Les missions en Nouvelle-Calédonie
« J’ai été le soutien de l’Église naissante, je le serai aussi à la fin des temps. » Cette parole de la Vierge Marie, gardée précieusement par le Père Colin et les Pères maristes, a été le ressort caché, surnaturel, de leur sainte épopée missionnaire et civilisatrice en Océanie au XIXe siècle, dont l’installation en Nouvelle-Calédonie constitue l’une des plus belles pages. Cette épopée étant son œuvre, que toute la gloire soit à Elle !
Les temps héroïques (1843-1853)
En 1835, la jeune Société de Marie se vit confier par la Congrégation de la Propagande à Rome les missions d’Océanie. Aux yeux du monde, quelle folie de partir ainsi, sans préparation, à la conquête de l’immense Pacifique Sud ! mais “ confiance en Marie ” était le mot d’ordre du fondateur. Dès l’année suivante, ils étaient sept missionnaires à partir. On mesure le sacrifice consenti, quand on sait que la congrégation ne comptait encore à l’époque que vingt membres ! Parmi les partants se trouvait le futur saint Pierre Chanel, que sa devise “ Aimer et faire aimer Marie ” conduisit au martyre en 1841... et à la conversion complète de son île de Futuna, modèle des chrétientés d’Océanie.
La Marine française avait sa part dans cette conquête des âmes, puisqu’elle acheminait ces apôtres jusqu’aux postes qui leur étaient attribués, et s’efforçait, dans la mesure où le gouvernement lui en donnait les moyens, de les protéger et de les ravitailler. (…)
En mai 1843, nouveau départ, cette fois pour la Nouvelle-Calédonie. Mgr Douarre commande l’expédition. Ce “ petit évêque de la Sainte Vierge ”, comme on l’appelle en France, est accompagné de quatre missionnaires, solides Auvergnats comme lui, du diocèse de Clermont, les Pères Roudaire et Rougeyron et les Frères Blaise et Marmoiton. Après sept mois de traversée périlleuse « Le 21 décembre 1843, écrit Mgr Douarre, je me prosternai sur cette terre tant désirée et j’invoquai sur elle les grâces d’en haut. » (Père de Salinis, Marins et Missionnaires, p. 12)
La Nouvelle-Calédonie fut aussitôt mise sous la protection de l’Immaculée, conformément à la recommandation expresse du Père Colin.
« Date mémorable, qui commence pour ces régions barbares une ère nouvelle, celle du salut par la prédication de l’Évangile. Ces pauvres sauvages devront une reconnaissance éternelle aux apôtres qui ont tout bravé et tout sacrifié pour leur apporter la vraie foi. Ils ne sauraient oublier non plus sans ingratitude la France et ses marins qui ont si bien servi le zèle des missionnaires. » (…)
Le 25 décembre eut lieu la première messe, suivie d’une première, quoique timide, prise de possession de cette terre sauvage par la France. Le pavillon, hissé au-dessus de la case de l’évêque, fut laissé à sa garde. En vertu de quel droit agissaient nos marins et missionnaires ? En vertu du droit des nations civilisées et chrétiennes, “ monde plein ”, comme dit notre Père, venant épancher ses richesses matérielles et spirituelles dans le “ monde vide ” (cf. CRC n° 107, juillet 1976, p. 9).
Pendant plus d’un an, nos missionnaires furent occupés à s’installer. Réalisme de nos paysans d’Auvergne : d’abord penser au matériel, afin d’assurer la subsistance de la mission. Ils acquirent une propriété sur laquelle ils construisirent en dur, firent des plantations et de l’élevage. Ainsi prêchaient-ils par l’exemple d’une vie laborieuse et conviviale. Il leur fallait aussi apprendre la langue du pays, et l’île comptait trente dialectes différents !
Leur but avoué était autant de civiliser que d’évangéliser ce peuple arriéré, indolent et imprévoyant, soumis au joug de sorciers cruels, pratiquant le cannibalisme et la polygamie. En faire d’abord des hommes, pour les élever ensuite à la dignité de chrétiens, l’expression revient souvent sous la plume de nos missionnaires. Civilisation et évangélisation allaient ainsi de pair, et nos maristes s’y entendaient à merveille, à la différence des pasteurs protestants plus préoccupés de commerce et de lutte contre les missionnaires catholiques, que d’évangélisation des indigènes !
À partir de juillet 1845, commença la conquête des âmes proprement dite. Nos missionnaires visitaient tour à tour les tribus environnantes, prêchant, faisant prier et chanter des cantiques, que les sauvages appréciaient beaucoup... Un petit enfant de dix ans, qu’ils baptisèrent sous le nom de Louis, se fit leur zélé auxiliaire. Sa tante, convertie à son tour, résolut de précéder les missionnaires dans leurs tournées apostoliques, le chapelet à la main : « Une femme, un enfant, voilà ceux que le Seigneur nous a donnés pour convertir peut-être l’île entière et les îles voisines. » En effet, une fois convertis, les indigènes se montraient d’une douceur, d’une générosité, d’une piété exemplaires, tel le jeune chef de la tribu de Pouébo, qui reçut à son baptême le nom d’Hippolyte, et se montra par la suite un vrai chef chrétien, gagnant un à un ses sujets à la religion. (…)
En juillet 1846, une corvette française, la Seine, fit naufrage au large de Pouébo. Les 230 marins furent tous sauvés grâce au zèle des missionnaires aidés des chrétiens de Pouébo. Mgr Douarre offrit naturellement l’hospitalité aux naufragés, en attendant qu’un navire de secours vînt les chercher. Quelle ne fut pas sa surprise d’apprendre que la mission de la Seine était d’amener le drapeau français en Nouvelle-Calédonie, par crainte des complications diplomatiques avec l’Angleterre. Celle-ci voyait d’un mauvais œil notre présence dans le Pacifique, et songeait à s’approprier l’île découverte au siècle précédent par Cook. Mais, qui dit Angleterre dit religion anglicane, aussi l’évêque décida-t-il de revenir en France plaider la cause de sa Mission menacée.
Il fut bien reçu par le roi Louis-Philippe, mais très mal par son ministre. « Faisant valoir les services rendus à la France par les missionnaires, il demanda des secours et un navire. C’était justice : l’évêque avait sacrifié pour les naufragés de la Seine les ressources de sa mission et les secours de la Propagation de la Foi. Le ministre refusa, mais fit demander à Mgr Douarre le compte des dépenses de la mission en faveur de l’équipage naufragé. Ce n’était pas là ce que le cœur de l’évêque missionnaire avait ambitionné. Il espérait que la France, fidèle à ses traditions et à sa foi, lui donnerait un navire équipé, avec des matelots chrétiens, et qu’il pourrait ainsi évangéliser les îles océaniennes. Au lieu d’armer un navire et de voguer fièrement à la conquête de la Nouvelle-Calédonie, pour la Patrie et pour Dieu, on lui demandait ses comptes, afin de les solder, comme ferait un marchand pour sa pratique. La réponse de l’évêque fut indignée : “ J’ai donc affaire à des épiciers ? S’il en est ainsi, je ne veux rien ! ” »
Le temps de régler ses affaires, de prêcher en faveur de ses chers Calédoniens, d’obtenir de ses supérieurs des renforts, et l’évêque prit le chemin du retour. Hélas ! À Sydney, une terrible nouvelle l’attendait : la mission était ruinée de fond en comble. En juillet 1847, des calamités de toutes sortes s’étant abattues sur l’île, excités par leurs sorciers et par les calomnies des marchands anglais, les indigènes s’étaient jetés sur les deux petites missions françaises, appâtés par les maigres provisions des Pères. Au poste de Balade, ceux-ci n’avaient dû leur salut qu’à la fuite. Les Canaques s’étaient alors acharnés sur l’un d’eux, le frère Blaise, blessé au cours de l’attaque. Le corps du martyr avait été veillé par deux petits néophytes, Antoine et Marie, pleurant et récitant le chapelet à genoux à côté de leur saint ami... Pendant ce temps, les autres Pères s’étaient réfugiés à Pouébo, où ils furent sauvés in extremis par l’arrivée de la corvette la Brillante, commandant du Bouzet. En s’éloignant du rivage, le Père Rougeyron écrivait : « Ces pauvres sauvages ne comprennent pas ce qu’ils font, ils sont dignes de toute pitié ; plus ils nous persécutent, plus nous les aimons en Jésus-Christ qui est mort pour eux aussi bien que pour nous. Nous ne cessons de prier pour leur conversion, et nous voudrions donner mille vies, si nous les avions, pour leur salut et pour leur bonheur. »
« Tout est perdu, fors l’espérance », s’écria Mgr Douarre, en entendant le récit de la catastrophe. Dès qu’il le put, il prépara le retour de ses missionnaires en Nouvelle-Calédonie. Une tentative dans la rade Saint-Vincent se solda par un échec. Repliés sur Annatom, aux Nouvelles-Hébrides, les Pères maristes eurent alors leur premier contact avec la London Missionnary Society. Ces prédicants anglicans bénéficiaient de soutiens puissants, mais la disproportion des moyens ne faisait pas peur à nos missionnaires catholiques qui étaient persuadés, comme l’écrivait le doux Père Rougeyron, que « l’Immaculée écraserait la tête de l’hérésie » !
Dans le même temps, un poste était fondé sur l’île des Pins, comme une sentinelle avancée en direction de la Grande-Terre. Tous les missionnaires s’y retrouvèrent durant l’été 1849, pour y suivre leur retraite annuelle. Ce fut à ce moment-là que germa dans leur esprit l’idée de fonder des “ réductions ” sur le modèle de celles des jésuites du Paraguay, afin de regrouper, « comme en une seule famille », une communauté d’indigènes convertis qui seraient formés à la civilisation et aux vertus chrétiennes avant d’être envoyés comme auxiliaires dans les autres tribus.
Un essai fut tenté dans ce sens à Yaté, au sud de la grande île, en octobre 1849 : nouvel échec. Après un séjour à Futuna qui revigora les courages, ce fut enfin, le 23 mai 1851, le retour et l’installation définitive à Balade. « Il faut vaincre ou mourir », avait déclaré l’évêque. Ils vainquirent en effet, mais Mgr Douarre mourut quelque temps après, d’épuisement. Il repose aujourd’hui dans l’église de Pouébo. À sa mort, en avril 1853, l’archipel comptait environ trois cents chrétiens. Quelques mois après, survenait un événement qui changea le destin de l’île, arrosée déjà de tant de larmes et de sang !
Une heureuse collaboration (1853-1862)
L’amiral Febvrier des Pointes, commandant en chef la station navale du Pacifique, reçut en juin 1853 l’ordre de se rendre en Mélanésie dans le plus grand secret, condition indispensable pour ne pas éveiller les soupçons de l’Angleterre, afin de prendre de vitesse notre rivale et la placer devant le fait accompli.
Le 24 septembre 1853, eut lieu à Balade, sur le terrain de la Mission catholique, une cérémonie au cours de laquelle l’amiral prit possession de l’île au nom de l’empereur Napoléon III, en présence des officiers et des missionnaires et d’une foule d’indigènes accourus pour la circonstance. Aussitôt après, le Père Rougeyron, qui avait remplacé Mgr Douarre dans la charge de vicaire apostolique, attira l’attention de l’amiral sur la situation de l’île des Pins. Il avait eu vent que les Anglais songeaient à en faire une station de ravitaillement pour leurs navires se rendant de Sydney à Panama. Il fallait donc faire vite et prendre possession de l’île des Pins avant qu’il ne soit trop tard. « C’était une heure décisive dans la lutte entre catholicisme et protestantisme pour la possession de l’archipel », écrit le Père de Salinis.
Quand l’amiral arriva à Vao le 28 septembre, il s’aperçut avec désappointement qu’il arrivait trop tard : une corvette anglaise, le Herald, mouillait déjà dans la baie... Il résolut cependant de consulter en secret le père Goujon, supérieur de la mission de l’île des Pins. Celui-ci déclara qu’en effet, le roi de l’île était l’objet de fortes pressions de la part des Anglais résidant dans l’île, mais que rien encore n’était joué...
« Le jeune roi Vendegou avait été frappé par le contraste saisissant qu’offraient les missionnaires catholiques, sans cesse occupés à secourir les pauvres gens, et un certain ministre protestant, nommé Unterwood, qui s’était installé dans l’île. Celui-ci songeait avant tout à sa famille et à ses intérêts, aussi Vendegou n’avait confiance qu’envers les Pères, qui travaillaient sans relâche, cultivaient le blé, plantaient la vigne, et multipliaient les troupeaux dans les prairies. Le roi n’agissait plus dans les affaires importantes qu’après avoir pris l’avis de ces bienfaiteurs de son royaume. Le commandant du Herald trouva donc peu d’écho et de sympathie auprès du monarque. Il chargea néanmoins le ministre protestant de lui offrir un traité, en lui promettant l’amitié et la protection de la Reine contre les Français. Le ministre, apportant ces propositions, avait réclamé une réponse pour le lendemain.
« Vendegou soumit immédiatement le cas au Père Goujon. “ Si je signe, dit-il, mon sort sera celui des habitants de la Nouvelle-Zélande, ma race disparaîtra peu à peu. Je sais ce que les Anglais ont fait en Australie. Si je ne signe pas, c’est la guerre immédiate. Ils ont des canons et je n’ai pas de fusils. Je me soumettrais bien volontiers à la France, mais ils ne m’ont donné que la nuit pour réfléchir. ” Le Père Goujon, par une intuition qu’il jugea ensuite providentielle, répondit à Vendegou : “ Rends-toi immédiatement à Gadjy. Prie Marie, notre protectrice, elle fera venir les Français avant trois jours. ” Le roi suivit le conseil et la prédiction du Père se réalisa. » Le surlendemain, les Français arrivaient...
Au matin du 29 septembre, le Père Goujon n’eut aucune peine à obtenir du roi Vendegou qu’il fît donation de son île à la France, et les Anglais virent notre pavillon flotter au-dessus de la mission catholique. Ils n’y prêtèrent d’abord aucune attention, mais quand Vendegou, invité à bord du Herald, leur eut déclaré qu’il avait opté pour la France, ils comprirent, furieux et confus, mais un peu tard... qu’ils avaient été joués.
La Chrétienté de l’île des Pins
Depuis le 15 août 1848, où les Pères Goujon et Chatelut avaient débarqué sur l’île des Pins, jusqu’à ce 29 septembre 1853 où les Français vinrent en prendre possession, aucun de ses habitants n’avait encore été baptisé. À son arrivée pourtant, le P. Goujon avait gravi le sommet de l’île, le pic N’géa, afin d’y déposer une Médaille miraculeuse. Il avait œuvré ensuite en silence, selon l’idéal des maristes, gagnant l’estime et la confiance, apprivoisant ses chers Kouniés, comme on appelait les habitants de l’île. « Ici, plus que nulle part ailleurs peut-être, écrivait-il, il me paraît avantageux de marcher du matériel au spirituel, ou de tendre au spirituel par les choses sensibles... Plus tard, quand notre réputation sera établie et que nous aurons gagné parfaitement les cœurs, nous pourrons avec l’aide de la grâce travailler fructueusement pour les âmes... » Avec ses compagnons, il construisit à Vao une maison, baptisée “ Nazareth ”, ainsi qu’une scierie hydraulique, qui faisait l’admiration des visiteurs de passage.
Un jour, il profita du passage de la goélette française l’Arche d’Alliance pour réunir officiers et principaux de l’île dans une case, et s’adressant aux naturels dans leur langue, « il leur parla d’abord de la création du monde, raconte le capitaine Cazalis, les entretint ensuite de cette douce fraternité qui résulte d’une même croyance au vrai Dieu. La présence de l’Arche d’Alliance lui servit de prétexte. Nous venions dans ces pays lointains leur apporter les lumières de la civilisation et de la foi. Le Dieu qu’on venait leur prêcher nous obligeait à les aimer comme des frères, il les aimait lui-même autant et peut-être plus que nous. Il terminait en leur recommandant le repos et la sanctification du dimanche. Après cette allocution improvisée, nous chantâmes l’Ave maris Stella. » C’était juste avant que la France ne vienne prendre possession de l’île.
Depuis longtemps travaillé par la grâce, le roi Vendegou ne regretta jamais de s’être donné à la France. Avant de mourir en 1856, il demanda le baptême et convainquit ses sujets de quitter leur tribu pour venir s’installer autour de la Mission des Pères. Sa succession donna lieu néanmoins à de violentes récriminations, qui auraient tourné à la révolte et au massacre des chrétiens si la venue inopinée d’un navire de la Royale, et la démonstration de force qui s’ensuivit n’avait ramené le calme et fait respecter les volontés du défunt Roi. C’est, à ce jour, le seul heurt qui se soit produit entre la France et les Kouniés ! Et il est remarquable qu’à partir de cette année 1856, les progrès de l’évangélisation furent foudroyants : moins de quatre ans après, presque toute l’île des Pins était convertie.
« Le 15 août 1860, on estime que toute l’île est catholique, à l’exclusion d’une poignée d’irréductibles qui boudent dans leur coin. Tous les missionnaires de l’archipel se sont retrouvés. C’est la première grande fête religieuse célébrée avec toutes les pompes de l’Église catholique : bénédiction de l’église, retraite préparatoire, baptêmes solennels, confirmations, érection d’une statue de la Sainte Vierge, d’un chemin de croix... À cette occasion, les Kouniés et toute l’assistance chantèrent à pleins poumons la Messe Royale de Dumont et le Panis Angelicus à quatre voix ! Les visiteurs sont bien placés pour mesurer la métamorphose extraordinaire des Kouniés car presque tous les missionnaires ont transité dans l’île une dizaine d’années auparavant. Les hommes portent tous maintenant le “ manou ”, sorte de paréo en cotonnade, et les femmes de grandes robes tombant jusqu’aux chevilles, la fameuse robe mission. “ Ils sont simples, gais et on voit que leur respect pour leur chef est animé de l’esprit chrétien et ne sent plus l’esclavage... ” » (Georges Pisier, Kounié ou l’île des Pins, p. 185)
Dès lors, la Mission fonctionna à l’instar d’une véritable “ réduction ”. Durant la semaine, les hommes et les femmes vont travailler dans l’île, et le dimanche, tous se retrouvent à Vao, autour de l’église. La vie des Kouniés s’est imprégnée de religion : le Père bénit les habitations, les pirogues, la récolte des ignames. Prière du soir en commun, cantiques, parfois chantés toute la nuit, catéchisme avec demandes et réponses en chœur, saluts du Saint-Sacrement, chant grégorien, récits bibliques mimés... Avec une audace merveilleusement récompensée, le Père entreprend tout cela. Connaissant le goût de ses ouailles pour les fêtes collectives, il revêt de solennité les grandes fêtes de la liturgie chrétienne. Il sait aussi les intéresser aux intérêts de l’Église et de la France. On le voit s’unir aux difficultés du Saint-Siège, vibrer à l’histoire des zouaves pontificaux, offrir une aumône pour le Concile [de 1870 !].
Des frères coadjuteurs sont chargés du matériel de la Mission ainsi que de l’éducation des garçons. Deux sœurs arrivent à leur tour en 1859, pour s’occuper des jeunes filles ; le plus beau fruit de l’apostolat de sœur Marie de la Croix fut l’éducation de la jeune “ reine Hortense ”, fille du roi Vendegou qui avait donné son île à la France. Elle parla bientôt si parfaitement le français qu’elle devint un modèle pour toutes les autres femmes de l’île. Elle exerçait le pouvoir coutumier, de concert avec son mari Samuel, avec aménité et distinction. Et c’est un de ses descendants qui est aujourd’hui maire de l’île des Pins.
Le P. Goujon ne bornait pas ses efforts à “ son ” île. Le zèle des Kouniés était si ardent qu’ils n’eurent de cesse de porter la bonne Parole aux tribus du Sud de la Grande-Terre encore païennes et à l’île Maré déjà à moitié protestante. Quel spectacle édifiant : voir ces jeunes Kouniés, fils des guerriers qui, quinze ans plus tôt, allaient massacrer des tribus rivales et dévorer leurs victimes, y retourner en apôtres de l’Évangile !
L’administration de la colonie se montrant discrète mais favorable, les Pères pouvaient se consacrer à leur apostolat, et les souverains de l’île exercer leur pouvoir coutumier en toute tranquillité ; tout était ordonné sur cette île des Pins, devenue en l’espace de quelques années la “ vitrine ” des missions maristes d’Océanie. Victoire de l’Immaculée, comme le reconnaissaient unanimement nos missionnaires. Mais l’Ennemi enrageait...
Tempête sur la Nouvelle-Calédonie
Entre 1853 et 1862, les missions de la Grande-Terre avaient prospéré elles aussi, le Père Rougeyron avait étendu progressivement les mailles de son filet, de façon à convertir de proche en proche toutes les tribus encore païennes, à partir du Nord-Est (Balade-Pouébo) et du Sud. Il avait créé dès 1855, à quelques lieues de Nouméa, deux réductions, l’une consacrée à l’Immaculée Conception, d’où son nom de “ Conception ”, et l’autre à “ Saint Louis ”. Elles furent longtemps la tête et le cœur des missions calédoniennes.
« Nos chrétiens, séparés des païens, vivent dans leur village comme les bons paysans d’Auvergne vivent au milieu de leurs montagnes. Aucun d’eux ne va se coucher sans avoir récité ses trois dizaines d ’Ave Maria. Ils sont heureux et moi avec eux », se réjouissait le Père Rougeyron. Les maristes étaient en outre à la pointe du progrès, puisqu’ils avaient été les premiers à introduire l’industrie du sucre dans l’île.
La colonie, pendant ce temps, se développait très lentement. En 1860, elle ne comptait que 432 Européens, mais aucun colon sérieux. Les choses changèrent avec l’arrivée, en juin 1862, du capitaine de vaisseau Charles Guillain, premier gouverneur en titre de la Nouvelle-Calédonie, désormais rattachée directement au ministère de la Marine et des Colonies.
Les livres d’histoire laïque et républicaine présentent ce Guillain comme un esprit éclairé, ouvert à la modernité. Il est vrai que ses talents d’administrateur donnèrent à la jeune colonie, jusque-là stagnante, son essor économique, industriel et commercial : cadastre, construction de routes et d’hôpitaux, aménagement du port de Nouméa, prospections minières... Le premier, il favorisa et réglementa la colonisation, sans trop se soucier des indigènes, pour lesquels il créa des “ réserves ”, visiblement pour faire pièce aux “ réductions ” des missionnaires, et qui eurent pour fâcheuse conséquence de priver longtemps les Canaques des progrès de la civilisation... Laïque jusqu’au fanatisme, Guillain prétendait civiliser, mais sans la religion. Il créa la première loge maçonnique de l’île, l’Union calédonienne, et déclara à propos des Pères maristes : « Il faut que je tombe ou qu’ils tombent. »
Il trouva à qui parler en la personne du modeste père Rougeyron, qui se montra dans la circonstance d’une solidité à toute épreuve et d’une droiture sans faille. Persuadé quant à lui de la valeur civilisatrice du christianisme, le mariste eut à défendre non seulement les droits inaliénables de l’Église, mais aussi ceux des indigènes que le gouverneur traitait en esclaves.
« Ma conviction, fondée sur mon expérience de vingt-deux ans de séjour au milieu de ces tribus, disait-il, m’apprend que le peuple calédonien est intelligent et doué de bonnes qualités, mais gâtées par la calamité des vices et de l’ignorance... Travaillons tous de concert, Église et gouvernement, nous ne serons pas trop à faire disparaître le vice et l’ignorance et nous verrons grandir la civilisation dans la colonie, nous aurons un peuple bon, moral, des cultivateurs laborieux et solides sur le sol de leur patrie qui seront les amis et l’espoir de la France... À qui doit être confiée cette haute mission ? J’ose le dire, au missionnaire en parfaite harmonie avec l’autorité locale, parce que le missionnaire seul peut entrer dans l’intimité du fond du cœur des sauvages pour leur inculquer ces sentiments ; lui seul a le secret de le souffrir et de l’aimer comme un père, sans d’autre intérêt que celui du bonheur de son fils adoptif... [c’est exactement la définition que donne notre Père des relations durables, justes et fécondes, instaurées par une vraie colonisation et relevant “ de la Révélation évangélique du Père et du Fils dans un même Esprit-Saint de charité ”, dans CRC n° 107, p. 10 ] Tant que M. Guillain restera au poste, rien ne se fera, car il a juré la mort de la Mission pour faire régner ses idées socialistes en plein. » La lutte dura huit ans...
Sus aux missionnaires !
Dès son arrivée, le nouveau gouverneur, après avoir pris le contrôle de la presse locale, prétendit réglementer le ministère des Pères. Il fallut bientôt son autorisation pour fonder une mission, construire une église, rassembler les indigènes, créer une industrie... En brousse, les missionnaires furent placés sous la surveillance des chefs de poste militaires dont certains se montrèrent odieux. Auprès des populations, l’apostasie fut ouvertement encouragée. Renier sa foi redonnait le droit d’être considéré comme “ kanak ”, et entraînait des privilèges, telle l’exemption de corvées. En effet, on s’aperçut rapidement que le recrutement des travailleurs engagés pour les chantiers du gouverneur se faisait en priorité dans les tribus chrétiennes ; que l’engagement n’y était pas volontaire, mais forcé ; que le rapatriement n’était pas régulier au terme des deux mois fixés ; enfin, que les conditions de travail étaient trop dures pour des gens peu habitués à l’effort, et de plus indécentes, car ils devaient travailler nus. La situation de ces travailleurs confinait ainsi à l’esclavage, et c’était souvent en piteux état, physique et moral, que nos missionnaires voyaient revenir leurs ouailles.
Autre front, particulièrement sensible : les écoles. Un beau jour, le gouverneur décréta qu’il faudrait désormais un brevet de capacité pour enseigner. C’était atteindre l’œuvre des missionnaires de plein fouet. Ceux-ci durent se soumettre, sauf le père Goujon à l’île des Pins, qui échappa miraculeusement à tout contrôle !
Les jeunes catéchistes furent à leur tour poursuivis et ramenés, menottes aux mains, dans leur tribu d’origine, sous prétexte que les indigènes n’avaient plus le droit de circuler comme ils le voulaient. « Ils remercient leur bourreau, notait le Père Rougeyron, riant et pleins de joie d’avoir à souffrir pour Jésus-Christ. »
Les chefs chrétiens furent persécutés à leur tour, particulièrement Hippolyte Bonou, qui fut réprimandé par le gouverneur à cause de son obéissance aux Pères. Au contraire, c’était un chef débauché, fourbe, et même cannibale à ses heures, qui était donné en exemple par le gouverneur Guillain. Une triste affaire montra bientôt les fruits de pareille politique. Elle annonce, hélas, ce que nous avons connu il y a quelques années...
Le 6 octobre 1867, eut lieu à Pouébo un massacre de Blancs. L’affaire était grave. Le gouverneur accusa les Pères, coupables selon lui d’avoir excité les indigènes contre son autorité à propos d’une expropriation arbitraire qu’il avait ordonnée. La vérité était que l’hostilité publique de Guillain contre les missionnaires avait entraîné le reniement d’un certain nombre de chrétiens. Ceux-ci, livrés à eux-mêmes, s’étaient alliés aux païens d’une tribu voisine et leur avaient proposé de monter un coup contre les gendarmes et les colons de Pouébo. Les coupables furent arrêtés et jugés à Nouméa. Il y eut dix condamnations à mort ; sur les dix, il y avait cinq apostats, quatre païens et... un chrétien, qui proclama jusqu’au bout son innocence. Les coupables furent guillotinés (!) à Pouébo, sur le terrain de la Mission. Le P. Villard, en poste à Pouébo, désignait, lui, le vrai coupable : « C’est le gouvernement colonial de M. Guillain, qui a poussé les natifs de la partie Est de la tribu de Pouébo à l’apostasie ; c’est l’apostasie, et seulement l’apostasie, qui est la cause morale des événements des 6 et 7 octobre à Pouébo ; c’est donc le gouvernement colonial sous M. Guillain qui est le moteur de ces tristes événements. »
Le gouverneur Guillain s’était promis d’expulser les maristes de Nouvelle-Calédonie, ce fut lui qui fut rappelé en France en 1870. Les gouverneurs suivants se montrèrent certes plus favorables envers les missionnaires, mais la belle harmonie des débuts qui avait uni si intimement marins et missionnaires, était brisée. Les Pères maristes n’en continuèrent pas moins leur mission admirable, poursuivie inlassablement depuis un siècle : rendre les Calédoniens bons chrétiens et bons Français. C’est cela le véritable héritage qu’il nous faut sauvegarder, car il renaîtra demain. Pour l’heure, si l’orage gronde de nouveau sur l’île, comme le général Franceschi l’affirme, soyons sûrs d’une chose : c’est par Marie que la Nouvelle-Calédonie est devenue catholique et française, c’est par Marie qu’elle le restera !
Extraits de Résurrection tome 1, n° 2, février 2001, p. 29-34