Le défenseur de la colonisation
Tout au long de l’année 1883, Mgr Freppel poursuivit son combat parlementaire non seulement pour la défense de l’Église, mais aussi pour la patrie. Ainsi s’était-il déjà plusieurs fois opposé à Ferry. Son journal l’Anjou s’en fit l’écho bien souvent, accusant Ferry d’avoir compromis l’avenir de la France dans de folles entreprises et lancé le pays dans les plus aventureuses et les plus dangereuses expéditions lointaines, et cela par mercantilisme. Ainsi celles de Tunisie et du Tonkin, mal préparées, mal conduites, qui mettaient en péril la vie de nos soldats et colons pour rien, sinon le portefeuille de quelques amis de M. Ferry ! Aussi, quand après le guet-apens où le commandant Rivière trouva la mort, la Chambre se prononça pour une expédition punitive, Mgr Freppel s’abstint-il, avec la pensée qu’on ne va pas faire la guerre à trois mille lieues de la mère-patrie sans une préparation militaire et diplomatique suffisante.
L’AFFAIRE DU TONKIN
Mais en décembre 1883 la situation était différente : au Tonkin maintenant nous avions la guerre, et Ferry venait de nommer l’amiral Courbet au commandement de nos forces militaires en Extrême-Orient. Mgr Freppel vota alors sans aucune hésitation le crédit de cinq millions demandés pour les services du Tonkin, et cela avec six membres de la droite seulement. Huit jours plus tard le gouvernement demanda un nouveau crédit, Mgr Freppel vota de nouveau favorablement et cette fois il monta à la tribune pour expliquer son geste et convaincre ses collègues de la droite toujours aussi réticents. Après avoir bien spécifié que son vote ne comportait aucune marque d’approbation pour la manière dont cette expédition avait été engagée et conduite, il exposa sa pensée profonde sur tout cela : « Il est bon qu’on sache à l’étranger, en Europe comme ailleurs, que quand le drapeau de la France est régulièrement engagé par le vote du Parlement, il ne s’agit plus pour personne de se demander quelles sont les mains qui tiennent ce drapeau : c’est le drapeau de la France ; cela suffit pour le suivre. »
DÉCEVANTE DROITE MONARCHISTE
Ce discours de soutien inconditionnel à la politique coloniale de Ferry, à la fois pour l’honneur de la France et la défense de nos missionnaires, fut applaudi par le centre et la gauche ; par contre la droite, restée silencieuse jusqu’alors, accusa l’évêque d’Angers de s’être vendu au gouvernement en échange de l’archevêché de Tours et d’un titre cardinalice ! « L’évêque d’Angers se ferait radical si l’extrême gauche lui promettait un chapeau de cardinal », avait dit le comte de Falloux. Mgr Freppel fut profondément blessé d’une telle accusation lui venant de la droite royaliste. Il l’avoue bien simplement à son ami le comte de La Bouillerie :
« Voilà une injustice qu’on aurait dû m’épargner ; elle prouve combien bas l’on est descendu dans le parti monarchiste. Il me semble, comme il aurait dû sembler à tout le monde, que j’aurais suivi une autre voie depuis quatorze ans, si j’avais voulu prendre le chemin des honneurs. Voyez un peu la politique de ces gens-là. C’est tout simplement le duc de Broglie, aujourd’hui si gai et si fier (il avait pris ouvertement le contre-pied de la politique de Mgr Freppel lors d’un discours au sénat), qui a ouvert la question du Tonkin, en faisant conclure par M. Decazes le malencontreux traité de 1874, source de toutes nos difficultés. Après le massacre du commandant Rivière et de ses compagnons, la Chambre à l’unanimité a voté les crédits pour une expédition destinée à venger la mort de nos braves soldats. Or c’est bien les armes à la main, en occupant un territoire, et non point par des articles de journaux que l’on venge un guet-apens ou un meurtre.
« Que l’expédition ait été mal conduite, c’est une autre question et je n’ai pas mâché châtaigne au ministre sur ce point ; mais battre en retraite, reculer devant les Chinois, exposer à la barbarie 500 000 chrétiens, ruiner toutes nos missions catholiques de l’Orient, devenir la risée de l’Europe, c’est à quoi je n’ai pu me résoudre pour le seul plaisir de faire une niche à Ferry. La Gazette de France répète tous les matins qu’avant tout il faut renverser le ministère et la République. Fort bien et avec quoi ? Avec les articles de M. Janicot ? C’est beaucoup, mais c’est encore trop peu. Tous nos efforts ont réussi à réunir 201 voix contre 312, après quoi la République est restée debout comme auparavant.
Toutes ces forfanteries sont parfaitement ridicules, quand on pense que personne n’est prêt ni à tenter un coup de force, ni à s’emparer du suffrage universel par la voie des élections. Ces Messieurs de droite ont commis une lourde faute, et c’est pour ne pas l’aggraver que je garde le silence et que je ne permets pas à l’Anjou de charger à fond contre la Gazette de France. Ces gens-là ne me pardonneront jamais d’avoir eu raison contre eux. »
LA POLITIQUE NATIONALE ET CATHOLIQUE D’UN HOMME DE DIEU
En novembre, la discussion à la Chambre revint sur le Tonkin. Nouveau discours magnifique de l’évêque d’Angers. Quand il demande le soutien de nos missionnaires, il soulève les murmures de la gauche, laquelle l’applaudit avec le centre lorsqu’il fait vibrer la fibre patriotique et met en avant l’honneur du drapeau français. Mais alors la droite se tait ou proteste ! Au vote final, comme l’année précédente il se retrouve presque seul avec la majorité pour les crédits du Tonkin ; la droite associée à l’extrême gauche a voté contre et Albert de Mun lui-même s’est abstenu.
À la sortie Ferry aborda Mgr Freppel : « Monseigneur, je n’aurais jamais cru que je serais arrivé à estimer un évêque comme je vous estime. Vous êtes non seulement un grand prélat, mais un grand Français, un vrai patriote. » Mgr Freppel lui répondit froidement : « Je n’ai fait que mon devoir ; j’ai agi non pour vous, mais pour notre pays, pour nos missionnaires, dans l’intérêt de la religion que vous persécutez. » (...).
UN COMBAT PARLEMENTAIRE EXEMPLAIRE, SOUS LE MINISTÈRE FERRY
Au début de l’année suivante, Ferry, président du Conseil, se trouva mis en difficulté, sa politique sur le Tonkin n’obtint qu’une faible majorité. Sur les entrefaites une dépêche du général en chef de l’expédition, Brière de l’Isle, annonça que le général Négrier blessé avait dû évacuer Lang Son ; et que, « devant la supériorité numérique des Chinois », l’armée française battait en retraite. Ce fut l’affolement à Paris, Ferry se vit prié de démissionner. Le président du conseil essaya bien d’obtenir les 200 millions nécessaires à une nouvelle expédition, sous les huées de la Chambre et les attaques conjuguées de Clemenceau et de Ribot, soutenus par la droite.
Mgr Freppel écrira dès le lendemain à son toujours fidèle Chavanon : « Je pense que vous n’êtes pas parmi les affolés. Quel triste spectacle donne ce pays ne sachant pas envisager de sang-froid une situation périlleuse mais nullement désespérée ! On ne manquera pas de critiquer le vote par lequel je me suis refusé à renverser le ministère dans un moment où nos troupes étaient devant l’ennemi. Je l’ai fait parce que la chute du ministère Ferry, dans de telles circonstances, ne pouvait qu’enfler l’orgueil de la Chine et augmenter ses prétentions ; parce qu’il est dans mes principes de ne jamais renverser le gouvernement en faveur de l’ennemi.
« Je prévoyais aussi que la chute du ministère amènerait la coterie huguenote de Freycinet, Jauréguiberry, qui lâcherait au Tonkin comme à Madagascar ; je n’admettais pas que la droite royaliste dût se traîner à la remorque des Raoul Duval, des Cassagnac et des Clemenceau. Enfin avec Ferry le budget des cultes était assuré, tandis que nous voilà lancés dans l’inconnu avec un ministère où la gauche radicale et l’extrême gauche auront le verbe haut. Le pays est encore tombé plus bas que je ne le pensais. Quant à se figurer que la République perdra dans cette affaire, détrompez-vous. Toutes les fractions républicaines vont se réunir de concert. Avec le ministère Ferry démodé, déconsidéré, nous avions des chances aux élections ; avec un ministère de coalition républicaine nous sommes battus d’avance. Il n’y a pas un atome de sens politique dans la droite royaliste qui du reste n’existe plus, absorbée qu’elle est dans les bonapartistes. »
SEUL ET ACCABLÉ D’INJURES
Ferry tombé, un nouveau ministère conduit par Brisson demanda aussitôt des crédits pour le Tonkin. De nouveau Albert de Mun uni à l’extrême gauche s’y opposa violemment. Chavanon s’était finalement lui aussi laissé influencer ; et pourtant, on savait maintenant que le « désastre de Lang Son » se réduisait à la perte de cinq tués et de quarante blessés. Mgr Freppel tança son ami : « Dans cette question du Tonkin vous êtes absolument blousé à la suite des catholiques libéraux et des soi-disant royalistes de la Chambre. On n’a pas voulu m’écouter quand j’y voyais une question d’honneur national et d’intérêt religieux. Vous avez voulu chercher tout simplement un tremplin électoral. Il faudra y renoncer. Nous allons avoir le Tonkin, malgré les monarchistes et grâce aux républicains. Quelle honte pour notre parti ! (...).
Mais quand en décembre il fallut voter de nouveaux crédits, la droite reprit ses insultes accusant le « député colonial » de trahir l’Alsace ! C’était toucher Mgr Freppel au cœur : « Je réponds que l’Alsace est trop patriote pour ne pas comprendre que l’humiliation de la France au Tonkin ne saurait être pour elle-même le point de départ d’un meilleur avenir. Pouvez-vous, sans assumer aux yeux du monde la plus terrible des responsabilités, pouvez-vous laisser derrière vous quatre ou cinq mille chrétiens, dont le seul tort, dont le seul crime aura été de se compromettre pour la France, d’avoir eu confiance dans la fortune et le succès de nos armes ? (...). »
LA FAUTE DES CATHOLIQUES
« Nous disparaîtrons quelque jour de cette enceinte, vous et moi. Je ne sais pas ce qu’il adviendra de notre mémoire, étant données l’injustice et les passions des hommes. Mais je m’applaudirai toujours, et j’espère que l’on me saura gré plus tard, d’avoir plaidé du haut de cette tribune, avec les intérêts de l’empire français, la cause de l’humanité et de la civilisation. » (...).
Extrait de Le mouvement Freppel, CRC n° 318, décembre 1995, p. 15-19