Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus
VII. L'épreuve de la Foi
Le soir du Jeudi saint 2 avril 1896, sainte Thérèse a veillé près du reposoir jusqu'à minuit. À peine couchée, elle sent comme un flot qui monte en bouillonnant jusqu'à ses lèvres. Sa lampe étant soufflée, elle ne cherche pas à vérifier si c'est bien du sang qu'elle vient de vomir et elle s'endort. Au réveil, elle entrouvre le volet : son mouchoir est plein de sang.
« Jésus voulut me donner l'espoir d'aller bientôt le voir au Ciel [...]. Je pensais que peut-être j'allais mourir et mon âme était inondée de joie [...]. L'espoir d'aller au Ciel me transportait d'allégresse. »
Tout offerte à l'Amour miséricordieux, sainte Thérèse n'a plus qu'un désir : répondre à l'Amour par l'amour.
« Je souffre maintenant dans la joie et la paix, je suis véritablement heureuse de souffrir. »
Elle voit, dans la souffrance qui survient, un bien voulu par Dieu, un cadeau de l'amour de Dieu. La souffrance est installée dans le Cœur de Dieu même. Il participe à nos épreuves qu'Il a choisies pour notre bonheur éternel, notre gloire, et pour le salut des pauvres âmes. (...)
Parvenue à ce sommet, la victime d'amour est toute tendue vers LA rencontre. Mais la suite des événements va la dérouter. Le calvaire ne se profile qu'au loin. Commence seulement la montée à Jérusalem avec l'épreuve soudaine et imprévue : l'entrée dans les ténèbres au moment même où l'Église célèbre la Lumière de la Résurrection.
« Je jouissais alors d'une foi si vive, si claire, que la pensée du Ciel faisait tout mon bonheur, je ne pouvais croire qu'il y eût des impies n'ayant pas la foi. [...]Aux jours si joyeux du temps pascal, Jésus m'a fait sentir qu'il y a véritablement des âmes qui n'ont pas la foi, qui par l'abus des grâces perdent ce précieux trésor, source des seules joies pures et véritables. Il permit que mon âme fût envahie par les plus épaisses ténèbres et que la pensée du Ciel si douce pour moi ne soit plus qu'un sujet de combat et de tourment... »
Jusqu'ici, la plénitude de sa foi n'avait jamais été attaquée par le moindre doute. Rappelons-nous l'intensité, dès sa toute jeune enfance, de son attente du Ciel, « l'unique but de nos travaux », inaccessible au doute au temps des extases du Belvédère.
Nous assistons tout simplement au retour en force du démon qui l'avait possédée une première fois, et qui avait été chassé après quarante jours. Comme dans l'Évangile (Lc 4, 13). Remarquons que l'épreuve de 1883 et celle de 1896 commencent toutes les deux le jour de Pâques.
LA TABLE DES PÉCHEURS
« Le Verbe est la Lumière, la vraie, celle qui éclaire tout homme venant en ce monde [...], mais le monde ne l'a pas connu ! Il est venu chez Lui et les siens ne l'accueillirent pas. » (Jn 1, 9-11) Dieu est venu vivre parmi nous, nous parler de son royaume de Lumière. Jusqu'ici, Thérèse appartenait au monde des justes qui ont accueilli la divine Lumière, et la voici tout d'un coup plongée dans les mêmes ténèbres que ceux qui l'ont refusée, assise à la table des pécheurs. Le cynisme de Pranzini, l'apostasie du Père Hyacinthe Loyson, l'imposture de Léo Taxil, ont ouvert sous ses pas les abîmes de l'impiété. Il y avait aussi ce neveu, totalement incroyant, pour lequel les Guérin sollicitaient souvent ses prières.
Comment est-elle passée d'un camp à l'autre ? Par la compassion pour les pauvres pécheurs. N'était-elle pas entrée au Carmel « pour devenir prisonnière afin de donner aux âmes les beautés du Ciel », et « souffrir davantage pour gagner plus d'âmes à Jésus » ?
Elle s'écrie « au nom de ses frères : Ayez pitié de nous Seigneur, car nous sommes de pauvres pécheurs !... Oh ! Seigneur, renvoyez-nous justifiés... Que tous ceux qui ne sont point éclairés du lumineux flambeau de la Foi le voient luire enfin... ô Jésus, s'il faut que la table souillée par eux soit purifiée par une âme qui vous aime, je veux bien y manger seule le pain de l'épreuve jusqu'à ce qu'il vous plaise de m'introduire dans votre lumineux royaume. La seule grâce que je vous demande c'est de ne jamais vous offenser... »
Elle passe par cette nuit d'épreuves en vertu de son acte d'abandon à l'Amour Miséricordieux. Dévorée par « la Vive Flamme d'Amour », elle est introduite dans le camp des ennemis comme un cheval de Troie. Thérèse ne connaîtra plus de repos jusqu'à sa mort, qui sera le témoignage de son amour vainqueur.
« Lorsque je veux reposer mon cœur fatigué des ténèbres qui l'entourent, par le souvenir du pays lumineux vers lequel j'aspire, mon tourment redouble ; il me semble que les ténèbres, empruntant la voix des pécheurs, me disent en se moquant de moi : “ [...]Avance, avance, réjouis-toi de la mort qui te donnera, non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit du néant. ” »
Alors que quelques jours auparavant, elle se réjouissait de sa mort prochaine, c'est un renversement total ! « Pas si vite, ma fille ! » ricane le démon en exerçant toute sa malice. « Il n'y a rien après cette vie. Tu te sacrifies, tu t'immoles ? Peine perdue ! Fais plutôt comme les gens du monde : ils s'idolâtrent eux-mêmes et profitent de la vie ! »
UN MUR QUI S'ÉLÈVE JUSQU'AUX CIEUX
« Un jour, à l'infirmerie, rapporte mère Agnès de Jésus, elle se trouva entraînée à me confier ses peines plus que de coutume. “ Si vous saviez, me dit-elle, quelles affreuses pensées m'obsèdent ! Priez bien pour moi afin que je n'écoute pas le démon qui veut me persuader de tant de mensonges. C'est le raisonnement des pires matérialistes qui s'impose à mon esprit ; oh ! ma petite Mère, faut-il avoir des pensées comme cela quand on aime tant le Bon Dieu ? ” Elle ajouta que jamais elle ne raisonnait avec ces pensées ténébreuses : “ Je les subis forcément, dit-elle, mais tout en les subissant, je ne cesse de faire des actes de foi. ” »
Sainte Thérèse hésite toutefois à parler de ses luttes, tant elle craint de blasphémer et de scandaliser. « Quelquefois, elle semblait laisser échapper son douloureux secret, écrit sœur Geneviève, et, au milieu d'une conversation tout à fait étrangère à ce sujet, elle me disait d'un ton angoissé : “ Est-ce qu'il y a un Ciel ?... Parlez-moi du Ciel. ” » (...)
Le confesseur du Carmel n'était pas en mesure de la consoler. « Ne vous arrêtez pas à tout cela, car c'est très dangereux », lui répondit-il, effrayé.
Notre Père nous fit remarquer que cette réponse était juste et que nous devons en être instruits, s'il nous arrive d'avoir des doutes sur la foi : « Ne vous enfoncez pas en cherchant quelque certitude par votre action intellectuelle. Votre intelligence sera vaincue par les tentations du démon. N'allons pas chercher des raisonnements humains, car la foi est une lumière surhumaine. Réfugions-nous dans la prière, multiplions les actes de foi, d'espérance et de charité que l'Église nous enseigne. La seule réponse qui vaille, c'est le Credo. »
En effet, raconte Céline, « de l'avis d'un directeur éclairé, elle copia le Symbole ; elle voulut l'écrire avec son sang » ; puis « elle le colla sur le dernier feuillet du livre de l'Évangile qu'elle portait constamment sur son cœur [...]. ».
Vaillamment, elle garde le sourire. Luttant par la foi pure, elle fait “ comme si ” elle débordait d'allégresse.
« Ah ! que Jésus me pardonne si je Lui ai fait de la peine, mais Il sait bien que tout en n'ayant pas la jouissance de la Foi, je tâche au moins d'en faire les œuvres. Je crois avoir fait plus d'actes de foi depuis un an que pendant toute ma vie. [...]Aussi malgré cette épreuve qui m'enlève toute jouissance, je puis cependant m'écrier : “ Seigneur, vous me comblez de joie par tout ce que vous faites. ” (Ps 91) Car est-il une joie plus grande que celle de souffrir pour votre amour ?... »
Cette parole d'or, notre Père ne cesse de nous la rappeler comme le secret de toute sainteté.
« Plus la souffrance est intime, moins elle paraît aux yeux des créatures, plus elle vous réjouit, ô mon Dieu ! Mais si par impossible vous-même deviez ignorer ma souffrance, je serais encore heureuse de la posséder si par elle je pouvais empêcher ou réparer une seule faute commise contre la Foi... »
Heureusement, elle n'est pas la première à passer par une telle agonie. Au milieu de sa nuit, elle peut s'appuyer sur la Vierge Marie dont le Cœur a été frappé de douleurs semblables. Pendant les trois jours où Elle avait perdu Jésus, n'avait-Elle pas traversé les mêmes ténèbres ? Dans sa dernière poésie, Sainte Thérèse exprimera la connaissance intime des souffrances de la Sainte Vierge qu'elle a acquise pendant sa maladie :
« Puisque le Roi des Cieux a voulu que sa Mère
Soit plongée dans la nuit, dans l'angoisse du cœur ;
Marie, c'est donc un bien de souffrir sur la terre ?
Oui souffrir en aimant, c'est le plus pur bonheur !... [...] »
Au milieu de ces désolations, le Saint-Esprit l'affermit par quelques consolations. C'est comme un éclair qui déchire sa nuit. Le 10 mai 1896, trois carmélites lui apparaissent en rêve. L'une d'elle lui dévoile son visage et elle reconnaît la « vénérable Anne de Jésus, fondatrice du Carmel en France », qui lui promet que le Bon Dieu viendra bientôt la chercher et qu'Il est content d'elle, très content. L'âme de Thérèse est inondée d'allégresse. Quatre mois plus tard, elle écrit :
« Je vois encore le regard et le sourire pleins d'amour de la Vénérable Mère. Je crois sentir encore les caresses dont elle me combla [...].Ô Jésus ! l'orage alors ne grondait pas, le ciel était calme et serein... Je croyais, je sentais qu'il y a un Ciel et que ce Ciel est peuplé d'âmes qui me chérissent, qui me regardent comme leur enfant... » (...)
CRC n° 338, septembre 1997, p. 19-20