L'ÉGLISE CATHOLIQUE AUX ÉTATS-UNIS

II. « Il faut que l’Église accepte l’Amérique » 
(1865-1899)

Cardinal Gibbons
Cardinal Gibbons

SAINTE Élisabeth Seton avait averti Mgr Bruté de Rémur qu’il fallait bien se garder de penser que les Américains, « si ce n’est, peut-être, dans un cas sur cent », se posaient la question de savoir s’il existait une Église véritable et une fausse Église, une foi juste et une foi erronée. Leur appartenance à l’une ou l’autre secte était purement « sociologique », comme nous dirions aujourd’hui, et donc se nourrissait de préjugés jamais remis en cause. Voilà pourquoi elle conseillait au premier évêque de Vincennes de prouver la charité de l’Église avant d’établir la vérité de sa foi. Un demi-siècle plus tard, cette pastorale toute évangélique impliquait-elle aussi, non seulement le respect des institutions américaines, mais leur exaltation ?

C’est la question qui se pose lorsqu’on étudie l’histoire de l’Église aux États-Unis entre la guerre de Sécession et 1921, année de la mort du cardinal Gibbons dont la figure exceptionnelle a dominé cette période. Elle est caractérisée par un attachement renouvelé aux idéaux de la nouvelle République, et donc à la liberté religieuse. Il semble que l’Église répondait à un mot d’ordre : faire tomber les préjugés contre le catholicisme par la pratique d’une ouverture d’esprit, d’un dialogue constant et d’un respect des autres, dans une commune admiration du nouvel ordre démocratique, né aux États-Unis. Voyons cette « opération charme » de l’Église, avant d’en examiner, dans le prochain chapitre, les résultats.

LA CHARITÉ OUVRE LES CŒURS

Dans la première partie du 19e siècle, nous nous souvenons que, malgré les garanties constitutionnelles, l’Église n’avait pu échapper à deux vagues de persécutions entretenues par les sectes protestantes. De la première, entre 1834 et 1842, elle était sortie grandie, mais la reprise de son développement et l’arrivée massive de catholiques irlandais en avaient provoqué une seconde en 1852, qui ne s’apaisa qu’en 1861 à cause du déclenchement de la guerre de Sécession.

Or cette sanglante guerre civile, qui endeuilla la jeune nation jusqu’en 1865, fit plus que ramener la paix religieuse, elle changea le statut des catholiques aux yeux de bien des Américains. Pour beaucoup, les horreurs de la guerre furent en effet l’occasion de découvrir la charité catholique, sans équivalent dans aucune secte. En particulier, le dévouement des aumôniers militaires et des huit cents religieuses affectées aux ambulances fit tomber bien des préjugés, chez les Nordistes comme chez les Sudistes.

Mgr Spalding
Mgr Spalding

En outre, dans un pays divisé par la guerre civile qui laissa des plaies longues à cicatriser, l’Église apparut comme un facteur d’unité et de réconciliation. Avant la guerre, les évêques, tout en réprouvant sans ambiguïté l’esclavage, s’étaient déclarés hostiles à son abrogation immédiate, par souci de l’ordre public. Les tristes évènements leur avaient donné raison.

Pendant le conflit, tout en servant loyalement leurs gouvernements respectifs du Nord ou du Sud, ils ne remirent jamais en cause l’unité de l’Église. Si bien qu’à la cessation des hostilités, l’épiscopat, sous la bénigne autorité de Mgr Spalding, s’est aussitôt retrouvé en un seul corps, prêt à travailler au bien de toute la société américaine.

Il n’en fallait pas davantage pour provoquer un mouvement de sympathie générale qui contrastait singulièrement avec les manifestations d’hostilité des années précédentes.

UNE ÉGLISE URBAINE COMPOSÉE D’IMMIGRÉS

Les évêques, presque tous irlandais, profitèrent de ce climat apaisé pour développer les œuvres catholiques. Les écoles surtout se multiplient, les églises se construisent, les paroisses se fondent. Mais remarquons que l’Église catholique aux USA est urbaine, à la différence de celle du Canada. En effet, à part de rares exceptions, les évêques, qui manquaient de prêtres, préféraient regrouper les immigrés en ville afin de pouvoir leur assurer les services sacramentels et éducatifs plus facilement et à moindres frais. Dans beaucoup de diocèses, on décourageait systématiquement leur implantation dans les zones rurales. Cette « politique » aura de graves conséquences sur leur taux de natalité, nettement inférieur à celui des familles en zone rurale, et sur la prospérité matérielle des catholiques : confinés aux tâches ouvrières, il leur faudra plusieurs générations pour améliorer leur niveau de vie.

Mais le grand défi de l’Église des États-Unis dans le dernier tiers du 19e siècle fut l’accueil des immigrés de nationalité autre qu’irlandaise. Fallait-il les assimiler et donc les angliciser ? Fallait-il au contraire respecter les particularités nationales, notamment la langue, pour aider à la conservation de leurs traditions catholiques ? C’est le grand débat qui agitait les sacristies à cette époque.

Les évêques irlandais optaient pour l’« américanisation » la plus rapide possible. Mais leur zèle provoquait bien des oppositions et des protestations qui remontaient jusqu’à Rome.

En réalité, comme nous l’avions vu pour la crise des années 1840, cette question culturelle en cachait une autre, beaucoup plus grave car elle touchait à la pureté de la foi catholique : celle du libéralisme. Qu’il faille garantir l’unité de l’Église, était une légitime préoccupation pastorale, d’autant plus que les communautés nationales étaient condamnées, à plus ou moins longue échéance, à se fondre dans le melting pot américain. Mais fallait-il que l’Église se fasse du même coup la servante et l’avocate passionnée des institutions américaines et du Nouveau Monde façonné par elles ? C’est toute la question… Quels doivent être les rapports entre l’Église et la démocratie comprise comme un progrès de l’humanité à étendre au monde entier pour obtenir la paix ? L’Église devait-elle se faire le mouvement d’animation spirituelle de la démocratie américaine ?

Pour y répondre, il suffit d’étudier l’œuvre du cardinal Gibbons, archevêque de Baltimore de 1877 à 1921 ! Nul homme n’a eu plus d’influence que lui sur le cours de l’histoire de l’Église aux États-Unis : pour ainsi dire, il la personnifie.

LE PLUS JEUNE ÉVÊQUE DE LA CHRÉTIENTÉ

De famille irlandaise nouvellement débarquée à Baltimore, il y est né en 1834. Mais ses parents retourneront bientôt en Irlande, où il passa toute sa jeunesse. C’est en 1853 que sa mère, devenue veuve, vint s’installer à La Nouvelle-Orléans, la ville la plus catholique des États-Unis. Là, il suit une retraite prêchée par un jeune rédemptoriste, le Père Hecker, qui décide de sa vocation sacerdotale. Mais il préféra entrer au séminaire sulpicien de Baltimore où, après de très brillantes études, il reçut l’ordination sacerdotale en 1861.

Mgr Gibbons, vicaire apostolique
Mgr Gibbons,
vicaire apostolique

Après sept ans de sacerdoce, où il se distingue par son zèle courageux et son intelligence, il est nommé vicaire apostolique de la Caroline du Nord.

À trente-deux ans, Mgr Gibbons est alors le plus jeune évêque du monde, mais son immense diocèse ne compte que huit cents catholiques disséminés au milieu d’un million de protestants. Commence pour lui une vie de missionnaire. De frêle apparence, pétillant d’intelligence, de douceur et de courtoisie, il séduit facilement ses auditeurs. Dans le courant de sympathie pour l’Église au lendemain de la guerre de Sécession, il n’est pas rare qu’un pasteur protestant lui prête son temple pour réunir les quelques familles catholiques de l’endroit.

Ses premières années de sacerdoce et d’épiscopat se déroulent dans ce climat de tolérance qu’il considère comme un progrès, loin des querelles qui ont endeuillé sans cesse la vieille Europe.

Il assiste au Concile Vatican I, cependant son jeune âge le retient d’y prendre la parole. Sur la question de l’infaillibilité pontificale, l’épiscopat américain est partagé : la moitié des évêques juge inopportune sa définition, l’autre moitié, menée par l’évêque de New York, Mgr McCloskey, la défend. Mgr Gibbons se rallia à lui dès le premier vote.

Mgr McCloskey
Mgr McCloskey,
Archevêque de New York,
premier cardinal américain.

Il garda une mauvaise impression de ce premier séjour sur le continent européen. D’abord, il y eut la déclaration de guerre entre l’Allemagne de Bismarck et la France. Mais surtout, il constata à quel point les luttes politiques rejaillissaient sur les débats des évêques au Concile. Il se forgea alors une conviction : la vieille Europe est un monde fini qui se consume dans des luttes fratricides, tandis que le système américain représente l’avenir.

Au retour du Concile, alors que Pie IX fait de l’évêque de New York le premier cardinal américain, Mgr Gibbons est promu à l’évêché de Richmond, voisin de Baltimore, tout en gardant l’administration de son vicariat de Caroline du Nord. Il déploie alors une très grande activité : administrateur rigoureux, il fonde de nouvelles églises, visite souvent ses prêtres, prêche sans ménager ses peines.

« Comme toujours, son but était de convertir, nous dit Allen Sinclair Will, son premier biographe d’ailleurs protestant. Il montra la même largeur d’esprit qui lui avait attiré, dans la Caroline du Nord, l’affection de tous, sans distinction de croyances. Ses sermons visaient surtout les non catholiques. Il présentait simplement les vérités chrétiennes avec une telle ampleur de vues et une telle charité que la critique était désarmée. Nul ne pouvait être offensé. Les protestants le remerciaient de venir dans leurs villes, et les catholiques le considéraient comme l’honneur de leur foi. »

Évêque de Richmond, il n’hésitait pas non plus à aider le vieil archevêque de Baltimore, Mgr Bayley. De ce fait, une véritable amitié unit les deux prélats et, finalement, en mai 1877, il fut transféré à Baltimore comme coadjuteur avec droit de succession. Six mois ne s’étaient pas écoulés que Mgr Bayley rendait son âme à Dieu et Mgr Gibbons accédait ainsi au siège épiscopal le plus prestigieux des États-Unis.

LES ÉTATS-UNIS ET L’ÉGLISE SAUVERONT LE MONDE

Dès cette époque, le nouvel archevêque est persuadé que l’Église doit veiller à garder son unité. Aussi est-il partisan de l’américanisation, entendue comme l’assimilation rapide des immigrés à la langue et au mode de vie américains, mais aussi comme l’adhésion pleine et entière à “ l’esprit américain ”. Il était convaincu que l’américanisation était le plus sûr rempart de l’Église en Amérique. « Pour que l’Amérique accepte le catholicisme, aimait-il répéter, il faut que l’Église accepte l’Amérique. »

Nous aurons à revenir sur cette affirmation qui, pour n’être pas erronée, supposerait que le protestantisme, à l’origine des États-Unis, puissent accepter le catholicisme !

Retenons pour lors, comme l’explique très bien Will, que Mgr Gibbons « était résolu à ce que l’Église de ce pays demeurât homogène, comme la nation. Il était convaincu que des groupes nationalistes dans l’Église auraient tendance à devenir des éléments politiques. Les factions la gêneraient, de quelque côté qu’elle se tournât. S’il y avait rivalité pour l’obtention d’un évêché, le parti vaincu dans la lutte en ressentirait de l’aigreur et songerait à des représailles, en s’alliant peut-être à un autre groupe étranger. Les évêques américains seraient harcelés de réclamations et mis en demeure de prendre parti pour un groupe ou pour un autre, et d’insolubles complications s’ensuivraient. »

Cette prise de position le conduisit aussi à insister sur le rôle bénéfique de l’Église pour la prospérité des États-Unis. Ainsi, dans une lettre pastorale de 1884, nous pouvons lire : « Un catholique se trouve chez lui aux États-Unis, car l’influence de l’Église s’est toujours exercée en faveur des droits individuels et des libertés du peuple. L’Américain à l’esprit droit ne peut se trouver nulle part plus à l’aise que dans l’Église catholique, car il ne peut nulle part respirer plus librement l’atmosphère de vérité divine, qui seule peut le rendre libre. »

Et encore : « l’Épiscopat catholique des États-Unis est convaincu que les institutions politiques américaines peuvent plus aisément que celles d’Europe aider un homme à faire son salut, et qu’elles promettent à la catholicité un triomphe plus parfait que ses victoires médiévales. »

LE TROISIÈME CONCILE DE BALTIMORE

C’est dans cet esprit qu’il conçut et présida les travaux du troisième Concile de Baltimore en 1883. D’abord opposé à la réunion d’une telle assemblée par crainte que son triomphalisme ne réveillât la méfiance anticatholique, il s’y résolut devant l’insistance des évêques de l’Ouest. Mais alors il le voulut le plus complet et efficace possible, « afin que le besoin de réunir un nouveau Concile plénier ne fût nécessaire avant de longues années ». En tant que Délégué apostolique nommé par le pape Léon XIII, il avait la haute main sur l’assemblée. Ce qui lui permit de faire en sorte que ses décrets fassent preuve d’un esprit si large qu’ils plurent aussi bien aux non-catholiques qu’aux catholiques.

Le troisième Concile de Baltimore en 1883.
Le troisième Concile de Baltimore en 1883.

Léon XIII l’encouragea en ce sens en lui disant : « Je déteste toutes les mesures sévères et dures. Je hais les anathèmes. J’aime à faire appel au bon sens, à l’intelligence et au cœur de tous les hommes. Vicaire et serviteur du Christ, je désire rapprocher les âmes de notre commun Maître. Je me dois à tous. J’ai la sollicitude de toutes les Églises d’Europe, d’Asie, d’Afrique et, plus spécialement de celle de votre pays bien-aimé, dont les progrès spirituels m’ont été si doux. »

Mgr Gibbons tenait enfin à ce que les décisions du Concile soient en harmonie avec les institutions civiles du pays. « Il désirait que cette intention fût si nette, nous dit son biographe, que la critique ne fût pas possible. Il voyait en cette attitude un moyen de rendre des milliers de personnes favorables à l’influence catholique. »

Moyennant quoi, il mena de main de maître cette réunion plénière de l’épiscopat américain. Il en résulta une remarquable législation commune, en particulier en ce qui concerne la formation des prêtres et la discipline ecclésiastique.

LA DÉMOCRATIE EST LE GOUVERNEMENT DE L’AVENIR

 Mgr Gibbons, archevêque de Baltimore
Mgr Gibbons, archevêque de Baltimore

Élevé au cardinalat en 1887, il jouit de l’estime de Léon XIII dont il partage la conviction que la démocratie est le gouvernement de l’avenir, tandis que les monarchies sont révolues. « Le rôle de l’Église, disait-il, ne pouvait être de soutenir une forme quelconque de gouvernement et moins que tout autre une forme en train de disparaître ».

Cependant, il savait la démocratie fragile et ne craignait rien tant que sa ruine qui « marquerait la ruine de la civilisation. Or l’Église pouvait contribuer à la sauver d’abord en adhérant au système actuel sanctionné par le peuple, ensuite par l’esprit à la fois élevé et conservateur de sa croyance. »

Passionné par les questions politiques, l’archevêque de Baltimore remplissait avec exactitude ses devoirs de citoyen, jusqu’à être toujours le premier à voter. « Officiellement, nous dit son biographe, il n’appartenait à aucun parti. Cependant, il connaissait, peut-être mieux que tout autre américain, les tendances politiques de son pays. Le soir, dans le calme de sa maison, il aimait à lire l’histoire des États-Unis et de ses gouvernements. Après la religion, elle était son étude favorite. Il savait à fond la Constitution fédérale et sa jurisprudence. »

Il était convaincu que « la Religion et la Démocratie étaient également menacées par l’intolérance ». « Il savait que dans une République les heurts d’opinion sont inévitables. Mais ces divergences ne concernant que la politique, s’évanouissent dans la discussion ; dès qu’elles touchent à la religion, elles deviennent plus graves. Il fallait donc combattre l’intolérance, ennemie à la fois de la religion et de la démocratie. »

Dans son discours pour la prise de possession de son titre cardinalice, à Sainte-Marie au Transtevere, il opposa la situation de l’Église en Europe, obligée de lutter contre le despotisme sans cesse renaissant, et le régime de liberté des États-Unis dans l’atmosphère bienveillante duquel « l’Église s’épanouit comme une rose. ».

Il faut relire ce discours avec, à l’esprit, l’actualité mondiale, pour saisir la naïveté de la pensée du nouveau prince de l’Église : « J’appartiens à un pays où le gouvernement civil étend sur nous sa protection, sans intervenir dans le libre exercice de notre sublime mission de ministres du Christ. Notre pays jouit d’une liberté sans licence, d’une autorité sans despotisme. Il n’élève aucune barrière pour empêcher l’étranger de venir parmi nous. Il n’a pas de forts pour repousser l’envahisseur. Il est en paix avec le monde entier. Il vit tranquillement, conscient de sa force et de sa bonne volonté envers tous. (…)Mais, si l’on admet que nous avons un gouvernement libre, on ne sait peut-être pas assez que nous possédons un gouvernement fort. Oui, notre nation est forte. Elle tire sa force, sous la conduite de la toute puissante Providence, de la majesté et de la suprématie de la loi, de la loyauté de ses citoyens et de l’attachement de son peuple à ses institutions libres. Il est vrai, de graves problèmes sociaux fixent en ce moment l’attention des citoyens des États-Unis. Mais je suis certain que, Dieu aidant, ces problèmes seront résolus avec calme et bon sens par notre peuple, sans violence ni révolution, en respectant les droits de chacun. »

Le but principal de ce discours était, de son propre aveu, de montrer « qu’il est plus sage de séparer l’Église de la politique, à moins que la morale ne soit en question ; que cette méthode est la plus avantageuse dans tous les pays, à l’Église. »

Ces propos firent scandale à Rome, mais lorsqu’on sut que Léon XIII avait écrit son approbation au nouveau cardinal américain, les opposants se contentèrent de les qualifier avec retenue de « singulièrement américains ».

Au demeurant, ce n’était pas la première fois que Gibbons développait ce thème. Ainsi au retour d’un séjour à Rome en 1883, avait-il dit aux autorités de Baltimore : « Plus je vais en Europe, plus j’y demeure et plus j’étudie l’organisation politique de ses divers pays, plus j’admire celle de ma patrie ; plus je suis fier d’être citoyen d’Amérique. Quand je vois dans chaque pays d’Europe des armées permanentes de plus d’un million d’hommes ; quand je pense combien elles entravent l’essor économique et quelle est leur immoralité ; quand je songe au danger de guerre qu’elles représentent pour leurs voisins ; et quand, d’un autre côté, je vois notre pays et ses cinquante-cinq millions d’habitants avec vingt-cinq mille soldats disséminés le long de nos frontières, et l’on peut aller du Maine en Californie sans rencontrer un soldat ou un gendarme ; quand je sais que chacun de mes compatriotes est prêt, si besoin était, et sans avoir été enfermé dans des casernes, à défendre sa patrie et à mourir pour elle ; quand je réfléchis à notre prospérité matérielle ; par-dessus tout quand je vois l’autorité s’unir si bien à la liberté civile et religieuse ; malgré notre corruption politique, je remercie Dieu de toutes les faveurs qu’Il nous a prodiguées et je prie pour qu’Il continue à étendre sur nous sa protection comme un manteau. »

Évidemment, il ne pourrait plus dire cela aujourd’hui ! Mais en vouant une telle admiration aux institutions américaines, Mgr Gibbons ne délivrait-il pas un blanc-seing à un pouvoir politique émancipé de la souveraineté de Jésus-Christ, pour conquérir le monde ?

DES INITIATIVES AUDACIEUSES

Son “ esprit américain ” va aussi conduire l’archevêque de Baltimore à prendre des initiatives audacieuses. Depuis les débuts de son épiscopat, il était très enclin, par tempérament et pratique pastorale, à ce qu’on appelle de nos jours le “ dialogue ” avec les protestants. Rompant avec l’attitude réservée de ses prédécesseurs, il honorait de sa présence toutes les manifestations sociales ou politiques à Baltimore, quelle que soit la religion des organisateurs. On savait aussi qu’il entretenait des liens d’amitié avec de nombreux politiciens et avec chaque président des États-Unis, qu’il visitait régulièrement à Washington.

Cependant, il n’était pas œcuméniste dans le sens actuel du terme. Il refusa catégoriquement son soutien à un mouvement de ce genre, d’origine anglicane. Il considérait que « les discussions religieuses ne sont pas un mal en elles-mêmes. Au contraire, elles prouvent une saine activité intellectuelle et un zèle évident pour la cause de la vérité. Mais pour qu’elles soient utiles et édifiantes, le seul mobile des parties engagées doit être l’amour de la vérité. Elles doivent exposer leur opinion avec calme et modération ; elles doivent considérer la question en elle-même, sans à-côtés ; chacune doit traiter son adversaire avec courtoisie et bienveillance sans recourir jamais aux paroles viles et aux mauvaises raisons ; la discussion doit être arrêtée dès qu’elle offense la charité. »

« Non seulement, écrit Will, il rendit les protestants plus tolérants envers les catholiques, et réciproquement, mais aussi les diverses dénominations protestantes plus tolérantes les unes envers les autres. Il accomplit cela sans la moindre concession sur les sujets essentiels ou sans aucun compromis de conviction. Tout au contraire, il leur expliqua dans le langage le plus clair l’enseignement de l’Église dans “ La Foi de nos Pères ”. À son grand étonnement, ce livre devint le plus grand succès de librairie pour un ouvrage catholique écrit en anglais, celui auquel se reportait tout lecteur désireux de s’informer de la doctrine et des pratiques catholiques. (…) Il disait plus tard avec franchise : “ Ce qui me cause le plus de plaisir au sujet de ce livre, c’est que, tout en étant une explication de la religion catholique, il n’y a pas un mot qui puisse blesser nos frères protestants. Il s’y trouva tout d’abord une référence qui parut déplaire aux Épiscopaliens, mais, mon attention attirée sur ce point, j’ordonnai promptement qu’elle fût retirée. ” »

Mgr McQuaid, le conservateur évêque de Rochester
Mgr McQuaid, le conservateur évêque de Rochester

Dans le même esprit, et malgré l’opposition de quelques archevêques, il permit que les catholiques participent au « Parlement mondial des religions », organisé au sein de l’Exposition universelle de Chicago en 1893. « Plus l’Église est connue, plus elle est aimée », aimait-il répéter. Quoique sérieusement malade, il ne renonça pas à y participer et y prononça un discours empreint déjà de l’esprit du concile Vatican II : « J’estime qu’en possédant la foi, je possède un trésor au prix duquel tous les trésors du monde ne sont rien. Au lieu de garder ces trésors dans mon coffre-fort, je voudrais les partager avec tout le monde, plus volontiers. En donnant aux autres la richesse, je ne m’appauvrirais point. En matière de foi, nous n’avons point les mêmes idées, mais il est des points sur lesquels nous nous rencontrons : la charité, l’humanité, la bonté… Nous savons que le bon Samaritain a secouru son frère qui n’avait ni le même nom, ni la même religion, ni la même nationalité que lui. Voilà l’exemple que tous nous devons suivre. »

De telles initiatives n’allaient pas sans provoquer de vifs remous dans l’épiscopat, en particulier, l’évêque de Rochester, Mgr McQuaid ; des prêtres allemands, déjà opposés à l’épiscopat irlandais sur la question des écoles, comme nous le verrons, n’hésitèrent pas à les dénoncer à Rome, mais en vain. Gibbons avait le soutien inconditionnel de Léon XIII qu’il tenait au courant de tout.

Pour calmer les esprits, Mgr Gibbons savait aussi admirablement jouer de l’attitude volontiers provocatrice du très libéral archevêque de Saint-Paul, Mgr Ireland.

 Mgr Ireland, le libéral archevêque de Saint-Paul
Mgr Ireland, le libéral archevêque de Saint-Paul

Une profonde estime unissait les deux prélats que de nombreuses convictions communes animaient. On dit que l’archevêque de Saint-Paul aimait son pays « autant que l’avait aimé Washington ». L’Amérique devait être, à ses yeux, la lumière du monde, mais elle avait besoin pour cela de la religion. Le devoir de l’Église était donc de pratiquer les principes de la liberté publique, de l’égalité et du désintéressement, puis de les enseigner à l’humanité. Pour mettre en œuvre ce Mouvement d’Animation Spirituelle de la Démocratie Universelle avant la lettre, Mgr Ireland ne s’embarrassait pas de précautions diplomatiques. « Il affrontait l’incompréhension, comme les martyrs, afin de pouvoir la diminuer et la détruire ». En regard, Mgr Gibbons avait beau professer quasi le même idéal, il paraissait un homme d’ordre auquel la plupart des évêques conservateurs modérés finissaient toujours par se rallier.

LE SOUTIEN AUX SYNDICATS OUVRIERS

C’est encore le souci d’intégration de l’Église au sein de la société américaine qui conduisit Mgr Gibbons à être le premier prélat américain à s’intéresser à la question sociale. Dans un premier temps, le capitalisme américain avait pu se développer sans avoir recours à une exploitation du prolétariat comparable à celle qui existait notamment en Angleterre. Mais l’arrivée massive d’immigrants avait rendu nettement plus précaire la condition ouvrière, tandis que des fortunes colossales s’édifiaient.

Plusieurs organisations ouvrières s’étaient formées plus ou moins spontanément. L’une d’elle, « les Chevaliers du Travail », connut un succès prodigieux, regroupant un demi-million d’ouvriers, devenant ainsi l’organisme précurseur du syndicalisme américain. Or l’épiscopat canadien la condamna, avec l’accord du Saint-Office, comme une société secrète opposée à la religion. C’est alors que le Maître-Ouvrier des Chevaliers, lui-même catholique pratiquant, vint plaider sa cause auprès de l’influent archevêque de Baltimore. Il lui garantit qu’il n’était pas franc-maçon, que les Chevaliers ne constituaient pas une société secrète et qu’ils ne soutenaient pas de principes opposés à l’enseignement de l’Église.

Gibbons fit enquête, s’entretint longuement de la question avec le président Cleveland qui était un ami, et il en conclut qu’il était de la première importance d’obtenir la levée de cette condamnation. Sa hantise était que « l’Église risquât d’apparaître l’amie de la puissante richesse et l’ennemi de la pauvreté sans défense. »

Il fit valoir à Rome que cette condamnation n’était ni justifiée, ni nécessaire, ni prudente ; tout au contraire, elle serait dangereuse pour la réputation de l’Église dans un pays démocratique. En outre, elle serait probablement inefficace puisque les ouvriers, dont la majorité aux États-Unis n’était pas catholique, n’obéiraient pas à l’injonction de Rome. Soutenu par le cardinal anglais Manning, il obtint, pour la première fois dans les annales du puissant Saint-Office, que ce dernier revienne sur un jugement et lève la condamnation, y compris au Canada français où les ouvriers étaient pourtant catholiques.

L’influence de Mgr Gibbons fut aussi déterminante au moment de la rédaction de l’encyclique Rerum novarum. Avec le cardinal Manning, il aurait persuadé Léon XIII de reconnaître la légitimité du syndicalisme ouvrier, plutôt que de ne recommander que des institutions de concertation entre ouvriers et patrons au sein des métiers. C’est que Gibbons ne voulait pas aller contre la pratique sociale aux États-Unis, qui ne connaissait pas l’organisation des métiers… et il n’envisageait pas un instant que l’Église puisse apprendre quelque chose à l’Amérique !

À l’aube du 20e siècle, l’archevêque de Baltimore ne voulait considérer qu’un aspect de la réalité : « l’Église catholique s’épanouissait comme une rose » à l’ombre de la bannière étoilée. Le petit troupeau catholique qui, en 1790, ne comptait que 25 000 catholiques, un évêque et vingt-trois prêtres, était devenu un siècle plus tard une puissante institution regroupant 9 millions de fidèles, 13 archevêques, 71 évêques, 8000 prêtres, 10 500 églises, 27 séminaires, 650 collèges et facultés catholiques, 3000 écoles paroissiales et 520 hôpitaux ou asiles. Et lui, cardinal de la Sainte Église catholique romaine, jouissait d’un prestige sans égal auprès de ses compatriotes.

Pourtant, Mgr Gibbons n’avait pas à crier victoire. Trois grandes affaires auraient dû ébranler son engouement pour “ l’esprit américain ” : la question scolaire, le développement de l’impérialisme américain et l’hérésie de l’américanisme. Nous les étudions dans le chapitre suivant, pour constater que l’Église, sous le régime de la liberté religieuse et apparemment « en sécurité sous le drapeau américain », ne s’accroît plus que par l’immigration tandis que sa moralité se relâche. Par contre, la puissance de la franc-maçonnerie est bien libre, elle, de conquérir le monde.

RC n° 143, décembre 2006, p. 1-6

  • Dans La Renaissance catholique au Canada, série 2006 :
    • « Il faut que l'Église accepte l'Amérique » (1865-1899), n° 143, décembre 2006, p. 1-6

Références complémentaires :

Sur la guerre hispano-américaine :
  • Les trois secrets de la bienheureuse Marie du Divin Cœur, CRC tome 31, n° 355, avril 1999, p. 1-8
Sur l'évangélisation des Indiens de l'Ouest et leur extermination par les Américains :
  • PI 4.9 : Le père Pierre de Smet. La véritable histoire du Far west américain, 18 avril 1998, 1 h 30 (aud.)