Le bienheureux Michel Rua
À Turin dans la basilique Marie-Auxiliatrice, auprès de son bien-aimé père saint Jean Bosco, repose le bienheureux Michel Rua qui le seconda dans le développement prodigieux de ses œuvres avant de lui succéder. Parcourons son histoire pour admirer ce magnifique exemple de circumincessante charité paternelle et filiale, fruit du Précieux Sang de Jésus par la médiation de Marie-Auxiliatrice, pour le salut des âmes et les combats de l’Église.
UNE COLLABORATION SURNATURELLE
En octobre 1853, le séjour annuel que don Bosco faisait avec ses enfants aux Becchi, son hameau natal, pour aider aux vendanges, se termina par une cérémonie fort émouvante : dans la petite chapelle voisine de l’humble demeure familiale, don Bosco donna pour la première fois la soutane à deux de ses jeunes gens, l’un d’eux était Michel Rua.
Celui-ci naquit à Turin le 9 juin 1837. Son frère aîné était un habitué du patronage de don Bosco, après son installation au Valdocco en 1846 ; mais lui, de santé fragile, obtenait rarement l’autorisation de l’accompagner. Sa mère, femme très pieuse et courageuse, avait perdu six de ses neuf enfants et son mari était décédé en 1840.
Un beau matin de 1848, comme d’habitude, un groupe de gamins assaillit le saint prêtre sur la place du marché, et lui leur distribua des médailles. Il en proposa à Michel qui se tenait à l’écart, mais lorsque le petit s’approcha, don Bosco lui tendit sa main gauche, ouverte et vide, et de l’autre il fit le geste de la couper en deux pour lui en offrir la moitié.
C’est le soir de sa prise de soutane que le jeune Rua osa demander à don Bosco la signification de ce geste qu’il n’avait jamais oublié, car à cet instant son âme s’était comme attachée à cet homme de Dieu qui allait devenir son maître et son père spirituel. Don Bosco lui répondit :
« Comment, mon petit Michel, tu n’as pas saisi maintenant ? Pourtant c’est très clair. Plus tu avanceras, mieux tu comprendras ce que je voulais te dire : “ Dans la vie, toi et moi, nous ferons toujours part à deux. Douleurs, soucis, responsabilités, joies et le reste, tout le reste, seront en commun. ” Acceptes-tu ?
– Pouvez-vous en douter ? », murmura le jeune homme.
Don Bosco n’en doutait pas, car ce n’est pas sans une lumière intérieure qu’il avait pu distinguer en ce garçon celui qui partagerait ses peines et ses joies pour accomplir l’œuvre que la Sainte Vierge lui demandait.
Peu de temps après, d’ailleurs, un songe lui apprenait qu’il aurait à fonder une congrégation religieuse, à travers bien des difficultés et des déboires. Comme tous ses songes, celui-ci se réalisera...
Avec le temps, le petit Michel obtenait plus souvent la permission d’aller au patronage, ce qui était toujours pour lui un grand bonheur. Et c’est là qu’un jour de 1850, don Bosco lui demanda ce qu’il comptait faire plus tard. Son avenir était en principe tout tracé : son père, employé modèle, avait laissé un tel souvenir à la manufacture d’armes de Turin qu’il avait été entendu que sa veuve garderait son logement et que ses fils y auraient un emploi. Mais don Bosco lui proposa plutôt de devenir prêtre. Sa réponse enthousiaste ne laissa aucun doute sur sa préférence ; il fut entendu que don Bosco en parlerait à sa mère qui, finalement, accepta.
Le jeune homme se joignit donc à la demi-douzaine de garçons avec lesquels don Bosco allait tenter pour une cinquième fois de fonder une congrégation. On commença par des cours de latin durant l’été. Michel Rua s’y distinguait par sa nonchalance jusqu’au jour où il apprit que son cher don Bosco en avait été informé ; ce fut suffisant pour le corriger à jamais du vice de la paresse.
Si bien qu’ensuite, d’année en année, il acquerra par une application remarquable une formation générale de premier ordre. Tous ses maîtres le constateront : sujet extraordinaire, promis à un brillant avenir.
Aussi, dès 1852, don Bosco lui demanda-t-il son concours pour la composition de ses brochures qui réfutaient les erreurs modernes et la propagande protestante alors virulente au Piémont. Le jeune homme était le seul capable de dégager des brouillons surchargés le texte définitif afin de le recopier de sa belle écriture pour le présenter à l’imprimerie !
C’est ainsi que commença une collaboration que don Bosco savait voulue par Dieu. Quant à Michel Rua, il n’ambitionnait qu’une chose : imiter et satisfaire le vrai Père de son âme auquel il s’était attaché de tout son cœur.
LA FONDATION DES SALÉSIENS
Pendant plusieurs mois, don Bosco se contenta de réunir une fois par semaine les sujets potentiels pour une fondation. Il leur parlait de l’esprit de son œuvre, mais sans jamais évoquer une future congrégation religieuse. C’est qu’à l’époque, le gouvernement piémontais était très anticlérical : par toutes sortes de règlements, l’État entravait l’action des ordres religieux et travaillait à leur disparition. On comprend qu’il ait fallu ruser pour en instituer un nouveau !
En 1853, à côté de la maison Pinardi, le berceau de l’œuvre, et de l’église Saint-François-de-Sales construite en 1850, don Bosco éleva le premier bâtiment de ce qui allait devenir cette véritable cité dédiée à la formation de la jeunesse : le Valdocco. À cet internat, sans cesse agrandi, s’ajouteront les classes d’apprentissage professionnel et l’imprimerie.
Le besoin de collaborateurs stables se faisait donc sentir de plus en plus. Voilà pourquoi il proposa à Michel de quitter l’appartement maternel pour venir définitivement au Valdocco ; il rejoindrait ainsi les trente-six internes dont s’occupait si bien sa sainte mère, maman Marguerite. Quelques jours plus tard, don Bosco le revêtait de la soutane.
Mais ce n’est qu’en janvier 1854 que don Bosco donna à ses jeunes collaborateurs le nom de salésiens, et leur demanda de se lier par une promesse qui pourrait, plus tard, éventuellement, se transformer en vœux religieux. La prudence restait de mise.
Commença un noviciat qui n’en avait pas le nom, mais où tous s’exerçaient, sous la direction du saint fondateur, à la pratique des vertus nécessaires au genre de vie qu’ils entrevoyaient.
Lorsque le choléra s’abattit sur la ville, en juillet 1854, il fit 1400 victimes en trois mois. Pour aider don Bosco, don Rua prit la tête d’une petite troupe de jeunes gens qui, après s’être confessés et consacrés à l’Immaculée Conception, se prodiguèrent auprès de 2500 malades contagieux sans être atteints eux-mêmes.
Finalement, le 25 mars 1855, Michel Rua, encore étudiant en philosophie, prononça ses premiers vœux annuels entre les mains de don Bosco. Cette cérémonie sans éclat fut pour lui l’inauguration d’une existence d’abnégation totale, sans jamais un moment de répit, sans jamais non plus affadir une ardente vie spirituelle, dont témoignait son recueillement impressionnant dès que sonnait l’heure de la prière.
Étudiant, correcteur des articles de don Bosco, professeur d’arithmétique, bibliothécaire, il assurait aussi la surveillance générale des internes, ce qui impliquait de partager le plus possible leur vie et leurs jeux. Évidemment, il enseignait le catéchisme. Souvent, don Bosco l’appelait le soir pour lui dicter une histoire de l’Italie, un livre scolaire destiné à remplacer les manuels laïcs.
Quand don Bosco ouvrit son école professionnelle pour ses apprentis, il désigna comme préfet des études… don Rua.
Pour repos dominical, don Bosco lui avait confié le patronage Saint-Louis-de-Gonzague, à l’autre bout de Turin. Il devait y être de bonne heure pour accueillir les enfants, diriger certains vers le confessionnal et surveiller les autres. Après la messe, il animait des jeux endiablés jusqu’à midi. Le temps d’avaler une soupe et un croûton de pain, il lui fallait ensuite tenir les gamins jusqu’à la tombée du jour, les divertir, leur faire du catéchisme, et enfin dire la prière du soir avec le petit “ mot du soir ”, rituel tant apprécié. Après quoi, absolument épuisé, il revenait à pied au Valdocco, ayant juste la force d’expédier un repas frugal et d’aller se coucher.
Quant à ses études sacerdotales, don Rua n’avait d’autre solution que de se lever deux heures et demie plus tôt, pour s’y appliquer. Moyennant quoi, il reçut une formation de haut niveau sous la direction d’excellents professeurs du grand séminaire de Turin, en congé forcé à la suite des troubles révolutionnaires.
En novembre 1856, après la mort de maman Marguerite, c’est madame Rua qui prit la relève. Elle travaillera à l’ombre de don Bosco et de son cher fils pendant vingt ans !
C’est ainsi que se déroulèrent les premières années de la collaboration étroite de don Bosco et de son disciple. À l’automne 1857, il était temps de rédiger les constitutions de la Congrégation des Salésiens et d’aller les soumettre au Saint-Siège.
C’est ce que fit don Bosco au printemps 1858, accompagné de don Rua. Les trois audiences que le bienheureux Pie IX leur accorda furent inoubliables pour don Rua. Mais ce séjour romain fut aussi l’occasion d’intéressantes visites d’institutions vouées à la jeunesse ; en les comparant avec ce qu’ils faisaient à Turin, don Rua comprit les caractères spécifiques de l’œuvre salésienne, qu’il aurait la charge de préserver et de transmettre à ses successeurs.
En avril 1858, don Bosco revint à Turin avec l’amitié du saint pape Pie IX, qui lui sera bien utile pour contrer ses détracteurs. Mais les tensions étaient telles qu’il prit sagement la précaution d’asseoir encore davantage ses activités, avant de fonder officiellement la Congrégation, le 18 décembre 1859.
LE JEUNE SUPÉRIEUR
Si don Bosco en était évidemment le supérieur, don Rua en fut nommé directeur spirituel et il fut ordonné prêtre le 28 juillet 1860. À cette occasion, il avait demandé à son cher Père spirituel « un conseil à garder en son âme toute sa vie ». Le soir de cette journée de réjouissances, il trouva une lettre dans sa chambre, qui lui fixait tout un programme de sanctification :
« Bien mieux que moi, tu verras l’œuvre salésienne franchir les Alpes et s’établir sur toute la terre. Demeure romain : nourris en ton âme la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de son Vicaire ici-bas. […] Tu auras beaucoup à travailler et à souffrir. […] Endure l’épreuve avec courage, même au milieu de tes peines, tu sentiras la consolation et l’aide du Seigneur. Pour accomplir ton œuvre sur la terre, écoute ces conseils : vie exemplaire, prudence consommée, persévérance dans la fatigue au service des âmes, pleine docilité aux inspirations d’En-Haut, guerre incessante à l’enfer, confiance inlassable en Dieu. »
Dès la rentrée de 1860, don Rua se voyait confier la direction générale des classes et la responsabilité morale de toute cette jeunesse. Mieux que les prêtres amis qui venaient aider don Bosco, pleins de bonne volonté certes, mais qui n’étaient pas de vrais disciples, il exerça son autorité avec un respect filial de toutes les volontés et des moindres désirs du fondateur.
Il s’ensuivit un accroissement de la fréquentation des œuvres. Quelques chiffres : 1861, 317 élèves en humanités ; 1863, 360 ; à peu près un nombre égal d’apprentis. L’atmosphère studieuse, en même temps joyeuse, qui régnait au Valdocco, et la piété simple dont faisaient preuve les jeunes gens frappaient les visiteurs ; c’est ce qui fit la renommée de la maison.
Un mot dit tout : « Nous nous chérissions comme autant de frères, et nous n’avions qu’un seul cœur et qu’une âme pour aimer Dieu et consoler don Bosco. »
Au dire des témoins, celui-ci était l’âme de toutes ces œuvres, celui qui donnait les directives ; mais la cheville ouvrière, c’était don Rua. Or, ce dernier savait remarquablement dissimuler non seulement son action, mais aussi son succès. Il rapportait tout à don Bosco.
En 1862, après les vœux publics des vingt-deux premiers Salésiens, la Congrégation essaima une première fois à Mirabello, près de Montferrat, à une bonne soixantaine de kilomètres de Turin, où six jeunes religieux dans la vingtaine furent envoyés pour prendre en main le petit séminaire Saint-Charles. Don Rua en était le directeur et le seul prêtre.
Il n’avait pas d’autre ambition que de faire à Mirabello ce qu’il avait vu pratiquer à Turin. « On le voit continuellement entouré d’élèves conquis par son amabilité ou par le désir de l’écouter parler sur mille sujets intéressants. Après le repas de midi on le voit toujours mêlé aux jeunes gens, jouant ou chantant avec eux. » Et Dieu bénit son œuvre, notamment en y suscitant une centaine de vocations sacerdotales en trois ans !
C’était tellement extraordinaire qu’à la fin de 1864, don Rua en eut une violente tentation d’amour-propre, qu’il confia aussitôt à don Bosco. Celui-ci lui répondit simplement : « Pour guérir ce mal d’orgueil, je te recommande la médecine de saint Bernard. Répète-toi souvent les fameuses interrogations : D’où viens-tu ? Quelle est ta tâche ici-bas ? Où dois-tu aboutir ? Ce rappel des vérités essentielles bien méditées, aujourd’hui comme hier, produira des saints. » Ce fut suffisant pour chasser à jamais ces indignes sentiments.
LE BRAS DROIT DE DON BOSCO
Lorsque don Bosco le rappela auprès de lui l’année suivante, don Rua laissa à son successeur ce conseil qui nous dévoile son cœur : « Aime-les bien tous, à ma place : ce sont de si braves enfants ! » Et une larme perla à ses yeux. Il ajouta : « Pour tes collaborateurs, traite-les toujours comme un frère aîné. »
Revenu à Turin, il sera désormais le bras droit de don Bosco jusqu’à la mort de celui-ci : vingt-deux ans de dévouement sans limites, mais à la limite de ses forces.
Une fois, à l’été 1868, il s’écroula littéralement d’épuisement. C’était à l’issue des fêtes de la consécration de la basilique de Marie-Auxiliatrice, dont il avait eu, en plus de tout le reste, la charge de l’organisation. Quelques jours plus tard, une péritonite foudroyante le conduisit aux portes de la mort. Tout le monde s’inquiétait, sauf don Bosco qui lui refusa l’extrême-onction en lui disant : « Écoute bien, don Rua : même si on te jetait tel quel par la fenêtre, je t’assure que tu ne mourrais pas. »
Après une courte convalescence, les seules vacances de sa vie, il reprit son travail dans l’ombre de don Bosco, se réservant en particulier la tâche pénible de faire respecter la discipline. Don Bosco lui confia aussi, de 1869 à 1875, la charge de maître des novices, mais d’un noviciat spécial puisque Pie IX avait permis que les jeunes religieux ne soient pas formés à part, mais en les faisant participer aux activités normales des établissements salésiens.
Lors des visites canoniques, pour lesquelles il accompagnait don Bosco, il laissait à celui-ci la fonction paternelle de fortifier ses fils, de les éclairer, tandis que lui s’adonnait au rôle ingrat de l’inspection : examen des comptes, de la tenue de la maison, de la discipline, etc. Or, comme il était très méthodique et qu’il avait une mémoire prodigieuse, c’était impossible de lui cacher longtemps quelque chose.
À partir de 1877, date à laquelle la santé de don Bosco fléchit notablement, c’était don Rua qui exerçait pratiquement l’administration et l’autorité dans la Congrégation, mais toujours sous le regard et sous l’impulsion de son cher Père. En 1885, il fut désigné officiellement vicaire général des Salésiens.
Deux ans plus tard, quand il devint évident que les jours de don Bosco étaient comptés, malgré un emploi du temps déjà surchargé, don Rua trouvait le moyen de visiter souvent son bien-aimé malade, de lui tenir longuement compagnie, récoltant de ses lèvres, de ses prières et de sa lente immolation tout ce qui lui serait nécessaire pour continuer l’œuvre.
Saint Jean Bosco entra en agonie le 31 janvier 1888, ayant à ses côtés don Rua, brisé d’émotion et de douleurs, et tous les supérieurs de la Congrégation. « Don Bosco, lui dit-il, nous sommes tous là, tous vos fils. Nous vous prions de nous pardonner la peine que nous avons pu vous causer. En signe de pardon et de paternelle bienveillance, donnez-nous une fois encore votre bénédiction. Je vous conduirai la main et je prononcerai la formule. » Trois heures plus tard, le saint fondateur des Salésiens s’éteignit.
Après avoir récité le De profundis, don Rua s’adressa à ses confrères : « Nous voici orphelins ! Mais si nous avons perdu un père sur terre, nous possédons un protecteur au ciel. Montrons-nous dignes de lui, en imitant les saints exemples qu’il nous laisse. »
LE SUCCESSEUR DE SAINT JEAN BOSCO
Cette simple phrase résume tout ce qu’il y aurait à dire sur les vingt-deux ans pendant lesquels don Rua a dirigé la Congrégation avant d’aller retrouver son cher Père au Ciel.
Sa première décision fut d’imposer un temps d’arrêt à l’expansion prodigieuse de la Communauté, selon la dernière recommandation de don Bosco, afin de consolider les œuvres existantes. Mais, à raison d’une centaine de vocations par an, cet objectif ne fut pas long à atteindre ; d’autant plus que l’augmentation du nombre des bienfaiteurs permit aussi d’assainir la situation financière. Don Bosco ne tardait pas à montrer sa puissance au Ciel au profit de ses enfants.
À sa mort, la société n’était établie qu’en Italie, en France, en Espagne, en Angleterre, en Argentine et en Uruguay. Dès la fin de 1889, l’expansion reprit avec une fondation en Suisse, puis 1890 : Colombie ; 1891 : Belgique, Algérie, Palestine ; 1892 : Mexique ; 1894 : Portugal, Pérou, Venezuela ; 1895 : Bolivie, Autriche, Tunisie ; 1896 : Égypte, Afrique du Sud, Paraguay, États-Unis ; 1897 : Amérique centrale et Pologne qui procura une pléthore de vocations ;
1903 : Turquie ; 1906 : Chine, Inde ; 1910 : Congo, dernière fondation approuvée par don Rua sur son lit de mort.
Les Salésiens seront alors présents dans cent cinquante diocèses, où ils se consacrent essentiellement aux œuvres de la jeunesse, mais également aux missions, aux paroisses, à des séminaires et des universités aussi bien qu’à des léproseries.
Un tel développement supposait une administration énergique. Chaque année, au printemps, don Rua visitait quelques-unes de ses maisons à l’étranger, au cours d’une tournée de trois mois ; le reste de l’année, il le passait au Valdocco ou dans ses établissements en Italie. Ces visites étaient l’occasion de manifestations populaires de sympathie qui allaient à la Congrégation autant qu’à son supérieur dont les vertus, la patience, la bonhomie impressionnaient toujours ceux qui l’approchaient.
Un de ses soucis était d’entretenir la charité de ceux que don Bosco avait appelés les coopérateurs salésiens. Lui qui était timide se souvenait souvent de la recommandation de son Père : « N’aie pas peur d’y aller franchement avec eux. Ce ne sont pas eux qui te font la charité, c’est toi qui la fais à leurs âmes. Leur aumône est une œuvre de miséricorde dont ils te remercieront. » En 1895, leur premier congrès international fut honoré de la présence de quatre cardinaux, vingt et un archevêques et évêques. Le dernier jour, cinquante mille personnes suivirent la procession d’action de grâces. Les inquiétudes des débuts sur l’avenir de l’œuvre durent paraître bien lointaines à don Rua. Surtout que, sous le pontificat de saint Pie X, il bénéficia de l’amitié du Pape, comme don Bosco avait joui de celle du bienheureux Pie IX ; les saints se reconnaissent toujours.
Plus que son fondateur, parce que les circonstances y poussaient, don Rua s’intéressa à la question sociale, soutenant des associations ouvrières, en particulier féminines, pour obtenir des conditions de travail plus dignes et pour lutter contre l’immoralité. Il facilita aussi l’organisation de colonies de vacances en mettant à leur disposition les établissements salésiens libres de leurs élèves durant les congés scolaires.
LES CROIX
Dès l’âge de soixante ans, sa santé s’altéra. Il souffrit d’ennuis cardiaques, d’une inflammation constante des paupières et, comme don Bosco, de ses jambes variqueuses. Cela le conduisit à présenter sa démission au chapitre général de 1896 ; mais il fut aussitôt réélu à l’unanimité moins deux voix : probablement la sienne, et celle d’un étourdi qui vota pour … don Bosco.
Ce souci de déposer le joug s’explique aussi par les nombreuses croix qui vont maintenant l’accabler. En 1895, un jeune religieux déséquilibré, furieux d’avoir été refusé aux ordres, avait assassiné le Père Dalmazzo. Peu de temps après, au Brésil, Mgr Lasagna, son secrétaire et quatre Filles de Marie-Auxiliatrice perdirent la vie dans un accident de chemin de fer. Or, le Père Dalmazzo comme Mgr Lasagna étaient de ses anciens élèves, il les avait vus grandir en sagesse et en grâce, et il les destinait à rendre d’importants services à la Congrégation et à l’Église.
En 1898, en Patagonie, une crue détruisit les fruits de dix ans de travail apostolique.
En 1901, don Rua reçut avec une immense peine un décret romain qui blâmait le vieil usage salésien auquel saint Jean Bosco était très attaché, qui permettait au directeur des écoles de confesser les enfants, puisque la discipline relevait du préfet et non pas de lui. La même année, Rome interdit tout lien de juridiction entre congrégations d’hommes et de femmes à but identique ; cette règle brisait cette autre volonté de don Bosco dont il se savait dépositaire : garder unis les Salésiens et les Filles de Marie-Auxiliatrice. Pendant cinq ans, don Rua multiplia les démarches pour obtenir une dérogation, mais en vain.
En 1902, il eut aussi l’extrême douleur de voir l’œuvre anéantie en France, comme elle l’avait été en 1895 en Équateur. Mal renseignés, les Salésiens avaient cru que le gouvernement leur accorderait l’autorisation de continuer, s’ils la lui demandaient. C’était un piège : leur dossier fut confié à Clemenceau, farouche anticlérical, qui accueillit toutes les calomnies à leur encontre et refusa d’écouter la défense. Non seulement l’autorisation fut rejetée, mais les décrets d’expulsion furent rapidement exécutés : toutes les maisons salésiennes et leurs biens furent vendus à l’encan pour une bouchée de pain.
Mais l’épreuve la plus pénible pour cet homme, désormais épuisé, fut l’affaire de Varazze, en 1907. Un élève y accusa les Pères et d’autres ecclésiastiques du lieu des pires ignominies, y compris de messes noires. C’était cousu de fil blanc, manigancé de toutes pièces par les loges maçonniques, comme don Rua et les avocats purent le démontrer, mais après des jours d’angoisse. Le déferlement de haine à cette occasion lui permit de mesurer la fragilité de l’œuvre, que des calomnies pouvaient ruiner totalement. Le démon se déchaînait, il fallait plus que jamais avoir recours à Notre-Dame Auxiliatrice et à la protection de don Bosco, et pour cela s’appliquer à lui être fidèle en tout.
Sa dernière grande peine fut la mort de neuf religieux et de quarante enfants, lors du tremblement de terre qui détruisit la ville de Messine, en 1909.
Si la croix se faisait lourde, il n’en était pas découragé pour autant, se souvenant en particulier des recommandations de son bienheureux Père, au soir de son ordination. D’ailleurs, quoique de spiritualité salésienne, il était très pénitent, toutefois de manière discrète mais continuelle : du genre à porter des habits chauds en été, et froids en hiver, à glisser une planche dans son lit, ou à se priver furtivement de nourriture ; jamais non plus il ne chassait les insectes qui venaient sur ses plaies purulentes. En 1907, quatre ans avant sa mort, il ne fallut pas moins d’une injonction de saint Pie X pour lui faire allonger d’une heure son trop court sommeil ! Sans cesse il offrait ainsi à Dieu des sacrifices par amour et pour le salut des âmes. Là encore, il se montrait vrai fils de saint Jean Bosco qui n’avait pas d’autre motivation pour mener ses œuvres que ce combat pour arracher les pécheurs à l’enfer, en bon instrument de Notre-Dame Auxiliatrice.
DES MIRACLES
Don Bosco avait dit : « Si don Rua voulait, il ferait des miracles. » Il lui est arrivé de le vouloir, plus souvent qu’on ne l’imagine. Il manifesta aussi des dons de prophétie ou de discernement des esprits. En voici un tout petit échantillon. Un jour, un bienfaiteur lui présenta ses deux garçons, Michel et Louis : « Oh, dit don Rua, je m’appelle Michel et j’avais un frère qui s’appelait Louis, nous étions tous les deux orphelins. » S’assombrissant, il demanda alors aux enfants s’ils ne voudraient pas venir avec lui à l’orphelinat : il leur servirait de père. Surpris, leur père mit fin à l’entretien ; mais quelques jours plus tard, il était victime d’une méningite et laissait orphelins ses deux petits.
Il y eut aussi des miracles plus réjouissants, comme celui dont bénéficia ce Toulonnais naguère guéri par don Bosco. Depuis, il était devenu totalement sourd ; mais il ne doutait pas que le successeur du saint thaumaturge le guérirait lors de sa visite à Toulon. Lorsqu’il se trouva en sa présence, il se jeta à ses pieds en hurlant : « Je n’entends rien. Donnez-moi votre bénédiction et je guérirai. » Don Rua lui demanda alors, à voix basse, s’il voudrait devenir coopérateur ; on lui faisait remarquer qu’il ne parlait pas assez fort… quand on entendit le sourd répliquer : « Coopérateur, qu’est-ce que c’est, ça ? » Manifestement, il était guéri !
Une dame paralysée depuis des années l’invita à venir la bénir. Une fois dans la chambre, don Rua entendit la porte subitement se fermer à clef derrière lui, tandis que la malade lui fit cet ultimatum : « Vous ne sortirez d’ici qu’avec moi guérie. » C’est ce qui arriva.
DERNIÈRES RECOMMANDATIONS
Mais tout cela n’était rien pour lui, à côté de son idéal : « Ah si je pouvais être une pâle copie de don Bosco ! », disait-il souvent. Encore enfant, il s’était donné à son cher Père et ne s’était jamais repris : jeune homme, homme mûr, il l’avait, pendant trente-cinq ans, suivi pas à pas, étudié dans le moindre de ses actes. Toutes les paroles, toutes les recommandations, tous les conseils de don Bosco, scrupuleusement recueillis, avaient illuminé sa route.
Il savait bien que l’heure de le rejoindre n’allait pas tarder à sonner pour lui. Il avait conscience de ne pouvoir faire davantage, surtout après avoir eu, en novembre 1909, le bonheur d’apporter son témoignage au procès de béatification de don Bosco, en douze séances.
Cela faisait plus d’une année que sa santé était chancelante, ce qui ne l’empêchait pas de garder son rythme de travail. Le 15 février 1910, incapable même de prendre connaissance du courrier, il fut obligé de s’aliter pour ne plus se relever. Il souffrait d’une myocardie sénile qui provoquait une enflure générale du corps.
Le Jeudi saint 24 mars 1910, on lui apporta la communion en viatique, puis, à bout de forces, il fit ses dernières recommandations : « À son lit de mort, notre bon Père nous a dit : “ Au revoir au Paradis ! ” Je vous donne le même rendez-vous. Pour y atteindre, je vous recommande trois choses : un grand amour de l’Eucharistie, une dévotion très vive à Notre-Dame Auxiliatrice et un respect profond, une humble obéissance, une affection fidèle envers les pasteurs de l’Église, tout spécialement envers la personne du Pape. Si le Bon Dieu m’accueille dans son Paradis, à côté de don Bosco, je ne manquerai pas d’y prier pour vous tous. » Il reçut l’extrême-onction au matin de Pâques.
Dès qu’il retrouvait un peu d’énergie, il revenait sur la nécessité d’augmenter le nombre d’ouvriers à envoyer à la vigne du Seigneur. Il composa une petite prière pour demander des vocations, il se la fit copier sur un papier et placer sur son oreiller pour l’apprendre par cœur.
Le 6 avril 1910, ses derniers mots furent pour répéter l’oraison jaillissante que, enfant, il avait apprise de don Bosco : « Sainte Vierge, ma tendre mère, faites que je sauve mon âme ! » Il perdit ensuite connaissance et, pendant une heure, tous les enfants défilèrent devant lui pour lui baiser la main ; quand ce fut fini, sans plainte, sans aucun mouvement, son âme partit rejoindre son cher Père.
Il avait reçu de don Bosco la charge de 700 Salésiens et de 64 maisons en 6 pays. À son successeur, don Rua laissait 4000 Salésiens répartis en 341 maisons dans 30 pays.
Le 20 juillet 1914, saint Pie X déclara au postulateur des causes de don Cafasso et de don Bosco : « J’espère que vous n’allez pas oublier don Rua. Je découvre en lui ce faisceau de vertus héroïques qui font le saint. Qu’attendent donc les Salésiens pour commencer sa cause ? Quel grand serviteur de Dieu ! L’Église s’en occupera certainement un jour. » De fait, la sainteté de don Rua ne resta pas sous le boisseau : il fut béatifié le 24 octobre 1972.
Quelle bénédiction pour une communauté d’avoir pour fondateur un saint si extraordinaire que don Bosco, mais quelle bénédiction également d’avoir comme successeur à sa tête un saint aussi aimable, humble, dévoué que don Michel Rua.Qu’il nous obtienne la grâce d’avoir un tel esprit filial et, à son exemple, un dévouement sans limites pour le salut des âmes dans le service de l’Église.
Renaissance Catholique n° 225, février 2015.
En audio et vidéo : N 27