L'encyclique Deus caritas est (1)
LETTRE ENCYCLIQUE DU SOUVERAIN PONTIFE Benoît XVI,
AUX ÉVÊQUES, AUX PRÊTRES ET AUX DIACRES,
AUX PERSONNES CONSACRÉES, ET À TOUS LES FIDÈLES LAÏCS,
SUR L’AMOUR CHRÉTIEN.
INTRODUCTION.
« 1. “ Dieu est amour : celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu en lui. ”(1 Jn 4, 16) Ces paroles de la première Épître de saint Jean expriment avec une clarté extraordinaire ce qui fait le centre de la foi chrétienne : l’image chrétienne de Dieu, ainsi que l’image de l’homme et de son chemin, qui en découle. »
On peut dire de cette Lettre encyclique ce que le Père Éphrem Longpré, o. f. m., écrit de l’œuvre théologique et philosophique du Bx Duns Scot : « Une large et puissante synthèse complètement dominée par l’idée d’amour. » (Études franciscaines, 1924)
Benoît XVI est avant tout un théologien. C’est de la parole même de Dieu qu’il veut éclairer le « chemin » de l’homme.
« De plus, dans ce même verset, Jean nous offre pour ainsi dire une formule synthétique de l’existence chrétienne : “ Nous avons reconnu l’amour que Dieu a pour nous, et nous y avons cru. ” »
Nous voilà d’emblée en pleine circumincessante charité. Avec un “ c ”, le mot exprime le mouvement perpétuel d’une affection et d’un dévouement mutuels si agissants qu’il se fait accueillant à toute âme désireuse d’y prendre part. Tous y ont accès, et c’est notre béatitude.
« Nous avons cru à l’amour de Dieu : c’est ainsi que le chrétien peut exprimer le choix fondamental de sa vie. À l’origine du fait d’être chrétien, il n’y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à notre vie un nouvel horizon et par là son orientation décisive. Dans son Évangile, Jean avait exprimé cet événement par ces mots : “ Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique : ainsi tout homme qui croit en lui(...) obtiendra la vie éternelle ”(3, 16). »
Le chrétien connaît le Dieu vivant et vrai, Père, Fils et Saint-Esprit, et ses desseins d’amour par la révélation de l’Incarnation rédemptrice. Ces premières vérités, de certitude absolue, dévoilent ce que l’abbé de Nantes appelle, à la suite de Duns Scot, « l’infinie liberté de l’amour » de Dieu. C’est un amour dérivé des Cieux et qui y retourne, avec son fruit, la moisson, la vendange, si c’était possible, de toute la famille humaine, du moins de tous ceux que Dieu notre Père a élus et qui seront sauvés. Dieu veuille nous y compter et nous réunir tous dans son Ciel pour toujours, toujours, toujours...
« En reconnaissant le caractère central de l’amour, la foi chrétienne a recueilli ce qui était le noyau de la foi d’Israël et, en même temps, elle a donné à ce noyau une profondeur et une ampleur nouvelles. En effet, l’Israélite croyant prie chaque jour avec les mots du Livre du Deutéronome, dans lesquels il sait qu’est contenu le centre de son existence : “ Écoute, Israël : Yahweh notre Dieu est le seul Yahweh. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. ”(6, 4-5) »
En quoi consistent la « profondeur » et l'« ampleur nouvelles » apportées à « la foi d’Israël » par « la foi chrétienne » ?
« Jésus a réuni, en en faisant un unique précepte, le commandement de l’amour de Dieu et le commandement de l’amour du prochain, contenus dans le Livre du Lévitique : “ Tu aimeras ton prochain comme toi-même. ”(19, 18 ; cf. Mc 12, 29-31). Comme Dieu nous a aimés le premier (cf. 1 Jn 4, 10), l’amour n’est plus seulement un commandement, mais il est la réponse au don de l’amour par lequel Dieu vient à notre rencontre. »
Dans l’Ancien Testament, l’amour est un commandement. Il le reste dans le Nouveau, mais il n’est pas « seulement » cela, parce qu’étant premier en nous comme en Dieu qui en est la source, il a un caractère spontané. Comment cela ? C’est l’objet de la Lettre encyclique de le montrer.
Avec la primauté donnée au vouloir de l’amour, Benoît XVI nous engage sur la voie ouverte par les franciscains du treizième siècle, saint Bonaventure, sur lequel l’abbé Ratzinger fit sa thèse, le Bx Duns Scot, que l’abbé de Nantes a découvert sur le tard (CRC nos 317-320). Dieu nous a créés pour que nous l’aimions. Mais pour nous rendre capables de l’aimer, il nous a créés plusieurs. Toute la théologie du Bx Duns Scot est « complètement dominée par ces deux vérités intimement liées : Deus caritas est, Deus vult alios diligentes » 1R. P. Léon Seiller, o. f. m., Jean Duns Scot, un docteur des temps nouveaux, Paris, 1953, p. XIII.
« Dans un monde où l’on associe parfois la vengeance au nom de Dieu, ou même le devoir de la haine et de la violence, c’est un message qui a une grande actualité et une signification très concrète. C’est pourquoi, dans ma première Encyclique, je désire parler de l’amour dont Dieu nous comble et que nous devons communiquer aux autres. »
Caïn tenta de se justifier du meurtre de son frère Abel, par cette question : « Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4, 9) Autrement dit, il avait agi comme si Dieu, indifférent à nos existences, ne nous demandait pas compte de nos frères. Benoît XVI enseigne au contraire que Dieu se rend présent par son initiative d’amour qui transfuse en nous et nous rend responsables les uns des autres :
« Par là sont ainsi indiquées les deux grandes parties de cette Lettre, profondément reliées entre elles.
« La première aura un caractère plus spéculatif ; en effet, mon intention, au début de mon Pontificat, est d’éclaircir quelques points essentiels concernant l’amour que Dieu offre à l’homme, de manière mystérieuse et entièrement gratuite et, parallèlement, de mettre en évidence le lien intrinsèque de cet Amour avec la réalité de l’amour humain.
« La seconde partie aura un caractère plus concret, puisqu’elle traitera de la pratique ecclésiale du commandement de l’amour du prochain. La question est très vaste, un long développement dépasserait néanmoins le but de cette Encyclique. Je désire insister sur quelques éléments fondamentaux, de manière à susciter dans le monde une nouvelle ardeur par laquelle l’homme réponde à l’amour divin au moyen des œuvres. »
PREMIÈRE PARTIE : L’UNITÉ DE L’AMOUR DANS LA CRÉATION
ET DANS L’HISTOIRE DU SALUT
UN PROBLÈME DE LANGAGE.
« 2. L’amour de Dieu pour nous est une question fondamentale de la vie et soulève des interrogations décisives sur qui est Dieu et sur qui nous sommes. »
L’abbé de Nantes dirait : sur l'“ ipséité ” de Dieu et sur l'“ ipséité ” des hommes. Mais avant d’apporter une réponse à ces interrogations, le Saint-Père tient à préciser le sens des mots :
« Mais lorsque nous commençons à aborder ce sujet, nous nous heurtons à un problème de langage. Le terme “ amour ” est devenu aujourd’hui un des mots les plus utilisés et aussi un des plus galvaudés, un mot auquel nous donnons des acceptions totalement différentes. Même si le thème de cette encyclique se concentre sur la question de la compréhension et de la pratique de l’amour conformément à la Sainte Écriture et à la Tradition de l’Église, nous ne pouvons cependant faire totalement abstraction du sens que possède ce mot dans les différentes cultures et dans le langage actuel.
« Rappelons en premier lieu le vaste champ sémantique du mot “ amour ”: on parle d’amour de la patrie, d’amour pour son métier, d’amour entre amis, d’amour du travail, d’amour entre parents et enfants, entre frères et sœurs et entre proches, d’amour pour le prochain et d’amour pour Dieu. »
Cette énumération ne laisse rien au hasard. À la relire attentivement, on constate qu’elle contient tout le réseau de nos relations en ses divers degrés de perfection.
« Cependant, dans toute cette diversité de sens, l’amour entre homme et femme, dans lequel le corps et l’âme concourent inséparablement et dans lequel s’épanouit pour l’être humain une promesse de bonheur qui semble irrésistible, apparaît comme l’archétype de l’amour par excellence, devant lequel s’estompent, à première vue, toutes les autres formes d’amour. Voici alors la question qui se pose : Toutes ces formes d’amour se complètent-elles pour finalement former un certain ensemble et, malgré toute la diversité de ses manifestations, l’amour est-il en fin de compte unique, ou bien, au contraire, utilisons-nous simplement un seul et même mot pour indiquer des réalités complètement différentes ? »
Ainsi posée, la question revient à se demander : quel rapport y a-t-il entre le Dieu-Charité de notre foi, d’une part, et l’eros qui obsède notre société contemporaine, d’autre part ?
“ EROS ” ET “ AGAPÈ ” – DIFFÉRENCE ET UNITÉ.
« 3. À l’amour entre homme et femme, qui ne naît pas de la pensée ou de la volonté mais qui, pour ainsi dire, s’impose à l’être humain, la Grèce antique avait donné le nom d’eros. »
C’est la convoitise, amour captatif, obligé, subit, irrésistible, qui naît de l’instinct.
« Disons déjà par avance que l’Ancien Testament utilise deux fois seulement le mot eros, tandis que le Nouveau Testament ne l’utilise jamais : des trois mots grecs relatifs à l’amour – eros, philia (amour d’amitié) et agapè – les écrits néotestamentaires privilégient le dernier, qui dans la langue grecque était plutôt marginal. »
Le mot agapè désigne l’amour vrai, sincère et noble, tout de bienveillance pour autrui. C’est la charité, amour gratuit, généreux, libre et spontané, amour oblatif.
« La notion d’amitié (philia), est reprise et approfondie dans l’Évangile de Jean pour exprimer la relation entre Jésus et ses disciples. Le fait que ce mot eros ait été mis de côté, et que l’on exprime la nouvelle manière de considérer l’amour par le mot agapè, montre sans aucun doute quelque chose d’essentiel dans la nouveauté du christianisme concernant précisément la compréhension de l’amour. »
Avant d’expliciter cette « nouveauté du christianisme », le Pape en prend la défense contre Nietzsche. Celui-ci n’a connu du christianisme que sa forme abâtardie, luthérienne et kantienne, que d’ailleurs il assimilait au bouddhisme ! Et, se jetant à l’extrême opposé du pessimisme et du moralisme sec qu’il y avait discernés, on sait jusqu’à quelle barbarie il pensa exalter la vie, la nature, l’homme par un antichristianisme dont l’aboutissement fut l’aventure hitlérienne !
« Dans la critique du christianisme, qui s’est développée avec une radicalité grandissante à partir de la philosophie des Lumières, cette nouveauté a été considérée d’une manière absolument négative. Selon Friedrich Nietzsche, le christianisme aurait donné du venin à boire à l’eros qui, si en vérité il n’en est pas mort, en serait venu à dégénérer en vice 1Cf. Jenseits von Gut und Böse, IV, 168 (Par-delà le bien et le mal).. Le philosophe allemand exprimait de la sorte une perception très répandue : l’Église, avec ses commandements et ses interdits, ne nous rend-elle pas amère la plus belle chose de la vie ? N’élève-t-elle pas des panneaux d’interdiction justement là où la joie prévue pour nous par le Créateur nous offre un bonheur qui nous fait goûter par avance quelque chose du Divin ? »
Si la “ religion ” ne sait formuler que des tabous, des condamnations et règlements, elle ne “ relie ” rien du tout, Dieu n’est pas le Dieu-Charité, Créateur et Père des hommes, ses prêtres n’ont plus de raison d’être. Mais Nietzsche a tort. D’où vient son erreur ? Le Saint-Père va le dire admirablement :
« 4. En est-il vraiment ainsi ? Le christianisme a-t-il véritablement détruit l’eros ? Regardons le monde préchrétien. Comme de manière analogue dans d’autres cultures, les Grecs ont vu dans l’eros avant tout l’ivresse, le dépassement de la raison provenant d’une “ folie divine ” qui arrache l’homme à la finitude de son existence et qui, dans cet être bouleversé par une puissance divine, lui permet de faire l’expérience de la plus haute béatitude. Tous les autres pouvoirs entre le ciel et la terre apparaissent de ce fait d’une importance secondaire : “ Omnia vincit amor ”, affirme Virgile dans les Bucoliques – l’amour vainc toutes choses – et il ajoute : “ Et nos cedamus amori ”– et nous cédons, nous aussi, à l’amour 1X, 69 : Les Belles Lettres, Paris (1942), p. 71. Dans les religions, cette attitude s’est traduite sous la forme de cultes de la fertilité, auxquels appartient la prostitution “ sacrée ”, qui fleurissait dans beaucoup de temples. L’eros était donc célébré comme force divine, comme communion avec le Divin. »
Conclusion : l’amour humain a toujours été considéré par les peuples comme chose sacrée et mis en rapport avec la religion divine. C’est donc bien la religion qui doit le régler. Mais encore, quelle religion ?
« L’Ancien Testament s’est dressé avec la plus grande rigueur contre cette forme de religion qui s’opposait à la foi au Dieu unique comme une tentation très puissante, et il l’a combattue comme une perversion de la piété. En cela cependant, il n’a en rien refusé l’eros comme tel, mais il a déclaré la guerre à sa déformation destructrice, puisque la fausse divinisation de l’eros, qui se produit ici, le prive de sa dignité, le déshumanise. En fait, dans le temple, les prostituées, qui doivent donner l’ivresse du Divin, ne sont pas traitées comme êtres humains ni comme personnes, mais elles sont seulement des instruments pour susciter la “ folie divine ”: en réalité, ce ne sont pas des déesses, mais des personnes humaines dont on abuse. C’est pourquoi l’eros ivre et indiscipliné n’est pas ascension, “ extase ” vers le Divin, mais chute de l’homme. Il devient ainsi évident que l’eros a besoin de discipline, de purification, pour donner à l’homme non pas le plaisir d’un instant, mais un certain avant-goût du sommet de l’existence, de la béatitude vers laquelle tend tout notre être. »
On croirait entendre l’abbé de Nantes prêchant la “ pureté positive ”, selon laquelle l'“ ascèse ” doit ajouter les merveilles de la grâce aux nécessités de la nature, sans pour autant abroger celles-ci au nom de celles-là.
« 5. De ce regard rapide porté sur la conception de l’eros dans l’histoire et dans le temps présent, deux aspects apparaissent clairement. D’abord, il existe une certaine relation entre l’amour et le Divin : l’amour promet l’infini, l’éternité, une réalité plus grande et totalement autre que le quotidien de notre existence. Mais il est apparu en même temps que le chemin vers un tel but ne consiste pas simplement à se laisser dominer par l’instinct. Des purifications et des maturations sont nécessaires ; elles passent aussi par la voie du renoncement. Ce n’est pas le refus de l’eros, ce n’est pas son “ empoisonnement ”, mais sa guérison en vue de sa vraie grandeur. »
Ainsi, le Pape récuse-t-il un dualisme simpliste. « Ni l’agapè ne mérite cet excès d’honneur, d’être décrite comme pure, libre, généreuse, affranchie de tout intérêt, calcul, retour sur soi, plaisir égoïste. Quel en serait alors le ressort, le motif, le but ? Ni l’eros, ne mérite cet excès d’indignité, quand sa cupidité, sa convoitise, animale si souvent, s’associent à tant de bienveillance et de bienfaisance et, lentement, au fil des jours, se muent en dévouement aveugle, en charité sans limite ! Et comment donc le langage humain confondrait-il cet instinct égoïste avec son contraire sous l’unique vocable de l'“ amour ”, s’il n’avait lui aussi, même dans ses pires manifestations, quelque résonance altruiste, un élan généreux ? » (Georges de Nantes,Le fondement transphysique de l’amour, CRC n° 177, mai 1982, p. 6)
« Cela dépend avant tout de la constitution de l’être humain, à la fois corps et âme. L’homme devient vraiment lui-même, quand le corps et l’âme se trouvent dans une profonde unité ; le défi de l’eros est vraiment surmonté lorsque cette unification est réussie. Si l’homme aspire à être seulement esprit et qu’il veut condamner la chair comme étant un héritage simplement animal, alors l’esprit et le corps perdent leur dignité. Et si, d’autre part, il renie l’esprit et considère donc la matière, le corps, comme réalité exclusive, il perd également sa grandeur. L’épicurien Gassendi s’adressait en plaisantant à Descartes par le salut : “ Ô Esprit ! ” Et Descartes répliquait en disant : “ Ô Chair ! ” 1Cf. René Descartes, Œuvres XII : V. Cousin éd., Paris (1824), p. 95 sq.Mais ce n’est pas l’esprit ou le corps qui aime : c’est l’homme, la personne qui aime dans l’unité d’une seule créature dont le corps et l’âme font partie. »
L’abbé de Nantes applique cette vérité à l’Église, à l’encontre du réformisme du Père Congar (ci-après).
J’AIME L’ÉGLISE
Dans sa Lettre à mes Amis n° 178, du 6 août 1964, jour de la publication d’Ecclesiam suam, première encyclique du pape Paul VI, charte d’un pontificat réformiste, l’abbé de Nantes témoigne de son amour “ charnel ” de l’Église :
« C’est en vertu de cet amour, de cette admiration, de cette piété dont déborde mon cœur reconnaissant, que je proteste contre la distinction que la théologie moderne doit au Père Congar, entre les “ structures ” immuables de l’Église et ses “ superstructures ” accidentelles et réformables. Cette vivisection, de type marxiste, permet à chacun de décider de ce qu’on doit respecter de la Tradition et de ce qu’on peut supprimer et remplacer à son idée. La distinction paraît fondée, à première vue du moins et dans l’abstrait. Il y a bien dans un être humain un squelette et des organes vitaux, nécessaires ; tandis que d’autres éléments les revêtent, chair, muscle, peau, cheveux, qui le sont moins. Mais l’âme, la personne, l’être chéri ne sont-ils pas aussi bien ici et là, dans le squelette et dans les chairs, l’être total ?
« Au-delà de sa distinction anatomique, inerte, le Père Congar en laisse supposer une autre, qui atteint l’unité vivante de l’être, l’âme même de l’Église : les structures seules y seraient divines tandis que les traditions, comme des revêtements malencontreux, ne seraient qu’inventions humaines, et encore boursouflures et rides apportées par des siècles stupides et révolus, sans commune mesure avec les grandeurs et beautés définitives de notre époque. Ce réformateur, sincère mais d’intelligence courte, ce professeur qui n’a jamais été pasteur d’âmes n’a pas vu ce qu’avait d’offensant pour l’Église, il n’a pas senti ce qu’avait de blessant pour les fidèles cette dissection annonciatrice d’effroyables lacérations. Je n’aime pas un squelette ni des organes vitaux, j’aime Son visage, Son vêtement chatoyant et jusqu’à Sa sandale, tout Elle-même. Avec le Cantique Spirituel, je chanterai le cheveu de Son cou qui nous a charmés nous aussi, ses enfants, comme il a blessé d’amour le cœur de Son Époux.
« Ah ! que celui qui aime l’Église comprenne ! Dans ses traits et ses gestes les plus infimes, un je ne sais quoi d’exquis nous a ravis dans les hauteurs de son Mystère essentiel. C’est pourquoi je hais ces iconoclastes qui ont projet de la tondre, la mettre à nu, lui imposer leur chirurgie esthétique, à leur mode, au siècle de Picasso et de Le Corbusier ! »
« C’est seulement lorsque les deux se fondent véritablement en une unité que l’homme devient pleinement lui‑même. C’est uniquement de cette façon que l’amour, l’eros, peut mûrir, jusqu’à parvenir à sa vraie grandeur. »
La dépréciation des réalités charnelles pourra se dénommer spiritualisme, ou mysticisme, ou pessimisme ; leur culte se prétendra humanisme, naturalisme, optimisme, et sera promptement accusé de sensualisme. Entre les deux, Benoît XVI refuse de choisir, et il enseigne, dans le Christ, une synthèse supérieure, surnaturelle, comme l’abbé de Nantes dans sa théologie kérygmatique (L’amour devant Dieu, CRC n° 65, fév. 1973, p. 3- 14).
« Aujourd’hui, on reproche souvent au christianisme du passé d’avoir été l’ennemi de la chair ; de fait, il y a toujours eu des tendances en ce sens. »
L’abbé de Nantes le reconnaît aussi : « De nos jours, la vague d’érotisme universel déferle sur un monde longtemps janséniste et puritain. » (ibid., p. 9)
« Mais la façon d’exalter le corps, à laquelle nous assistons aujourd’hui, est trompeuse. L’eros rabaissé simplement au “ sexe ” devient une marchandise, une simple “ chose ” que l’on peut acheter et vendre ; et l’homme lui-même devient une marchandise. En réalité, cela est exactement le contraire du grand oui de l’homme à son corps. L’homme ne voit dans le corps et la sexualité que le côté charnel qu’il utilise et exploite de manière calculée. Cela n’apparaît pas comme un domaine de sa liberté, mais comme un phénomène qu’il essaie, à sa manière, de rendre à la fois plein de plaisir et inoffensif. »
En quelques lignes, le Pape démasque l’effrayante “ aliénation ” de la licence sexuelle où sombre notre société :
« En réalité, nous nous trouvons devant une dégradation du corps humain, qui n’est plus intégré dans le tout de la liberté de notre existence, qui n’est plus l’expression vivante de la totalité de notre être, mais qui se trouve comme cantonné au domaine purement biologique. L’exaltation spécieuse du corps peut bien vite se transformer en haine envers la nature corporelle. À l’inverse, la foi chrétienne a toujours considéré l’homme comme un être un et duel, dans lequel esprit et matière s’interpénètrent l’un l’autre et font ainsi tous deux l’expérience d’une nouvelle noblesse. Oui, l’eros veut nous élever “ en extase ” vers le Divin, nous conduire au-delà de nous-mêmes, mais c’est précisément pourquoi il oblige à suivre un chemin de montée, de renoncements, de purifications et de guérisons. »
Il s’agit donc de « trouver l’Amour total loin des renoncements meurtriers, meurtriers non de soi mais du prochain », comme dit l’abbé de Nantes, observant que « ce dilemme de la chair et de l’esprit est le fruit d’une première abstraction. Celle de l’individu qui s’isole pour se considérer lui-même, séparé des autres créatures et de Dieu, et pour choisir entre deux parties de lui-même. Les deux options ainsi posées seront certainement égoïstes et meurtrières : s’il choisit l’esprit pour mieux se rassasier, en haut, de Dieu Esprit Pur, il repoussera toute créature, charnelle mais fraternelle, comme ennemie de son bien. S’il choisit de vivre dans la chair pour mieux connaître l’union d’amour, la communication et la fusion d’existences fraternelles, alors il se privera de Dieu et renoncera à sa vie spirituelle ! »
Conclusion : « Ni faire l’ange ni faire la bête ne convient à l’homme... » (ibid., p. 10)
« 6. Comment devons-nous nous représenter concrètement ce chemin de montée et de purification ? Comment doit être vécu l’amour, pour que s’accomplisse sa promesse humaine et divine ? Nous pouvons trouver une première indication importante dans le Cantique des Cantiques,un des livres de l’Ancien Testament bien connu des mystiques. Selon l’interprétation qui prévaut aujourd’hui, les poèmes contenus dans ce livre sont, à l’origine, des chants d’amour, peut-être prévus pour une fête de noces juives où ils devaient exalter l’amour conjugal. Dans ce contexte, le fait que l’on trouve, dans ce livre, deux mots différents pour parler de l'“ amour ” est très instructif. Nous avons tout d’abord le mot “ dôdîm ”, un pluriel qui exprime l’amour encore incertain, dans une situation de recherche indéterminée. Ce mot est ensuite remplacé par le mot “ ahabà ” qui, dans la traduction grecque de l’Ancien Testament, est rendu par le mot de même consonance “ agapè ”, lequel, comme nous l’avons vu, devint l’expression caractéristique de la conception biblique de l’amour. En opposition à l’amour indéterminé et encore en recherche, ce terme exprime l’expérience de l’amour, qui devient alors une véritable découverte de l’autre, dépassant donc le caractère égoïste qui dominait clairement auparavant. L’amour devient maintenant soin de l’autre et pour l’autre. Il ne se cherche plus lui-même en s’enfonçant dans l’ivresse du bonheur, il cherche au contraire le bien de l’être aimé : il devient renoncement, il est prêt au sacrifice, il le recherche même. »
Selon l’abbé de Nantes, « le Cantique des cantiques est la perle précieuse de l’Ancien Testament, comme l’Évangile selon saint Jean est le diamant du Nouveau ». Dans ces poèmes, l’épouse symbolise la race élue, Israël infidèle. Au temps de sa captivité, qui est son châtiment, cette épouse crie son désir de retrouver son Époux et d’en recevoir de nouveau des marques sensibles d’amour et de pardon :
car ses amours (dôdîm) sont délicieuses
plus que le vin. » (Ct 1, 1)
Le premier poème montre cette bien-aimée découvrant l’intérêt que Dieu lui porte. Il s’occupe d’elle malgré sa noirceur :
Elle est pécheresse et, cependant, Il a compassion d’elle. Il se retourne vers elle. Il va la libérer, et la bannière qu’il dresse sur elle, c’est l’amour a habà ; Ct 2, 4).
Dans le deuxième poème, l’Époux lui parle, l’appelle à sortir de sa captivité, à devenir meilleure et entrer dans le printemps des amours renouvelées, de la Nouvelle Alliance. C’est une invitation non seulement à se convertir, mais à se sanctifier pour aller « sur notre terre » (Ct 2, 2), la terre promise, figure du Ciel.
« Parmi les degrés de cette ascension vers l’amour et de ses purifications intérieures, figure l’exigence d’un amour sans retour, et cela en un double sens : dans le sens d’un caractère exclusif – “ cette personne seulement ”– et dans le sens d’un “ pour toujours ”. L’amour comprend la totalité de l’existence dans toutes ses dimensions, y compris celle du temps. Il ne pourrait en être autrement, puisque sa promesse vise à faire du définitif : l’amour vise à l’éternité. Oui, l’amour est “ extase ”, mais extase non pas dans le sens d’un moment d’ivresse, mais extase comme chemin, comme exode permanent allant du “ je ” enfermé sur lui-même vers sa libération dans le don de soi, et précisément ainsi vers la découverte de soi-même, plus encore vers la découverte de Dieu : “ Qui cherchera à conserver sa vie la perdra. Et qui la perdra la conservera ”(Lc 17, 33), dit Jésus – une de ses affirmations qu’on retrouve dans les Évangiles avec plusieurs variantes (cf. Mt 10, 39 ; 16, 25 ; Mc 8, 35 ; Lc 9, 24 ; Jn 12, 25). Jésus décrit ainsi son chemin personnel, qui le conduit par la Croix jusqu’à la Résurrection ; c’est le chemin du grain de blé tombé en terre qui meurt et qui porte ainsi beaucoup de fruit. Mais il décrit aussi par ces paroles l’essence de l’amour et de l’existence humaine en général, à partir du centre de son propre sacrifice et de son amour qui s’est consommé dans ce sacrifice.
« 7. À l’origine plutôt philosophiques, nos réflexions sur l’essence de l’amour nous ont maintenant conduits, par une dynamique interne, jusqu’à la foi biblique. »
Nous avons ainsi rejoint l’idéal franciscain de Duns Scot : trouver dans nos Écritures sacrées et nos dogmes catholiques tous les principes, les idées, le vocabulaire nécessaires à notre foi vivante. Succès garanti. Il suffit de lire Luc Ferry, “ philosophe ” incroyant, pour s’en convaincre (ci-après). Notre-Seigneur aurait dit de lui : « Voilà un scribe qui n’est pas très éloigné du royaume de Dieu. »
GRANDEUR ET SÉDUCTION DE LA PROMESSE CHRÉTIENNE
L’amour physique, cet amour qui prend et qui possède, cette passion que les Grecs désignaient sous le nom d’eros, est‑il, comme ne cesse de le prétendre la vulgate nietzschéenne, la bête noire du christianisme ? L’amour désintéressé, pour ne pas dire désincarné, qu’on appelle agapè et qu’on traduit d’ordinaire par charité, est‑il dès lors à ses yeux le seul qui vaille ? Benoît XVI a choisi d’ouvrir sa première encyclique en abordant de front ces questions. En plaidant pour la nécessaire unité de ces deux amours, qui ne valent rien de bon l’un sans l’autre. Derrière cette profession de foi qui réhabilite eros – cela ne surprendra que les gogos auxquels on a fait trop longtemps avaler un nietzschéisme de pacotille – se cache toute l’originalité du message chrétien : un message qui, à la différence de celui des bouddhistes notamment, ne bannit pas toute forme d’attachement.
Le point mérite qu’on s’y arrête. Car les lecteurs d’Augustin se souviendront peut-être de ce passage des Confessions où il raconte comment, tout jeune homme et pas encore chrétien, il s’était laissé dévaster le cœur en s’attachant à un ami que la mort emporta brusquement. Son malheur tout entier était lié au manque de sagesse qui consiste à s’attacher à des êtres périssables : “ Car d’où venait que cette affliction m’avait si aisément pénétré le cœur, sinon de ce que j’avais répandu mon âme sur l’instabilité d’un sable mouvant, en aimant une personne mortelle comme si elle eût été immortelle ? ” Voilà le malheur auquel sont vouées toutes les amours humaines lorsqu’elles sont trop humaines et ne cherchent dans l’autre que des “ témoignages d’affection ” qui nous valorisent, nous rassurent et satisfont notre seul ego. Le message d’Augustin peut alors sembler bien proche de celui du sage bouddhiste. Ce dernier sait que tout est impermanent, que le moi est haïssable et qu’il faut savoir résister aux attachements lorsqu’ils sont exclusifs alors que « tout dépérit en ce monde sujet à la défaillance et à la mort ».
Mais qui a dit que l’homme était mortel ? Et qui tient que l’âme ne serait qu’un agrégat provisoire ? Là réside au fond toute la singularité de l’interrogation chrétienne. Qu’on ne doive pas s’attacher à ce qui passe, fort bien. Mais pourquoi le faudrait-il pour ce qui ne passe point ? La réciproque se profile comme en creux : si l’objet de mon attachement n’était pas mortel, en quoi serait-il alors fautif ou déraisonnable ? Si mon amour portait sur l’éternité en l’autre, pourquoi devrait-il ne pas m’attacher ?
Toute l’originalité du message chrétien réside dans la “ bonne nouvelle ” de l’immortalité réelle, c’est-à-dire de la résurrection, non seulement des âmes, mais bel et bien des corps singuliers, des personnes en tant que telles, avec leur visage aimé. Si on affirme que les humains sont immortels dès lors qu’ils vivent et aiment dans un troisième terme – “ en Dieu ”, comme dit encore Augustin –, si l’on pose que cette immortalité, non seulement n’est pas incompatible avec l’amour, mais qu’elle en est même un des effets possibles, alors pourquoi se priver ? Pourquoi ne pas s’attacher à nos proches, si le Christ nous promet que nous pourrons les retrouver après la mort biologique et communier avec eux dans une vie éternelle, pourvu que nous ayons relié tous nos actes à Dieu en celle-ci ?
Ainsi, entre l’amour attachement et la simple compassion universelle qui ne saurait s’attacher au proche mais seulement au prochain, une place se fait jour pour une troisième forme d’amour : l’amour “ en ” Dieu des créatures elles-mêmes éternelles. Et c’est là, bien sûr, ce qui fonde la recommandation de Benoît XVI selon laquelle eros sans agapè est aveugle, et agapè sans eros vide. Où il rejoint encore Augustin : “ Seigneur, bienheureux celui qui vous aime et qui aime son ami en vous, et son ennemi pour l’amour de vous. Car celui-là seul ne perd aucun de ses amis qui n’en aime aucun que dans Celui qui ne se peut jamais perdre. Et qui est Celui-là, sinon notre Dieu... Nul ne vous perd, Seigneur, que celui qui vous abandonne ” – et, pouvons-nous ajouter dans le droit fil de ce propos –, nul ne perd non plus les êtres singuliers qu’il aime, sinon celui qui cesse de les aimer en Dieu, c’est-à-dire dans ce qu’ils ont d’éternel, parce que relié au divin et protégé par lui.
L’amour authentique est donc celui qui possède non seulement les deux dimensions d’eros et d’agapè, mais aussi celui qui se déploie au sein d’un troisième terme unificateur. On dira que le message ne vaut que pour les croyants ? Rien n’est moins sûr, car pour les non-croyants aussi, l’exigence d’unité et le rapport à un terme supérieur – un projet, des enfants, des actions communes, etc. – garde un sens. En quoi, comme toujours, nous avons tout intérêt, croyants ou non, à méditer le message des grandes religions. À cet égard, le traitement en général réservé par les médias français à l’encyclique de Benoît XVI n’augure hélas ! rien de bon.
(La Croix du vendredi 10 février 2006)
Avant de poursuivre, Benoît XVI récapitule :
« Au point de départ, la question posée était de savoir si les acceptions différentes, voire opposées, du mot amour, ne sous-entendraient pas une certaine unité profonde ou si, au contraire, ils ne devraient pas rester indépendants, l’un à côté de l’autre. Puis, l’autre question spécialement soulevée fut de savoir si le message sur l’amour qui nous est annoncé par la Bible et par la Tradition de l’Église avait quelque chose à voir avec l’expérience humaine commune de l’amour ou s’il ne s’opposait pas plutôt à elle. À ce propos, nous avons rencontré deux mots fondamentaux : eros, comme le terme désignant l’amour “ mondain ”, et agapè, comme l’expression qui désigne l’amour fondé sur la foi et modelé par elle. On oppose aussi fréquemment ces deux conceptions en amour “ ascendant ” et amour “ descendant ”. Il y a d’autres classifications similaires, comme par exemple la distinction entre amour possessif et amour oblatif (amor concupiscentiæ – amor benevolentiæ), à laquelle on ajoute parfois aussi l’amour qui n’aspire qu’à son profit.
« Dans le débat philosophique et théologique, ces distinctions ont souvent été radicalisées jusqu’à les mettre en opposition entre elles : l’amour descendant, oblatif, précisément l’agapè, serait typiquement chrétien ; à l’inverse, la culture non chrétienne, surtout la culture grecque, serait caractérisée par l’amour ascendant, possessif et sensuel, c’est-à-dire par l’eros. »
Mais on peut augurer que ce dilemme est largement dépassé par la nécessité de reprendre contact avec autrui :
« Si on voulait pousser à l’extrême cette antithèse, l’essence du christianisme serait alors coupée des relations vitales et fondamentales de l’existence humaine et constituerait un monde en soi, à considérer peut-être comme admirable mais fortement détaché de l’ensemble de l’existence humaine. En réalité, eros et agapè – amour ascendant et amour descendant – ne se laissent jamais séparer complètement l’un de l’autre. Plus ces deux formes d’amour, même dans des dimensions différentes, trouvent leur juste unité dans l’unique réalité de l’amour, plus se réalise la véritable nature de l’amour en général. Même si, initialement, l’eros est surtout sensuel, ascendant – fascination pour la grande promesse de bonheur –, lorsqu’il s’approche ensuite de l’autre, il se posera toujours moins de questions sur lui‑même, il cherchera toujours plus le bonheur de l’autre, il se préoccupera toujours plus de l’autre, il se donnera et il désirera “ être pour ” l’autre. »
Autant dire, avec l’abbé de Nantes, que « tout amour honore une relation qu’il présuppose ou qu’il prédit. Il en est des êtres qui s’aiment, un peu comme des piles d’un pont. Elles sont bâties en pareil lieu, en telle façon, pour l’arche qu’elles lancent entre elles dans l’espace, à elles deux. C’est l’arche qui les justifie et les équilibre l’une et l’autre, l’une avec l’autre, l’une par l’autre. L’amour se promène sur le pont. » (CRC n° 177, p. 10)
« C’est ainsi que vient le moment où l’agapè s’insère en lui ; sinon l’eros déchoit et perd aussi sa nature même. À l’inverse, l’homme ne peut pas non plus vivre exclusivement dans l’amour oblatif, descendant. Il ne peut pas toujours seulement donner, il doit aussi recevoir. Celui qui veut donner de l’amour doit lui aussi le recevoir comme un don. L’homme peut assurément, comme nous le dit le Seigneur, devenir source d’où sortent des fleuves d’eau vive (cf. Jn 7, 37-38). Mais pour devenir une telle source, il doit lui-même sans cesse revenir boire à la source première et originelle qui est Jésus-Christ, à son Cœur transpercé duquel jaillit l’amour de Dieu (cf. Jn 19, 34). »
Admirable transition par laquelle, après avoir écarté toute fausse antinomie, le Pape nous introduit enfin dans le secret du Cœur de Dieu.
« Dans le récit de l’échelle de Jacob, les Pères ont vu exprimé symboliquement, de différentes manières, le lien inséparable entre montée et descente, entre l’eros qui cherche Dieu et l’agapè qui transmet le don reçu. Dans ce texte biblique, il est dit que le patriarche Jacob vit en songe, sur la pierre qui lui servait d’oreiller, une échelle qui touchait le ciel et sur laquelle des anges de Dieu montaient et descendaient (cf. Gn 28, 12 ; Jn 1, 51). L’interprétation que le pape Grégoire le Grand donne de cette vision dans sa Règle pastoraleest particulièrement impressionnante. Le bon pasteur, dit-il, doit être ancré dans la contemplation. En effet, c’est seulement ainsi qu’il lui sera possible d’accueillir les besoins d’autrui dans son cœur, de sorte qu’ils deviennent siens : “ Per pietatis viscera in se infirmitatem cæterorum transferat. 1II, 5 : SCh 381, p. 196 ” »
Le pape Benoît XVI met en pratique cette recommandation dans son encyclique. Première partie : contemplation de l’Amour de Dieu. Deuxième partie : mise en œuvre de cette charité envers les autres.
« Dans ce cadre, saint Grégoire fait référence à saint Paul qui est ravi jusqu’au Ciel dans les plus grands mystères de Dieu et qui, précisément à partir de là, quand il en redescend, est en mesure de se faire tout à tous (cf. 2 Co 12, 2-4 ; 1 Co 9, 22). D’autre part, il donne encore l’exemple de Moïse, qui revient sans cesse dans la tente sacrée, demeurant en dialogue avec Dieu, pour pouvoir ainsi, auprès de Dieu, être à la disposition de son peuple. “ Au-dedans(dans la tente), ravi dans les hauteurs par la contemplation, il se laisse au dehors (de la tente) prendre par le poids des souffrants : Intus in contemplationem rapitur, foris infirmantium negotiis urgetur.1Ibid., p. 198 ”
« 8. Nous avons ainsi trouvé une première réponse, d’ordre plutôt général, aux deux questions précédentes : au fond, l'“ amour ” est une réalité unique, mais avec des dimensions différentes ; tour à tour, l’une ou l’autre dimension peut dominer plus fortement. Là où cependant les deux dimensions se détachent complètement l’une de l’autre, apparaît une caricature ou, en tout cas, une forme réductrice de l’amour.
« D’une manière synthétique, nous avons vu aussi que la foi biblique ne construit pas un monde parallèle ou un monde opposé au phénomène humain d’origine qui est l’amour, mais qu’elle accepte tout l’homme, intervenant dans sa recherche d’amour pour la purifier, lui ouvrant en même temps de nouvelles dimensions. Cette nouveauté de la foi biblique se manifeste surtout en deux points, qui méritent d’être soulignés : l’image de Dieu et l’image de l’homme. »
LA NOUVEAUTÉ DE LA FOI BIBLIQUE.
Ce qui est libérateur, avec ce nouveau Pape, après quarante années vouées au culte de l’homme, c’est de parler d’abord de Dieu... et ensuite de l’homme. Parce que, comme l’enseigne l’abbé de Nantes, la philosophie est impuissante à nous apprendre ce que seule l’Écriture sainte nous révèle : l’Amour a voulu franchir pour nous l’abîme infini qui sépare notre être de celui de Dieu. Telle est la grande nouveauté du christianisme. Elle touche d’abord l’image que nous nous faisons de Dieu.
« 9. Il s’agit avant tout de la nouvelle image de Dieu. Dans les cultures qui entourent le monde de la Bible, l’image de Dieu et des dieux reste en définitive obscure et en elle-même contradictoire. »
Selon la « culture » des Grecs par exemple, la théologie naturelle elle-même, ou “ théodicée ”, en peignant le Créateur à la ressemblance de sa créature, croit s’introduire dans l’intimité divine : « Hélas ! cet automate, fait de pièces et de morceaux, ne pouvait donner le change. Ses ornements et vêtements étaient, dans leur vérité d’objets humains, plus beaux, plus chatoyants, plus attirants que Lui ! C’était trop humain pour éveiller le moindre enthousiasme, et trop inhumain pour ne pas effrayer, terroriser, éloigner les âmes, glacer les cœurs des croyants eux-mêmes. » (G. de Nantes, CRC n° 320, p. 12)
« Dans le parcours de la foi biblique, à l’inverse, ce qui devient toujours plus clair et plus univoque, ce sont ces paroles reprises dans la prière fondamentale d’Israël, le shema: “ Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’Unique. ”(Dt 6, 4) Il existe un seul Dieu, qui est le Créateur du ciel et de la terre, et qui est donc aussi le Dieu de tous les hommes. »
Pour commentaire, je ne puis mieux faire que de continuer à citer l’abbé de Nantes, dont la pensée suit un cours parallèle : « Le moindre chapitre des saintes Écritures, mieux que ces tissus de raides abstractions, est bien plus humain et divin ! alléchant les âmes et les cœurs à aimer Dieu “ l’ami des hommes ” (Tt 3, 4). »
« Deux éléments sont singuliers dans cette précision : le fait que, en vérité, tous les autres dieux ne sont pas Dieu, et que toute la réalité dans laquelle nous vivons remonte à Dieu, qu’elle est créée par lui. Naturellement, l’idée d’une création existe aussi ailleurs, mais c’est là seulement qu’apparaît de manière absolument claire que ce n’est pas un dieu quelconque, mais l’unique vrai Dieu, lui-même, qui est l’auteur de la réalité tout entière ; cette dernière provient de la puissance de sa Parole créatrice. Cela signifie que sa créature lui est chère, puisqu’elle a été voulue précisément par Lui-même, qu’elle a été “ faite ” par Lui. Ainsi apparaît alors le deuxième élément important : ce Dieu aime l’homme. La puissance divine qu’Aristote, au sommet de la philosophie grecque, chercha à atteindre par la réflexion, est certes, pour tout être, objet du désir et de l’amour –en tant que réalité aimée cette divinité met le monde en mouvement 1Cf. Métaphysique, XII, 7 –, mais elle-même n’a besoin de rien et n’aime pas ; elle est seulement aimée. »
Et encore ! En aristotélisme strict, l’homme non plus n’aime pas. Il est absolument égocentrique... à la ressemblance de ce Dieu d’Aristote, “ premier moteur ”, immuable et transcendant, n’agissant que par la cause finale, « attirant comme un aimant », sans déchoir de sa perfection séparée.
« Au contraire, le Dieu unique auquel Israël croit aime personnellement. De plus, son amour est un amour d’élection : parmi tous les peuples, il choisit Israël et il l’aime, avec cependant le dessein de guérir par là toute l’humanité. Il aime, et son amour peut être véritablement qualifié d’eros, qui toutefois est en même temps et totalement agapè 1Cf. Pseudo-Denys l’Aréopagite qui, dans son ouvrage Sur les noms divins IV, 12-14 : PG 3, 709-713 : Œuvres complètes, Paris (1943), p. 106-109, appelle Dieu en même temps eros et agapè..
« Ce sont surtout les prophètes Osée et Ézéchiel qui ont décrit cette passion de Dieu pour son peuple avec des images érotiques audacieuses. »
Sommé par Dieu de prendre pour épouse une prostituée, le prophète Osée devient l’image parlante de Dieu se faisant, par un inconcevable Amour, le “ Go’el ”, le rédempteur de son peuple dévoyé. Quant à Ézéchiel, il compare Dieu, Yahweh, “ Je Suis ”, à un homme qui, se promenant dans le désert, y rencontre une enfant nouveau-née, gisant dans son sang, abandonnée là. Son cœur s’émeut. Il la soigne, la lave, l’adopte pour fille et en fait une princesse. Figure de l’Alliance de Dieu avec son peuple, avec l’humanité pécheresse.
« La relation de Dieu avec Israël est illustrée par les métaphores des fiançailles et du mariage ; et par conséquent, l’idolâtrie est adultère et prostitution. On vise concrètement par là, comme nous l’avons vu, les cultes de la fertilité, avec leur abus de l’eros, mais, en même temps, on décrit aussi la relation de fidélité entre Israël et son Dieu. »
Tout naturellement et saintement, le mariage est devenu, dans la révélation biblique, le symbole de l’Alliance instituée par Dieu avec son peuple. Le mariage devint le symbole naturel de la religion devenue surnaturelle, la nature commença à évoquer la grâce... Tandis que l’adultère, pire que le prostitution, devint le symbole majeur de l’impiété, de l’infidélité du “ peuple de l’Alliance ” à son Dieu devenu son mari !
« L’histoire d’amour de Dieu avec Israël consiste plus profondément dans le fait qu’il lui donne la Torah, qu’il ouvre en réalité les yeux à Israël sur la vraie nature de l’homme et qu’il lui indique la route du véritable humanisme. Cette histoire consiste dans le fait que l’homme, en vivant dans la fidélité au Dieu unique, fait lui-même l’expérience d’être celui qui est aimé de Dieu et qu’il découvre la joie dans la vérité, dans la justice, la joie en Dieu qui devient son bonheur essentiel :
Avec toi, je suis sans désir sur terre...
Approcher Dieu, pour moi, c’est le bonheur. ” (Ps 72 [73] 25. 28)
Benoît XVI affectionne particulièrement ce psaume. Le commentaire qu’en fait saint Augustin suffirait à résumer toute l’encyclique de ce Pape, disciple du Père de l’Église d’Occident : « “ M’attacher à mon Dieu, voilà mon bien ”, à Dieu qui pour être bon n’a besoin de personne alors que tous les autres ont besoin de lui pour être bons. Veux-tu savoir à quel point il est bon ? Écoute le Seigneur répondre à une question qu’on lui pose : “ Dieu seul est bon ” (Mt 19, 17) ! »
« 10. L’eros de Dieu pour l’homme, comme nous l’avons dit, est, en même temps, totalement agapè. Non seulement parce qu’il est donné absolument gratuitement, sans aucun mérite préalable, mais encore parce qu’il est un amour qui pardonne. C’est surtout le prophète Osée qui nous montre la dimension de l’agapè dans l’amour de Dieu pour l’homme, qui dépasse de beaucoup l’aspect de la gratuité. Israël a commis “ l’adultère ”, il a rompu l’Alliance ; Dieu devrait le juger et le répudier. C’est précisément là que se révèle cependant que Dieu est Dieu et non pas homme : “ Comment t’abandonnerais-je, Éphraïm, te livrerais-je, Israël ?... Mon cœur se retourne contre moi, et le regret me consume. Je n’agirai pas selon l’ardeur de ma colère, je ne détruirai pas à nouveau Éphraïm, car je suis Dieu, et non pas homme : au milieu de vous je suis le Saint. ”(Os 11, 8-9) L’amour passionné de Dieu pour son peuple – pour l’homme – est en même temps un amour qui pardonne. Il est si grand qu’il retourne Dieu contre lui-même, son amour contre sa justice. Le chrétien voit déjà poindre là, de manière voilée, le mystère de la Croix : Dieu aime tellement l’homme que, en se faisant homme lui-même, il le suit jusque dans la mort et il réconcilie de cette manière justice et amour. »
Jésus le manifestera particulièrement à l’égard de Marie-Madeleine, pénitente mystique dont il fera la privilégiée de son Cœur adorable, elle, la prostituée, figure de l’humanité pécheresse dans sa masse, et cependant aimée et épousée !
« L’aspect philosophique, historique et religieux qu’il convient de relever dans cette vision de la Bible réside dans le fait que, d’une part, nous nous trouvons devant une image strictement métaphysique de Dieu : Dieu est la source absolue, origine de tout être ; mais cette source qui crée toutes choses – le Logos, la raison primordiale – est, d’autre part, un amant qui aime avec toute la passion d’un véritable amour. De la sorte, l’eros est ennobli au plus haut point, tout en étant en même temps purifié jusqu’à se fondre avec l’agapè. À partir de là, nous pouvons comprendre que le Cantique des cantiques, reçu dans le canon de la Sainte Écriture, ait été très vite interprété comme des chants d’amour décrivant, en définitive, la relation de Dieu avec l’homme et de l’homme avec Dieu. De cette manière, leCantique des cantiques est devenu, dans la littérature chrétienne comme dans la littérature juive, une source de connaissance et d’expérience mystique, dans laquelle s’exprime l’essence de la foi biblique ; oui, il existe une union de l’homme avec Dieu – tel est le rêve originaire de l’homme. »
Du moins, est-ce sa vocation.
« Mais cette union n’est pas fusion, disparition dans l’océan anonyme du Divin. »
C’est la tentation du panthéisme, qui est l’arrêt du regard sur la créature et l’asservissement du cœur à son charme. Le panthéisme « consiste à se livrer au choc de la profondeur de l’être, à s’abandonner à l’impression de puissance, de plénitude, que provoque dans l’âme le flux intarissable de l’être en perpétuel jaillissement. Pour y sombrer, il suffit de se laisser dominer entièrement par l’affirmation de l’existence déliée de toute considération des limites où elle se trouve enfermée, conditionnée, donc subjuguée. Il est formidable qu’il y ait de l’être, là, devant nous, tout autour de nous et nous-mêmes, de l’être dressé dans son acte un et multiple, que le regard esthétique contemple dans sa victoire sur le néant comme un absolu, comme une force infinie, comme un dieu ! » (Georges de Nantes, Le règne de la grâce, CRC n° 125, janvier 1978, p. 5)
« Elle est une unité qui crée l’amour, dans lequel les deux, Dieu et l’homme, restent eux-mêmes et pourtant deviennent totalement un : “ Celui qui s’unit au Seigneur n’est avec lui qu’un seul esprit ”, dit saint Paul (1 Co 6, 17). »
Après avoir audacieusement montré comment il y avait, en Dieu, un mouvement d’amour “ érotique ” vers sa créature, tendant à l’union, le Pape en vient à décrire la prédisposition de cette créature à répondre par un amour semblable :
« 11. La première nouveauté de la foi biblique consiste, comme nous l’avons vu, dans l’image de Dieu ; la deuxième, qui lui est intimement liée, nous la trouvons dans l’image de l’homme. Le récit biblique de la création parle de la solitude du premier homme, Adam, aux côtés duquel Dieu veut placer une aide. Parmi toutes les créatures, aucune ne peut être pour l’homme l’aide dont il a besoin, bien qu’il ait donné leur nom à toutes les bêtes des champs et à tous les oiseaux, les intégrant ainsi dans son milieu de vie. Alors, à partir d’une côte de l’homme, Dieu modèle la femme. Adam trouve désormais l’aide qu’il lui faut : “ Cette fois-ci, voilà l’os de mes os et la chair de ma chair. ”(Gn 2, 23) »
La parole d’Adam traduit la joie qu’il éprouve à découvrir cette créature semblable à lui dans un monde qui, jusqu’alors, n’était que minéral, végétal et animal. Ils sont maintenant trois personnes : Dieu, Adam et Ève. Divine simplicité, dépassant tout ce que les païens ont imaginé :
« À l’arrière-plan de ce récit, on peut voir des conceptions qui, par exemple, apparaissent aussi dans le mythe évoqué par Platon, selon lequel, à l’origine, l’homme était sphérique, parce que complet en lui-même et autosuffisant. Mais, pour le punir de son orgueil, Zeus le coupe en deux, de sorte que sa moitié est désormais toujours à la recherche de son autre moitié et en marche vers elle, afin de retrouver son intégrité 1Cf. Le Banquet, XIV-XV, 189 c - 192 d : Les Belles Lettres, Paris (1984), p. 29-36. Dans le récit biblique, on ne parle pas de punition ; mais on retrouve quand même la pensée que l’homme serait en quelque sorte incomplet de par sa constitution, à la recherche, dans l’autre, de la partie qui manque à son intégrité, et que c’est seulement dans la communion avec l’autre sexe qu’il peut devenir “ complet ”. Le récit biblique se conclut ainsi sur une prophétie concernant Adam : “ À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme et tous deux ne feront plus qu’un. ”(Gn 2, 24) »
La relation d’Adam et Ève est une relation d’amour profond, amour de tout l’être, qui se fonde non pas sur des sentiments passagers ni sur des caprices ou des passions, mais sur une similitude de nature, sur une convivialité, une complémentarité :
« Deux aspects sont ici importants : l’eros est comme ancré dans la nature même de l’homme ; Adam est en recherche et il “ quitte son père et sa mère ” pour trouver sa femme ; c’est seulement ensemble qu’ils représentent la totalité de l’humanité, qu’ils deviennent “ une seule chair ”. »
« Dans une union de subordination, déterminée par la nature avant d’être œuvre de volonté, union physique avant d’être morale. L’anatomie et la physiologie en dictent les conditions qui sont celles d’une complémentarité d’organes et de fonctions comme deux systèmes indépendants et cependant strictement ajustés, capables de synchronisation, et parfaitement finalisés. » (Georges de Nantes,Le sacrement de mariage, CRC n° 118, juin 1977, p. 7-8)
« Le deuxième aspect n’est pas moins important : selon une orientation qui a son origine dans la création, l’eros renvoie l’homme au mariage, à un lien caractérisé par l’unicité et le définitif ; c’est ainsi, et seulement ainsi, que se réalise sa destinée profonde. À l’image du Dieu du monothéisme correspond le mariage monogamique. Le mariage fondé sur un amour exclusif et définitif devient l’icône de la relation de Dieu avec son peuple et réciproquement : la façon dont Dieu aime devient la mesure de l’amour humain. Ce lien étroit entre eros et mariage dans la Bible ne trouve pratiquement pas de parallèle en dehors de la littérature biblique. »
D’un mot est ainsi marquée la différence avec les laides mythologies babylonienne, égyptienne, grecque ou aztèque... En disant : « Croissez et multipliez, remplissez la terre », Dieu institue pour les siècles des siècles le mariage, que le Christ fera sacrement. Mais la mission reçue d’avoir à vivre sur la terre dans l’amour mutuel, ne va pas sans exciter en ces deux êtres humains si chétifs un même mouvement d’amour profond pour ce Dieu Créateur qui vient les visiter à la brise du jour.
JÉSUS-CHRIST – L’AMOUR INCARNÉ DE DIEU.
« 12. Même si nous avons jusque-là parlé surtout de l’Ancien Testament, nous avons cependant déjà constaté la profonde compénétration des deux Testaments comme unique Écriture de la foi chrétienne. La véritable nouveauté du Nouveau Testament ne consiste pas en des idées nouvelles, mais dans la figure même du Christ, qui donne chair et sang aux concepts par un réalisme inouï. »
Il y a quarante-cinq ans, l’abbé de Nantes écrivait : « J’accuse le progressisme de nous séparer de Jésus-Christ Notre-Seigneur, et de construire entre Lui et nous un mur, d’y peindre une image grossière, laide, affligeante, qu’il nous donne à adorer et qu’il nomme “ le Christ ”. » (Lettre à mes amis n° 77, octobre 1960) Aujourd’hui, avant de dresser, dans la deuxième partie de l’encyclique, les premières mesures d’une instauration de toutes choses dans le Christ, le Pape restaure “ l’icône ” même du Christ :
« Déjà dans l’Ancien Testament, la nouveauté biblique ne résidait pas seulement en des concepts, mais dans l’action imprévisible, et à certains égards inouïe, de Dieu. »
Tout au long de l’Histoire sainte, la bonté de Dieu se manifeste clairement. Tant de figures transparentes nous parlent par avance de Jésus et de Marie, nous persuadant que Dieu est bon. Il suffit d’en suivre le fil d’or qui nous mène à la Croix et à son mystère.
« Cet agir de Dieu acquiert maintenant sa forme dramatique dans le fait que, en Jésus-Christ, Dieu lui-même recherche la “ brebis perdue ”, l’humanité souffrante et égarée. Quand Jésus, dans ses paraboles, parle du pasteur qui va à la recherche de la brebis perdue, de la femme qui cherche la drachme, du père qui va au-devant du fils prodigue et qui l’embrasse, il ne s’agit pas là seulement de paroles, mais de l’explication de son être même et de son agir. »
Jésus se comporte comme un homme, et cependant, au sein même de cette convivialité, c’est Dieu qui se révèle : « Qui me voit, voit le Père. » (Jn 14, 9)
« Dans sa mort sur la Croix, Dieu accomplit ce retournement contre lui-même et se donne ainsi pour relever l’homme et le sauver ; tel est l’amour dans sa forme la plus radicale. »
Ce « retournement de Dieu contre lui-même » est annoncé dans le sacrifice d’Isaac (Gn 22), sommet de l’Ancien Testament, figuration bouleversante du très nécessaire sacrifice d’expiation à venir. Comme le sacrifice d’Iphigénie à Aulis, avec toute la distance, cependant, qui sépare une fiction, inspirée par Dieu, de la cruelle réalité d’un psychodrame historique créé par le même Dieu, le sacrifice d’Isaac porte révélation de son Cœur très bon et miséricordieux.
En demandant à Abraham d’entrer dans ses desseins de miséricorde, en vertu de l’Alliance qui les unit l’un à l’autre, Dieu révèle son amour pour sa créature, sa soif d’obtenir d’elle un amour semblable. D’Abraham, il l’obtient en effet. Sacrifier Isaac, l’enfant de la promesse ? avant même qu’il ait engendré une descendance ? Abraham n’objecte rien, il ne réfléchit même pas. Une certitude l’habite : Tout ce qui vient de Dieu est bon. Et Abraham obéit avec un amour parfait par lequel il mérite d’être l’ancêtre de la Vierge Marie et de l’Enfant Jésus. Déjà, il lève le bras, mais un ange l’arrête. Un bélier suppléera, et le Père fait sa paix avec le genre humain grâce à la prière d’Abraham, en attendant que son propre Fils souffre un jour pour le péché, afin que tous les hommes soient sauvés.
« Celui qui tourne le regard vers le Côté transpercé de Jésus, dont parle Jean (cf. 19, 37), comprend ce qui a été le point de départ de cette Encyclique : “ Dieu est amour. ”(1 Jn 4, 8) C’est dans ce Côté transpercé que l’on peut contempler cette vérité. Et, partant de Lui, il nous faut maintenant définir ce qu’est l’amour. À partir de ce regard, le chrétien trouve le chemin de sa vie et de ses amours. »
Cette route est celle “ de la forêt des Croix ”, selon le titre d’un poème de l’abbé de Nantes, décrivant les périls du voyage, et nous avertissant que, dans notre cœur comme dans le Cœur de Jésus, la Croix doit être plantée.
« 13. Jésus a donné à cet acte d’offrande une présence durable par l’institution de l’Eucharistie au cours de la dernière Cène. Il anticipe sa Mort et sa Résurrection en donnant déjà à cette Heure-là à ses disciples dans le pain et le vin son propre être, son Corps et son Sang comme nouvelle manne (cf. Jn 6, 31-33). »
« Prenez et mangez, ceci est mon corps » : ce geste et cette parole signifient que le Christ donne son propre corps en nourriture. Mais nous savons, par le discours sur le Pain de vie auquel renvoie ici le Saint-Père, qu’il ne s’agit pas de morceaux de sa chair pour nourrir biologiquement le corps des hommes. « Jésus avait prévu ce... cannibalisme qui devint l’impensable hérésie des capharnaïtes, en disant : “ La chair ne sert de rien, c’est l’esprit qui vivifie. ” (Jn 6, 63) Ce qu’il annonçait, puis institua, c’était la réception de son corps comme d’un pain mystérieux, nourrissant l’être d’une manière éminente et spirituelle : “ Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle. ” (Jn 6, 54) Il ne s’agit pas d’une fusion des êtres, esprits confondus l’un en l’Autre anéanti, mais d’une communication de biens spirituels dans un rapprochement de Personne à personne, par ce don du Corps. » (G. de Nantes, Les saints mystères du Corps et du Sang du Seigneur, nouvelle théologie de l’Eucharistie, CRC n° 116, avril 1977, p. 6)
« Si le monde antique avait ardemment souhaité qu’au fond la vraie nourriture de l’homme – ce dont il vit comme homme – soit le Logos, la sagesse éternelle, désormais ce Logos est vraiment devenu nourriture pour nous, comme amour. L’Eucharistie nous attire dans l’acte d’offrande de Jésus. Nous ne recevons pas le Logos incarné de manière seulement statique, mais nous sommes entraînés dans la dynamique de son offrande. L’image du mariage entre Dieu et Israël devient réalité d’une manière qu’on n’aurait jamais pu imaginer auparavant : ce qui consistait à se tenir devant Dieu devient maintenant, à travers la participation à l’offrande de Jésus, Communion à son corps et à son sang, devient union. »
Par la médiation de sa chair, c’est-à-dire dans la Présence restaurée, retrouvée, de son être humain vivant, Jésus se donne aux siens sous la forme singulière d’une manducation spirituelle bienfaisante et plus expressive que toute autre œuvre de chair dans un acte d’amour humain.
Ce numéro 13 de l’encyclique justifie toute la théologie de l’Eucharistie de notre Père, que d’aucuns voulurent accuser de “ sensualisme ”. L’intention du Créateur était, de toute éternité, de donner sa Chair à manger, et son Sang à boire. En prévision de ce don, il a créé Adam et Ève, les faisant homme et femme. La communion qu’il voulait nous donner a gouverné la création d’Adam et Ève. Dieu voulait que l’homme et la femme trouvent leur communion l’un dans l’autre pour entrer dans sa grâce.
« La “ mystique ” du Sacrement, qui repose sur l’abaissement de Dieu vers nous, est d’une tout autre portée et conduit à des hauteurs qu’aucune élévation mystique humaine ne pourrait atteindre. »
De quel “ sacrement ” le Saint-Père parle-t-il ici ? Du mariage ou de l’Eucharistie ? Mais des deux ! Du mariage, saint Paul écrit aux Éphésiens : « Ce sacrement est grand ; je le dis du Christ et de l’Église » (Ep 5, 32), du Christ et de la Vierge Marie, du Verbe et de l’Esprit-Saint. Si grand que soit ce sacrement, il n’est encore que le figuratif de la communion eucharistique, laquelle est, en toute vérité, en toute plénitude, la circumincession de la charité divine en laquelle entre directement l’être humain, sans aucun symbolisme, sans aucune imperfection.
« Nul don humain naturel n’approche, fût-ce de loin, le réalisme de cette Présence totale dans la chair et sa sublimité. Le mode de communion, celui de la manducation, nous paraît à la fois comme le sommet auquel aspire l’amour et le geste impossible que l’amour serait fou d’imaginer un seul instant. » (G. de Nantes, ibid.)
« 14. Mais il faut maintenant considérer un autre aspect : la “ mystique ” du Sacrement a un caractère social. En effet, dans la Communion sacramentelle je suis uni au Seigneur, comme toutes les autres personnes qui communient : “ Puisqu’il y a un seul pain, à plusieurs nous ne sommes qu’un corps, car tous nous participons à ce pain unique ”, dit saint Paul (1 Co 10, 17). L’union avec le Christ est en même temps union avec tous ceux auxquels il se donne. Je ne peux avoir le Christ pour moi seul ; je ne peux lui appartenir qu’en étant uni à tous ceux qui sont devenus ou qui deviendront siens. La Communion sacramentelle me tire hors de moi-même vers lui et, en même temps, dans l’unité avec tous les chrétiens. Nous devenons “ un seul corps ”, fondus ensemble dans un seul être. L’amour de Dieu et l’amour du prochain sont maintenant vraiment unis : le Dieu incarné nous attire tous à lui. À partir de là, on comprend comment agapè est alors devenue aussi un nom de l’Eucharistie : dans cette dernière, l’agapè de Dieu vient à nous corporellement pour continuer son œuvre en nous et par nous. »
Dans le symbolisme sacramentel du repas pris en commun, l’Eucharistie effectue la nutrition de son Église par le Christ, comme de son Corps, d’où la nécessité de réitérer la Messe par tout prêtre en toute église, partout où deux ou trois se trouvent réunis au nom de Jésus.
« C’est seulement à partir de ce fondement christologique et sacramentel qu’on peut comprendre correctement l’enseignement de Jésus sur l’amour. Le double commandement de l’amour envers Dieu et envers le prochain vers lequel Il nous mène à partir de la Loi et des Prophètes, et dont il a fait le centre de toute notre vie de foi, n’est pas une simple morale juxtaposée à la foi au Christ et à sa Présence rendue Réelle dans le Sacrement : foi, culte et ethos se compénètrent mutuellement comme une unique réalité qui trouve sa forme dans la rencontre avec l’agapè de Dieu. Ici, l’opposition habituelle entre culte et morale tombe d’elle-même : le “ culte ” lui-même et la Communion eucharistique contiennent l’amour dont nous sommes aimés et que nous devons à notre tour manifester aux autres. Une Communion eucharistique qui ne se traduit pas en une pratique concrète de l’amour est en elle-même un acte incomplet. Réciproquement, comme nous devrons encore le considérer plus en détail, le “ commandement ” de l’amour ne devient possible que parce qu’il n’est pas une simple exigence : l’amour peut être “ commandé ” parce qu’il est d’abord donné. »
Pour entendre un si riche enseignement, il faut avoir la dévotion au Cœur à Cœur eucharistique de Jésus-Marie, par lequel l’amour transfuse de ces divins Cœurs jusque dans nos cœurs. Sœur Lucie en a vu de ses yeux l’illustration savoureuse en contemplant, dans la théophanie trinitaire de Tuy, « sous le bras gauche de la Croix, de grandes lettres, comme d’une eau cristalline qui aurait coulé au-dessus de l’autel, formant ces mots : Grâce et Miséricorde. »
« 15. C’est à partir de ce principe que doivent aussi être comprises les grandes paraboles de Jésus. Du lieu de sa damnation, l’homme riche (cf. Lc 16, 19-31) implore que ses frères soient informés de ce qui arrive à celui qui a, dans sa désinvolture, ignoré le pauvre dans le besoin. Jésus reprend, pour ainsi dire, cet appel à l’aide et nous le fait entendre pour nous avertir et nous mettre dans le droit chemin. »
Jésus, qui vient de l’au-delà, nous transmet le cri du damné, pour nous avertir : c’est l’équivalent de la vision de l’enfer donnée aux voyants de Fatima par Notre-Dame. D’autant plus saisissant ici que Paul VI et Jean-Paul II avaient fait une application naturaliste de cette parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare : « Il est indispensable, comme le souhaitait déjà l’encyclique Populorum progressio », déclarait Jean-Paul II dans l’encycliqueSollicitudo rei socialis, « de reconnaître à chaque peuple le même droit à “ s’asseoir à la table du festin ” [des biens de ce monde] au lieu d’être comme Lazare qui gisait à la porte, tandis que“ les chiens venaient lécher ses ulcères ”(cf. Lc 16, 21). » Benoît XVI revient au sens littéral, qui est surnaturel, de l’avertissement du Seigneur, pour nous arracher à l’enfer « et nous mettre dans le droit chemin » du Ciel.
« La parabole du bon Samaritain (cf. Lc 10, 25-37) permet surtout de faire deux clarifications importantes. Tandis que le concept de “ prochain ” se référait jusqu’alors essentiellement aux membres de la même nation et aux étrangers qui s’étaient établis dans la terre d’Israël, et donc à la communauté solidaire d’un pays et d’un peuple, cette limitation est désormais abolie. Celui qui a besoin de moi et que je peux aider, celui-là est mon prochain. »
Qu’il nous soit permis de faire observer que telle n’est pas précisément la leçon que Notre-Seigneur tire de cette parabole, puisqu’il approuve le « légiste » de conclure au contraire que « s’est montré le prochain de l’homme tombé aux mains des brigands [...] “ celui-là qui a exercé la miséricorde envers lui ” ». C’est-à-dire le Samaritain, figure de Notre-Seigneur lui-même penché sur notre misère pour nous relever. Il n’empêche :
« Le concept de prochain est universalisé et reste cependant concret. Bien qu’il soit étendu à tous les hommes, il ne se réduit pas à l’expression d’un amour générique et abstrait, qui en lui-même engage peu, mais il requiert mon engagement concret ici et maintenant. Cela demeure un devoir de l’Église de réinterpréter sans cesse ce lien entre éloignement et proximité pour la vie pratique de ses membres. »
On dirait Benoît XVI attelé à la tâche de réparer tous les abus de la sainte Écriture commis par ses prédécesseurs. Le 7 décembre 1965, dans son discours de clôture du Concile, le pape Paul VI déclarait que « la vieille histoire du Samaritain a été le modèle de la spiritualité du Concile. » De quelle manière ? En se réconciliant avec « l’homme tel qu’en réalité il se présente à notre époque, l’homme vivant, l’homme tout entier occupé de soi, l’homme qui se fait non seulement le centre de tout ce qui l’intéresse, mais qui ose se prétendre le principe et la raison dernière de toute réalité », bref, « l’homme qui se fait Dieu. » Benoît XVI, pour sa part, ne semble pas disposé à s’agenouiller devant l’Ennemi de Dieu qui le défie et le hait, mais seulement devant Jésus-Christ présent dans le prochain :
« Enfin, il convient particulièrement de rappeler ici la grande parabole du Jugement dernier (cf. Mt 25, 31‑46), dans laquelle l’amour devient la mesure du jugement définitif concernant la valeur ou la non-valeur d’une vie humaine. Jésus s’identifie à ceux qui sont dans le besoin : les affamés, les assoiffés, les étrangers, ceux qui sont nus, les malades, les personnes qui sont en prison. “ Dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. ”(Mt 25, 40) L’amour de Dieu et l’amour du prochain se fondent l’un dans l’autre : dans le plus petit, nous rencontrons Jésus lui-même et en Jésus nous rencontrons Dieu. »
Saint Paul en a eu la révélation sur le chemin de Damas : « Je suis Jésus que tu persécutes. »
AMOUR DE DIEU ET AMOUR DU PROCHAIN.
« 16. Après avoir réfléchi sur l’essence de l’amour et sur sa signification dans la foi biblique, une double question concernant notre comportement subsiste : Est-il seulement possible d’aimer Dieu alors qu’on ne le voit pas ? Et puis : l’amour peut-il se commander ? Au double commandement de l’amour correspond une double objection, qui résonne dans ces questions. Dieu, nul ne l’a jamais vu, comment pourrions-nous l’aimer ? Et, d’autre part : l’amour ne peut pas se commander ; c’est en définitive un sentiment que l’on a ou que l’on n’a pas, mais qui ne peut pas être créé par la volonté.
« L’Écriture semble confirmer la première objection quand elle dit : “ Si quelqu’un dit :J’aime Dieu, alors qu’il a de la haine contre son frère, c’est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, est incapable d’aimer Dieu, qu’il ne voit pas. ”(1 Jn 4, 20) Mais ce texte n’exclut absolument pas l’amour de Dieu comme quelque chose d’impossible ; au contraire, dans le contexte de la première Épître de Jean, qui vient d’être citée, cet amour est explicitement requis. C’est le lien inséparable entre amour de Dieu et amour du prochain qui est souligné. Tous les deux s’appellent si étroitement que l’affirmation de l’amour de Dieu devient un mensonge si l’homme se ferme à son prochain ou plus encore s’il le hait. On doit plutôt interpréter le verset johannique dans le sens où aimer son prochain conduit à rencontrer également Dieu, et où se détourner de son prochain rend également aveugle envers Dieu. »
D’autant plus que mon prochain, c’est d’abord Jésus-Christ Notre-Seigneur en Personne, comme lui-même nous l’a révélé dans la parabole du Bon Samaritain.
« 17. En effet, personne n’a jamais vu Dieu tel qu’il est en lui-même. Et cependant, Dieu n’est pas resté totalement invisible à nos yeux ni simplement inaccessible. Dieu nous a aimés le premier, dit l’Épître de Jean qui vient d’être citée (cf. 4, 10) et cet amour de Dieu s’est manifesté parmi nous, il s’est rendu visible car Il “ a envoyé son Fils unique dans le monde pour que nous vivions par lui ”(1 Jn 4, 9). Dieu s’est rendu visible : en Jésus nous pouvons voir le Père (cf. Jn 14, 9).
« En fait, Dieu se rend visible de multiples manières. Dans l’histoire d’amour que la Bible nous raconte, Il vient à notre rencontre, Il cherche à nous conquérir : jusqu’à la dernière Cène, jusqu’au Cœur transpercé sur la croix, jusqu’aux apparitions du Ressuscité et aux grandes œuvres par lesquelles, grâce à l’action des Apôtres, Il a guidé le chemin de l’Église naissante.
« Et de même, par la suite, dans l’histoire de l’Église, le Seigneur n’a jamais été absent : il ne cesse de venir à notre rencontre, par des hommes à travers lesquels il transparaît, ainsi que par sa Parole, dans les sacrements, spécialement dans l’Eucharistie. Dans la liturgie de l’Église, dans sa prière, dans la communauté vivante des croyants, nous faisons l’expérience de l’amour de Dieu, nous percevons sa présence et nous apprenons aussi de cette façon à la reconnaître dans notre vie quotidienne.
« Le premier, il nous a aimés et il continue à nous aimer le premier ; c’est pourquoi, nous aussi, nous pouvons répondre par l’amour. Dieu ne nous prescrit pas un sentiment que nous ne pouvons pas susciter en nous-mêmes. Il nous aime, il nous fait voir et éprouver son amour et, par notre réponse à cet “ amour premier de Dieu ”, l’amour peut aussi jaillir en nous. »
Il ne faudrait pas oublier les grandes initiatives de Dieu par lesquelles il manifeste qu'« il ne cesse de venir à notre rencontre » dans nos temps modernes, à savoir les révélations du Sacré-Cœur à Paray-le-Monial, au dix-septième siècle, la manifestation de la Médaille miraculeuse et de Notre-Dame des Victoires à Paris, les apparitions de l’Immaculée Conception à Lourdes, au dix-neuvième siècle, du Cœur Immaculé de Marie à Fatima et à Pontevedra, de la Sainte Trinité à Tuy, au vingtième siècle. Dans cette dernière, pour ceux qui, en nos temps d’apostasie, « ne croient pas, n’adorent pas, n’espèrent pas, n’aiment pas », sous prétexte qu’ils n’ont pas vu de leurs yeux, ni entendu de leurs oreilles ce Fils de Dieu remonté vers son Père, sœur Lucie a vu le Père sous la forme d’un “ homme ”, au-dessus de la Croix de son Fils : « Une face d’homme, avec un corps jusqu’à la ceinture. »
Or, le but de ces apparitions mariales et de cette théophanie trinitaire est de nous faire connaître la volonté actuelle de Dieu pour faire jaillir l’amour : Dieu veut établir dans le monde la dévotion au Cœur Immaculé de Marie.
« Dans le développement de cette rencontre, il apparaît clairement que l’amour n’est pas seulement un sentiment. Les sentiments vont et viennent. Le sentiment peut être une merveilleuse étincelle initiale, mais il n’est pas la totalité de l’amour. Au début, nous avons parlé du processus des purifications et des maturations, à travers lesquelles l’eros devient pleinement lui-même, devient amour au sens plein du terme. C’est le propre de la maturité de l’amour d’impliquer toutes les capacités de l’homme, et d’inclure, pour ainsi dire, l’homme dans son intégralité.
« La rencontre des manifestations visibles de l’amour de Dieu peut susciter en nous un sentiment de joie, qui naît de l’expérience d’être aimé. Mais cette rencontre requiert aussi notre volonté et notre intelligence. La reconnaissance du Dieu vivant est une route vers l’amour, et le oui de notre volonté à la sienne unit intelligence, volonté et sentiment dans l’acte intégral de l’amour. Ce processus demeure cependant constamment en mouvement : l’amour n’est jamais “ achevé ” ni consommé ; il se transforme au cours de l’existence, il mûrit et c’est justement pour cela qu’il demeure fidèle à lui-même. Idem velle atque idem nolle 1Salluste, Conjuration de Catilina, XX, 4., vouloir la même chose et refuser la même chose ; voilà ce que les anciens ont défini comme l’authentique contenu de l’amour : devenir l’un semblable à l’autre, ce qui conduit à une unité de volonté et de pensée. »
Par exemple, recommander la dévotion réparatrice des cinq premiers samedis du mois, puisque c’est une volonté de Dieu exprimée par Notre-Dame. Ou encore consacrer la Russie à son Cœur Immaculé, puisqu’Elle le demande avec insistance.
Et réciter le chapelet tous les jours.
« L’histoire d’amour entre Dieu et l’homme consiste précisément dans le fait que cette communion de volonté grandit dans la communion de pensée et de sentiment, et ainsi notre vouloir et la volonté de Dieu coïncident toujours plus : la volonté de Dieu n’est plus pour moi une volonté étrangère, que les commandements m’imposent de l’extérieur, mais elle est ma propre volonté, sachant d’expérience que, de fait, Dieu est plus intime à moi-même que je ne le suis à moi-même 1Cf. Saint Augustin, Confessions, III, 6, 11 : CCL, 27, 32 : Bibliothèque augustinienne 13, Paris (1962), p. 383.. C’est alors que grandit l’abandon à Dieu et que Dieu devient notre bonheur (cf. Ps 72 [73], 23-28). »
Pour la seconde fois, Benoît XVI se réfère à ce psaume (supra, n° 9, in fine). Il le citait à la fin de ses souvenirs avec le commentaire de saint Augustin :
« Ce qu’Augustin écrit là illustrait à mes yeux mon propre destin. Le psaume, issu de la tradition de la Sagesse, montre la difficulté de la foi, qui provient de son échec terrestre. Celui qui se tient au côté de Dieu n’est pas nécessairement du côté du succès : les cyniques sont précisément des hommes à qui tout semble sourire. Comment comprendre cela ? Le psalmiste trouve la réponse en se tenant devant Dieu, auprès duquel il comprend la vanité des richesses et du succès matériel et reconnaît ce qui est vraiment nécessaire et salvifique. Ut jumentum factus sum apud te et ego semper tecum. Ce que l’on traduirait aujourd’hui par : “ Lorsque mon cœur était troublé, j’étais fou et déraisonnable, et je me conduisais comme une bête de somme insensée à tes yeux. Et moi je restais toujours devant toi. ” »
« 18. L’amour du prochain se révèle ainsi possible au sens défini par la Bible, par Jésus. Il consiste précisément dans le fait que j’aime aussi, en Dieu et avec Dieu, la personne que je n’apprécie pas ou que je ne connais même pas. »
Pour bien saisir cette conclusion capitale, afin de la mettre en pratique de la manière que développe la deuxième partie de l’encyclique, il faut relire sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus :
« Il se trouve dans la communauté une sœur qui a le talent de me déplaire en toutes choses, ses manières, ses paroles, son caractère me semblaient très désagréables. Cependant c’est une sainte religieuse qui doit être très agréable au bon Dieu, aussi ne voulant pas céder à l’antipathie naturelle que j’éprouvais, je me suis dit que la charité ne devait pas consister dans les sentiments, mais dans les œuvres, alors je me suis appliquée à faire pour cette sœur ce que j’aurais fait pour la personne que j’aime le plus. À chaque fois que je la rencontrais je priais le bon Dieu pour elle, Lui offrant toutes ses vertus et ses mérites. Je sentais bien que cela faisait plaisir à Jésus, car il n’est pas d’artiste qui n’aime à recevoir des louanges de ses œuvres et Jésus, l’Artiste des âmes, est heureux lorsqu’on ne s’arrête pas à l’extérieur mais que, pénétrant jusqu’au sanctuaire intime qu’il s’est choisi pour demeure, on en admire la beauté. Je ne me contentais pas de prier beaucoup pour la sœur qui me donnait tant de combats, je tâchais de lui rendre tous les services possibles et quand j’avais la tentation de lui répondre d’une façon désagréable, je me contentais de lui faire mon plus aimable sourire et je tâchais de détourner la conversation, car il est dit dans l’Imitation : “ Il vaut mieux laisser chacun dans son sentiment que de s’arrêter à contester. ”
« Souvent aussi, lorsque je n’étais pas à la récréation (je veux dire pendant les heures de travail), ayant quelques rapports d’emploi avec cette sœur, lorsque mes combats étaient trop violents, je m’enfuyais comme un déserteur. Comme elle ignorait absolument ce que je sentais pour elle, jamais elle n’a soupçonné les motifs de ma conduite et demeure persuadée que son caractère m’est agréable. Un jour à la récréation, elle me dit à peu près ces paroles d’un air très content : “ Voudriez-vous me dire, ma sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus, ce qui vous attire tant vers moi, à chaque fois que vous me regardez, je vous vois sourire ? ” Ah ! ce qui m’attirait, c’était Jésus caché au fond de son âme... Jésus qui rend doux ce qu’il y a de plus amer... Je lui répondis que je souriais parce que j’étais contente de la voir (bien entendu je n’ajoutai pas que c’était au point de vue spirituel). » (Histoire d’une âme, Manuscrit “ C ”, 1897, f° 14)
« Cela ne peut se réaliser qu’à partir de la rencontre intime avec Dieu, une rencontre qui est devenue communion de volonté pour aller jusqu’à toucher le sentiment. J’apprends alors à regarder cette autre personne non plus seulement avec mes yeux et mes sentiments, mais selon la perspective de Jésus-Christ. Son ami est mon ami. »
« Comment Jésus a-t-Il aimé ses disciples et pourquoi les a-t-Il aimés ? Ah ! ce n’était pas leurs qualités naturelles qui pouvaient l’attirer, il y avait entre eux et Lui une distance infinie. Il était la science, la Sagesse Éternelle, ils étaient de pauvres pêcheurs, ignorants et remplis de pensées terrestres. Cependant Jésus les appelle ses amis, ses frères. Il veut les voir régner avec Lui dans le royaume de son Père et, pour leur ouvrir ce royaume, Il veut mourir sur une croix car Il a dit : Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime.
« Mère bien-aimée, en méditant ces paroles de Jésus, j’ai compris combien mon amour pour mes sœurs était imparfait, j’ai vu que je ne les aimais pas comme le Bon Dieu les aime. Ah ! je comprends maintenant que la charité parfaite consiste à supporter les défauts des autres, à ne point s’étonner de leurs faiblesses, à s’édifier des plus petits actes de vertus qu’on leur voit pratiquer, mais surtout j’ai compris que la charité ne doit point rester enfermée dans le fond du cœur : Personne, a dit Jésus, n’allume un flambeau pour le mettre sous le boisseau, mais on le met sur le chandelier, afin qu’il éclaire tous ceux qui sont dans la maison. Il me semble que ce flambeau représente la charité qui doit éclairer, réjouir, non seulement ceux qui me sont les plus chers, mais tous ceux qui sont dans la maison, sans excepter personne. » (ibid., f° 12)
« Au-delà de l’apparence extérieure de l’autre, je vois son attente intérieure d’un geste d’amour, d’un geste de sollicitude, que je ne lui donne pas seulement à travers des organisations créées à cet effet, l’acceptant peut-être comme une nécessité politique. Je vois avec les yeux du Christ et je peux donner à l’autre bien plus que les choses qui lui sont extérieurement nécessaires : je peux lui donner le regard d’amour dont il a besoin. Ici, on voit paraître l’interaction nécessaire entre amour de Dieu et amour du prochain, que la première Épître de Jean évoque avec tant d’insistance. Si le contact avec Dieu me fait complètement défaut dans ma vie, je ne peux jamais voir en l’autre que l’autre, et je ne réussis pas à reconnaître en lui l’image divine.
« En revanche, si dans ma vie je néglige complètement l’attention à l’autre, désirant seulement être “ pieux” et accomplir mes “ devoirs religieux ”, alors ma relation à Dieu se dessèche également. Alors, cette relation est seulement “ correcte ”, mais sans amour.
« Seule ma disponibilité à aller à la rencontre du prochain, à lui témoigner de l’amour, me rend aussi sensible à l’égard de Dieu. Seul le service du prochain ouvre mes yeux sur ce que Dieu fait pour moi et sur sa manière à Lui de m’aimer. Les saints, pensons par exemple à la bienheureuse Teresa de Calcutta, ont puisé dans la rencontre avec le Seigneur dans l’Eucharistie leur capacité à aimer le prochain de manière toujours nouvelle, et réciproquement cette rencontre a acquis son réalisme et sa profondeur précisément dans leur service des autres. »
L’exemple de mère Teresa, béatifiée par Jean-Paul II, est mal choisi, salva reverentia ! puisqu’on l’a vue se rendre à la pagode bouddhiste, pour s’abîmer dans la prière devant la statue de Bouddha. (Photos et explications dans Il est ressuscité n° 16, novembre 2003, p. 1-8.) Est-ce la « rencontre avec le Seigneur dans l’Eucharistie » qui la conduisait là ?
Prenons plutôt pour modèle sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, « la plus grande sainte des temps modernes », au dire de saint Pie X. C’est le jour de la Noël 1886 qu’elle se “ convertit ”, après avoir « eu le bonheur de recevoir le Dieu fort et puissant ». En quoi consista cette conversion ? « Je sentis en un mot la charité entrer dans mon cœur, le besoin de m’oublier pour faire plaisir et depuis lors je fus heureuse !... »
« Amour de Dieu et amour du prochain sont inséparables, c’est un unique commandement. Tous les deux cependant vivent de l’amour prévenant de Dieu qui nous a aimés le premier. Ainsi, il n’est plus question d’un “ commandement ” qui vient de l’extérieur et nous prescrit l’impossible, mais au contraire d’une expérience de l’amour, donnée de l’intérieur, un amour qui, de par sa nature, doit par la suite être partagé avec d’autres. L’amour grandit par l’amour. L’amour est “ divin ” parce qu’il vient de Dieu et qu’il nous unit à Dieu, et, à travers ce processus d’unification, il nous transforme en un Nous, qui surpasse nos divisions et qui nous fait devenir un, jusqu’à ce que, à la fin, Dieu soit “ tout en tous ” (1 Co 15, 28). »
Frère Bruno de Jésus Il est ressuscité ! n° 44, mars 2006, p. 5-18