La religion des Grecs

Sophocle : souffrir pour grandir

QUOIQUE les deux mondes, grecs et juifs, aient été mille ans sans communication et que leurs religions se soient développées, non sans la lumière et l’aide, certes inégales, du même Dieu Créateur et Sauveur, on pourrait dire d’Eschyle qu’il est le Moïse des Grecs, après qu’Homère ait évoqué la Genèse et les patriarches, oui ! le Moïse terrifiant de l’Exode et le ritualiste du culte lévitique par quoi tout pécheur accède au pardon de Yahweh. De Sophocle, on dira seulement qu’il est du Christ, Roi sanglant et glorieux : cela dit tout et cela suffit. D’Euripide, je pense qu’il est, en figures bien entendu ! déjà pleinement chrétien, et mystique chrétien.

Voici Œdipe, le maudit, jouet d’Apollon (ô combien justement surnommé Loxias : “ aux oracles obliques ”). Ce dernier conduit les mortels, consulteurs de l’Oracle de Delphes, avec une ruse de Seigneur qui, Lui (et Lui seul), sait et gouverne, dans leurs tours et détours, la navigation des humains vers le port où ils doivent aboutir.  « Œdipe ! fils de Laïos et de Jocaste ! inutile de nous attarder à mentir sur ta naissance, ô roi de Thèbes ; le monde la connaît et nous n’avons pas le cœur à ruser. L’oracle a parlé deux fois : à ta naissance, dans ta maturité, sans broncher. Il dit ton parricide certain et ton mariage incestueux. Tu tueras ton père et tu épouseras ta mère. »

Œdipe roi

Un mal terrible frappe la ville de Thèbes : la peste. On consulte l’oracle de Delphes qui répond : « Chassez la souillure qui nourrit ce pays... » La souillure en question, c’est la mort de l’ancien roi qui n’a pas été vengé, que personne n’a donc apaisé. Vingt ans après, les dieux réclament, le mort se réveille.

Sophocle

Œdipe, roi de Thèbes, accepte d’intercéder pour son peuple qu’il a déjà sauvé de la Sphinx. Il se lance dans une véritable enquête policière pour trouver le criminel qui a attiré le fléau sur la ville. L’interrogatoire serré d’un berger de Thèbes fait éclater l’atroce vérité : sans le savoir, Œdipe a tué son père puis il a épousé sa mère. Horrifié, il se crève les yeux, s’infligeant lui-même le châtiment qu’il avait juré d’imposer à l’assassin du roi, puis il part en exil.

Dans son septième discours, “ Aux suppliants grecs, figures anticipées de Jésus-Christ ”, notre Père s’écrie : « Ecce homo ! Visage sanglant. Ô Sainte Face outragée ! Ô suppliant pitoyable ! je tombe à tes genoux, épris, ému, bouleversé de ta grandeur dans ta honte, de ta gloire dans ton ignominie, de ta beauté dans ton insupportable hideur. Te voir me transperce d’un glaive de douleur. Et si tu n’es, Œdipe, roi de Thèbes, qu’une fiction tragique reprise par le génial Sophocle, alors tu me parles d’un Autre qui viendrait, qui est venu, celui qu’à ton époque déjà annonçait comme le Serviteur de Yahweh (souffrant pour la rançon de l’humanité) Isaïe en son chapitre 53. Toute la grandeur immense de l’homme est ici, et je n’en veux point connaître d’autre ! »

Œdipe à Colone

Aveugle à vie, le suppliant n’a plus d’avenir sur terre. Rebut de l’humanité, à charge de tous, infirme, laid, inutile, tout est-il fini pour lui ? C’est mal connaître l’esthétique véritable... Car en toute vérité (et Sophocle nous le montre dans cette tragédie), la gloire immortelle pour Œdipe commence à cette heure et grandira sans fin jusqu’à la vie éternelle.

Œdipe et Antigone
Œdipe et Antigone

Dans sa vie de calamités, il a la consolation de trouver la très pure Antigone pour le conduire et le soutenir. C’est alors qu’ils abordent la terre de Colone, sanctuaire des Euménides. Œdipe sourit dans son malheur ; il a reconnu le signe de la trêve d’Apollon. Le peuple s’effraie de son horrible apparence et, quand il avoue son identité, menace de le chasser. Œdipe proclame alors son innocence : « Tout le mal que j’ai fait, je l’ai fait sans conscience du crime, malgré moi ! » Thèbes l’a exilé injustement. Il adjure le peuple athénien de ne pas imiter cette impiété car il y va du salut de leur capitale : « Ne compromettez pas la brillante fidélité d’Athènes en prêtant la main à l’impiété ; ce visage affreux à voir, ne l’outragez pas. Je viens à vous sacré, irréprochable et porteur d’une grâce pour vos concitoyens. »

Mais sa vue d’aveugle inspiré (habité par le dieu) cesse de regarder en arrière un passé aboli. C’est l’avenir qui se révèle à lui en toute clarté, et dont il fait confidence à Thésée (roi d’Athènes) qui l’a reçu avec bonté et honneurs parce qu’il avait reconnu en lui la marque divine. Or c’est un oracle stupéfiant qui sort de la bouche du suppliant exilé, parlant au roi de la plus belle et pieuse cité de l’Attique. Seuls les chrétiens ne s’étonneront pas, eux qui ont déjà compris que cette fiction n’est qu’un voile portant absence et présence de ce qui devait bientôt venir, d’un Dieu meurtri, dont le Corps et le Sang seront pour ceux qui les recevront semence de biens humains des plus rares, et de vie éternelle auprès du Roi des Cieux ! Il dit : « Je viens te faire don de mon corps misérable ; il n’est rien de précieux à la vue, mais le profit qu’il préfigure vaut plus que le plus beau corps. »

Alors Œdipe n’a plus qu’à répondre à l’appel du dieu qui le presse et à connaître dans le secret le mystère païen d’une incroyable assomption, divinisation, sublime apothéose qui s’accompagne des signes cosmiques prédits par Apollon. Après cet épilogue, Antigone, tout amour et pitié, ne songe qu’à sauver ses frères, s’il se peut. C’est l’apaisement final voulu par les dieux.

Antigone : La Vierge et l’Antichrist

Sophocle, l’altissime, tient la balance exacte entre l’intransigeante justice d’Eschyle et la douce philanthropie d’Euripide. Les dieux, certes, sont justes ; ils savent aussi être miséricordieux. Mais leur lucidité ne les trompe jamais. Ils savent qu’existent, au-delà du Mal originel et au-delà du Destin qui précipite chacun dans son chemin inéluctable, deux classes d’hommes : les uns viscéralement impies (ignorant les dieux et piétinant les autres hommes, abjects avec les femmes), et les autres, doux et humbles...

Ainsi pense Sophocle. Il nous a légué, en magnifique héritage, les êtres les plus touchants au monde ; et en répulsion physique, en réprobation éternelle, des monstres parmi les plus détestables que les poètes aient dépeints ! Il a placé très haut l’Idée majeure de son œuvre (qu’on pourrait dire “ dantesque ”), en faisant s’affronter la vierge sainte, parfaite (Antigone), et le monstre froid, despote usurpateur et moqueur des dieux (son oncle Créon). Figuration de la pure Vierge au Cœur Immaculé, apparue à Fatima, affrontée à l’Antichrist.

Avec ces clefs modernes, Antigone se lit comme un livre inspiré, une apocalypse juive et grecque (donc chrétienne et catholique), où les uns liront leur damnation arrêtée, les autres leur salut assuré.

L’intrigue

Antigone rapporte à sa sœur Ismène l’interdiction portée par Créon d’ensevelir selon le rite sacré leur frère Polynice, tué dans le combat qui l’opposa à son frère Étéocle, où tous deux perdirent ensemble la vie. Pour elle, c’est instinctif, c’est inné : Polynice est son frère, elle doit l’enterrer et sera fière de mourir en agissant de la sorte. Elle a choisi de plaire à ceux à qui elle doit plaire avant tout. C’est l’éternel  mieux vaut plaire à Dieu qu’aux hommes  de tous les saints, de tous les martyrs qui nous apprennent notre rôle pour bientôt.

En face de cet amour poussé jusqu’à l’oubli de soi se dresse dans son palais l’outrecuidant Créon, son décret à la main, ses courtisans à ses pieds. Un garde annonce l’infraction commise : la poussière légère répandue sur le corps de Polynice pour lui permettre d’entrer dans son repos chez Hadès. Événement tellement naturel que le chœur y voit un signe de la bénédiction des dieux. Qu’a-t-il dit là ! Quel blasphème contre l’Homme qui se fait Dieu ! « Vas-tu prétendre, lui objecte l’Impie avec fureur, que les dieux prennent intérêt à ce mort ? » Le chœur, demeuré seul, considère le spectacle que lui présente ce roi impie. C’est une méditation lente qui chemine vers l’horrible secret de l’homme sans respect des dieux. L’homme sans Dieu est voué au malheur. Le chœur prophétise sa fin.

Mais voici la fiction qui porte absence et présence de la lutte apocalyptique que nous vivons : le heurt de la Vierge Immaculée et de l’Impie. L’échange oppose le fer au cristal ; on croirait entendre Jeanne d’Arc et Cauchon, jusqu’à ce que jaillisse, pareille à certaine parole de Jésus à Pilate, cette réplique immense, émouvante, d’une gloire éternelle et sûre : « Ce n’est pas pour partager la haine, mais pour partager l’amour que je suis née ! » La confrontation devient presque insoutenable. Le chœur pressent la fin : « Quand l’homme confond le mal et le bien, c’est que les dieux poussent son âme dans la plus désastreuse erreur. Il lui faut alors bien peu de temps pour le connaître, ce désastre ! »

Après Antigone, c’est Hémon (le fils) qui implore Créon pour celle qu’il aime plus que tout. Il engage son père à méditer sur le fondement, les raisons et les limites de son pouvoir ; en vain ! La démesure produit alors ses fruits : Créon ordonne qu’on mette à mort la jeune fille sous les yeux de son fiancé. Horrifié d’une telle folie, Hémon fuit, courant à la mort. L’impie est décidément un monstre !

Sophocle a voulu qu’Antigone soit vraie, sans rien de trop ; sans la démesure même de son héroïsme religieux. Aussi apparaît-elle, entourée d’une garde, et elle gémit simplement sur la dureté de son sort. Elle exhale son regret de la vie, de l’hyménée promise, de la lumière. Plaintes douces qui montent vers les dieux... Jeanne d’Arc aussi, à l’idée d’être arse...

Mais les dieux sont les plus forts ! Le devin Tirésias essaie une dernière fois de ramener Créon à l’humaine sagesse et modestie en présence des dieux terribles aux méchants.

Antigone plaidait pour la piété fraternelle ? Créon l’a transgressée. Hémon, fils du roi, plaide pour la piété envers la cité ? il la méprise. Tirésias lui rappelle de quelle piété première les autres dérivent (la piété envers les dieux)... va-t-il enfin comprendre, se rendre ? Trop tard, et servilement. Aussi le châtiment des dieux s’abat-il. Antigone, Hémon sont morts... et voici qu’Eurydice, son épouse, s’est pendue ! Créon reconnaît enfin son erreur : « Oui, c’est moi, c’est moi qui l’ai tué, c’est bien moi, malheureux... »

Conclusion du chœur : Il faut plus que tout fuir l’impiété.

Est-il besoin de faire application de pareille fiction... à la vision de tant de persécutions et de martyrs où domine la Croix de Jésus-Christ, et à la prévision de la lutte finale entre Notre-Dame et les enfers déchaînés ?

Intermède

Les tragiques semblent découvrir, dans “ l’après-guerre ”, le Mal humain partout présent, comme une tare originelle, comme un fardeau secret, une honte, une souillure sans cesse repoussées hors de la vue des autres et de soi-même. Mais ce Mal ne plaît pas aux dieux : il provoque des crimes affreux qui, en cascade et d’une génération à l’autre, empoisonnent le climat social, mettant en péril la vie quotidienne, le bien commun... et jusqu’à l’avenir des cités ! Enfin ce Mal attire (sur ceux qui s’y livrent) la perte des âmes dans l’Hadès, ou l’abandon des corps sans sépulture.

Eschyle en a traité fortement. En cela, il est le plus grand de tous. Mais il y a longtemps que ses fervents adeptes ont laïcisé et banalisé sa conception de l’existence humaine, comme si elle n’était qu’une épouvantable mécanique morale et sociale. Eschyle, lui, est pieux : il croit à un salut possible. Il en montre les étapes, de Loxias-Apollon à Athéna, des purifications de Delphes (réclamées d’abord par l’Oracle) aux jugements et décisions de réhabilitation du suppliant par les citoyens d’Athènes. Et cette rédemption s’effectue par la vertu de Pallas et des Euménides, sous la bénédiction de Zeus.

Dans ce même univers et dans la reprise des mêmes légendes (mais jouées autrement), Sophocle considère le suppliant d’un autre regard. Tout étant par ailleurs identique, c’est l’homme qui lui paraît davantage l’auteur même de son salut : par sa prière intérieure, par sa foi, sa confiance filiale en Zeus et sa dévotion sincère, quotidienne, à ses dieux et déesses plus proches. Dans son regard intérieur, le héros meurtri du destin interprète ce qui lui arrive comme une chose divine, précieuse ; et dans la malédiction qui le frappe, son âme intime le persuade qu’il a quelque chose à gagner et qu’il le comprendra, qu’il le verra et qu’il s’en réjouira immensément à la fin. Mais il faut souffrir pour comprendre ! Et ce que ne voit pas le suppliant (au temps de sa longue épreuve), c’est la transfiguration de son être, d’homme médiocre et pécheur en un dieu souffrant et glorieux ! Œdipe Roi, Œdipe aveugle à la face sanglante constitue le sommet du drame grec... et chrétien.

On pourrait donc dire d’Eschyle qu’il est le Moïse des Grecs, après qu’Homère nous évoque la Genèse et les Patriarches. De Sophocle, on dira seulement qu’il est du Christ, Roi sanglant et glorieux : cela dit tout et cela suffit. D’Euripide, je dirais qu’il est (en figures bien entendu !) déjà pleinement chrétien et mystique chrétien.

Abbé Georges de Nantes
Extraits des conférences du camp de 1992 et de la CRC n° 285 d’octobre 1992

  • La religion des Grecs au camp Saint-Joseph, CRC tome 24, n° 285, oct 1992
    • p. 21-23 : Sophocle : souffrir pour grandir
En audio/vidéo :
  • PC 47 : La religion des Grecs, Camp Saint-Joseph, août 1992, 23 h (aud./vid.)
    • 5e partie : « Œdipe roi » ; « Œdipe à colone » ; « Antigone »
  • PC 10 : Culture germanique et civilisation latine. 2e conférence : La Grèce et Rome, Pentecôte 1980. (aud.)