La religion des Grecs

Eschyle : souffrir pour comprendre

QUOIQUE les deux mondes, grecs et juifs, aient été mille ans sans communication et que leurs religions se soient développées, non sans la lumière et l’aide, certes inégales, du même Dieu Créateur et Sauveur, on pourrait dire d’Eschyle qu’il est le Moïse des Grecs, après qu’Homère ait évoqué la Genèse et les patriarches, oui ! le Moïse terrifiant de l’Exode et le ritualiste du culte lévitique par quoi tout pécheur accède au pardon de Yahweh. De Sophocle, on dira seulement qu’il est du Christ, Roi sanglant et glorieux : cela dit tout et cela suffit. D’Euripide, je pense qu’il est, en figures bien entendu ! déjà pleinement chrétien, et mystique chrétien.              

LES PERSES

Parmi les spectateurs qui applaudissaient, en l’an 472 à Athènes, la représentation dramatique de la défaite de Xerxès dans le golfe de Salamine, nombreux étaient les anciens combattants qui avaient pris part à la victoire elle-même en 480. Cette tragédie des Perses est un poème patriotique à la gloire d’Athènes. Avec ironie, les acteurs athéniens portent les masques des Mèdes et des Perses vaincus.

Eschyle
Eschyle

Tout est, dans ce drame, d’une dignité sans pareille. À Suse, dans le palais du grand roi, la reine éplorée (mère du jeune Xerxès) s’inquiète du sort de l’immense armée dont on demeure sans nouvelles. Quand le défunt roi Darius, ombre évoquée des morts, annonce l’épouvantable défaite et la débâcle infinie des Perses, les dieux eschyliens, majestueux et terribles, se dressent pour rendre une justice implacable, terrifiante, exacte, proportionnée à la faute commise non seulement contre Athènes, mais contre les dieux eux-mêmes. Darius remonte des enfers pour dénoncer le crime : « C’est ton impiété seule, ton hubris, qui t’a valu, Xerxès, cette défaite sans retour possible sur les rivages de l’Hellade ! ». La leçon tirée par le chœur est d’une infinie sagesse : L’homme n’a plus qu’à expier sa faute. Les dieux sont disculpés du malheur des mortels. L’orgueil de la démesure (hubris) produit l’erreur (atè). L’erreur cause le mal (kakon), dont le fruit est le deuil (penthos).

Dans son quatrième discours où il s’adresse “ Aux Grecs vainqueurs de Salamine ”, notre Père s’exclame : « J’aime intensément le drame d’Eschyle. Il me gonfle du sentiment de la gloire de nos racines spirituelles : [je veux parler de] vous, les Grecs, le peuple le plus intelligent de la terre. Et je remercie la Toute-Puissance céleste de vous avoir donné, par l’intelligence, la victoire sur ces peuples venus d’Asie contre vous, avec une méprisable ignorance des conditions du combat sur la mer ! Paradigmatique est cette victoire, et il fallait, pour le trésor intellectuel et moral de l’humanité, que cette tragédie sacrée ait été créée par le “ gigantesque Eschyle ”.  « Mais je me prends à redouter que le poison de la démesure ne s’insinue jusque dans cette action de grâces à Pallas-Athéna et à Zeus. À force de rire de la folle démesure des Perses, ne viendrait-on pas à commettre nous-mêmes le crime et la folie de l’hubris, d’où vient l’erreur et le mal et le deuil ? Tel est l’avertissement, hélas confirmé par les événements suivants, qu’Eschyle (sans doute insidieusement) donna à son peuple.

Que cette fiction d’une incomparable beauté et perfection nous avertisse de prendre garde à notre tour, selon l’adage antique : “ Il faut se défier pour aboutir. ” Car nous avons vu la tragédie d’Eschyle s’incarner dans la réalité de l’histoire des hommes, dans la gloire et les malheurs des nations. Oui, « Avant la ruine, le cœur de l’homme s’élève. Mais l’humilité précède la gloire ! » (Prov 18, 12). Telle est la courbe suivie par l’Orestie.

L’ORESTIE

Certes, le monde d’Homère est beau, simple, lumineux. Grecs comme Troyens, tous aiment et vénèrent les dieux qui en retour, foncièrement bons, aiment les pieux mortels avec leurs préférences marquées. Le recours à Zeus est cependant toujours possible contre leur parti-pris, voire leurs injustices ! Les méchants sont punis, les bons sont récompensés, telle est la loi souveraine. Et si l’attente est longue, le Grec pieux garde sa confiance et sa tendre dévotion pour ses dieux tutélaires (et ils le sont tous pour lui). Seuls sont honnis sans rémission les impies.

Mais sous ce tableau idyllique, un mal obscur ravage les cités achéennes. Il couve depuis la lointaine fondation des villes et la naissance de leurs premières dynasties. C’est ce mal (ou ce malheur), cette horreur (ou cette fatalité), bref ce destin que les tragiques incomparables du Ve siècle (Eschyle, Sophocle et Euripide) ont décidé de montrer, sinon d’expliquer... comme pour en exorciser dans toute la Grèce (pourtant heureuse en leur siècle) la terreur et la crainte sacrée. Mais plus profondément encore : pour implorer les dieux d’intervenir, de porter remède à cette plaie.

Eschyle va nous montrer ce mal qui hante les palais des rois dans “ L’Orestie ”, qui est composée de trois tragédies : “ Agamemnon ”, “ Les Choéphores ”, “ Les Euménides ”.

AGAMEMNON

La tragédie se déroule dans Argos, au palais des Atrides. Le veilleur, sur la plus haute tour, scrute la nuit, la mer, les îles, d’où il attend depuis dix ans que jaillisse la flamme qui annoncera la victoire. Il pressent des malheurs effrayants à cause de ce qui se cache dans ce palais maudit. Le chœur prophétise la malédiction d’Artémis à cause du pillage indigne des temples de Troie par les Argiens. Mais il y a plus grave : l’orgueil d’Agamemnon. Son ambition ne lui fait-elle pas sacrifier sa fille Iphigénie à son désir de mener cette guerre pour sa gloire à lui ? Jusqu’à faire payer ainsi l’inconduite de la belle Hélène par ce sang innocent ? D’avance, le chœur en tire la leçon prémonitoire : il faudra “ souffrir pour comprendre ! 

Cassandre (la princesse captive) dit le crime originel : il s’agit du festin où Atrée (père d’Agamemnon) offrit à manger à l’insu de son frère Thyeste les propres enfants de ce dernier, en vengeance de l’adultère commis par Thyeste avec sa femme à lui, Atrée ! Cassandre révèle encore les égarements d’Agamemnon, dont la maîtresse, Briséis, a été enlevée au valeureux Achille... et maintenant, ne voilà-t-il pas que la folle et terrible captive (elle-même, Cassandre !) a été ramenée avec lui, et par lui imposée à la reine sa femme (Clytemnestre), dans son propre palais ?! Cassandre voit de ses yeux hagards le double meurtre qui se prépare : l’égorgement du grand Agamemnon puis le sien, dans un instant, par une Clytemnestre à la main ferme, sanglante mais satisfaite, ayant ainsi assouvi sa vengeance de mère et d’épouse légitime. Cassandre sait tout, voit tout : leurs corps sanglants aussitôt enlevés, le pavé de la chambre lavé et le lit royal refait. Car la reine Clytemnestre y accueillera le soir-même son amant impie, le misérable Égisthe, fils rescapé de Thyeste. Les dieux se taisent, mais Cassandre a parlé et le chœur l’a entendue. En ce palais comme en toute la Grèce et par tout l’univers, “ le sang appelle le sang ”.

LES CHOÉPHORES

Le sang appellera pendant vingt ans. Mais un jour, le fils exilé (Oreste) reviendra, la fille désolée (Électre) le retrouvera auprès du tombeau de leur père, l’un et l’autre faisant des libations au mort et de longues supplications aux dieux pour connaître leur volonté et l’accomplir. C’est à tuer qu’ils doivent se résoudre ! Tel est l’ordre d’Apollon. Et Oreste, qu’encourage Électre, obéit. C’est ici le sommet de l’horreur, de ce Mal qui souille et dévore le monde sans que nul de ses habitants ne puisse jamais le laver, le rédimer, le conjurer : Oreste poignarde Égisthe puis sa propre mère qui, dans une dernière ruse, lui découvre son sein et le menace de la vengeance des Érinyes, déesses du remords et de la haine infernale. Terriblement ébranlé après ce double meurtre, Oreste quitte Argos pour Delphes, poursuivi par les Érinyes. Où donc s’arrêtera, enfin endormi, le courroux d’Atè ? Le troisième jet de cette trilogie répond à pareille question de manière absolument stupéfiante.

LES EUMÉNIDES

Ici, Eschyle ouvre une voie nouvelle, comme une prophétie du Dieu vivant et vrai. Car au lieu du meurtre attendu et imparable d’Oreste et d’Électre sa complice (“ le sang appelle le sang ”), l’inattendu se produit : leur acquittement, leur réhabilitation, leur salut. Toutes les étapes de ce scénario incroyable sont nécessaires à la révélation, par Dieu même en son Fils Jésus-Christ, des mystères et moyens de notre rédemption. Le calque de l’une sur l’autre religion en révèle la parenté fantastique.

1) Rendu à Delphes devant le temple d’Apollon, Oreste se prosterne dans l’attitude du suppliant, pitoyable au dieu. Apollon l’envoie alors auprès de Pallas. « Là-bas, dit-il, tombe à genoux, étreins l’antique Image, et je saurai trouver avec des juges et des mots apaisants, le moyen de te délivrer à jamais de tes peines. N’est-ce pas moi qui t’ai décidé à percer le sein d’une mère ? »

2) Les Érinyes se rebellent alors contre Apollon, dans sa propre demeure ! Lui, pour les confondre, leur reproche de n’avoir pas obsédé Clytemnestre pour son double meurtre, au lieu de s’en prendre injustement au seul vengeur d’un père assassiné : en vain ! Le procès entre ces divinités inégales reste en suspens. Question de justice, question de morale et de droit divin, ou humain ? Apollon se désiste : Pallas appréciera les déclarations des deux parties. Quand même ! il purifie de sa souillure son suppliant avant de l’envoyer à Athènes.

3) À l’Aréopage, la déesse a réuni un tribunal constitué des libres citoyens d’Athènes. Oreste, grâce à la fille chérie de Zeus, est acquitté. Il sera réhabilité dans son honneur et dans son droit royal en Argide. Il renaît à la vie avec joie, avec action de grâces. Il proclame son innocence et son droit retrouvés : “ Le voici de nouveau citoyen d’Argos et maître dans son patrimoine grâce à Pallas et grâce à Loxias-Apollon ” et grâce à l’arbitre suprême, au “ Dieu Sauveur ” (car c’est aussi le Nom de Zeus). C’est vraiment la peinture prophétique de la nouvelle et éternelle alliance où nous sommes entrés par le Christ. Un pacte éternel est alors conclu entre Argos et Athènes. Athéna souveraine invite les Érinyes à calmer leur fureur et à changer leur passion de nuire en bienveillance. À ce prix, elles demeureront à Athènes où elles seront l’objet d’un culte sous leur nom nouveau d’Euménides. Fin de la tragédie.

C’est une révolution, dans le Ciel et sur la terre, dont la cité d’Athènes devient la capitale. Il faut dorénavant que le parricide et l’assassin (et toute autre espèce de grand criminel) entendent le jugement qui les absout et les sauve de la bouche même d’un tribunal humain, auquel préside la déesse chérie de Zeus, intelligente et bienveillante. Ainsi les dieux très sages aimeront faire grâce, mais ils préfèreront que leurs libéralités passent par l’autorité des hommes, prenant ainsi force de loi dans les cités. Voyez depuis lors ces foules d’êtres humains, accablées de leurs crimes et de leurs tares comme une malédiction, allant au sanctuaire de Delphes, se lavant à la source Castalie pour se rendre ensuite à Athènes baiser et vénérer la sainte Image de la déesse. Elles vont ensuite se présenter devant un tribunal humain, dont cependant les dieux demeurent les maîtres souverains, enclins à la clémence plus qu’aucun homme... quelle espérance, quelle libération ! La fiction devient allégorie, l’allégorie laisse pressentir la réalité et s’efface enfin pour nous donner la vision de tout le mystère et le sacrement du salut des pécheurs en Jésus-Christ, par le Cœur Immaculé et miséricordieux de Marie, avec le concours dévoué et nécessaire de la sainte Église catholique romaine, gardienne de la Chrétienté !

Abbé Georges de Nantes
Extraits des conférences du camp de 1992 et de la CRC n° 285 d’octobre 1992

  • La religion des Grecs au camp Saint-Joseph, CRC tome 24, n° 285, oct 1992
    • p. 19-21 : Eschyle : souffrir pour comprendre
En audio/vidéo :
  • PC 47 : La religion des Grecs, Camp Saint-Joseph, août 1992, 23 h (aud./vid.)
    • 4e partie : « Les Perses » ; « L'Orestie »
  • PC 10 : Culture germanique et civilisation latine. 2e conférence : La Grèce et Rome, Pentecôte 1980. (aud.)