La religion des Grecs
Homère : le créateur de l’univers grec
QUOIQUE les deux mondes, grecs et juifs, aient été mille ans sans communication et que leurs religions se soient développées, non sans la lumière et l’aide, certes inégales, du même Dieu Créateur et Sauveur, on pourrait dire d’Eschyle qu’il est le Moïse des Grecs, après qu’Homère ait évoqué la Genèse et les patriarches, oui ! le Moïse terrifiant de l’Exode et le ritualiste du culte lévitique par quoi tout pécheur accède au pardon de Yahweh. De Sophocle, on dira seulement qu’il est du Christ, Roi sanglant et glorieux : cela dit tout et cela suffit. D’Euripide, je pense qu’il est, en figures bien entendu ! déjà pleinement chrétien, et mystique chrétien. »
Les exploits des Achéens lors de la Guerre de Troie (vers 1200 avant Jésus-Christ) sont chantés dans les poèmes homériques. Il s’agissait de longs récits en vers que des chanteurs (les aèdes) déclamaient ; de ces poèmes, les seuls qui soient parvenus jusqu’à nous sont l’Iliade et l’Odyssée.
L’ILIADE, OU LA POLITIQUE DIVINE
Sur une plage éblouissante de lumière, devant les remparts de la ville de Troie en Asie mineure, deux peuples hors de pair s’affrontent : les Achéens et les Troyens. La cause en est cette belle « Hélène aux bras blancs » que Ménélas avait perdue, et que Pâris (prince troyen) lui avait enlevée au mépris des lois de l’hospitalité. On s’attend à ce que Zeus fasse promptement justice en faveur des Achéens... or cette guerre va durer dix ans ! En effet Agamemnon (chef des Achéens et frère de Ménélas) a commis une faute en s’emparant d’une captive attribuée à son allié Achille. Ce dernier, en colère, refuse de se battre...
Les héros homériques, dans l’un et l’autre camp, sont des hommes religieux soumis aux dieux : ils n’entreprennent rien avant de leur avoir offert un sacrifice. Quant aux dieux de l’Olympe, loin d’être indifférents à cette guerre, ils fatiguent Zeus de leurs doléances en faveur de leurs héros favoris et pour la victoire de leur camp. Ils vont même jusqu’à se jeter dans la mêlée humaine, au risque de prendre un mauvais coup... telle Aphrodite, blessée par Diomède !
Quelle sera donc la politique du roi de l’Olympe, arbitre du conflit ? Zeus veut que la Grèce d’Athéna l’emporte sur l’Asie d’Aphrodite, sans léser pour autant la justice divine. Agamemnon a spolié Achille ? Lui et son peuple en seront punis par les Troyens, devenu le fléau de Dieu en l’occurrence ; tel est le sujet des vingt premiers chants de l’Iliade. Pour que la balance d’or de la justice divine penche en faveur des Grecs, il faudra la réparation d’Agamemnon d’une part, et le péché d’Hector le troyen tombant à son tour dans la démesure d’autre part. Zeus récompense et châtie ainsi chacun selon ses mérites !
OBJECTIONS D’UN RÉCALCITRANT :
- « Cette mythologie grecque est très poétique. Cependant, l’évocation de toute cette tribu remuante de dieux et de déesses me rappelle une sentence de Voltaire : « Dieu a créé l’homme à son image... mais l’homme le lui a bien rendu. » Ne parlons que d’Héra : drôle de bonne femme, pas commode ! Et puis... Zeus lui-même n’est pas très sérieux comme dieu : voyez par exemple le nombre de ses aventures féminines !
Comment pouvez-vous, par conséquent, chercher des figuratifs des mystères de notre sainte religion dans tout ce fatras ?! Ça n’est pas comparable ! Voir dans l’Iliade le Livre des patriarches et le Pentateuque des Grecs ? Je veux bien, mais ce ne sont alors que de lointaines analogies... - Du reste, l’apport décisif de l’Ancien Testament est la radicale nouveauté du monothéisme. Rien à voir avec l’Iliade qui nous fait retomber dans un polythéisme effréné.
- Et puis la Bible, c’est l’histoire de la constitution du peuple de Dieu. Rien à voir non plus avec l’histoire de la guerre de Troie racontée par Homère cinq siècles après les événements eux-mêmes (d’ailleurs la guerre de Troie avant Homère, ce n’est qu’un conflit local) ! Le poète lui a juste donné par son verbe poétique une portée universelle... »
Pour répondre à cette critique de l’Iliade, frère Bruno lut et commenta la Page Mystique de Noël 1973 : Éros, Polémos et Thanatos. Puis il fit écouter le discours préparé par l’abbé de Nantes pour conclure cette conférence.
« AUX HÉROS GRECS »
« Achéens de légende, Héros les plus beaux de l’Histoire, vous avez regagné votre terre au terme de dix ans de combats engagés dans une épopée glorieuse, dont tous les âges gardent et chantent les exploits fameux... »
Après avoir loué la piété de ces deux peuples, notre Père explique : « Là-haut près du trône de Dieu, il existe bien une géographie sacrée, une politique sacrée où la terre se trouve ordonnée dans une harmonie indescriptible, faite des cent caprices des dieux et des déesses que cependant règle souverainement Zeus, père des dieux et des hommes, selon toute justice ! »
Puis il réhabilite Héra (« l’épouse de Zeus que les impies insultent bruyamment »), reine du Ciel, garante du lien conjugal et de la fécondité... quand « Les Troyens, eux, ont préféré Aphrodite dont les charmes séduisent les cœurs les plus forts ! Mais cette déesse de la Passion, destructrice des foyers, est ravageuse des cités, embrasant les cœurs et les corps de Pâris et d’Hélène, cause de cette longue guerre (...).
« De l’affrontement d’Athéna et d’Aphrodite résulte le choc de deux principes qui feront deux civilisations, deux mondes : l’Asie d’une part et la Grèce de l’autre. L’Intelligence divine donne à ses favoris (les Achéens) le goût de l’ordre et de la mesure, ainsi que du labeur. Aphrodite lascive invite les Troyens à la douceur de vivre, à la facilité et à l’anarchie pisithanate. Entre ces deux faces du monde (que plus tard nous appellerons classicisme et romantisme) Zeus également courtisé hésite, cependant que déjà son cœur sait ce qu’il fera...
« Ô superbe Athéna chérie de ton Père, revêtue de la tunique de Zeus, et par-dessus : de l’armure sacrée... tu galopes vers tes bien-aimés ! Ah, qui pourrait oublier ton secours à Diomède, le héros que tu aimes ? Tu le galvanises et tu lui donnes la victoire.
« Commerce exquis, incroyablement libre et osé, entre ces créatures de néant et leurs aides (et confidents) descendus de l’Olympe : admirable échange, qui mêle la vénération des innombrables divinités (et la crainte de leur grandeur, de leur puissance toujours redoutable) aux familiarités (voire : aux insolences) dont elles ne s’irritent pas ! Voyez : ce ne sont que libations, sacrifices, prières point du tout instinctives mais d’intime connivence pour ne pas dire : d’amour...
« Voilà pour l’histoire assurément transfigurée de vos deux peuples. Elle ne serait, certes, rien qu’une belle poésie homérique... si le destin des hommes ne résultait, dans la volonté des dieux, de leur conduite religieuse et morale. Oui : Zeus entend que tout bienfait sanctionne quelque mérite, et que toute démesure, tout désordre, soit redressé par quelque colère, impatience ou défaveur des dieux et déesses, ainsi mortifiantes et coûteuses à leurs protégés habituels (...)
« Homère a peint sur le rideau du théâtre de l’histoire une admirable fresque où Zeus préside aux destinées humaines de très haut...
« Mais voyez maintenant ce rideau s’évanouir lentement, nous laissant contempler le Dieu d’Abraham là où auparavant siégeait Zeus, lui ressemblant au sommet des Cieux... Sur la terre s’agitent encore des peuples, parmi lesquels nous considérons avec faveur et admiration ceux qui invoquent leur Dieu et multiplient vers lui les sacrifices. Leur histoire nous paraît de ce fait prendre sens, et leurs combats revêtent une beauté (et même : une gloire impérissable) dans les épreuves et le sacrifice de leurs héros... de leurs saints !
« Regardez donc tout là-haut, assis à la droite et à la gauche du Dieu-Père, ces deux êtres merveilleux. Les reconnaissez-vous seulement ? Serait-ce notre Phoibos Apollon à la chevelure d’or... notre Sauveur ? Oui, ces images de vos dieux et déesses manifestent sans doute qui ils sont : les chéris du Roi des Cieux, précieux médiateur et médiatrice, amis des humains, parus aux yeux des Juifs et des Grecs en nos derniers temps pour le salut de tous ! Lui, c’est Jésus, le Fils de Dieu, le Pain et le Vin des hommes, et elle c’est Marie toujours Vierge, sa Mère et la nôtre, qui déjà (invisibles et bienveillants) conduisaient vos destinées obscures vers leur pleine lumière ! »
L’ODYSSÉE OU LE RETOUR DU ROI
Les Achéens étaient des hommes religieux. Emportés pourtant par l’ivresse de la victoire, ils dévastèrent les temples des dieux troyens. À cette démesure, Ulysse (Odysseus) participa ; mais il lui sera donné de s’en purifier par dix ans de tribulations. Son Odyssée, qui va peu à peu (d’épreuve en épreuve) le dépouiller de lui-même, restera comme une leçon éternelle dans la mémoire des peuples.
Télémaque (le fils d’Ulysse) est accablé de tristesse en l’absence de son père. Le palais du roi d’Ithaque est occupé par les prétendants qui dévorent ses biens, en attendant que Pénélope (sa mère) se décide à épouser l’un d’eux. Sans plus d’espoir humain, le jeune homme se tient songeur au bord de la mer quand vient à lui, sous les traits de Mentor... Athéna ! Elle lui enjoint d’aller quérir des nouvelles de son père en partant sur un navire qu’elle armera elle-même. C’est la première partie de l’Odyssée. Télémaque rencontre des témoins de la guerre de Troie qui lui font l’éloge d’ « Ulysse aux mille tours ». Après cette introduction, Homère nous emmène auprès du trône de Zeus. Celui-ci annonce à Athéna que son protégé, Ulysse, retrouvera son Ithaque natale après bien des tribulations...
QUELS FIGURATIFS ?
Si l’Iliade fut pour les Grecs le temps des patriarches leur tenant lieu de récit de la Genèse, avec l’Odyssée nous sommes au temps de l’Exode. Ulysse est à la fois Moïse et David pour les Hellènes, et les figuratifs sont beaucoup plus clairs : quand Ulysse affronte par exemple Polyphème le cyclope, nous retrouvons David face à Goliath. Mais Ulysse compte surtout sur sa ruse ; David surtout sur sa foi. Ulysse, errant et poursuivi par le courroux de Poséidon, brûle du désir de retrouver sa terre natale et son épouse Pénélope ? De même, David fuit Absalom, mais fait rapporter à Jérusalem l’Arche de Dieu qu’il brûle de revoir (2 S 15, 25). Quant à l’épisode des vaches du Soleil que ses compagnons tuent pendant qu’Ulysse s’est éloigné pour prier... n’est-ce pas l’équivalent de l’idolâtrie du veau d’or par les Hébreux, pendant que Moïse rencontrait Dieu sur la montagne ?
DISCOURS DE L’ABBÉ DE NANTES :
« AUX ADMIRATEURS D’ULYSSE, L’HOMME AUX FERTILES PENSÉES ».
« Au sein du peuple aimé de Zeus s’est levé un héros, chéri d’Athéna : Ulysse aux mille tours...
« Qui ne sait, depuis l’enfance, son périple sur la mer couleur de lie de vin ? Qui ne le voit, attaché à son radeau perdu, lancé sur la mer écumante avec ses compagnons dont il domine (sans mépris ni morgue) la cupidité, la lâcheté et les autres faiblesses ? Qui ne l’aperçoit bravant monstres et sirènes, ou bien plutôt essuyant les coups de butoir brutaux de Poséidon, le furieux maître de la tempête ?
« Qui ne brûle pour lui de le voir revenir en son Ithaque pour chasser les prétendants, afin de reconquérir tout à la fois : sa terre, son sceptre, son épouse et son fils ? Ah ! quelle journée tant désirée que cette journée de retour !
« Ô Zeus, ô Athéna, vous forgez l’âme de votre héros, vous trempez son caractère en le jetant d’épreuves en épreuves nouvelles. Vous le voulez chef, empli de sagesse, de force, de désir de connaître, d’esprit de décision, de maîtrise de soi...
« Vous, la déesse vierge, vous lui donnez le goût de la pudeur voilée. Quelle voie de catharsis vous lui avez tracée ! De Circé la magicienne à la nymphe Calypso, pour enfin (suprême épreuve) subir le charme parfait de Nausicaa ! Et cependant vous l’aiguillonnez de l’unique désir, vainqueur de toutes tentations (non sans grâce divine !) : celui du jour d’entre les jours, du retour aux êtres meilleurs que tous les êtres de ce monde ! Quand donc les serrera-t-il enfin, après vingt ans, dans ses bras forts ? »
Enfin, voici le retour d’Ulysse sur sa terre natale : « Tout a été disposé par Athéna. Elle a fait revenir à bon port Télémaque... Elle a porté à son comble l’angoisse de la fidèle Pénélope, dont l’amour crie pitié en face de prétendants de plus en plus arrogants... Dans son esthétique dramatique, c’est par un dernier chemin de misère et de honte que la déesse a décidé de faire descendre puis remonter Ulysse. » : Le voici déguisé en mendiant, roi humilié, méconnaissable, prêt à tout subir, à tout pâtir, même la violence... mais c’est pour « connaître les gens de cœur et les impies », afin de reconquérir son royaume, son épouse et son peuple.
« Eumée (le porcher), Argos (son chien), Euryclée (la vieille nourrice), tous respirent pour lui un amour fidèle ! Mais Mélanthos, Mélanthée et les prétendants, dans leur superbe, ruissellent de haine.
« Ah ! de lui-même et par ses seules forces, jamais Ulysse n’aurait foulé cette voie d’humiliations excessives. Mais arrivé au moment de l’épreuve suprême (à son fils qui le questionne sur les secours à espérer), il dit l’admirable réponse d’un chef dont le cœur est aux dieux : « Je vais t’en nommer deux. Écoute, et comprends ! Suffirait-il de Zeus le Père et d’Athéna ? ou faudrait-il chercher un autre défenseur ? »
« Il guette l’heure et les arrêts de Zeus. Son fils, les yeux fixés sur lui, attend son signal. Admirable tableau de la hiérarchie des êtres. Docilité exquise et tendre envers Athéna, toute filiale et forte envers Zeus. Et formidable énergie au repos, avant l’action !
« En secret, celle pour qui ce drame s’empresse (Pénélope, souffrant, priant, ignorante des événements) participe à la force de l’action par sa consomption d’âme et de corps. Elle défaille... Mais l’heure est venue : à la prière d’Ulysse, Zeus répond par la foudre et le tonnerre ! Réjouis-toi, Pénélope, ta délivrance est proche ! « Tout joyeux, Ulysse comprit qu’il allait moudre sa vengeance. » L’arc est bandé, la flèche décochée, les prétendants tombent massacrés : le palais est enfin purifié !
C’est alors l’ultime épreuve du lit nuptial inamovible, de l’olivier inchangé qui n’a pas bougé davantage que la fidélité de l’épouse, dont l’étreinte clôt le tragique périple de ces vingt ans de recherche : Divine paix. La famille est réunie, le peuple d’Ithaque a retrouvé sa tête tandis que son cœur qui n’a jamais cessé de battre repose en bonheur sur le cœur de son roi.
« Ainsi conduits par Athéna, déesse de l’ordre et des cités, amie de la justice et du pouvoir légitime, comment pourrions-nous perdre la mesure, et ne pas voir en Ulysse autre chose qu’un homme (et non pas même l’Homme dans sa stature parfaite), mais l’homme fidèle aux dieux, et par eux conduit à sa mesure de perfection définitive ? C’est une déesse qui a introduit ce cœur fort, pieux, confiant, dans la voie mystérieuse de l’anéantissement qui mène à la gloire des restaurations impossibles et du salut des cœurs séparés mais non désunis... Tel David, fuyant sous les coups d’Absalom (en se coulant sans murmure dans la Volonté divine) et préparant au sein même de l’écrasement (selon ce que Dieu voudra) la reconquête de Jérusalem...
Mais David lui-même ne demeure-t-il pas dans la mémoire des peuples que par celui qui voulut naître de son sang, mais en Fils de Dieu descendu sur la terre pour le salut du genre humain ?
« Ô Jésus, notre saint et sacré Ulysse, vous vîntes chez vous et les vôtres ne vous reçurent pas. Vous passâtes, fils d’Homme, non reconnu, et fûtes signe de contradiction. Vous, Jésus, plus indignement qu’Ulysse, vous eûtes à franchir le seuil de la Maison de votre Père, moqué, souffleté, outragé, enchaîné : plus que mendiant, n’ayant plus figure humaine, nu, vous dûtes monter ainsi le chemin du Calvaire, et si les regards des uns s’attachèrent à votre Face douloureuse, d’autres se détournèrent. Élevé sur la Croix, mort, enseveli, vous fûtes compté pour disparu à jamais. Les bons pleurèrent, les méchants se réjouirent.
« Mais au matin de Pâques, vous retrouvez soudain et serrez dans vos forts et tendres bras votre valeureuse Mère qui n’a jamais douté, qui a tout souffert pour vous. C’est l’exultation de votre peuple racheté à qui vous redonnez la foi, l’espérance et la vie !
« Vierge Marie, notre digne et divine Pénélope, notre Mère corédemptrice... N’êtes-vous pas de notre Christ son Athéna, sa Pallas au Cœur immaculé, partout victorieuse quand elle porte l’égide sur laquelle est peinte l’image de la Sainte Face de son Fils ?
« Je médite, je soupire, j’exhale mon désir de mieux comprendre comment la fiction incomparable (non sans une inspiration destinée aux « plus religieux des hommes ») de cette déesse tout occupée de conduire cet Ulysse aux mille ressources, doit conduire à lui tous ces compagnons fidèles de notre Seigneur, de notre roi d’Ithaque... »
Abbé Georges de Nantes
Extraits des conférences du camp de 1992 et de la CRC n° 285 d’octobre 1992