Du toast d’Alger
au ralliement à la République

En envoyant un exemplaire de cette encyclique [Sapientiæ christianæ du 10 janvier 1890] à Eugène Spuller, ministre des Affaires étrangères, notre ambassadeur près le Saint-Siège, Édouard Lefebvre de Béhaine, pouvait ajouter :

« Léon XIII a ainsi formulé solennellement l’idée qu’à diverses reprises, dans les derniers temps, il a exprimé avec une complaisance marquée qu’on commettrait une étrange méprise en attribuant au Saint-Siège des préventions hostiles à la démocratie et aux institutions républicaines. Et, c’est sur quoi le cardinal Secrétaire d’État [Rampolla] m’a demandé avec insistance d’appeler particulièrement votre attention. » Voilà bien la preuve que notre interprétation est la bonne. Le Pape a tenu même à offrir « deux exemplaires de l’encyclique Sapientiæ christianæ, dont un richement relié, au président de la République » Sadi Carnot (...).

LE CARDINAL LAVIGERIE PRÊCHE LE RALLIEMENT À LA RÉPUBLIQUE

Durant les premières semaines de novembre 1890, l’Escadre de la Méditerranée et du Levant mouillait en face d’Alger. Elle était commandée par les vice-amiraux Charles-Marie Duperré et Louis-Victor Alquier. Le jeudi 12 novembre, en l’absence du gouverneur général, Louis Tirman, le cardinal Lavigerie, premier personnage officiel de la colonie, donna un dîner en l’honneur des officiers de l’État-major de la flotte. Il avait aussi tenu à inviter dans sa résidence archiépiscopale de Saint-Eugène, à Alger, les plus hauts personnages des administrations civiles, judiciaires et militaires de l’Algérie. Pour accueillir ses hôtes, l’archevêque fit jouer La Marseillaise par les élèves du collège de Saint-Eugène.

Cardinal Lavigerie
Cardinal Lavigerie

À la fin du repas, le cardinal se leva pour prononcer ce discours (...) : « L’union, en présence de ce passé qui saigne encore, de l’avenir qui menace toujours, est en ce moment, en effet, notre besoin suprême. L’union de tous les bons citoyens est aussi, laissez-moi vous le dire, le premier vœu de l’Église et de ses pasteurs, à tous les degrés de la hiérarchie. Sans doute, elle ne nous demande de renoncer ni au souvenir des gloires du passé [La royauté très chrétienne] ni aux sentiments de fidélité et de reconnaissance qui honorent tous les hommes. Mais quand la volonté d’un peuple s’est nettement affirmée ; que la forme du gouvernement n’a rien en soi de contraire, comme le proclamait dernièrement Léon XIII [dans sa dernière encyclique], aux principes, qui, seuls, peuvent faire vivre les nations chrétiennes et civilisées ; lorsqu’il n’y a plus, pour arracher son pays aux abîmes qui le menacent, que l’adhésion, sans arrière-pensée, à cette forme de gouvernement, le moment vient de déclarer enfin l’épreuve faite, et, pour mettre un terme à nos divisions, de sacrifier tout ce que la conscience et l’honneur permettent, ordonnent, à chacun de nous de sacrifier pour le salut de la patrie.

« C’est ce que j’enseigne autour de moi ; c’est ce que je souhaite de voir imiter en France par tout notre clergé et, en parlant ainsi, je suis certain de n’être point désavoué par aucune voix autorisée [allusion à peine voilée au Pape !]. En dehors de cette résignation, de cette acceptation patriotique, rien n’est possible, en effet, ni pour conserver l’ordre et la paix, ni pour sauver le monde du péril social, ni pour sauver le culte même dont nous sommes les ministres.

« Ce serait folie d’espérer soutenir les colonnes d’un édifice [la République française] sans entrer dans l’édifice lui-même pour empêcher ceux qui voudraient tout détruire, d’accomplir leur œuvre ; folie surtout de l’assiéger du dehors comme le font encore quelques-uns malgré les hontes récentes [allusion au boulangisme], donnant aux ennemis qui nous observent le spectacle de nos ambitions et de nos haines, et jetant dans le cœur de la France le découragement précurseur des dernières catastrophes.

« La marine française nous a donné cet exemple, quels que fussent les sentiments de chacun de ses membres. Elle n’a jamais admis qu’elle dût ni rompre avec ses traditions antiques ni se séparer du drapeau de la patrie, quelle que soit la forme de gouvernement, d’ailleurs régulier, qu’abrite ce drapeau. Voilà l’une des causes pour lesquelles elle est restée forte et honorée même aux plus mauvais jours ; pourquoi elle peut porter son drapeau comme un symbole d’honneur partout où la France doit soutenir son nom, et permettez à un cardinal-missionnaire de le dire avec reconnaissance, protéger les missions chrétiennes créées par nous. “ Messieurs, à la Marine française ! ”

« Un silence glacial suivit les paroles du cardinal. Tous attendaient un signal de leur chef pour applaudir, l’amiral se rassit sans prononcer une parole, si bien que Mgr Lavigerie dut briser ce lourd silence par ces mots : “ Amiral, ne répondrez-vous pas à mon toast ? ” Celui-ci, levant son verre, se contenta de conclure : “ Je bois à son Éminence le cardinal et au clergé d’Algérie. ” » (...).

FACE AU TOLLÉ SUSCITÉ PAR LAVIGERIE

Devant les remous soulevés par les paroles de Mgr Lavigerie, le Pape, jugeant que le moment d’intervenir n’était pas encore venu, se tut, laissant ainsi l’opposition s’user peu à peu. Mgr Luigi Rotelli, nonce à Paris, pérugin d’origine et ami intime du Pape, ne reçut aucune consigne du Saint-Siège. Silence qu’il interpréta comme un désaveu du cardinal par Rome. Aussi, l’archevêque de Paris, Mgr François Richard, s’informa-t-il auprès du Secrétaire d’État, le cardinal Rampolla (...) :

« Ma conscience s’inquiète. Les catholiques demandent une parole qui trace le devoir et soulage la conscience chrétienne opprimée. Beaucoup d’évêques souffrent comme moi. Pouvons-nous laisser s’accomplir l’iniquité sans élever la voix ? La lutte est entre l’Église et l’impiété personnifiée dans les sectes maçonniques. Elles veulent détruire l’Église patiemment et habilement. »

La réponse de Rome ne tarda pas : c’est qu’il fallait éviter que les évêques de France ne viennent compromettre la diplomatie romaine par des démarches irréfléchies. Le cardinal Rampolla (...) écrivit donc une lettre qui équivalait à un contreseing apposé au toast d’Alger du cardinal Lavigerie :

Cardinal Rampolla
Cardinal Rampolla

« L’Église n’a rien, dans sa constitution ni dans sa doctrine, qui répugne à une forme quelconque de gouvernement. S’élevant au-dessus des formes changeantes, elle s’attache avant tout au progrès de la Religion et respecte le pouvoir civil. » En conséquence, « il convient que les fidèles prennent part aux affaires publiques afin que par leur zèle et leur autorité les institutions et les lois se modèlent sur les règles de la justice et que la salutaire influence de la Religion s’exerce pour le bien général » (...). Ayant demandé de nouvelles consignes à Rome, le nonce reçut du cardinal Rampolla, par télégramme chiffré, l’ordre de demeurer, pour le moment, dans l’expectative à cause de « la tourmente actuelle en France et de la division des partis politiques ».

Mgr Luigi Rotelli demanda donc à Mgr Freppel « d’inciter M. Paul de Cassagnac à s’abstenir de reproduire dans son journal les lettres des prêtres » critiquant le toast du cardinal Lavigerie. « Restons attachés à la hiérarchie ecclésiastique, ajoutait-il, et n’excitons pas, ne rallumons pas les animosités, toujours et partout plus ou moins latentes, du bas contre le haut clergé. » Le sous-entendu d’une telle phrase, visant tout à la fois, l’ardent polémiste et l’évêque d’Angers, était bien évident. Mgr Freppel répondit donc au nonce : « D’après les lettres que je reçois, je ne saurais vous dissimuler que, si la manifestation d’Alger a pu être agréée de l’un ou l’autre évêque, cette adhésion sans réserve et sans arrière-pensée à la République a profondément irrité le clergé du second ordre.

Mgr Freppel« Car ce sont les pauvres curés et vicaires qui reçoivent les coups. Ils voient un archevêque tranquillement installé dans son palais, comblé d’honneurs par un régime persécuteur et y adhérant solennellement, tandis qu’eux-mêmes, dans leurs paroisses, se trouvent continuellement en face d’un maire et d’un instituteur qui ne leur épargnent aucune vexation, trop heureux si une délation partie du camp républicain ne vient pas leur enlever leur pain de chaque jour. Comment veut-on que, devant un pareil acte, ils n’exhalent pas leurs plaintes en paroles plus ou moins mesurées ?

« Témoin de l’émotion causée parmi les catholiques de la Chambre, je me fais un devoir d’appeler l’attention de Votre Excellence sur les conséquences qui pourraient en résulter. Si le cardinal Lavigerie persiste dans son dessein de faire [du Ralliement] l’objet de mandements et de lettres pastorales, on pourra lui répondre par des actes épiscopaux du même genre, et alors l’Église de France sera livrée aux controverses les plus fâcheuses.

« Jusqu’ici j’ai pu, à la tribune [de la Chambre], défier nos adversaires de produire un seul mandement, une seule lettre pastorale où il ait été question de politique proprement dite. Mais à partir du jour où Monseigneur l’archevêque d’Alger aura traité ces matières non plus dans un toast mais dans un mandement épiscopal, et où on lui aura répondu par la même voie, le Gouvernement pourra dire avec raison que le clergé fait officiellement de la politique pour ou contre. Le désordre sera au complet. Des actes publics, tels que celui de M. le cardinal Lavigerie, s’ils réjouissent nos adversaires, contristent et découragent les défenseurs de l’Église. » (...)

ENTREVUE MGR FREPPEL – LÉON XIII

Le 13 février 1891 à cinq heures du soir, pendant une heure entière, l’évêque d’Angers exposa les motifs, longuement étudiés, sur lesquels lui-même et ses collègues appuyaient leur résistance respectueuse. Il rappela les services rendus à l’Église, les œuvres soutenues par les monarchistes. Il augurait les divisions qu’une telle intervention du Pape provoquerait parmi les catholiques de France. Il prévoyait qu’une adhésion sans réserve et sans-arrière-pensée à la République, sous prétexte de l’améliorer, ne ferait que fortifier les adversaires de la Religion qui avaient juré à la Chambre des députés, la destruction du catholicisme. Dénonçant l’un des arguments des libéraux-catholiques, Mgr Freppel affirma, haut et fort, que la persécution religieuse en France n’était pas due à l’opposition des royalistes, mais à la haine anticléricale que les républicains puisaient dans les loges maçonniques, foyers principaux des idées républicaines.

Le Pape, ne pouvant faire autrement, l’écouta mais ne se laissa point convaincre. Le chanoine Grimault témoignera dans ses Mémoires que « la discussion avait été chaude et l’avait [le Pape] fait transpirer ».

Au sortir, l’évêque confia à son fidèle secrétaire, qui n’avait pas assisté à la controverse : « “ Ah, il est convaincu de la valeur de ses arguments ! Il a des idées qu’il croit bonnes et un plan bien arrêté. ” – “ Il vous a écouté cependant ? ” – “ Oh, très bien ! Pendant près d’une heure j’ai parlé sans être interrompu. Tout ce discours écrit que vous avez copié, je l’ai débité sans en omettre un mot. ” – “ Et il n’a pas paru ébranlé ? ” – “ Si, et il m’a dit qu’il allait modifier la lettre qu’il destine aux évêques de France. De plus, il désire me revoir lundi pour examiner de plus près mes objections et prendre une décision plus en rapport avec les circonstances. C’est bien lui qui a lancé Mgr Lavigerie et qui lui a donné mission de prêcher le ralliement, mais pas comme il l’a fait, avec le décor naïf de ses Pères Blancs et l’accompagnement tapageur de La Marseillaise. Le Pape s’est un peu moqué de cette mise en scène. ” »

Après une nouvelle audience, le 16 février, qui dura plus d’une heure, le Pape comprenant qu’il avait devant lui un adversaire influent irréductible, décida de mettre un frein à sa politique et pour éconduire l’évêque d’Angers, il conclut l’entretien par cette simple phrase : « Eh bien ! J’attendrai avant d’agir. » (...).

Mgr Freppel devait mourir dix mois plus tard, le Pape attendit encore deux mois avant de publier son encyclique Au milieu des sollicitudes imposant son Ralliement à tous les catholiques de France. Mgr Freppel fut le seul de sa génération à préférer obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. Honneur à lui !

Extraits de Mgr Freppel, Tome 4 : « J’ai lutté seul », 1887-1891, p. 383-440