L'ÉGLISE CATHOLIQUE AUX ÉTATS-UNIS
III. À qui profite la liberté religieuse ? (1865-1921)
Dans l’espoir d’assurer la paix religieuse dans son pays, mais aussi par une sincère admiration pour les valeurs américaines fondées sur le culte de la Liberté, Mgr Gibbons, cardinal archevêque de Baltimore, a résolument engagé l’Église aux États-Unis dans une politique inconditionnelle de soutien aux institutions américaines. Persuadé que le “ modèle européen ” était obsolète et que l’avenir appartenait au régime démocratique tel qu’inventé par les États-Unis, il considérait que le sort de la religion catholique était lié à celui-ci. Il fallait donc l’accepter loyalement, et le prouver. En particulier, l’Église devait admettre la séparation de l’État et de la religion comme une condition sine qua non de la pérennité des institutions démocratiques. Elle devait donc donner l’exemple du respect de la liberté religieuse, du dialogue constant avec les autres “ dénominations ” religieuses, et de la lutte contre l’intolérance.
Ces conditions respectées, Mgr Gibbons était persuadé que, sous un tel régime, « l’Église ne pouvait que s’épanouir comme une rose ». Pourtant, dans trois occasions cette certitude aurait dû être ébranlée.
LA QUESTION SCOLAIRE
La première fut, dès 1884, la question scolaire. Le 3e Concile de Baltimore, dans un souci d’adaptation à la réalité américaine, s’était refusé à toute condamnation de l’enseignement public. Cependant, il avait décrété une série de mesures pour faciliter le développement de l’enseignement privé confessionnel, et il réclamait un enseignement confessionnel facultatif dans les écoles publiques, en supplément du programme obligatoire. Il faut savoir aussi qu’à cette époque, les écoles paroissiales primaires étaient de qualité et attiraient des enfants de familles protestantes. Le réseau secondaire, grâce au développement des communautés religieuses, commençait à son tour à s’étoffer et Mgr Gibbons s’apprêtait à fonder l’Université catholique de Washington, ce qui sera chose faite en 1889.
Les évêques américains étaient donc en train de bâtir un remarquable réseau scolaire capable d’accueillir tous les enfants catholiques, et qui promettait d’être un bel instrument d’apostolat auprès de nos frères séparés.
Cependant, le coût de fonctionnement de ces écoles représentait une charge importante pour les diocèses et pour les familles qui n’étaient pas dispensées des impôts locaux dont une part importante finançait les écoles publiques. Le développement de l’enseignement privé catholique devait donc, dans un avenir rapproché, aboutir à des démarches de l’épiscopat auprès des pouvoirs publics afin d’obtenir soit la dispense d’une partie du fardeau fiscal, soit qu’une partie de ces ressources soit attribuée aux écoles catholiques.
Pour la première fois depuis les persécutions des années 1850, le régime de séparation de l’Église et de l’État demandait un réajustement en faveur de l’Église, et donc un risque d’affrontement. Cette perspective n’enthousiasmait pas les évêques les plus entichés des institutions américaines. D’autant plus que certains, comme le très libéral Mgr Ireland, auraient préféré que les enfants catholiques ne soient pas élevés à part des autres américains.
Aussi, au lendemain du Concile de Baltimore, l’entreprenant archevêque de Saint-Paul, sous le prétexte de trouver rapidement une solution adéquate à des problèmes financiers locaux et urgents, proposa-t-il aux responsables des écoles publiques de son diocèse, un accord original. Rien de moins que la constitution d’un réseau scolaire unique, financé par les taxes scolaires prélevées sur toute la population. Toutes les écoles, qu’elles soient publiques ou catholiques, suivraient ainsi le même programme scolaire ; les établissements catholiques avec leur personnel religieux délivreraient donc un enseignement neutre. Par contre, toutes les écoles offriraient un enseignement religieux après les classes, obligatoire pour les catholiques, facultatif pour les autres.
Aux yeux de Mgr Ireland, les avantages de ce système étaient multiples. Les parents catholiques, sans avoir à payer davantage que leurs impôts, pourraient, sans problème de conscience, envoyer leurs enfants à l’école publique puisqu’il s’y donnait aussi un enseignement religieux. Le diocèse, lui, était soulagé d’un important poids financier. Quant aux pouvoirs publics, ils se retrouvaient libres d’organiser et de contrôler l’enseignement profane à leur guise.
Certains évêques ne se laissèrent pas abuser et s’élevèrent contre cet abandon de l’enseignement catholique au profit de l’enseignement neutre dont ils montraient le danger considérable pour les âmes. Mgr McQuaid et Mgr Corrigan de New York firent savoir à Rome leur totale désapprobation. Mais l’archevêque de Baltimore prit la défense de Mgr Ireland en plaidant ses bonnes intentions et les nécessités financières. Un professeur de théologie morale à l’Université catholique de Washington, l’institution chérie de Mgr Gibbons, mit de l’huile sur le feu en éditant un opuscule où il soutenait que l’État avait un droit de contrôle sur l’éducation plus étendu que les catholiques ne voulaient généralement l’admettre.
Le débat s’envenimant, Mgr Satolli, délégué apostolique nouvellement arrivé, entra en scène pour dirimer le conflit. Il le fit par une déclaration diplomatique dans le plus pur style de Léon XIII, c'est-à-dire en rappelant la doctrine catholique, tout en justifiant l’exception : « L’Église catholique en général et tout particulièrement le Saint-Siège, loin de condamner ou de traiter avec indifférence les écoles publiques, désirent plutôt que, par l’action jointe des autorités civiles et ecclésiastiques, il y ait dans tous les états des écoles publiques pour l’enseignement des arts utiles et des sciences naturelles ; mais l’Église catholique en désapprouve les formes qui s’opposent aux vérités du christianisme et de la morale, et puisque, dans l’intérêt même de la société, ces caractères déplaisants peuvent disparaître, il est nécessaire que non seulement les évêques, mais les citoyens s’efforcent de les faire disparaître en vertu de leurs droits et pour des raisons de moralité. »
C’était donner, à mots couverts, un satisfecit à Mgr Ireland qui, en obtenant que l’école publique accepte un enseignement religieux après les cours, contribuait à faire disparaître les “ caractères déplaisants ” de l’enseignement public !
De ce fait, les évêques les plus pauvres ou ceux qui n’avaient pas encore un réseau scolaire très développé dans leur diocèse, imitèrent l’exemple de l’archevêque de Saint-Paul et, selon les circonstances locales, trouvèrent un arrangement avec les pouvoirs publics.
Mgr McQuaid, lui, continua la lutte… contre le Pape. À son collègue de New York, il écrivit : « Nous voici dans de beaux draps, grâce à Léon XIII et à son délégué. Alors que nos efforts ardus de quarante ans commençaient à porter des fruits abondants, ils viennent arbitrairement tout détruire ! Si un ennemi avait fait cela ! »
Finalement, le tenace évêque de Rochester obtint gain de cause en… 1893, lorsque Léon XIII écrivit une lettre à Mgr Gibbons pour l’engager à respecter avec fermeté les décrets du 3e Concile de Baltimore, en faveur des écoles confessionnelles. Mais c’était trop tard : les évêques ayant déjà conclu des accords avec les pouvoirs publics, il ne fut plus possible d’établir une position commune de l’épiscopat pour réclamer le financement des écoles privées catholiques par les taxes scolaires.
L’Église des États-Unis venait de perdre l’occasion de compléter un réseau scolaire intégralement catholique. L’historien Maynard, qui ne cache pourtant pas ses sympathies pour Gibbons, a l’honnêteté de constater que cette orientation fut lourde de conséquences. Le réseau scolaire catholique américain, quoique le plus important du monde, ne scolarisa que la moitié de la jeunesse catholique, l’autre moitié recevant un enseignement strictement laïc, c'est-à-dire qu’elle grandissait dans un univers sans Dieu. Maynard y voit une des causes de la confusion morale qui a envahi l’Église peu à peu, surtout au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
L’IMPÉRIALISME AMÉRICAIN
Plus encore que la question scolaire, c’est la montée de l’impérialisme américain qui aurait dû ébranler l’ardeur de Mgr Gibbons pour les institutions américaines puisque les conséquences furent tragiques pour l’Église, contrairement à ce qu’il s’attendait.
On se souvient qu’en 1887, au moment de son élévation au cardinalat, il avait prononcé un important discours très louangeur pour sa patrie, insistant en particulier sur le pacifisme de cette nation. Moins de dix ans plus tard, les États-Unis se lançaient dans une politique d’expansionnisme belliqueux dont l’empire colonial espagnol, catholique !, fut le premier à faire les frais. L’archevêque de Baltimore n’approuvait pas cette politique qui heurtait sa conception idéale de l’Amérique. Dans l’affaire de Cuba, il appela, mais en vain, les catholiques et ses compatriotes à la retenue. Il eut le courage de défendre en chaire l’Espagne contre la propagande calomniatrice des impérialistes.
Dans une étude approfondie de la vie de la bienheureuse Marie du Divin Cœur, l’abbé de Nantes a établi que le Sacré-Cœur avait fait savoir, par elle, au pape Léon XIII, qu’il devait prendre parti pour l’Espagne catholique contre les États-Unis protestants. Mais le Pape préféra essayer de négocier une entente, attitude qui fut perçue par les Américains comme une tentative d’immixtion contraire à la séparation de l’Église et de l’État. Mgr Gibbons comprit ses compatriotes et, une fois la guerre déclarée, il rallia les catholiques américains au gouvernement.
Après Cuba, les États-Unis jetèrent leur dévolu sur les Philippines. Lorsque le président McKinley demanda au cardinal son opinion sur leur annexion, celui-ci répondit : « M. le Président, ce serait une bonne chose pour l’Église catholique, mais une bien mauvaise, je le crains, pour les États-Unis ». C’est qu’il était persuadé qu’un tel expansionnisme trahissait l’idéal démocratique, mais que « la religion catholique était plus en sécurité sous le drapeau américain que nulle part ailleurs ».
Le Président n’écouta évidemment pas l’avis de Mgr Gibbons et l’armée américaine s’empara de l’archipel. En y instaurant la séparation de l’Église et de l’État, la nouvelle administration priva de toutes ressources les œuvres catholiques espagnoles. Leurs missionnaires, qui avaient fait de cet archipel la seule nation catholique de l’Orient, furent ainsi contraints de quitter le pays. En quelques mois, celui-ci fut privé de son clergé, à l’exception de quelques jésuites et de quelques prêtres américains, tandis qu’un flot de missionnaires protestants débarquaient. Les écoles catholiques qui sauvegardaient la foi et dont le niveau était nettement supérieur à ce que la propagande anticolonialiste avait insinué, furent remplacées par un système scolaire laïc.
En quelques années, les œuvres catholiques furent ruinées… Il faudra attendre un demi-siècle pour que l’archipel reçoive de nouveau des missionnaires en nombre suffisant !
Toutefois, bon prince, le gouvernement américain voulut dédommager les communautés religieuses de la spoliation de leurs biens immobiliers qu’il estima à sept millions de dollars. Il proposa l’arrangement au cardinal Gibbons, et Léon XIII l’approuva. Oui, vraiment l’Église était en sécurité sous le drapeau américain…
L’AMÉRICANISME
Aveuglé sur l’attitude anticatholique du gouvernement américain, le cardinal Gibbons le fut aussi sur les conséquences, au sein même de l’Église, de l’éloge d’un système politique fondé sur l’exaltation de la liberté et de l’individualisme. C’est l’affaire de l’américanisme qui le montre.
L’occasion de la crise fut la publication, en 1891, de la biographie du Père Isaac Hecker, décédé trois ans auparavant, celui-là même dont la prédication avait été déterminante pour la vocation du jeune James Gibbons.
Après un parcours hors du commun, ce lecteur de Kant était entré, après sa conversion, chez les Rédemptoristes. À la suite de désaccords avec ses supérieurs, il en fut chassé et fonda sa propre congrégation, les Paulistes, vouée à la conversion des protestants. Quoique la communauté n’ait jamais compté plus d’une centaine de membres, elle eut une influence considérable aux États-Unis par ses publications où se répandait un esprit nouveau, celui de son fondateur.
Il considérait en effet que l’apostolat devait tenir compte de la personnalité de chaque nation puisqu’elle s’était développée selon la volonté de Dieu. À ses yeux donc, « le caractère indépendant et libre des Américains était une grâce de Dieu. »
De ce fait, il préconisait de nouvelles méthodes pour l’évangélisation de l’Amérique, fondées surtout sur les vertus naturelles, plus importantes pour un américain que les vertus surnaturelles, et surtout sur l’œuvre du Saint-Esprit dans l’âme individuelle à laquelle il accordait plus d’importance qu’à l’institution ecclésiastique et aux sacrements.
La parution de sa biographie en France provoqua un tollé. Le Père Maignen dénonça le livre à Rome, tandis que les libéraux en prenaient la défense, appelant à la rescousse l’intervention de Léon XIII. Mais, devant la gravité des théories reprochées à Hecker, le pape fut contraint de publier l’encyclique « Testem Benevolentiae » (22 juillet 1899). Sans définir à proprement parler cette hérésie qu’on appellera l’américanisme, elle condamnait cinq erreurs qu’on peut résumer ainsi : « la direction spirituelle est moins nécessaire de nos jours puisque, dans une ère de liberté, le Saint Esprit guide chaque âme individuellement. Une seconde erreur mettait les vertus naturelles bien au dessus des surnaturelles sous l’étrange prétexte qu’elles étaient plus modernes et plus viriles. Une troisième erreur mettait l’accent sur les vertus actives, à l’exclusion de l’humilité, de la charité et de l’obéissance. Une quatrième erreur rejetait les vœux religieux qui limitaient la liberté de l’individu et n’étaient point utiles à la société. La cinquième prétendait que certaines vérités catholiques devaient être accommodées de façon à plaire à ceux qui voudraient se convertir. »
Gibbons et d’autres évêques américains défendirent la mémoire d’Hecker et prétendirent que les doctrines erronées lui avaient été prêtées à tort par des européens qui ne comprenaient rien à la situation des États-Unis. Ils nièrent aussi avec énergie, même le très libéral Ireland, avoir soutenu les doctrines condamnées.
Il semble bien, en effet, qu’ils ne partageaient pas ces erreurs dans leur excès, et certainement pas l’archevêque de Baltimore. Cependant, si nous en croyons d’autres évêques, en particulier Mgr McQuaid et surtout Mgr Corrigan de New York, l’encyclique de Léon XIII fut un acte sauveur, car l’américanisme était un danger réel qui gangrenait déjà l’Église américaine.
Toutefois, le cardinal Gibbons usa de toute son influence auprès de Léon XIII pour obtenir la réhabilitation du directeur du collège américain de Rome et des autres prélats sanctionnés pour leur américanisme. Sous sa recommandation, ils reçurent des évêchés.
Cette clémence de l’archevêque de Baltimore s’explique. Les théories du Père Hecker n’étaient en fait que la conséquence logique, quoiqu’excessive, de l’exaltation de “ l’esprit américain ”, qui tenait tant à cœur au cardinal. Si un monde nouveau était en train de naître, rendant caducs l’ordre et la doctrine catholique de la chrétienté européenne d’antan au profit de l’idéal américain, il n’y avait aucune raison, en effet, que cet idéal américain ne pénètre pas aussi à l’intérieur de l’Église et vienne y modifier certains comportements.
À partir de la fin du 19e siècle, l’américanisation de l’Église, c’est-à-dire son ouverture aux valeurs de la liberté et de l’individualisme, sera toujours la grande tentation des catholiques américains, avant de devenir celle de toute l’Église après le Concile Vatican II.
Cependant, les historiens constatent que, sous l’autorité de Gibbons, ces erreurs furent endiguées dans les séminaires et les institutions catholiques. L’encyclique de Léon XIII eut d’ailleurs l’effet bénéfique de renforcer le contrôle épiscopal sur l’enseignement et les publications catholiques. De ce fait, si l’Église américaine resta toujours sensible aux sirènes de la Liberté, elle se ferma, du moins à cette époque, au modernisme dont le poison se répandait rapidement en Europe à la fin du pontificat de Léon XIII.
SOUS LE PONTIFICAT DE SAINT PIE X
C’est peut-être une des causes de l’estime qui allait naître, au dire des biographes américains, entre le pape saint Pie X et le cardinal Gibbons. Celui-ci avait été un de ses grands électeurs au conclave. Attristé des luttes partisanes attisées par les intérêts politiques qui divisaient les cardinaux, l’archevêque de Baltimore avait été impressionné par l’indépendance du patriarche de Venise. Et lorsqu’il entendit celui-ci dire que « les Européens ont parfois une tendance fâcheuse à sous-estimer leurs frères des autres continents. Une sève nouvelle monte qui ne laissera pas indifférente la sensibilité humaine », il écrivit sur son carnet intime : « Cet homme voit loin, c’est lui que Dieu veut ».
Lorsque l’issue du vote se précisa, et que le cardinal Sarto était en proie à la plus terrible agonie, il alla le réconforter dans sa chambre, et réussit à le convaincre d’accepter son élection.
Toutefois, la biographie d’Allan Sinclair Will reste étrangement silencieuse sur l’activité du cardinal Gibbons durant les onze années du pontificat de Pie X. Il ne trouve rien à dire, sinon quelques interventions dans le domaine social et une longue description des cérémonies de son jubilé d’argent de cardinalat et jubilé d’or sacerdotal, en 1911, pour lesquelles vingt mille personnes se réunirent à Baltimore. Rien d’autre ?
On apprend tout de même que Mgr Gibbons avait observé que le point de vue de Pie X était celui d’un homme d’Église plutôt que celui d’un homme d’État. Or, sous cet angle nouveau, pour quelqu’un qui n’avait connu que les louanges et les satisfecit de Léon XIII, le bilan de l’Église américaine était moins satisfaisant qu’il ne paraissait.
Saint Pie X se montra certainement plus soucieux que son prédécesseur en entendant les évêques conservateurs se désoler des nombreuses apostasies qui affligeaient l’Église américaine, mais que l’épiscopat plus progressiste minimisait. En effet, le nombre de conversions du protestantisme était infime et seule une forte immigration catholique expliquait l’accroissement prodigieux du nombre des catholiques aux États-Unis. Pourtant, on estime que, dans le dernier quart du 19e siècle, c’est 20 à 40 % des catholiques, selon les nationalités et les régions, qui apostasiaient !
L’étrange silence des biographes de Mgr Gibbons, trop enclins à louanger sa modernité et son ouverture d’esprit, cache donc probablement un certain redressement de leur héros, sous l’influence de saint Pie X, même s’il garda intact son engouement pour les institutions de sa patrie. Les historiens constatent en effet que les instructions de saint Pie X furent appliquées à la lettre et avec zèle aux États-Unis.
Dès 1904, le cardinal s’inquiéta des progrès du socialisme et mobilisa l’Église, avec succès d’ailleurs, pour en préserver sa patrie. Sous son impulsion, l’épiscopat américain soutint les évêques de France en butte à la persécution anticléricale, tandis que les communautés françaises exilées étaient accueillies avec bienveillance outre-atlantique. Le cardinal intervint aussi auprès de son gouvernement dans l’espoir qu’il exerçât des pressions diplomatiques sur Paris.
Les décrets contre le modernisme furent appliqués avec zèle. Alors que les établissements d’enseignement supérieur commençaient tout juste à sortir d’une affligeante médiocrité, quelques professeurs prestigieux furent malgré tout éloignés de leur poste, trois quittèrent l’Église.
C’est aussi sous le pontificat de saint Pie X que la question de l’immigration fut définitivement réglée : on renonça à l’assimilation brutale des immigrants et peu à peu des organismes furent mis en place pour faciliter leur intégration progressive dans la société américaine. Un nom évoque cette charitable attitude proprement catholique, celui de sainte Françoise Cabrini (1850-1917) qui se dévoua auprès des immigrés italiens.
La réforme de la musique sacrée fut appliquée sans réticence, de même les décrets sur la communion des enfants et la communion fréquente. Il en résulta un renouveau de la vie liturgique et de la vie religieuse qui allait porter ses fruits dans la décennie suivante, faisant renaître un véritable courant de conversion du protestantisme.
L’ÉGLISE IMPUISSANTE FACE À L’ÉTAT LIBRE
Mais surtout les évêques américains encouragèrent le zèle des laïcs à développer quantité d’œuvres, le plus souvent paroissiales, au bénéfice de leurs frères dans la foi, mais aussi pour venir en aide aux innombrables malheureux que le capitalisme américain enfantait. Ces œuvres, qui étaient du même esprit que celui de l’action catholique telle que la concevait l’ancien patriarche de Venise, auraient pu avoir un impact politique. Mais le cardinal Gibbons s’y opposa par respect pour le principe de la séparation de l’Église et de l’État.
C’est ce qui explique que les États-Unis adoptèrent une politique de plus en plus expansionniste et anti-catholique sans que jamais l’Église, qui était pourtant, et de loin, la dénomination religieuse la plus nombreuse, ne puisse avoir la moindre influence ! Certes, les catholiques formaient le gros de la troupe du parti démocrate, mais ils n’y défendirent jamais une ligne politique dictée par leur foi et selon les instructions de la hiérarchie.
Quel que soit leur parti, les présidents, à l’exception de Wilson, eurent soin d’honorer de leur amitié le vénéré archevêque de Baltimore, d’écouter ses commentaires, mais de n’en tenir compte que lorsqu’ils rencontraient leurs propres vues. Cette bonne entente dissimula aux yeux du prélat l’émancipation totale de l’État américain par rapport à la souveraineté du Christ, conséquence pourtant inéluctable de la séparation de l’Église et de l’État, qui était devenue un quasi-dogme pour l’Église américaine. Souverain, l’État américain se transformait en un totalitarisme feutré, certes différent de celui qui allait s’installer en Russie, mais tout aussi opposé au règne du Christ : celui de la haute finance internationale soutenant les entreprises de la franc-maçonnerie, et travaillant dès cette époque à la mise en place d’un nouvel ordre international.
Pourtant, catholicisme et patriotisme allaient toujours de pair. Après le 2 avril 1917, date de l’entrée en guerre des États-Unis aux côtés de la France et de l’Angleterre, alors que les catholiques ne représentaient que le sixième de la population, ils formaient le quart des effectifs de l’armée américaine, la moitié de ceux de la marine ! Non seulement, ils étaient plus patriotes que les autres, mais ils étaient aussi la partie la plus saine de la population.
Pour venir en aide aux soldats et à leur famille, et s’occuper de la réinsertion des blessés et des démobilisés, l’Église allait prouver sa remarquable capacité d’organisation. Sous l’impulsion du cardinal, fut créé le Comité National Catholique de la Guerre. À cette occasion, pour la première fois, les évêques acceptaient de déléguer une partie de leurs prérogatives dans leur diocèse, au profit d’un Comité d’évêques qui organisa l’œuvre dans l’ensemble du pays en utilisant le réseau des paroisses. Ils drainèrent ainsi des sommes considérables pour l’époque.
Après l’armistice, le comité se transforma en Comité catholique du Bien-être public, qui était en fait une première organisation sociale nationale, indépendante de l’État. L’expérience fit long feu puisqu’une nouvelle fois l’épiscopat craignit d’indisposer celui-ci et de manquer à la sacro-sainte séparation, mais l’habitude de réunir les évêques sur une base nationale perdura, et c’est ainsi que les États-Unis furent le premier pays à se doter d’une conférence épiscopale nationale, bien avant le Concile Vatican II.
L’ESTIME UNIVERSELLE POUR LE CARDINAL
Après la guerre, le cardinal Gibbons sentit progressivement ses forces l’abandonner. Depuis son jubilé d’or de 1911, les catholiques et les autorités civiles ne manquaient pas une occasion de lui manifester attachement et respect.
Ces fêtes étaient toujours l’occasion de discours sur le thème déjà développé par le Président Taft en 1911 : « Il nous plaît d’admirer surtout en lui son dévouement inlassable à son pays et à l’Église. L’un des dogmes de cette Église est le respect de l’autorité constituée. Nous avons toujours trouvé le cardinal Gibbons du côté de la loi et de l’ordre ; il a toujours défendu la cause de la paix, de la fraternité et de la tolérance religieuse ; il a toujours affirmé que, pour la religion, la liberté est la meilleure sauvegarde de sa prospérité. (…) Malgré les hautes responsabilités religieuses de sa charge, il a participé à tous les mouvements ayant pour but l’amélioration de l’humanité. Il s’est montré bon catholique non seulement dans le sens religieux du terme, mais dans son sens séculier le plus vaste. L’affection que lui témoignent ses coreligionnaires est partagée par les hommes de toutes croyances et par le peuple entier qui a vite reconnu en lui un ami désintéressé. Puisse-t-il exercer encore longtemps sa haute charge, puisse-t-il continuer longtemps à promouvoir tous les progrès humains. Telle est la fervente prière des catholiques et des protestants, des juifs et des chrétiens. »
Cependant, il ne faut pas se leurrer : l’estime que les Américains portaient indéniablement au cardinal ne rejaillissait pas forcément sur l’Église ! Dans ce climat de respect mutuel, chacun restait sur ses positions et c’était le protestantisme et la franc-maçonnerie qui avaient le pouvoir politique et, donc, qui façonnaient la société.
L’Église catholique vivait toujours sous la surveillance étroite d’organisations protestantes fanatiques comme l’American Protective Association, toujours prompte à déclencher des campagnes médiatiques. Bientôt le Ku Klux Klan allait renaître avec, cette fois, un objectif non plus essentiellement racial mais nettement anticatholique. Et il ne semble pas que le nombre d’apostasies des catholiques ait sensiblement diminué au début du 20e siècle.
Mais il est vrai aussi qu’à la fin de la vie de Mgr Gibbons, le bon effet des instructions de saint Pie X se faisait sentir : les congrégations religieuses, même contemplatives, commençaient à prospérer et le nombre de conversions de protestants augmentait sensiblement.
C’est le mercredi saint, 24 mars 1921, que le cardinal s’éteignit doucement en son archevêché de Baltimore, la conscience en paix. Ses funérailles furent grandioses.
En ces années d’après-guerre, les États-Unis connaissaient une ère de prospérité qui profita aussi largement aux catholiques. L’Église américaine entrait dans une nouvelle étape de son histoire.
RC n° 144, janvier 2007, p. 1-6