Une école de pensée sociale et politique
Reprenant ses arguments contre l’ingérence de l’État dans le domaine scolaire, Mgr Freppel affirmait : « Si l’État a de droit naturel, une mission de protection sociale à remplir à l’égard des petits et des faibles comme gardien de la justice et de la morale, il n’a aucun droit à fixer les termes de ces contrats, pas plus qu’il n’a de droit sur l’éducation, il n’a pas le droit d’être l’assureur, l’administrateur, l’entrepreneur, l’exploiteur, le pourvoyeur universel. »
PATERNITÉ SOCIALE ET ASSOCIATION
Pour lutter contre ce jacobinisme républicain, l’évêque d’Angers réclamait la restauration de la paternité sociale des chefs d’entreprise si décriée même parmi certains catholiques sociaux.
« Le chef d’entreprise ne peut se désintéresser du bien-être ou de la moralité de ceux qui travaillent sous sa direction. Lui aussi exerce une sorte de paternité, il remplit un devoir de protection et de surveillance. Il a charge d’âmes, dans le vrai sens du mot. C’est sur ce principe de la paternité sociale qu’étaient fondées les anciennes corporations ouvrières ; de là leur force et leur durée, le restaurer dans toute sa plénitude, c’est le premier et puissant élément de solution.
« Pour réussir auprès de la classe ouvrière, il faut l’aimer, l’aimer malgré ses erreurs et ses défauts, l’aimer alors même qu’elle répondrait à l’amour par l’indifférence ou par la haine. Il faut placer son cœur sur le nôtre pour l’élever jusqu’à Dieu. Vous [les chefs d’entreprise] portez en vous de quoi vaincre tous les obstacles : l’amour, l’amour de Dieu et du prochain. Car les âmes se donnent à qui sait les aimer. »
Mais ce patronage chrétien doit aller de pair avec l’association chrétienne, que ce soit sous la forme de corporation ou de syndicat1.
« Les inégalités, bien loin de nuire au bon ordre des sociétés humaines, ne font que l’affermir et le consolider, en reliant les hommes entre eux par une heureuse réciprocité de services et de fonctions. Nous avons besoin des autres, précisément parce que nous ne possédons pas tous les mêmes aptitudes ni les mêmes ressources. En réalité, les riches dépendent des pauvres autant que les pauvres profitent des riches ; nul ne peut se passer de l’autre, et les services sont mutuels. Celui-ci donne son intelligence, celui-là du travail de ses mains, tous y mettent de leur existence et de leur vie. Voilà ce qui fait la grandeur et la force des sociétés humaines. Le reste n’est que niaiserie. »
Évoquant les anciennes corporations, Mgr Freppel ajoutait : « C’était chose admirable que ce groupement des forces et des volontés individuelles autour d’un seul et même centre d’action. L’on avait senti que, pour être fort, il fallait s’unir, et que, dans cette union morale des travailleurs d’un même ordre, il y avait une garantie et une protection pour tous. Dans un tel état de choses, il y avait place pour les faibles à côté des forts. L’unité du travail engendrait l’union des cœurs. Chaque corporation était une famille où petits et grands trouvaient un appui. »
LA CORPORATION MODERNISÉE
Cependant l’évêque d’Angers ne préconisait pas de revenir purement et simplement au Moyen Âge, homme de son temps il osait affirmer hardiment à la Chambre des députés qui préconisaient l’immobilisme : « Nous voulons aller en avant. C’est-à-dire, emprunter au passé ce qu’il a de meilleur pour en faire profiter l’avenir. Nous voulons organiser la société chrétiennement, sur les bases de la justice et du dévouement, car le vice capital de la Révolution française a été de faire table rase de tout le passé. Cette organisation du travail par les corporations, il aurait fallu la rajeunir, l’améliorer, la mettre en harmonie avec les besoins et les conditions de l’industrie moderne, mais ce qu’il fallait éviter avant tout, c’était de la détruire sans rien édifier. »
Contrairement à René de La Tour du Pin qui, à l’exemple de ce qui se pratiquait en Allemagne, voulait que l’État impose à tous l’obligation de faire partie d’une corporation, Mgr Freppel préférait que la liberté d’y adhérer soit laissée à chacun. Il appuyait son opinion sur un raisonnement de simple bon sens : si l’artisan qui refusait l’appui de la corporation faisait un travail médiocre et à bas prix, sa clientèle se détournerait de lui, préférant payer un peu plus cher un produit de meilleure qualité. S’il proposait un produit de qualité égale, mais à moindre prix, ou de meilleure qualité, la corporation devrait s’adapter pour faire face à la concurrence. Ainsi, on éviterait le monopole et la routine qui avait perdu les corporations du Moyen Âge. Tous avaient donc à y gagner, à commencer par le consommateur.
De plus, souhaitait-il que ces syndicats professionnels ou corporations mixtes soient décentralisés, quitte ensuite à créer des unions syndicales ou corporatives pour mieux se défendre. Là encore, il était conduit par la simple constatation des faits : les jardiniers d’Angers, par exemple, n’avaient pas les mêmes intérêts que ceux de Cholet ou de Saumur, il était donc nécessaire de disposer de trois syndicats distincts.
Pour Mgr Freppel, ces corporations, à l’exemple de celles d’antan, devaient être catholiques. Chaque membre se devait donc d’appartenir à une confrérie. Ainsi, dans la chapelle de leur confrérie, patrons et ouvriers « sentiront se resserrer leurs liens professionnels en même temps que leur attachement à la foi. Les grandes leçons qu’ils emporteront du temple les suivront à l’atelier ou à l’usine comme une lumière et une force. De même que l’âme vivifie le corps, ainsi la confrérie donnera-t-elle à la corporation sa forme, son esprit, sa vie supérieure, son principe de durée, et de ces deux institutions [la corporation et la confrérie] se complétant l’une par l’autre, sortira l’une des œuvres sociales les plus fécondes pour l’Église et pour la France. »
JUSTICE ET CHARITÉ
Mgr Freppel dut aussi répondre à certains catholiques sociaux, comme René de La Tour du Pin et L’Union de Fribourg qui opposaient la justice à la charité. Pour eux, la justice primait sur la charité au point que, finalement, les patrons devaient en justice se plier à toutes les revendications ouvrières. Si Mgr Freppel reconnaissait certains droits aux ouvriers, il réclamait que cela ne fut jamais au détriment de ceux des patrons. Toujours réaliste, il comprenait la nécessité de la charité pour compenser les déficiences inhérentes à toute loi ou règlement. « Quoiqu’il en soit, la question économique et ouvrière ne se résoudra pas en dehors des deux principes dont l’Église est ici-bas l’immortelle gardienne : la justice et la charité. La justice d’abord, car elle est le premier fondement de l’économie sociale. La charité ensuite, car quelque rigoureux que puisse être l’accomplissement des devoirs de la justice, la charité conservera toujours sa grande place dans l’économie sociale. » Sans elle « la révolution sociale, ne rencontrant plus devant elle d’obstacle sérieux, triompherait sans peine, parce qu’elle s’attaquerait à un monde d’où la Religion serait bannie, avec les deux forces qui la protégeaient : la justice et la charité. »
Répondant un jour à la Chambre des députés à Georges Clemenceau, Mgr Freppel avait expliqué, d’une façon bien imagée, ce qu’était pour lui cette charité si nécessaire : « Vous me dites, monsieur Clemenceau, que la justice doit remplacer la charité ; cela est absolument impossible. Vous qui êtes médecin, vous savez qu’il y a dans toutes les parties du corps humain une substance moelleuse, mêlée à chacune de nos articulations, où elle adoucit les frottements et permet aux os de s’emboîter facilement les uns dans les autres, assurant ainsi à tous nos organes leur jeu souple et régulier : c’est ce que l’on appelle la synovie. Eh bien ! l’office qui revient à la synovie dans le corps humain, la charité le remplit dans le corps social. Elle ne peut jamais être remplacée. C’est la charité qui amortit les chocs, calme les ressentiments, étouffe les haines, complète la justice et rétablit autant qu’il est en elle l’équilibre rompu par l’inégalité des conditions. »
UNE ÉCOLE DE PENSÉE ET D’ACTION
Loin de l’indifférentisme politique qui commençait à se répandre chez certains de ses confrères, sous l’influence délétère de la politique vaticane, Mgr Freppel expliquait que la question sociale et ouvrière ne trouvera de vraie solution que par le retour d’un pouvoir légitime en France, d’où son expression : Politique d’abord.
C’est donc une véritable école de pensée contre-révolutionnaire que l’évêque d’Angers désirait voir se développer.
« La Révolution française faisant table rase du passé a mis l’Homme à la place de Dieu, comme source unique de tout droit, de toute justice, de tout pouvoir. D’où il en résulte pour la France, une ère de troubles et d’agitations. Pour être sortie de sa voie historique et traditionnelle, la France s’en est allée de déceptions en déceptions, après avoir essayé d’un expédient après l’autre, oscillant entre la dictature et l’anarchie. Il est temps de s’arrêter si nous ne voulons pas retourner à la barbarie. Ce qui pourra nous sauver, ce ne sont pas des expédients, des habiletés, des équivoques, des demi-mesures : frêle barrière que tout cela.
« Le salut est dans la restauration de la société chrétienne. Le salut, c’est le Christ replacé au sommet des intelligences et au plus profond des cœurs. C’est le Christ reprenant possession du foyer domestique et de la cité. Le Christ en haut, en bas, partout. Le Christ-Roi régnant sur la France par son lieutenant, le Roi légitime sacré à Reims.
« La solution, la vraie, l’unique est dans le retour complet de la classe ouvrière comme des patrons à Dieu, au Christ rédempteur de l’humanité, à l’Église, la grande éducatrice des peuples, à la Religion, source de la civilisation chrétienne. Tant que la religion chrétienne n’aura pas repris son empire sur la masse du peuple, il y aura une question ouvrière, et ce sera dans l’avenir la plus redoutable de toutes. Aussi la place des catholiques est d’être de toutes les œuvres de restauration sociale, car ils possèdent les doctrines et les moyens d’action, qui, seuls, peuvent en assurer le succès. »
Mgr Freppel, Tome 3 : « Dieu ne nous demande pas vaincre mais de combattre », 1880-1886, p. 351-354
À l’époque, les syndicats n’étaient pas politisés comme nous les connaissons aujourd’hui. La loi de 1884, obtenue de haute lutte contre le capitalisme de nos “dynasties bourgeoises ”, ayant adopté le terme de syndicat, Mgr Freppel utilise équivalemment ce nom ou celui de corporation. Dans son esprit, il s’agit toujours d’une structure professionnelle réunissant patrons et ouvriers dans son sein pour la défense commune du métier, pour la simple défense des intérêts particuliers des uns ou des autres, pas pour la défense des intérêts des uns contre les autres.