LE GOUVERNEMENT DE VICHY
II. La seule France (1940-1942)
EN juin 1940, la France était comme un navire en détresse quand le Maréchal fut appelé à en saisir la barre. L'immense majorité des Français, loin de vouloir commander ou critiquer la manœuvre, mirent leur confiance dans ce chef que le Ciel leur envoyait. Qui pouvait prétendre à un sentiment plus vif et plus exact de l'honneur français que le vainqueur de Verdun ?
Un jour, le Maréchal confiait au général Laure, son chef de cabinet militaire : « On oublie trop souvent que nous sommes terriblement vaincus et que je n'ai, sauf par une diplomatie habile, aucun moyen de résister au vainqueur. » Il trouvait dans cette diplomatie le meilleur champ d'application de sa règle constante « d'accepter le réel, de se tenir au vrai... de communiquer l'espoir par des actes de prévoyance et des préparations positives plutôt que de l'exciter par le discours ». (...)
L'ATTENTAT DE MERS EL-KÉBIR
À partir du 25 juin 1940, jour où l'armistice franco-allemand, signé « entre soldats, après la lutte et dans l'honneur», entra en vigueur, le Maréchal se considéra comme « lié » par ce traité. Une des clauses stipulait que notre flotte, rassemblée dans nos ports et désarmée sous contrôle allemand et italien, ne pourrait être en aucune façon utilisée par le vainqueur.
Voulant ignorer cet engagement d'honneur, Churchill montait, le 3 juillet, la criminelle opération Catapult contre l'escadre française basée à Mers el-Kébir.
Bilan : 1300 marins français tués, plusieurs navires coulés. Dans l'esprit du Premier ministre britannique, il ne s'agissait nullement d'une opération à visée stratégique, mais seulement d'un coup de fouet médiatique dont il avait besoin pour réveiller son peuple et lier le parlement anglais à sa guerre à outrance. C'est la France, l'alliée de la veille, qui fit les frais de ce dessein criminel. Churchill aurait voulu la relancer dans la guerre aux côtés de l'Allemagne, qu'il n'aurait pas agi autrement.
Heureusement le Maréchal était un sage. À ceux qui faisaient son siège pour que la France répliquât par les armes, quelles que soient les conséquences, il répondit : « Jamais je ne laisserai commettre l'irréparable entre l'Angleterre et nous. » (...)
ENTRE DEUX FEUX
Le programme de relèvement de la France mené par le Maréchal stupéfia le monde entier. La France, prise entre deux feux : d'un côté, les canons anglais et le blocus que la Royal Navy faisait peser sur nos côtes, de l'autre son vainqueur occupant plus de la moitié de son territoire, sortait fortifiée, rajeunie de l'épreuve. (...)
Dès le 15 juillet 1940, Hitler, poussé par son état-major, comprenant, mais un peu tard, l'importance stratégique du contrôle de la Méditerranée occidentale (voir carte ci-dessous), exigeait du gouvernement français la cession de huit bases, navales, terrestres et aériennes en Afrique du Nord. Le maréchal Pétain, que les Allemands devaient bientôt appeler le “ maréchal Nein ”, refusa et justifia son refus au nom des conventions d'armistice, sous le rempart desquelles il avait placé le pays. (...)
Ce fut une nouvelle victoire du chef de l'État français, gagnée dans le silence, pour la cause de la France et des Alliés.
FAIRE DURER L'ARMISTICE
Si Hitler n'osa pas forcer l'obstacle, c'est qu'il caressait toujours le projet de s'entendre avec l'Angleterre. Le 19 juillet, de la tribune du Reichstag, il lui adressait un dernier appel en faveur d'une transaction sans combat. Londres lui répondit par une fin de non-recevoir. Hitler, contraint à la guerre totale, déclencha le 8 août une formidable offensive aérienne et sous-marine contre les Îles britanniques. (...) La Royal Air Force fit des prodiges et le peuple britannique supporta stoïquement le déluge de fer et de feu qui s'abattit sur lui. (...)
Le Maréchal, qui raisonnait en stratège, comprit qu’à la guerre éclair, une guerre d’usure succédait : il fallait tenir, gagner du temps,au besoin adapter l’état d’armistice à la durée de la guerre. (...)
À la fin du mois d'août 1940, il donnait ses consignes à Henry-Haye, qu'il avait nommé ambassadeur de France aux U.S.A. :
« (...) Dans notre détresse, nous disposons de deux atouts maîtres : notre flotte et notre empire que j'ai réussi à soustraire aux dures conditions de l'Armistice. J'entends préserver intactes ces deux forces redoutables et redoutées jusqu'au dernier stade de cette guerre afin de permettre à la France d'occuper au moment de la paix une position digne des sacrifices qu'elle a consentis dans un conflit où elle a été si follement engagée. En tout cas, jamais la flotte ni l'empire ne seront, malgré les monstrueuses allégations qui voudraient faire accroire le contraire, mis à la disposition de ceux qui campent en vainqueurs sur notre sol. »
LAVAL DANS LA GUEULE DU LOUP
Pour conduire sa difficile diplomatie, le Maréchal disposait d'abord de la carte“ Laval ”. Dès le 19 juillet, le vice-président du Conseil montait à Paris, avec l'assentiment du Maréchal, pour y calmer la colère suscitée par le rejet de l'ultimatum du 15 juillet. Il y rencontrait Otto Abetz, encore simple représentant de Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères du Reich. Misant sur la vanité de son interlocuteur, Laval expliqua qu'il était dans l'intérêt de l'Allemagne de ménager la France. (...) Causer, négocier, finasser, c'était tout l'espoir de ce vieux routier des réunions franco-allemandes de l'entre-deux-guerres. (...)
En conséquence, Abetz fut nommé le 5 août ambassadeur du Reich en France. Auprès de lui, (...) Laval allait se dépenser sans compter, pour tenter de desserrer l'étau qui asphyxiait la France. Comment taxer ce souci de trahison ? Son but était le même que celui du Maréchal : épargner à notre pays le sort de la malheureuse Pologne, où, après une année d'occupation, déjà un habitant sur quatre avait péri ou avait été déporté. (...)
Laval était à son affaire. Il n'empêche qu'il commit une grave erreur d'analyse, en tablant sur la victoire définitive du Reich. Il laissa même entendre, au grand dam de ses collègues du gouvernement, qu'il avait pris son parti de cette victoire. Et, dans le même temps, il ne rendait pas assez compte au Maréchal des négociations qu'il menait à Paris avec les Allemands.
LA CARTE IMPÉRIALE
La deuxième carte du Maréchal était “ Darlan ”, chef suprême de la flotte, laquelle était sortie quasi indemne du désastre. Connaissant les Allemands, il lui fallait prévenir le risque d'une mise en tutelle du gouvernement français et faire en sorte que l'Empire et la flotte, sauvegardés par l'armistice, puissent un jour rentrer en guerre aux côtés des Alliés. (...)
Le 4 août 1940, il convoquait l'amiral dans son bureau. Au cours de l'entretien, il fut convenu qu'au cas où Vichy et la zone sud seraient envahis par l'armée allemande et que le Maréchal serait placé dans l'impossibilité de gouverner avec indépendance, l'amiral de la flotte ferait son possible pour gagner l'Afrique du Nord et y exercer, au nom du Maréchal, l'autorité gouvernementale. Sur son ordre, la marine de guerre française l'y rejoindrait. Le Maréchal refusa de mettre par écrit un tel ordre de mission, de crainte que les Allemands en prennent connaissance :
« Je ne veux pas de papier, mais vous devez considérer mon ordre comme définitif. Je ne reviendrai pas sur cette décision. »
Darlan fit alors tirer un câble secret reliant Vichy à Alger. Ainsi se mettait en place, un mois à peine après l'armistice ! le scénario qui permettra à l'amiral Darlan de relancer l'Empire français dans la guerre deux ans et demi plus tard, en novembre 1942. Le Maréchal voyait loin, très loin... C'est dans le même but qu'il nomma Weygand délégué général en Afrique du Nord. (...)
UNE DIPLOMATIE SECRÈTE
Le Maréchal bénéficiait également de cartes personnelles. Très tôt, il pensa à nouer directement des contacts avec ceux qui restaient, malgré tout, les alliés de la France. La grande négociation qu'il allait engager du côté allemand durant le premier automne de guerre, ne se concevait pas dans son esprit sans une négociation parallèle, mais secrète, avec Londres et Washington. (...)
Les États-Unis d'abord, où il avait de profondes amitiés depuis la Grande Guerre. Le 20 août 1940, il recevait des journalistes américains et leur laissait entendre que la France, loin d'être asservie, préparait son relèvement : « Elle a toujours été le pays des réveils lumineux et surprenants, pour parler avec notre grand Bossuet. Son passé répond de notre avenir. »
Quand le président Roosevelt, réélu en novembre 1940, décida de renforcer sa représentation diplomatique à Vichy par la désignation d'un nouvel ambassadeur, son premier choix se porta sur le général Pershing. (...) Malheureusement, Pershing dut refuser, pour raison de santé. « J'aurais tant aimé, déclara-t-il, collaborerune fois de plus avec le maréchal Pétain, le chef que j'ai le plus admiré. »
La propagande gaulliste ayant fait des ravages outre-Atlantique, l'amiral Leahy, qui fut nommé à la place de Pershing, reçut la consigne de se montrer vigilant, voire méfiant à l'égard des dirigeants de Vichy. Ce qui ne l'empêchera pas d'éprouver une grande estime à l'égard du Maréchal. (...)
Avec les Anglais, renouer des contacts était plus délicat. Mers el-Kébir était encore dans toutes les mémoires. À la demande du général de Gaulle, Churchill avait même interdit au gouvernement canadien d'exporter à destination de la France les 100 000 tonnes de blé qu'elle avait commandées au mois de mai précédent ! Le 20 septembre, le Maréchal déclarait néanmoins à Louis Rougier, venu à Vichy proposer ses services :
« Vous voulez aller à Londres ? Quelle excellente idée ! Dites bien aux Anglais que je ne leur en veux pas. (...)» Au sujet de l'armée d'Afrique : « Un jour, cette armée nous servira, mais il est encore beaucoup trop tôt. » Quant à Laval : « J'en ai encore besoin, après je m'en séparerai. Vous pouvez le dire aux Anglais. »
Rougier ne put remplir sa mission qu'un mois plus tard, le 24 octobre. Entre-temps, il y eut l'affaire de Dakar, capitale de l'A.O. F., sommée à coup de canons par une flotte anglo-gaulliste d'entrer en dissidence, mais qui resta fidèle grâce au loyalisme de son chef, le gouverneur général Boisson. Ce fut un échec cuisant pour de Gaulle, qui avait promis de récupérer les 1 800 tonnes d'or de la Banque de France qui s'y trouvaient stockées ! Le général français étant tombé en disgrâce, Churchill reçut l'émissaire du Maréchal. Un gentlemen'agreement en résulta, par lequel le gouvernement britannique s'engageait à atténuer le blocus de nos côtes, cesser ses critiques contre Vichy et garder le statu quo pour les colonies françaises. De son côté, le gouvernement français promettait de remettre l'Empire dans la guerre « le jour où les Anglais et leurs alliés éventuels, ayant fait la preuve de leur force, seront à même de débarquer en nombre et d'équiper les troupes coloniales françaises privées actuellement de munitions, de matériel lourd et de moyens de locomotion ». (...)
UNE COLLABORATION INTERNATIONALE
Dès le 15 septembre 1940, le Maréchal chercha à entrer en contact avec Hitler. Girard fait remarquer « qu'une conversation diplomatique n'est pas un crime, pourvu qu'elle ait sa place dans la politique d'un gouvernement légitime. Pour percer et connaître les desseins d'un adversaire, c'est le seul moyen dont dispose un chef d'État. » (...)
Renzo Sawada, l'ambassadeur du Japon en France, revenant de Berlin où avait été signé le “ Pacte d'acier ” tripartite, communiqua au maréchal Pétain les projets stratégiques dont le Führer avait entretenu ses invités au cours de la rencontre. La Méditerranée occidentale revenait à l'ordre du jour. Vingt divisions stationnaient dans le sud-ouest de la France. Il suffisait que Franco leur laissât libre passage pour entrer au Maroc et envahir l'Afrique du Nord.
Le Maréchal, dans l'heure qui suivit, convoquait Lequerica, ambassadeur d'Espagne à Vichy. (...) Quatre jours plus tard, Lequerica était de retour à Vichy : « En accord avec la position ferme que vous avez prise, monsieur le Maréchal, le général Franco vous fait savoir qu'il n'associera pas l'Espagne aux projets du chancelier Hitler. » Les deux chefs d'État étaient donc bien accordés.
C'est dans ce contexte que le Maréchal prononça son discours du 11 octobre, qui marque la rentrée de la France sur la scène de la diplomatie internationale :
« Le régime nouveau remettra en honneur le véritable nationalisme, celui qui, renonçant à se concentrer sur lui-même, se dépasse pour atteindre la collaboration internationale. Cette collaboration, la France est prête à la rechercher dans tous les domaines, avec tous ses voisins. Elle sait d'ailleurs que, quelle que soit la carte politique de l'Europe et du monde, le problème des rapports franco-allemands, si criminellement traité dans le passé, continuera de déterminer son avenir. Sans doute, l'Allemagne peut-elle, au lendemain de sa victoire sur nos armes, choisir entre une paix traditionnelle d'oppression et une paix toute nouvelle de collaboration... Le choix appartient d'abord au vainqueur ; il dépend aussi du vaincu. »
Ce texte montre le sens que le Maréchal donnait au mot “ collaboration ” : il l'opposait à l'oppression, et désirait une “ entente multipolaire ”, comme nous disons aujourd'hui, et non pas “ bipolaire ”, cantonnée aux seuls rapports avec l'Allemagne, même si, pour le moment, ces derniers commandaient tout. Le Maréchal avait son plan et se préparait à tendre un piège à Hitler. (...)
MONTOIRE, VERDUN DIPLOMATIQUE
« En ce 24 octobre 1940, dans la nuit commençante, sous la lumière indécise des falots éclairant le quai de la petite gare, il était difficile, au premier regard, de distinguer le vainqueur du vaincu. Bien droit, malgré son grand âge, dans sa tenue toute simple, Pétain eut presque un geste de souverain en tendant la main au dictateur, tout en le fixant d'un œil inquisiteur, glacial et pénétrant ; je savais toute la considération dont il jouissait auprès de Hitler, de Goering et de beaucoup d'autres personnalités nationales-socialistes. Il incarnait pour la plupart des Allemands les vertus militaires françaises, et ce sentiment pesa manifestement sur l'attitude qu'eut Hitler pour l'accueillir [...]. Les deux hommes se serrèrent silencieusement la main sans qu'un sourire vînt éclairer leur visage. En leurs personnes, la France et l'Allemagne semblaient s'affronter. Tous les assistants, y compris les sentinelles présentant les armes, sentirent passer le souffle de l'histoire. »
Une fois monté dans le wagon, Hitler demanda : « La France continuera-t-elle à défendre son empire colonial contre toute attaque, comme à Dakar ? Est-elle prête à reconquérir les territoires passés à la dissidence du général de Gaulle ?
« Pétain ne répondit pas. Hitler redemanda avec insistance ce que ferait la France si l'Angleterre attaquait de nouveau. Le Maréchal déclara alors que son pays avait trop souffert moralement et matériellement, pour se lancer dans un nouveau conflit. Hitler en fut manifestement irrité :
« Si la France ne veut pas se défendre elle-même et nourrit encore des sympathies pour les Anglais, s'écria-t-il sur un ton hostile, elle perdra son empire colonial à la fin de la guerre et se verra imposer des conditions de paix aussi dures qu'à l'Angleterre !
– Jamais une paix de représailles n'a eu de valeur durable dans l'histoire, répliqua le Maréchal d'un ton glacé.
– Je ne veux pas de paix de représailles, et je suis prêt, au contraire, à favoriser la France, s'exclama Hitler. Ce que je veux, c'est une paix basée sur une entente mutuelle, garantissant la paix européenne pour plusieurs siècles ! Mais je ne la lui accorderai que si elle est décidée à m'aider à battre les Anglais.
« Pétain saisit habilement l'occasion de se dérober en demandant comment Hitler envisageait le traité de paix définitif, pour que la France connût clairement son destin et que les deux millions de prisonniers pussent revenir le plus tôt possible dans leur famille. Ce fut au tour d'Hitler d'éluder :
– Le traité de paix définitif ne pouvait être envisagé qu'après la défaite ultime de l'Angleterre.
« Pétain fit observer que, dans ces conditions, il fallait au moins prendre des mesures pour assurer le retour prochain des prisonniers. D'autre part, la séparation de la France en deux zones créait une situation intolérable, des assouplissements étaient à apporter aux règles de franchissement de la ligne de démarcation. Enfin la charge causée par les frais d'occupation était écrasante, il serait indispensable de la réduire. »
S'il fut un moment question de “ collaboration ”, aucune précision ne vint en fixer les modalités. Hitler ayant déclaré qu'il les fournirait, le Maréchal répondit qu'il attendrait. En 1944, il attendra toujours. Certes, il n'avait rien obtenu en avantages substantiels, mais il n'avait rien cédé non plus. Et l'interprète Schmidt termine par ces mots, lourds de sens pour un Allemand :
« Je n'ai compris qu'après la guerre l'attitude que le maréchal Pétain avait eue à Montoire, en apprenant que, le même jour, le professeur Rougier discutait en son nom avec Churchill [...]. Aujourd'hui, quand je compare le compte rendu de cet entretien de Londres, autrement plus concret, avec celui de Montoire, je suis enclin à conclure que le maréchal Pétain fut le vainqueur diplomatique de Montoire. » (...)
UN CHEMIN DE CROIX ET D'HUMILIATION
Il n'empêche que cette victoire était chèrement acquise. Le soir, quand le maréchal rentra à Vichy, l'anxiété était peinte sur son visage, habituellement si calme. Il avait accepté le principe d'une collaboration avec l'Allemagne ; cette attitude porterait ses fruits, il en était sûr, mais pas tout de suite. « En rentrant de Montoire, écrit Louis-Dominique Girard, le Maréchal entrevit les pierres du chemin, les arguments psychologiques qu'on exploiterait contre lui, parce qu'il était condamné au silence, et les embûches que les Allemands sèmeraient sur sa route. Ce soir-là, on aurait dit un homme au pied du calvaire qui lui restait à gravir. » (...)
Dans son discours du 30 octobre, il assumait l'entière responsabilité de sa politique en déclarant aux Français : « C'est dans l'honneur, et pour maintenir l'unité française – une unité de dix siècles – dans le cadre d'une activité constructive du nouvel ordre européen, que j'entre aujourd'hui dans la voie de la collaboration [...]. Cette politique est la mienne. Les ministres ne sont responsables que devant moi. C'est moi seul que l'Histoire jugera. Je vous ai tenu jusqu'ici le langage d'un Père, je vous tiens aujourd'hui le langage d'un Chef. Suivez-moi. Gardez votre confiance en la France éternelle ! »
Deux jours après, Charles Maurras commentait ce discours, en imaginant ce dialogue : « Êtes-vous partisan de ce que le Maréchal appelle la collaboration ? – Je n'ai pas à en être partisan. – Adversaire, alors ? – Non plus. – Neutre ? – Pas davantage. – Vous l'admettez donc ? – Je n'ai pas à l'admettre, moins encore à la discuter. Nous sommes, grâce au Ciel, sortis de ce régime de la Discussion, dans lequel tout allait à vau-l'eau parce qu'il n'y avait pas de direction continue : rien ne tenait à rien, autorité, ni responsabilité. Puisque nous avons changé tout cela, il faut que le pays en ait le bénéfice [...]. Là où l'État existe, où il fait son métier, notre devoir est double : d'abord le lui laisser faire, et puis le lui faciliter. » (...) À la souveraineté de l'opinion publique, où se loge l'ennemi, succédait l'autorité de l'État, serviteur de la nation.
LE BOUCLIER DE LA FRANCE
La France s'était engagée à travailler avec l'Allemagne, c'est le sens littéral du mot “ collaboration ”. (...) Sur le plan économique, si la France ne voulait pas assister impuissante au transfert de ses machines-outils en Allemagne, si elle voulait conserver son potentiel de production industrielle, se procurer les matières premières dont elle avait besoin, enfin assurer le travail de ses ouvriers sur place, elle avait tout intérêt à s'entendre avec l'occupant. Il n'était pas question ici de “ ralliement ” ou de “ connivence idéologique ”, mais de faire vivre la France jour après jour. (...)
Il est vrai que, sur le plan administratif et politique, la “ collaboration ” fut chose quasi impossible. L'annexion brutale de l'Alsace et de la Moselle par le grand Reich, au début de novembre 1940, entraîna l'expulsion des récalcitrants. Cent mille Mosellans durent quitter en hâte leurs foyers. Le Maréchal protesta énergiquement. Laval, de son côté, se démena si bien qu'il obtint l'interruption de l'opération en cours. Grâce à lui, la moitié des Lorrains purent demeurer chez eux.
Enfin, il ne fut jamais question de collaboration militaire. Le Maréchal fut très ferme sur ce sujet. Quand, au début décembre, Laval, pris au jeu de ses négociations, en vint à promettre aux Allemands de reprendre par la force aux gaullistes les colonies d'Afrique Noire, au risque d'entrer en conflit avec l'Angleterre, le Maréchal résolut de se séparer de lui, n'hésitant pas, par ce coup de majesté, à braver la colère de l'occupant.
Le 13 décembre 1940, Laval était remplacé par Pierre-Étienne Flandin, et pour bien signifier le sens diplomatique de cette décision politique, le Maréchal convoquait Flandin dans son bureau séance tenante et lui faisait lire le compte rendu de sa rencontre de Montoire avec Hitler et le protocole Rougier, annoté de la main de Churchill. Telle était l'étroite ligne de crête sur laquelle la France devait avancer, sans choir dans l'abîme.
LES SECRETS D'UNE ALLIANCE
Au lendemain de Montoire, la guerre déplaçait son centre de gravité vers l'Est : dès le 28 octobre, Mussolini envahissait la Grèce. Comme l'opération tournait au désastre, Hitler dut promettre son secours. Au printemps 1941, la Wehrmacht envahissait les Balkans, la Grèce et jusqu'à la Crète. (...)
Autre signe du déplacement de la guerre vers l'Est : les historiens datent du 10 novembre 1940, visite de Molotov à Berlin, la décision d'Hitler de renverser l'alliance qui le liait à Staline. Le 18 décembre, il signait ses directives de campagne contre l'Union soviétique.
Sans renoncer, du moins pour l'instant, à son projet méditerranéen. En février 1941, l'Africa Korps de Rommel débarquait en Cyrénaïque. Hitler multiplia ses pressions sur la France et l'Espagne, la première pour qu'elle permette aux troupes de Rommel d'être ravitaillées par la Tunisie, la seconde pour qu'elle rentre dans la guerre aux côtés de l'Axe.
Le livre de Mathieu Séguéla : Pétain-Franco, les secrets d'une alliance (Albin Michel, 1992), nous fait découvrir l'entente admirable qui unissait les deux chefs d'État, soucieux des seuls intérêts menacés de leur pays respectif. En même temps, il nous fait vibrer à la possibilité d'une alliance franco-espagnole, noyau d'une véritable Union latine, dont le Maréchal était partisan, autant que le Caudillo. (...)
Mais le plus urgent était d'opposer aux desseins d'Hitler un front commun. En janvier 1941, l'Allemagne accentuait sa pression sur l'Espagne. (...) Comme le rusé Franco se dérobait aux sollicitations nazies, Mussolini fut prié d'intervenir. C'est ainsi que le Duce invita le Caudillo à se rendre en Italie.
Le 12 février, les deux chefs d'État se rencontraient à Bordighera, près de Gênes. Mussolini, qui voyait d'un mauvais œil l'Espagne entrer dans la coalition de l'Axe, où ses intérêts auraient concurrencé les siens, se contenta de dire : « Le problème regarde l'Espagne. » Comme le voyage d'aller s'était fait par voie de terre, Franco fit savoir à son ami, le “ mariscal Pétain ”, qu'à son retour, il aurait grande joie à le rencontrer. Le Maréchal y consentit sans peine, sans même prévenir les Allemands. La rencontre eut lieu à Montpellier le 13 février (photo ci-dessus, © Lapi / Roger-Viollet). (...)
La “ collaboration ” tournait à la “ résistance ”. Cette politique d'Union latine, basée sur une “ communauté de civilisation catholique ”, ne tarda pas à produire ses fruits, puisque à la fin février, le haut-commandement allemand décidait de suspendre jusqu'à l'automne suivant l'opération, baptisée Félix, de conquête de Gibraltar et de passage en Afrique du Nord. (...)
LA FAUTE DE L'AMIRAL
Partout où l'Empire demeura fidèle, il y eut des hommes admirables, comme les amiraux Decoux en Indochine, Estéva en Tunisie, qui surent tenir le bon cap, dans une intime compréhension du combat de leur chef. Dans la stratégie de ce dernier, l'Afrique du Nord devait servir de seconde ligne de défense, de plate-forme de départ pour la reconquête de l'Europe par les Alliés. Pour mener à bien cette mission, le Maréchal misait sur l'amiral Darlan.
En février 1941, celui-ci fut nommé vice-président du Conseil et reçut le titre de “ Dauphin du Maréchal ”. Louis-Dominique Girard raconte comment il adhéra à sa politique, le jour où il entra dans son cabinet civil. « Me montrant la Méditerranée et l'Afrique du Nord, et mettant le doigt sur Alger : “ C'est là, dit-il, que se jouera la partie. Comme disait déjà le Maréchal à l'autre guerre : Courage… on les aura. C'est tout mon programme ”. »
Le Maréchal inclina l'amiral à être prudent dans ses négociations avec les Allemands : « Surtout n'allez pas trop vite en besogne, il faut avancer pas à pas, sinon nous serions entraînés Dieu sait où. Je ne désire, pour ma part, que de petites compensations, vous entendez, de très petites compensations... » Le Gascon trop sûr de lui voulut réussir là où Laval, le rusé Auvergnat, avait échoué. Et il tomba dans le piège que lui tendait Abetz.
Au printemps 1941, l'Irak se soulevait contre les Anglais, et les Allemands, voulant soutenir les insurgés, demandèrent à utiliser nos bases du Levant pour ravitailler leurs avions de transport. Le 6 mai, à Paris, Darlan, pressé par Abetz, accordait l'autorisation, avec promesse de fortes contreparties. Après un voyage à Berchtesgaden, il signait avec le général allemand Warlimont les Protocoles de Paris, qui permettaient le transit des avions allemands par nos bases de Syrie, ainsi que l'utilisation du port de Bizerte, en Tunisie, pour ravitailler l'Africa Korps. C'était ouvrir la porte de notre Empire aux Allemands....
À la décharge de l'amiral, il faut dire qu'une partie secrète des protocoles stipulait que la France satisferait aux exigences allemandes dans la mesure où l'Allemagne accorderait les compensations promises : diminution de la dette, rapatriement de prisonniers, etc. Comme celles-ci ne vinrent jamais, le gouvernement français s'estimera délié de l'engagement pris à Paris. Mais l'affaire avait été chaude, et les conséquences funestes : les Anglo-gaullistes prirent prétexte du transit de ces quelques avions allemands sur nos bases, pour attaquer les États du Levant (Syrie et Liban) défendus par le général Dentz. Combats fratricides qui firent un millier de victimes du côté des défenseurs et huit cents du côté des gaullistes, qui mirent fin surtout au rôle millénaire que la France jouait au Levant. En signant l'armistice le 14 juillet à Saint-Jean d'Acre, les Anglais déclarèrent périmé le mandat français sur le Liban et la Syrie. Beau travail de De Gaulle !
« ILS SONT FOUTUS ! »
Heureusement, en France, le Maréchal tenait ferme le gouvernail ! Le 22 juin 1941, tombait la nouvelle tant attendue : la Wehrmacht passait à l'offensive et se lançait à l'assaut des plaines russes. Un témoin rapporte avoir vu alors le Maréchal se frotter les mains en répétant : « Waterloo, Waterloo ! » Et, comme il demeurait tout interdit, le Maréchal le regarda et dit : « Vous ne comprenez pas ? Mais les Allemands sont foutus ! » C'était, huit mois après Montoire, le fruit de son habile diplomatie, conjuguée avec celle de Franco.
Il fallait plus que jamais “ tenir bon ”, comme à Verdun. Darlan, que son échec du mois de mai avait rendu plus modeste, restait au pouvoir, au côté du Maréchal. À la fin de l'année 1941, celui-ci décida de relancer la politique de “ collaboration ”, afin de desserrer l'étau dans lequel les Allemands tenaient la France. Le 1er décembre, le chef de l'État français rencontrait le maréchal Goering à Saint-Florentin.
Le Maréchal s'y montra, comme à Montoire, d'une telle dignité, en assortissant son offre de collaboration de telles exigences, que Goering finit par s'écrier, rouge de colère :
« Je voudrais bien savoir qui est ici le vainqueur et le vaincu », et le Maréchal de lui rétorquer calmement : « Jamais je n'ai plus senti qu'au cours de cette entrevue combien la France a été vaincue. J'ai confiance néanmoins dans les destinées de la France, dans son relèvement. » L'autre se tut, subjugué.
Peu de temps auparavant, en effet, le Maréchal avait été contraint de rappeler Weygand, son délégué général en Afrique du Nord, les Allemands ayant eu la preuve que ce dernier entretenait des relations avec les Américains. La corde se tendit encore plus en janvier 1942, lorsque le dénommé Sauckel arriva à Paris, au titre de délégué du Führer pour le recrutement d'une main-d'œuvre européenne destinée à remplacer les ouvriers allemands mobilisés. D'emblée, il exigea six cent mille hommes pour le Service du travail obligatoire (S.T.O.). Darlan parvint à résister pendant trois mois, mais les Allemands menaçant de rompre l'armistice, le Maréchal fut obligé de rappeler Laval, tout en conservant à Darlan le commandement suprême des forces françaises. Ainsi, pouvait-il garder ses deux fers au feu...
Avec le retour de Laval, les rapports avec l'occupant s'améliorèrent. Une “ relève ” fut organisée : trois travailleurs français partiraient en Allemagne, contre un prisonnier qui serait libéré. Cela n'alla pas sans contreparties fâcheuses. Le 22 juin, Laval prononçait la phrase qu'on lui a tant reprochée : « Je souhaite la victoire de l'Allemagne parce que, sans elle, le communisme, demain, s'installerait partout. » Personne n'était dupe. On savait qu'il avait dit cela pour alléger les charges qui pesaient sur le pays. Il pourra dire en toute vérité : « Elle en a épargné du monde, ma phrase ! »
LA PRÉPARATION DU DÉBARQUEMENT EN AFRIQUE DU NORD
Avec l'accord du Maréchal, Darlan prit des contacts secrets avec les Américains, Murphy en particulier, consul général des États-Unis à Alger. Durant l'été 1942, après avoir restructuré l'ensemble des forces militaires françaises, plaçant des officiers de confiance aux postes-clés, il prit secrètement des mesures destinées à faciliter un débarquement simultané en Afrique du Nord et dans le Sud de la France. Il créa à cet effet le “ théâtre d'opération de Provence ”, qu'il confia au général de Lattre de Tassigny, destiné officiellement à s'opposer à un éventuel débarquement allié. Mais rien ne pressait : le Maréchal et l'amiral étaient persuadés que ce débarquement aurait lieu au printemps 1943, pour la simple raison qu'avant cette date, les Américains ne seraient pas prêts.
Ce qu'il ignorait, c'est que Staline avait exigé de ses “ alliés ” l'ouverture d'un second front à l'Ouest, destiné à soulager la pression qu'il subissait à l'Est, avant la fin 1942. Si les Alliés n'obtempéraient pas, il les menaçait de conclure une paix séparée avec Hitler. Churchill, qui devait se rendre à Moscou, voulut prouver sa bonne volonté en lançant un raid commando le 19 août sur Dieppe, avec des troupes canadiennes-françaises. Ce fut une véritable boucherie, qu'importe ! il fallait plaire à l'ogre, qui exigeait toujours davantage. C'est alors que fut prise la décision d'un débarquement anglo-américain en Afrique du Nord avant la fin de l'année, (...) sous la pression de Staline.
Mais l'erreur, et même le crime des Américains, en cette affaire, fut de laisser le Maréchal et son gouvernement dans l'ignorance de cette décision, capitale non seulement pour la suite des opérations, mais aussi pour l'avenir de notre pays. Bien plus, Murphy donna l'assurance à Darlan (...) que rien n'était prévu avant le printemps de l'année suivante.
Dans le même temps, le même Murphy s'empressait d'avertir le sultan du Maroc que l'événement était proche. Le sultan le répétait au grand mufti de Jérusalem, lequel transmettait l'information à l'Abwehr, le service de renseignement de l'Armée allemande. (...)
AU NOM DU MARÉCHAL EMPÊCHÉ
« L'opération du 8 novembre 1942, écrit Henry-Haye, ambassadeur de Vichy aux États-Unis, conduite sans le concours du maréchal Pétain, qui avait attendu patiemment l'aide américaine, débuta dans l'incohérence et jeta le désarroi dans les esprits des chefs militaires français restés en leur presque totalité fidèles au Maréchal. Dans la confusion générale, un temps précieux fut perdu par l'état-major américain, permettant aux Allemands de pénétrer en Tunisie et ultérieurement, l'avance alliée ayant été considérablement retardée, les Russes trouvèrent le champ libre pour s'installer au centre de l'Europe. (...) »
Cependant la Providence veillait. L'amiral Darlan était rappelé d'urgence à Alger, au chevet de son fils malade, le 5 novembre, soit trois jours avant le débarquement, lui à qui le Maréchal avait confié la mission d'accueillir les Alliés et de remettre l'Empire dans la guerre !
C'est en ces journées des 8, 9 et 10 novembre, que se joua le sort de l'Afrique du Nord, et donc de la France. La conduite de Darlan fut exemplaire. Il avait prêté serment au Maréchal, il lui resta fidèle, et c'est son obéissance même qui lui permit de remplir parfaitement sa mission. Les ordres étaient de défendre l'Empire français contre tout agresseur, quel qu'il soit. Ils furent exécutés avec sang-froid et intelligence. Si les Allemands avaient appris que l'Empire avait basculé du côté des Alliés sans opposer de résistance, ils auraient envahi immédiatement la zone sud en représailles et remplacé le Maréchal par un Gauleiter. La France aurait été dans son tort, n'ayant pas respecté ses engagements. Si, au contraire, en dépit de notre loyauté, les Allemands envahissaient la France, ils violaient l'armistice et le Maréchal pouvait alors rester à son poste pour continuer à protéger les Français. C'est ce qui advint, après bien des péripéties.
Après une journée de combat, Darlan ordonna le cessez-le-feu général. Il fut désavoué par un télégramme (officiel) de Vichy : « Je donne l'ordre de continuer le combat », doublé d'un message par le fameux câble secret : « Comprenez que cet ordre était nécessaire pour la négociation en cours. » Hitler était furieux, Laval avait fait exprès le voyage de Berchtesgaden pour le calmer. Pendant ce temps, un deuxième télégramme secret du Maréchal, transmis par l'amiral Auphan, tendait le relais à Darlan : « Vous savez que vous avez toute ma confiance. » Celui-ci pouvait alors reprendre les rênes du pouvoir et se déclarer, « au nom du Maréchal empêché», chef de l'État d'Afrique française du Nord. La succession légitime était assurée, et, le 19 novembre, l'Armée d'Afrique reprenait les armes contre les Allemands qui avaient débarqué à Tunis. (...)
frère Thomas de Notre-Dame du Perpétuel Secours
Extraits de Il est ressuscité ! n° 28, novembre 2004, p. 21-30