Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus
V. La voie d'enfance, mystère inouï
La famille Guérin visite l'Exposition de Paris en mai 1889. Affolée par « toutes les vilaines choses » sur lesquelles tombent ses regards dans la capitale, Marie écrit une lettre alarmée à sa cousine. Cédant aux scrupules, elle se croit dans l'obligation de s'abstenir de la Communion, malgré la force qu'elle y trouverait. Par retour de courrier, la religieuse de seize ans lui répond avec une assurance qui enthousiasmera saint Pie X :
« Quand le diable a réussi à éloigner une âme de la Sainte Communion, il a tout gagné... Et Jésus pleure ! [...]. Ta pauvre petite Thérèse devine tout, elle t'assure que tu peux aller sans crainte recevoir ton seul ami véritable. Elle aussi a passé par le martyre du scrupule, mais Jésus lui a fait la grâce de communier quand même, alors même qu'elle croyait avoir fait de grands péchés... Eh bien, je t'assure qu'elle a reconnu que c'était le seul moyen de se débarrasser du démon, car quand il voit qu'il perd son temps, il vous laisse tranquille !...
« Non, il est impossible qu'un cœur “ qui ne se repose qu'à la vue du tabernacle ”, offense Jésus au point de ne pouvoir le recevoir. Ce qui offense Jésus, ce qui le blesse au cœur, c'est le manque de confiance ! [...]. Ne crains pas d'aimer trop la Sainte Vierge ; jamais tu ne l'aimeras assez, et Jésus sera bien content, puisque la Sainte Vierge est sa Mère. »
À cette époque où le moralisme était encore très strict, peu de prêtres auraient fait une telle réponse. Mais alors que Thérèse parle aux autres avec autorité, mue par le Saint-Esprit, elle vit elle-même dans la crainte.
« Elle souffrait beaucoup, notera mère Agnès de Jésus au procès apostolique, lorsque, dans les instructions, on parlait de la facilité avec laquelle on peut tomber dans un péché mortel, même par une simple pensée. Il lui semblait si difficile à elle d'offenser le Bon Dieu quand on l'aime ! » (...)
En mai ou juin 1888, sœur Thérèse avait écrit à son père : « Je tâcherai de faire ta gloire en devenant une grande sainte. » Sûre du but à atteindre, elle se heurte à des obstacles : non seulement elle n'en a pas les capacités, mais être sainte, c'est être parfaite, c'est ne plus jamais pécher. Or, qui peut se dire sans péché et qui lui dira si elle est sans péché ? Les conseils de ses supérieurs et confesseurs apaisaient ses inquiétudes, mais pour peu de temps, car la difficulté leur échappait, jusqu'à ce que Dieu se servît du Père Alexis Prou, lors de la retraite de communauté d'octobre 1891, pour la délivrer de « ses grandes épreuves intérieures ».
L'HÉRITAGE DE SAINT FRANÇOIS DE SALES
« À peine entrée dans le confessionnal, je sentis mon âme se dilater. [...]Mon âme était comme un livre dans lequel le Père lisait mieux que moi-même... Il me lança à pleines voiles sur les flots de la confiance et de l'amour qui m'attiraient si fort, mais sur lesquels je n'osais avancer... Il me dit que mes fautes ne faisaient pas de peine au Bon Dieu, que tenant sa place, il me disait de sa part qu'Il était très content de moi... »
Le franciscain s'en fut, très satisfait de sa dirigée. « C'est la plus sainte âme que j'aie vue, c'est certainement une grande sainte ». Apparemment, tout est réglé. Mais le malaise dont sainte Thérèse souffrait depuis son entrée persiste : elle découvrait, explique notre Père, une opposition dogmatique entre la spiritualité bérullienne du carmel de Lisieux et ce que le Saint-Esprit lui avait appris. Qu'est-ce à dire ? Nous retrouvons là le prolongement du conflit qui opposa au début du XVIIe siècle la spiritualité du “ cercle Acarie ”, où dominait le cardinal de Bérulle, et celle de saint François de Sales, de qui les saints de ce “ grand siècle ” ont reçu leur impulsion, leur ardeur, leur direction : leur “ petite voie ”. Le cercle Acarie est imbu de mystique rhénane, « de tendance “ abstraite ”, orientée vers la “ vie suréminente ” d'union directe avec l'essence divine, par un dépassement de tout concept positif et de l'humanité même du Christ ». Saint François de Sales, au contraire, prend position, dès son premier voyage à Paris, en 1602, « en faveur de la mystique thérésienne dont l'humanité du Christ occupe le centre et où les vertus solides, évangéliques, l'emportent de beaucoup sur les visions, révélations, extases ».
Thérèse de Lisieux est fille de Thérèse d'Avila et de saint François de Sales. À partir de cette retraite, elle se donna tout entière à la confiance en Dieu et elle chercha dans la sainte Écriture l'approbation de sa hardiesse, privilégiant les passages ayant trait à l'enfance et à la petitesse, avec une acribie anticipant sur les découvertes les plus modernes de l'exégèse.
Ainsi, par exemple, elle se réfère avec insistance au Cantique de Moïse, l'un des plus grands textes de la Bible, objet des prédilections des esséniens , passé dans l'Église depuis saint Paul (Rm 15, 10) : « Tel un aigle excitant sa nichée, planant au-dessus de ses petits, il déploie ses ailes et le prend, le porte sur ses plumes. » (Dt 32, 11)
« Je ne suis pas un aigle, écrira-t-elle ,j'en ai seulement les yeux et le cœur [...]. »
Elle goûte particulièrement la parole de la Sagesse Éternelle : «“ Si quelqu'un est tout petit, qu'il vienne à moi ”. » Peu à peu, se lève sur elle une clarté, s'ouvre une porte de lumière : il faut être petit, il faut redevenir un enfant. C'est la réponse à son angoisse.
« Vous le savez, ma Mère, j'ai toujours désiré d'être une sainte. [...]Le Bon Dieu ne saurait inspirer des désirs irréalisables, je puis donc malgré ma petitesse aspirer à la sainteté ; me grandir, c'est impossible, je dois me supporter telle que je suis avec toutes mes imperfections ; mais je veux chercher le moyen d'aller au Ciel par une petite voie bien droite, bien courte, une petite voie toute nouvelle. »
Pour atteindre à la sainteté, il faut d'abord descendre. (...)
« L'ascenseur qui doit m'élever jusqu'au Ciel, ce sont vos bras, ô Jésus ! Pour cela, je n'ai pas besoin de grandir, au contraire, il faut que je reste petite, que je le devienne de plus en plus. »
DOCTEUR DE LA CONTRE-RÉFORME
Notre Père affirma n'avoir jamais compris la « Petite Voie » jusqu'au matin de la lumineuse conférence où il nous l'expliqua. Il commença par nous faire remarquer que le problème n'était toujours pas résolu : Comment atteindre la cime de l'amour en restant petit ?
Sainte Thérèse, inspirée par Dieu de manière immédiate, avait assez de richesses intérieures pour trouver la réponse. Dans son humilité et son obéissance aux représentants de l'Église, elle a pris les paroles de son confesseur à la lettre et s'est mise à « voler dans les voies de l'amour ». Mais en elles-mêmes, ces paroles n'étaient que « pommade sur plaie gangreneuse ». C'est ici que brille la lumière décisive apportée par sainte Thérèse. Elle a enseigné cette petite voie d'enfance pour les pauvres âmes du XXe siècle qui auront à traverser des combats terrifiants : Pour aller au Ciel, il faut la suivre, obligatoirement.
« Jamais je n'avais entendu dire que les fautes pouvaient ne pas faire de peine au bon Dieu », écrit notre sainte. Le Père Prou l'a affirmé, mais est-ce possible ? Les erreurs et les faiblesses des saints ne troublent-elles pas leur union avec Dieu ? Dans sa miséricorde, ferme-t-Il les yeux sur leurs défaillances ? Il faut répondre que la justice divine en exige réparation. Dans son absolue sainteté, Dieu souffre du désordre causé par le péché originel, auquel les fautes des saints participent, quoique de manière non volontaire. Notre Père s'étonne qu'aucun confesseur n'ait dit à sainte Thérèse s'accusant de ses manquements :
« Voilà de quoi être humiliée mais, quand on désire devenir une grande sainte, c'est excellent d'être ramenée à sa petitesse. Vous êtes de la famille des fils d'Adam. Jésus a payé pour vous, comme pour les pécheurs. Son Sang, que vous êtes si avide de répandre sur eux, vous a lavée au passage. »
C'est ce que sa doctrine de l'enfance spirituelle lui a fait comprendre :
« Oui, je le sens, quand même j'aurais sur la conscience tous les péchés qui se peuvent commettre, j'irais, le cœur brisé de repentir, me jeter dans les bras de Jésus, car je sais combien il chérit l'enfant prodigue qui revient à Lui. Ce n'est pas parce que le bon Dieu, dans sa prévenante miséricorde, a préservé mon âme du péché mortel que je m'élève à Lui par la confiance et l'amour. »
Le 11 juillet 1897, donnant ses instructions pour compléter son dernier manuscrit inachevé, dont est extrait le passage précédent, elle insistait :
« Dites bien, ma Mère, que, si j'avais commis tous les crimes possibles, j'aurais toujours la même confiance, je sens que toute cette multitude d'offenses serait comme une goutte d'eau jetée dans un brasier ardent. »
« Je comprends si bien qu'il n'y a que l'amour qui puisse nous rendre agréables au Bon Dieu, que cet amour est le seul bien que j'ambitionne. Jésus se plaît à me montrer l'unique chemin qui conduit à cette fournaise Divine, ce chemin c'est l'abandon du petit enfant qui s'endort sans crainte dans les bras de son Père. » (...)
Comment, en cette fin de siècle où triomphe le « culte de l'Homme », être encore sensibles au message de sainte Thérèse ? Comment nous écarter du “ cacangile ” proclamé au concile Vatican II, ouvrant la grande autoroute de la perdition, et marcher résolument sur la Petite Voie de l'enfance spirituelle, qui n'est autre que la Voie, la Vérité, la Vie évangéliques ? Comment expulser loin de nous le poison de l'orgueil humain qui est véritablement la troisième tentation de Jésus au désert, l'ultime tentation de l'Église ? Quand l'homme se rend un culte à lui-même, c'est le diable qu'il adore.
Écoutons notre Père nous expliquer, avec son expérience de directeur spirituel, la très forte doctrine que sainte Thérèse inculqua à ses novices. Elle peut être décisive pour nous. Il y va de notre salut :
« Au point de départ de toute œuvre, de toute résolution, je trouve dans l'être humain commun un certain regard sur soi. Chacun construit sa tour, y monte et considère les degrés des perfections conquises. “ Je suis beau, je suis fort, je suis noble. ” Perché au sommet de la tour de l'intelligence, l'individu déclare : “ Je ne suis pas très intelligent mais, voyez-vous, sur cette question-là, je vais vous dire la vérité. J'en ai l'intuition. ”
« Autre tour fortifiée : celle de l'illusion. Il suffit d'un signe, vrai ou imaginaire, d'une guérison, d'une prévision juste, pour que le contentement compact du “ moi ” soit bétonné. “ Dieu m'aime tel que je suis, c'est sûr ! ” (...)
« Or, voici le génie de sainte Thérèse : s'adressant à l'une, puis à l'autre de ses novices, elle comprit qu'à la racine de toutes les résistances elle se heurtait à leur quant-à-soi, à la “ personne humaine libre et autonome ” qu'il fallait respecter dans sa dignité, dans ses convictions, dans son jugement propre ou qui, ultime piège ! se complaisait dans son humilité, ou prétendait être la victime de sa communauté, de sa famille, ou de Dieu, assurément trop dur avec elle !
« En un mot, l'obstacle à toute sainteté, c'est ce fameux moi, moi, MOI, qui interdit à Jésus d'entrer dans notre âme et de la vaincre par son amour. Sainte Thérèse l'a constaté en elle-même : au lieu de se réjouir de ses imperfections, elle s'en affolait, et ses scrupules n'étaient que la conséquence d'un reste de considération d'elle-même. »
« Ce que Jésus désire, c'est que nous le recevions dans nos cœurs ; sans doute ils sont déjà vides des créatures, mais hélas ! je sens que le mien n'est pas tout à fait vide de moi et c'est pour cela que Jésus me dit de descendre...
« Lui, le Roi des rois, Il s'est humilié de telle sorte que son visage était caché et que personne ne le reconnaissait... et moi aussi je veux cacher mon visage, je veux que mon bien-aimé seul puisse le voir, qu'Il soit le seul à compter mes larmes... que dans mon cœur au moins Il puisse reposer sa tête chérie et sente que là Il est connu et compris. » (...)
Tout le secret de la Petite Voie d'enfance tient en ceci : n'être rien à ses propres yeux. Je sais que je ne peux rien faire de bon par moi-même ; je ne revendique rien ; je n'ai nulle ambition si ce n'est d'aimer Jésus seul et d'accueillir son amour, pour Lui faire plaisir. Je lui rends les clés de mon âme et mets ma main dans la sienne. Tout d'un coup, me voilà emportée. Il n'y a plus qu'à aller où l'amour me pousse, pour faire des progrès dans la vertu et entamer une course de géant.
CRC n° 338, septembre 1997, p. 15-17