’abandon à sa volonté ».
« Une attitude authentiquement religieuse empêche que l’homme s’érige en juge de Dieu, l’accusant de permettre la misère sans éprouver de la compassion pour ses créatures. Mais celui qui se permet de lutter contre Dieu au nom de l’intérêt de l’homme, sur qui pourra-t-il compter quand l’action humaine se montrera impuissante ? »
La haine de Dieu et la révolte de l’homme contre un Créateur conçu comme jaloux de son autorité et nécessairement écrasant est le ressort profond des révolutions de notre temps. C’est contre cette « fausse image de Dieu » que toute l’encyclique est bâtie. Au moment de conclure, le Pape achève sa peinture du Dieu de Jésus-Christ en recourant encore une fois à la sainte Écriture :
« 38. Évidemment, Job peut se plaindre auprès de Dieu de la souffrance incompréhensible et apparemment injustifiable qui est présente dans le monde. »
Ainsi faisait le Père Cardonnel, dominicain, découvrant dans la cuisine de son couvent une petite souris achevant de mourir dans un piège d’homme (Dieu aujourd’hui, CRC n° 63, décembre 1972). La différence avec Job est que celui-ci était lui-même victime. Tandis que l’autre s’enivrait de son propre “ verbe ”...
« Il parle ainsi de sa souffrance : “ Oh ! si je savais comment l’atteindre, parvenir jusqu’à sa demeure... Je connaîtrais les termes de sa réponse, attentif à ce qu’il me dirait. Jetterait-il toute sa force dans ce débat avec moi ?... C’est pourquoi, devant lui, je suis terrifié ; plus j’y songe, plus il me fait peur. Dieu a brisé mon courage, le Tout-Puissant me remplit d’effroi. ”(23, 3. 5-6. 15‑16) »
Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, qui a souffert au-delà de ce qui est imaginable, s’écriait, du sein même de cette fournaise : « Pour moi, la prière, c’est un élan du cœur, c’est un simple regard jeté vers le Ciel, c’est un cri de reconnaissance et d’amour au sein de l’épreuve comme au sein de la joie ; enfin c’est quelque chose de grand, de surnaturel, qui me dilate l’âme et m’unit à Jésus. » (Manuscrit “ C ”, f° 25) C’est toute la différence entre le Nouveau et l’Ancien Testament.
« Souvent, il ne nous est pas donné de connaître la raison pour laquelle Dieu retient son bras au lieu d’intervenir. Du reste, il ne nous empêche pas non plus de crier, comme Jésus en croix : “ Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ”(Mt 27, 46) Dans un dialogue priant, nous devrions rester devant sa Face, en lui posant cette question : “ Jusques à quand, Maître saint et vrai, tarderas-tu ? ”(Ap 6, 10) C’est saint Augustin qui donne à notre souffrance la réponse de la foi : “ Si comprehendis, non est Deus – Si tu le comprends, alors il n’est pas Dieu.1Sermon 52, 16 : PL 38, 360 ” Notre protestation ne veut pas défier Dieu, ni insinuer qu’en Lui il y a erreur, faiblesse ou indifférence. Pour le croyant, il est impossible de penser que Dieu est impuissant ou bien qu'“ il dort ”(1 R 18, 27). »
Allusion au prophète Élie se moquant des quatre cents (faux) prophètes, idolâtres, dont les cris et les danses n’obtenaient pas la moindre réponse de leur “ dieu ” prétendu.
« Ce qui est bien plutôt vrai, c’est que même notre cri, tout comme le cri de Jésus sur la Croix, est la manière extrême et la plus profonde d’affirmer notre foi en sa Souveraineté. En effet, les chrétiens continuent de croire, malgré toutes les incompréhensions et toutes les confusions du monde qui les entoure, en la “ bonté de Dieu et en sa tendresse pour les hommes ”(Tt 3, 4). Bien que plongés comme tous les autres hommes dans la complexité dramatique des événements de l’histoire, ils restent fermes dans la confiance que Dieu est un Père et qu’il nous aime, même si son silence nous demeure incompréhensible. »
Remarquons tout de même que le silence de Dieu demeurerait moins incompréhensible si nous consentions à entendre le message de sa Mère et à nous rendre à ses “ petites demandes ”.
« 39. Foi, espérance et charité vont de pair. »
Un Ange descendu du Ciel est venu nous le rappeler il y a exactement quatre-vingt-dix ans, en enseignant à Lucie, François et Jacinthe cette prière : « Mon Dieu, je crois, j’adore, j’espère et je vous aime. Je vous demande pardon pour ceux qui ne croient pas, qui n’adorent pas, qui n’espèrent pas, qui ne vous aiment pas. »
« L’espérance s’enracine en pratique dans la vertu de patience, qui ne se relâche ni dans le bien ni dans l’absence apparente de succès, et dans la vertu d’humilité, qui accepte le mystère de Dieu et qui Lui fait confiance même dans l’obscurité. La foi nous montre le Dieu qui a livré son Fils pour nous et nous donne la certitude victorieuse qu’est bien vraie l’affirmation : Dieu est Amour. »
L’Ange de Fatima le fit bien sentir aux voyants en leur disant, après avoir répété trois fois cette prière : « Priez ainsi ! Les Cœurs de Jésus et de Marie sont attentifs à la voix de vos supplications. »
« De cette façon, elle transforme notre impatience et nos doutes en une confiance inconfusible que Dieu tient le monde entre ses mains et que, malgré toutes les obscurités, il triomphe, comme l’Apocalypse le révèle à la fin, de façon lumineuse, à travers ses images bouleversantes. La foi, qui prend conscience de l’amour de Dieu révélé dans le Cœur transpercé de Jésus sur la Croix, suscite à son tour l’amour. Il est la lumière, en réalité l’unique, qui ne cesse d’illuminer un monde dans l’obscurité et qui nous donne le courage de vivre et d’agir. La charité est possible, et nous sommes en mesure de la mettre en pratique parce que nous sommes créés à l’image de Dieu. Par la présente Encyclique, voici à quoi je voudrais vous inviter : Mettre en pratique la charité et de cette manière faire entrer la lumière de Dieu dans le monde. »
C’est génial : c’est la voie “ franciscaine ” du salut pour un monde en perdition. Mais si la charité s’est refroidie, à quel feu la réchaufferons-nous ?
Au feu du Cœur de Marie.
CONCLUSION.
« 40. Considérons enfin les saints, ceux qui ont exercé de manière exemplaire la charité. Notre pensée se tourne en particulier vers Martin de Tours († 397), d’abord soldat, puis moine et évêque : comme une icône, il montre la valeur irremplaçable du témoignage individuel de la charité. Aux portes d’Amiens, Martin partage en deux son manteau avec un pauvre ; la nuit suivante, Jésus lui-même lui apparaît en songe, revêtu de ce manteau, pour confirmer la valeur éternelle de la parole évangélique : “ J’étais nu, et vous m’avez habillé... Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. ”(Mt 25, 36. 40) 1Cf. Sulpice Sévère, Vie de saint Martin, 3, 1-3 : SCh 133, 256-258 »
« Dans l’histoire de l’Église, combien d’autres témoignages de charité pourraient être cités ! En particulier, tout le mouvement monastique, depuis ses origines avec saint Antoine, Abbé († 356), fait apparaître un service de charité considérable envers le prochain. Dans le “ Face à face ” avec le Dieu qui est Amour, le moine perçoit l’exigence impérieuse de transformer toute sa vie en service : service de Dieu et service du prochain. C’est ainsi qu’on peut expliquer la naissance des grands hospices, hôpitaux et asiles à côté des monastères. Cela explique aussi les grandes initiatives en faveur du progrès humain et de l’éducation chrétienne, destinées particulièrement aux plus pauvres, tout d’abord pris en charge par les Ordres monastiques et mendiants, puis par les différents Instituts de religieux et de religieuses, tout au long de l’histoire de l’Église. Des figures de saints comme François d’Assise, Ignace de Loyola, Jean de Dieu, Camille de Lellis, Vincent de Paul, Louise de Marillac, Joseph B. Cottolengo, Jean Bosco, Louis Orione, Teresa de Calcutta, pour ne prendre que quelques noms, demeurent des modèles insignes en matière d’œuvres sociales caritatives pour tous les hommes de bonne volonté. Les saints sont les vrais porteurs de lumière dans l’histoire, parce qu’ils sont des hommes et des femmes de foi, d’espérance et d’amour.
« 41. Parmi les saints, il y a par excellence Marie, la Mère du Seigneur et miroir de toute sainteté. Dans l’Évangile de Luc, nous la trouvons engagée dans un service de charité envers sa cousine Élisabeth, auprès de laquelle elle demeure “ environ trois mois ”(1, 56), pour l’assister dans la phase finale de sa grossesse.
« “ Magnificat anima mea Dominum ”, dit-elle à l’occasion de cette visite – “ Mon âme exalte le Seigneur ”– (Lc 1, 46). Elle exprime ainsi tout le programme de sa vie : ne pas se mettre elle-même au centre, mais faire place à Dieu, rencontré tant dans la prière que dans le service du prochain, alors seulement le monde devient bon. Marie est grande précisément parce qu’elle ne veut pas se rendre elle-même grande, mais elle veut rendre Dieu grand. Elle est humble : elle ne veut être rien d’autre que la servante du Seigneur (cf. Lc 1, 38. 48). Elle sait qu’elle contribue au salut du monde, du seul fait qu’elle ne cherche pas à accomplir sa propre œuvre, mais qu’elle se met à la disposition des initiatives de Dieu. Elle est une Femme-Espérance. »
Le Saint-Père a créé trois néologismes pour montrer en Marie la personnification des trois vertus théologales.
« C’est seulement parce qu’elle croit aux promesses de Dieu et qu’elle attend le salut d’Israël que l’ange peut venir chez elle et l’appeler au service décisif de ces promesses.
« Elle est une Femme-Croyante: “ Bienheureuse celle qui a cru ”, lui dit Élisabeth (Lc 1, 45). Le Magnificat, portrait, pour ainsi dire, de son âme, est entièrement tissé de fils de l’Écriture sainte, de fils tirés de la Parole de Dieu. On voit ainsi que Marie habite véritablement la Parole de Dieu d’où elle sort et où elle entre. Elle parle et pense au moyen de la Parole de Dieu ; la Parole de Dieu devient sa parole, et sa parole naît de la Parole de Dieu. On voit aussi que ses pensées sont à l’unisson des pensées de Dieu, que sa volonté se fond dans celle de Dieu. Étant pénétrée au plus intime d’elle-même par la Parole de Dieu, elle a pu devenir la mère du Verbe Incarné.
« Enfin, Marie est une Femme-Aimante. Comment pourrait-il en être autrement ? Comme croyante qui, dans la foi, pense avec les pensées de Dieu et veut avec la volonté de Dieu, elle ne peut qu’être une Femme-Aimante. Nous le percevons à travers ses gestes silencieux, dont les récits de l’Enfance nous conservent le souvenir dans l’Évangile. Nous le voyons à travers la délicatesse avec laquelle, à Cana, elle perçoit les besoins des époux qu’elle expose à Jésus. Nous le voyons dans l’humilité avec laquelle elle accepte de s’effacer pendant la vie publique de Jésus, sachant que son Fils doit désormais fonder une nouvelle famille et que l’heure de sa Mère reviendra seulement au moment de la Croix, qui sera l’heure véritable de Jésus (cf. Jn 2, 4 ; 13, 1). Alors, quand les disciples auront fui, ce sera elle qui se tiendra sous la Croix (cf. Jn 19, 25-27) ; plus tard, à l’heure de la Pentecôte, les disciples se rassembleront autour d’elle dans l’attente de l’Esprit-Saint (cf. Ac 1, 14). »
Et aujourd’hui ? Montée aux Cieux dans son corps de Femme, Elle paraît à nos yeux, à nos esprits de créatures mortelles, enveloppée d’une gloire insoutenable qui est la splendeur de la sainteté. Comme le Nom trois fois saint de Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, le Nom de la Mère de Dieu s’entoure d’une Nuée de gloire qui la défend contre toutes les turpitudes auxquelles veut nous arracher notre Saint-Père le Pape par son enseignement.
« 42. La vie des saints ne comporte pas seulement leur biographie terrestre, mais aussi leur vie et leur agir en Dieu après leur mort. La vie des saints nous montre que celui qui va vers Dieu ne s’éloigne pas des hommes, mais qu’il se rend au contraire vraiment proche d’eux. En personne nous ne le percevons plus clairement qu’en Marie. La parole du Crucifié au disciple – à Jean, et à travers lui, à tous les disciples de Jésus : “ Voici ta mère ”(Jn 19, 27) – ne cessera de s’appliquer à travers toutes les générations. »
« Femme, voici votre Fils » : ce nom de “ Femme ”, adressé à Marie par Jésus, du haut de la Croix, exprime une intimité, une plénitude d’amour incomparable. Jésus se plaît infiniment en Elle et Elle peut tout lui demander parce qu’Il ne peut rien lui refuser.
« De fait, Marie est devenue Mère de tous ceux qui ont la foi. C’est vers sa bonté maternelle comme vers sa pureté et sa beauté virginales que se tournent les hommes de tous les temps et de tous les coins du monde, dans leurs besoins et leurs espérances, dans leurs joies et leurs souffrances, qu’ils soient seuls ou en communauté. Et ils font sans cesse l’expérience du don de sa bonté, l’expérience de l’amour inépuisable qu’elle répand du plus profond de son Cœur. »
C’est pourquoi Dieu veut établir dans le monde la dévotion au Cœur Immaculé de Marie seul capable de triompher de tous les démons et de vaincre nos passions en réduisant à rien nos imaginations et objections parce que, le pied sur la tête du serpent, elle est victorieuse de toutes les hérésies. Armée de cette puissance, Elle redescend du Ciel pour y retourner en nous montrant le chemin qui est son Cœur Immaculé.
« Les témoignages de gratitude qui lui sont adressés dans tous les continents et dans toutes les cultures expriment la reconnaissance de cet amour pur qui ne se cherche pas lui-même, mais qui veut simplement le bien. De même, la dévotion des fidèles manifeste l’intuition infaillible de la manière dont un tel amour devient possible : il le devient grâce à la plus intime union avec Dieu, en vertu de laquelle elle s’est totalement laissé pénétrer par Lui – condition qui permet à celui qui a bu à la source de l’amour de Dieu de devenir lui-même une source d’où “ jailliront des fleuves d’eau vive ”(Jn 7, 38). Marie, la Vierge, la Mère, nous montre ce qu’est l’amour et d’où il tire son origine, sa force toujours renouvelée. C’est à elle que nous confions l’Église, sa mission au service de l’Amour. »
En allemand, on s’adresse à Dieu et à la Sainte Vierge en les tutoyant, même dans la religion d’avant le Concile. Qu’il nous soit donc permis de remplacer le tutoiement de la traduction officielle par le vouvoiement :
vous avez donné au monde la vraie lumière,
Jésus, votre Fils, Fils de Dieu.
À l’appel de Dieu
Vous vous êtes livrée complètement
et vous êtes devenue ainsi la source
de la bonté qui jaillit de Lui.
Montrez-nous Jésus. Guidez-nous vers Lui.
Enseignez-nous à Le connaître et à L’aimer,
afin que nous puissions, nous aussi,
devenir capables d’un amour vrai
et sources d’eau vive
au milieu d’un monde assoiffé.
« Donné à Saint-Pierre de Rome, le 25 décembre, pour la solennité de la Nativité du Seigneur, en l’année 2005, la première année de Notre Pontificat.
Frère Bruno de Jésus
Il est ressuscité ! n° 44, mars 2006, p. 19-36