Il est ressuscité !

N° 243 – Mai 2023

Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard


CAMP NOTRE-DAME DE FATIMA 2022

“ Sainte Église notre Mère ” 
L’Église contre-révolutionnaire

NOUS abordons aujourd’hui un nouveau chapitre  de notre petit “ Traité de l’Église ” : après l’Église missionnaire, l’Église contre-révolutionnaire, ou pour mieux dire l’Église face au Monde moderne, issu de la Révolution de 1789. La thèse des historiens libéraux catholiques (Dansette, Rops et les autres...) est de dire que les relations de l’Église et du Monde, de l’Église et de la Révolution, ont évolué : d’une opposition totale et farouche, jusqu’à un rapprochement et déjà une réconciliation qu’on augure, pour un avenir proche, totale, sincère, définitive.

La première partie de notre exposé sera de montrer qu’entre l’Église et la Révolution, l’opposition fut longtemps – et pour nous, elle le demeure –, absolue.

LA RÉVOLUTION, 
SATANIQUE DANS SON ESSENCE

Tous les saints du dix-neuvième siècle, les vrais ! étaient contre-révolutionnaires. Dans sa conférence d’Apologétique totale, écoutée au début du camp, notre Père évoquait cette efflorescence prodigieuse de sainteté au dix-neuvième siècle, depuis le Curé d’Ars jusqu’à sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et saint Pie X. Prenons le premier : il suffit de relire la Lettre à mes amis n° 41 pour comprendre le mystère du cœur du Curé d’Ars, « être fragile et doux », dont la surnaturelle énergie a fait lâcher prise à Satan :

« C’était le temps de la Grande Révolution... Jean-Marie Vianney enfant a vu des prêtres traqués venir chez ses parents pour y célébrer la Messe au péril de leur vie. Jeune conscrit, il a déserté, plein de dégoût, son escouade qui partait pour la guerre d’Espagne. Ce fils de paysans religieux et soumis a subi vingt-cinq ans de Révolution et d’Empire ; il a vu le démon dominer pour la première fois de haut toute la société, proscrire le nom de Dieu et rétablir l’idolâtrie, proscrire et martyriser les prêtres, pourchasser les fidèles. Le Roi guillotiné, le Pape prisonnier, tout l’ordre qu’on imaginait immuable et que l’on tenait pour sacré, maintenant chavirait et disparaissait. Il a vu les mauvaises gens dans les villages triompher bruyamment et tout à coup, un monde en décomposition... »

Et notre Père terminait son pèlerinage dans la petite église d’Ars par cette réflexion : « Je regarde le confessionnal. C’est ici que le démon a reculé et peut-être est-ce ici vraiment que l’œuvre impie de la Révolution a été absoute et que notre peuple a été libéré de son fardeau. »

Et sainte Thérèse ? Écoutons notre Père expliquer comment notre petit Docteur de l’Amour résolvait la question à sa façon :

« Dieu a dit : Tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne désireras pas le bien de ton prochain, tu ne jureras pas, tu ne blasphémeras pas ”, vous connaissez la suite. Sainte Thérèse a été fidèle à ces préceptes, ou plus exactement à cette loi naturelle de Dieu. Vous me direz : j’espère bien ! Savez-vous comment elle a été fidèle à cela ? Je vais bien vous étonner ! Elle a été fidèle, comme ses parents, comme son oncle, en étant légitimiste. Légitimiste ? Oui ! En étant royaliste... Royaliste ? Qu’est-ce que ça a à faire avec  tu ne tueras pas, tu ne mentiras pas, tu ne voleras pas  ? Voyez comme nous avons une morale peu fine et vulgaire ! Comment voulez-vous qu’un saint, ayant appris de Dieu  tu ne tueras pas , puisse mettre la main dans la main des révolutionnaires, des tortionnaires, des régicides de 1789, de 1793, jamais ! Ni de près ni de loin, je ne veux rien avoir de commun avec la Révolution française, satanique dans son essence ! Vous l’auriez plutôt réduite en poudre que d’obtenir d’elle qu’elle coiffe le bonnet phrygien et qu’elle se rallie à la république !

« Vous voyez comment l’obéissance à Dieu dans la loi naturelle nous conduit beaucoup plus loin que nous ne penserions. Imaginez que tous les catholiques soient fidèles au Décalogue :  Tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne désireras pas le bien d’autrui, tu ne blasphémeras pas, sois toi-même dans ton action, mais toi aussi dans ta complicité, tu ne laisseras pas faire le mal dans la mesure où il dépend de toi de l’empêcher, tu n’auras aucune sympathie, tu n’auras aucune faiblesse, tu n’auras aucune compromission avec le mal ! Pendant tout ce dix-neuvième siècle, l’Église a été ravagée par ce qu’on appelle les libéraux. Les libéraux catholiques étaient des gens qui d’un côté obéissaient au Décalogue dans leur vie privée et, qui dans leur vie sociale n’obéissaient en rien au Décalogue sous prétexte d’obéir à la loi du monde. Elle, non ! »

La Révolution est « homicide et menteuse dès l’origine et dans son essence ». Elle ne vient que par le meurtre et appelle le meurtre à l’infini : si on accepte les 88 morts de la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789, pourquoi refuser la suite sanglante ? « L’Église ne doit-elle pas s’élever contre cette passion du sang versé qui égare l’humanité entière, et refuser l’hydre révolutionnaire qui s’en nourrit ? » (Lettre à mes amis n° 90)

Encore une fois, prenez tous les saints un par un, depuis l’abbé Desgenettes jusqu’au Père Emmanuel en passant par les curés Peyramale de Lourdes et Guérin de Pontmain, depuis saint Michel Garicoïts jusqu’au Père de Foucauld, sainte Catherine Labouré, Pauline Jaricot qui vient d’être béatifiée, tous ces saints fondateurs d’œuvres innombrables, éducatives, soignantes, missionnaires, toutes les âmes mystiques et apostoliques de ce merveilleux “ Siècle de l’Immaculée ”, aucun ne pactisa avec les principes de la Révolution.

Voici ce que le Père Emmanuel écrivait en exergue du premier numéro du Bulletin de l’Œuvre de Notre-Dame de la Sainte Espérance, en mars 1877 : « Aujourd’hui, dans la lutte à mort entre l’Église et la Révolution, lorsque l’ennemi met en ligne toutes ses légions et tente ses suprêmes efforts, il n’est plus permis à aucun soldat de l’Église militante de se tenir éloigné du combat. Quelque infime que soit notre action, ne dût-elle concourir qu’à porter à une seule âme la pensée de la prière et de l’espérance, elle aurait, à nos yeux, un prix inestimable. »

Et saint Charles de Foucauld, alors qu’il n’était encore à la Trappe que frère Marie-Albéric, écrivait à son cousin Louis en 1893 : « Je comprends ton horreur de la Révolution ! Tout ce qui la sent m’a toujours inspiré une répugnance sans limites... »

UN MODÈLE D’HOMME JUSTE 
EN TEMPS DE RÉVOLUTION

On pourrait multiplier ainsi les exemples et les citations, contentons-nous d’un seul, « juge et contemporain de la Révolution », selon le titre de l’ouvrage que lui a consacré René Bazin : le Père Joseph Picot de Clorivière. Quelle clairvoyance et quelle fermeté chez cet ancien jésuite, qui fonda en plein Paris révolutionnaire, dans la clandestinité, la “ Société du Cœur de Jésus ”, dont cinq sur les dix premiers membres moururent martyrs ! Il fut « de ceux, bien rares, écrit Bazin, que la Révolution n’a pas trompés un seul moment et de ceux, plus rares encore, qui savent qu’on ne la trompe pas : il faut la combattre ou l’abattre. Les finasseries ne servent de rien... Les hommes utiles, dans les révolutions, sont ceux qui ne leur accordent rien ; tous les autres font le jeu. »

Comme figure antithétique, nous avons le supérieur de Saint-Sulpice, M. Émery qui, en plein Paris, ne fut pas inquiété dans son Séminaire, tandis que ses confrères se faisaient massacrer au couvent des Carmes tout proche, transformé en prison ! parce qu’il avait jugé licite, en conscience, de prêter le deuxième serment de fidélité à la Nation, à la liberté et à l’égalité, convaincu, écrit Daniel-Rops, « que l’Église devait accepter la Révolution dans ce qu’elle avait de valable, ne pas s’acharner sur un passé mort, mais travailler à faire naître une société nouvelle ».

Le Père de Clorivière écrivait au sujet du même serment : « Il ne me paraît pas qu’on puisse faire le serment qu’on exige sans trahir ouvertement la cause de l’Église et de la Religion. Malheur à ceux qui sont attachés à la terre ; ils trouveront encore des prétextes et des interprétations pour couvrir leur lâche désertion des vrais principes. » Il réussit par miracle à échapper à tous les mandats lancés contre lui, et écrivit dans sa cachette de la rue Cassette plusieurs Études sur la Révolution, en particulier une critique en règle, décisive, de la Déclaration des Droits de l’homme, qui constitue à ses yeux une véritable apostasie nationale. De sa méditation des prophéties de l’Ancien et du Nouveau Testament et de son ardente dévotion pour le Cœur Sacré de Jésus et le Cœur Immaculé de Marie, dont il avait fait « son oratoire, son école, son refuge », il tira des Vues sur l’avenir : « Pour relever le courage de ceux qui demeurent fidèles, il faut rappeler les promesses divines dont l’accomplissement sera entremêlé aux calamités des derniers siècles. »

Il déclarait en outre sa ferme croyance à l’infaillibilité pontificale, – lui dont l’Ordre avait été dissous par le Pape ! – et il attendait la tenue d’un concile œcuménique, « singulièrement admirable par son autorité et par l’influence plus sensible de l’Esprit-Saint ». Cinquante ans avant Vatican I ! Il démontrait aussi la nécessité de restaurer une politique et un gouvernement pleinement catholiques. Enfin, il annonçait, dans des termes qui lui ont mérité le titre de “ prophète de Marie ”, le triomphe de la Sainte Vierge pour les derniers temps : « Des peuples qui étaient en partie plongés dans toutes les horreurs de l’apostasie, seront tout à coup changés et s’élèveront à une haute sainteté par les choses merveilleuses qui s’opéreront au milieu d’eux, par l’entremise de la Très Sainte Vierge Marie... Le Seigneur, dans le cours du sixième âge, donnera à son Église une connaissance plus claire et plus détaillée des perfections de sa Sainte Mère. »

Retenons de ce « modèle de l’homme juste en temps de révolution » (Bazin), sa condamnation sans appel de la Révolution, de ses principes d’irréligion comme de ses œuvres de mort. Il faut l’attaquer, disait-il, dans son principe même, c’est-à-dire dans les Droits de l’homme, dont elle veut faire le Code du genre humain. « Ces prétendus droits de l’homme sont si pernicieux que ce ne serait pas assez d’en avoir découvert le venin : il faut, autant qu’il sera possible, les ôter des mains et de la vue des peuples, les vouer à l’exécration publique, et veiller surtout à ce que des instituteurs impies ne s’en servent pas pour empoisonner l’esprit de leurs élèves. »

Sa fin fut aussi édifiante que conforme à toute sa vie : « Rentré dans la vie commune, après avoir restauré la Compagnie de Jésus en France, il continuait aussi de se lever à trois heures du matin. Le 9 janvier 1820, s’étant levé un peu avant trois heures, il descendit, malgré le froid très vif, dans la chapelle domestique, pour faire sa visite au Saint-­Sacrement. Contre son habitude, et sachant peut-être ce qui allait arriver, il alla s’agenouiller au milieu de la balustrade, en face du tabernacle. Au bout de peu de temps, il fléchit sur lui-même. Deux frères le reçurent dans leurs bras. Pierre de Clorivière, bon combattant, ami fidèle de Dieu, était mort en adoration. » (Bazin, p. 68)

Pour attaquer une telle foi de granit, si représentative de la sainteté au dix-neuvième siècle, Satan chercha une faille... et la trouva.

L’HÉRÉSIE DE LAMENNAIS

Cette même année 1820, paraissait à Paris le deuxième tome de “ L’Essai sur l’Indifférence ”, écrit par un prêtre qui allait faire parler de lui, beaucoup plus connu hélas ! que Clorivière : Félicité de Lamennais. Le premier tome avait paru en 1817, aux beaux jours de la Restauration de l’ordre catholique et royal sur les décombres de la Révolution et de l’Empire, et prétendait remédier au mal du siècle : « Le siècle le plus malade, écrivait Félicité, n’est pas celui qui se passionne pour l’erreur, mais celui qui néglige, qui dédaigne la vérité. » Cela partait bien, avec une prise de parti hardie, intelligente, et conquérante, pour la cause de l’Église et de la Monarchie, de nouveau concertées.

Mais déjà, dans la préface de son tome II, La­mennais entrait dans un rôle très romantique de Voyant et de Guide, se croyant chargé par la Providence de conduire la religion chrétienne à sa forme parfaite, pour être l’âme d’un monde nouveau, rien que cela. Il comptait sur les Rois très chrétiens et sur la Sainte-Alliance, née des Traités de Vienne, pour être les accoucheurs généreux de ce monde nouveau qui allait enfin donner aux peuples la Liberté dans l’union des esprits, mais les Rois le déçurent. En France, leur politique réaliste et gallicane, faite de compromis à cause de leur acceptation de la Charte, contredisait à angle droit les visions dont s’enivrait le prophète de la Chesnaie, où il s’était retiré en Bretagne. Ainsi s’exclamait-il bientôt : « Je crains bien moins, pour la religion et la vérité, la fièvre de la démocratie que le sommeil du despotisme qui tue en dormant. »

Lamennais sentait venir la révolution de 1830, il l’appelait même de ses vœux et proclamait déjà l’écroulement des monarchies. Vite ! que l’Église les abandonne, qu’Elle prenne, avec le Pape à sa tête, la tête de la grande insurrection évangélique ! À ce coup, prophétisait-il, la religion retrouvera utilité et attrait, l’Église se mettra au service de la Liberté, retrouvant ainsi l’adhésion enthousiaste du Peuple.

Effectivement, en 1830, l’Europe s’embrasa : Révolution de juillet en France, indépendance de la Belgique, soulèvement de la Pologne, agitations en Irlande, en Italie. L’Église allait-elle comprendre cette aspiration des peuples ? Le nouveau Pape, Grégoire XVI, imiterait-il son prédécesseur Pie VIII qui avait reconnu l’indépendance des colonies espagnoles d’Amérique du Sud ?

À Paris, Lamennais y travailla frénétiquement, créant à cet effet une Agence générale destinée à concerter l’action des catholiques épris de liberté, rédigeant un “ Acte d’union ”, sorte de contre-Sainte-Alliance en vue de la fraternité des nations sous l’égide de la Papauté. Son journal “ L’Avenir ” prit comme devise « Dieu et la Liberté »

En l’espace de dix ans, l’évolution d’esprit de ce prêtre étrange, de ce visionnaire fiévreux, est fantastique. C’est pourtant lui, écrit notre Père dans sa Lettre à mes amis n° 236, qui a conçu et lancé “ l’hérésie des temps modernes ”, consistant à réconcilier l’Église avec la Révolution, faire servir les forces vives de cette dernière à l’instauration du Royaume de Dieu sur terre. Et notre Père de remarquer :

« Les étapes de cette vie s’enchaînent dès lors implacablement, commandées par la vision initiale d’une marche irrésistible du Peuple vers des destins nouveaux dont le prophète porte obscurément une prescience infaillible. Cet itinéraire spirituel, qui est celui du libéralisme catholique et se termine dans l’apostasie, – car Félicité de Lamennais est mort apostat en 1854, le buste de la République ayant remplacé dans sa chambre la statue de la Sainte Vierge –, c’est celui que suivra en cent cinquante ans, le Parti de la Réforme dans l’Église. »

Précisément la Réforme de l’Église, avec laquelle les rédacteurs de L’Avenir prétendaient s’identifier, non pas pour la servir mais pour l’asservir à leur projet : « Nous, l’Église », lisait-on à longueur de colonne. Avec outrecuidance, Lamennais traçait le programme d’une réforme profonde et nécessaire de l’Église. Trop céleste dans ses espérances et surnaturelle dans ses dogmes, trop dévote et cérémonieuse, l’Église devait se muer en mouvement social et humanitaire : exalter les pauvres, maudire les riches, annoncer le renversement des conditions, et y aider ! Lamennais se rendit à Rome avec son disciple Montalembert pour en soumettre le plan au nouveau pape, Grégoire XVI, qui était un religieux exemplaire. La réponse se fit quelque peu attendre, mais elle tomba le 15 août 1832 avec l’encyclique Mirari vos, qui condamnait non pas le prophète, mais ses visions et son programme. Et comme celui-ci récidiva en 1834, en publiant un nouveau brûlot : “ Paroles d’un croyant ”, une seconde encyclique Singulari nos le désigna alors personnellement, montrant qu’il avait fait naufrage dans la foi.

En deux mots, que condamnaient ces encycliques ? Lamennais avait écrit dans L’Avenir du 7 décembre 1830 : « Afin qu’il ne reste aucun nuage sur notre pensée, nous demandons premièrement la liberté de conscience ou la liberté de religion, pleine, universelle, sans distinction, comme sans privilège. »

Réponse du Pape : « De cette source empoisonnée de l’indifférentisme, découle cette maxime fausse et absurde ou plutôt extravagante, ce  délire , qu’on doit procurer et garantir à chacun la liberté de conscience ; erreur des plus contagieuses, à laquelle conduit cette liberté absolue et sans frein des opinions qui, pour la ruine de l’Église et de l’État, va se répandant de toutes parts, et que certains hommes, par un excès d’impudence, ne craignent pas de représenter comme utile à la religion. Mais quelle mort plus funeste pour les âmes que la liberté de l’erreur, disait saint Augustin... »

LE LIBÉRALISME, CHEMIN D’APOSTASIE

Même condamnée, l’hérésie libérale commença à s’insinuer dans les veines de l’Église, à s’accrocher à son flanc « comme un chancre », disait dom Pitra. Certes, dès sa première condamnation, ses amis ont pour la plupart abandonné Lamennais. Mais « ils emportent, écrit notre Père, dans leurs cœurs généreux et leurs cervelles d’oiseau, le virus de l’Hérésie ».

Seul l’abbé Gerbet comprit quel système implacable sous-tend les imaginations fulgurantes de Lamennais, et devenu évêque de Perpignan, il publiera une “ Instruction pastorale sur diverses erreurs du temps présent ” qui servit de canevas au Syllabus. Les autres, le comte Charles de Montalembert, l’avocat Henri Lacordaire, qui revêtira le froc dominicain, ne renversèrent jamais l’autel qu’ils avaient dressé dans leur cœur pour un culte nouveau, face à l’autel de Dieu, et maintinrent l’impossible devise : « Dieu et la Liberté. » Parlant de son ancien maître, Lacordaire dira : « S’il avait été humble et soumis, ou même simplement habile et clairvoyant, il se fût retrouvé, en 1841, à la tête de l’école catholique libérale, chef de la croisade de ce temps. » Non, ce n’est pas une question d’humilité ou d’habileté ; Lamennais a été précisément et justement condamné pour son culte de la Liberté, dont le même Lacordaire n’était visiblement pas dépris puisqu’il disait : « La première vertu aujourd’hui n’est pas la foi, c’est l’amour sincère de la liberté. » Voilà mis en retrait le service de Dieu, et jetée par-devant la vision futuriste du règne sur terre de la Liberté. La “ foi en l’Homme ” a pris le pas sur les croyances religieuses, devenues opinions privées.

En 1845, un certain abbé Dupanloup, qui deviendra évêque d’Orléans, rejoignit le petit groupe dit des “ libéraux catholiques ”, en rédigeant une brochure “ De la pacification religieuse ”, dans laquelle il s’adressait aux républicains : « Nous acceptons, nous invoquons les principes et les libertés proclamés en 1789, et dans cette discussion même, ne voyez-vous pas, ne sentez-vous pas qu’il se passe entre vous et nous quelque chose d’extraordinaire et de profondément digne d’attention ?... Je parle votre langue, et vous entendez la mienne ; j’invoque vos principes et vous rendez hommage aux nôtres ! Faisons donc tous enfin quelque chose de grand, de digne, de vrai. Essayons donc enfin de nous estimer, de nous croire les uns les autres, et le grand ouvrage de la pacification religieuse ne tardera pas à s’accomplir... Vous avez fait la Révolution de 89 sans nous et contre nous, mais pour nous. Dieu le voulant ainsi malgré vous. » (cité par frère Pascal, Mgr Freppel, t. I, p. 86)

Le mouvement connut un moment de triomphe lors de la Révolution de 1848. Leur journal “ L’Ère Nouvelle ” vaticinait : « Il ne subsiste que deux forces : Jésus-Christ et le peuple. Leur alliance sera le salut de la France. C’est un devoir pour les catholiques d’accepter la République qui vient du peuple. » On lutta donc « pour la Liberté » sans limites, sans condition. Parfois utilement, quand il s’agissait de liberté d’enseignement, d’association. Mais le plus souvent follement : liberté de la presse, liberté des peuples. En réalité, quand les libéraux catholiques réclamaient la liberté de l’Église, c’était en la ravalant au niveau des autres groupements privés ou religions, en la soumettant aux exigences souveraines de l’État, Dieu nouveau, Incarnation du Peuple.

UN DISCOURS INCENDIAIRE

En août 1863, au Congrès de Malines en Belgique, leur chef de file Montalembert proclama la charte des temps modernes : « L’Église libre dans l’État libre ». Dans son tome I sur Mgr Freppel, frère Pascal cite de larges extraits de ce discours-programme hallucinant, qu’il faut lire pour prendre la mesure de la dérive et de l’apostasie des libéraux catholiques :

« Les catholiques sont partout, excepté en Belgique, inférieurs à leurs adversaires dans la vie publique, parce qu’ils n’ont pas encore pris leur parti de la grande Révolution qui a enfanté la société nouvelle, la vie moderne des peuples... Je cherche à étudier l’avenir, je regarde donc devant moi, et je ne vois partout que la démocratie. Je vois ce déluge monter, monter toujours, tout atteindre et tout recouvrir. Je m’en effrayerais volontiers comme homme ; je ne m’en effraye pas comme chrétien ; car en même temps que le déluge, je vois l’Arche. Sur cet immense océan de la démocratie, avec ses abîmes, ses tourbillons, ses écueils, ses calmes plats et ses ouragans, l’Église seule peut s’aventurer sans défiance et sans peur. Elle seule ne sera pas engloutie, elle seule a la boussole qui ne varie point, et le pilote qui ne fait jamais défaut...

« L’Église trouvera, dans les idées et les institutions de la démocratie elle-même, les armes et les ressources nécessaires pour combattre victorieusement les dangers et les infirmités que la démocratie a enfantés. Plus on est démocrate, plus il faudrait être chrétien ; car le culte fervent et pratique du Dieu fait homme est le contrepoids indispensable de cette tendance perpétuelle de la démocratie à constituer le culte de l’homme se croyant Dieu. Il faut surtout que les malentendus soient éclaircis et dissipés... »

C’est ce discours de Malines qui décida le pape Pie IX à hâter la publication de son encyclique Quanta Cura et du Syllabus. Citons encore notre Père, toujours dans la même Lettre à mes amis n° 236 : « Les libéraux ont confiance en l’Homme, et en l’État. S’ils défendent l’Église dans leur Parlement, c’est en définitive pour l’amener, elle, à se soumettre à l’idéologie de Liberté qui est le fondement des sociétés modernes. Paraissant lutter pour les droits de Dieu dans la démocratie, ils luttent plus encore pour contraindre l’Église de Dieu à reconnaître les droits de l’Homme. Telle est “ la réconciliation de l’Église et de la Révolution ” qu’ils préconisent. Dans le respect égal de toutes les croyances, l’État moderne, laïque dans ses principes, souverain dans tous les domaines de la vie publique, saura faire régner l’ordre, la justice, la paix. Mais sans Dieu. Voilà toute la vie sociale arrachée au Christ et à l’Église, mais soumise à la religion de l’Homme. L’étape de l’apostasie est franchie. »

Heureusement la réponse de Rome ne se fit pas attendre et, pour reprendre l’image de Montalembert, qui est aussi celle d’un songe de don Bosco : dans le déluge de l’apostasie montante, l’Arche de salut apparut soudain en Maîtresse de Vérité, fixant pour toujours la foi et la loi de l’Église, démasquant ce libéralisme catholique, qui opérait tant de mal dans les rangs des catholiques par son « mélange des principes ».

LE “ RETOUR ” DE PIE IX

Pour bien comprendre le sens et la portée de cette réponse de Rome, il nous faut revenir quelques années en arrière, au moment de l’élection au souverain pontificat du cardinal Mastaï, le 16 juin 1846. Après Grégoire XVI qui s’était montré intransigeant dans la défense des principes, le nouveau Pape, qui choisit le nom de Pie IX, passait pour libéral, parce qu’il était ouvert aux progrès des sciences et de l’industrie et qu’il désirait ardemment le bien de son peuple, non seulement spirituel, mais aussi temporel. Il ouvrit son pontificat par une encyclique ferme sur la foi, “ Qui Pluribus ”, mais se hâta d’introduire dans ses États pontificaux, des progrès matériels souhaitables mêlés à des nouveautés constitutionnelles aventureuses. Le tout donnait au pontificat un petit air de changement et de libéralisme excitant.

Un prêtre lucide du diocèse de Chartres, le futur cardinal Pie, confiait à son ami, le comte de l’Estoile : « Je crois qu’il fonde une confiance extrême sur l’empire de la bonté pour rapprocher les hommes, et qu’il ne sera détrompé qu’après de cruels mécomptes. En attendant, j’ai peur qu’il n’essaie de l’entente cordiale avec ses plus irréconciliables ennemis. Il prêchera aux pasteurs des doctrines de charité envers ces pauvres loups qu’il ne faut pas traiter si rigoureusement... Je crois plus à sa Passion qu’à ses réformes pour le salut de l’Église et de la société. »

En quoi consistait l’erreur de Pie IX ? Notre Père l’explique dans sa Lettre à mes amis n° 190, écrite le 8 décembre 1964, pour le centième anniversaire du Syllabus : « En ceci que Pie IX croyait séparer les peuples de leurs meneurs révolutionnaires, se rallier les uns en démasquant les desseins criminels des autres, par une concession large et spontanée aux désirs universels de modernisation du régime politique des États. Il fallait faire la part du feu ? Mieux que cela : satisfaire des revendications temporelles, somme toute acceptables, n’ayant pour objet que des “ superstructures ”, des formes variables, contingentes, de gouvernement, pour dissocier ces opinions nouvelles et honnêtes d’avec le poison philosophique et antireligieux que la Révolution y avait mêlé. En définitive, laisser la politique aux libres volontés populaires, pour mieux sauvegarder les droits souverains et l’autorité purement spirituelle de la religion. »

La réalité des faits, ou plutôt la Providence se chargea de lui ouvrir les yeux. 1848 : Pie IX est pape depuis quelques mois, quand la Révolution se propage en Italie. À Rome, la situation se dégrade de jour en jour. Pour rétablir l’ordre, le Pape ne fait pas appel aux Autrichiens comme son prédécesseur, mais maintient un régime politique libéral et choisit comme chef de son gouvernement le comte Pellegrino Rossi, ancien carbonaro, qui prend des mesures sévères pour assurer l’ordre public. Mais le 15 novembre, Rossi est assassiné à l’entrée du parlement. Le lendemain, l’armée pontificale fraternise avec les insurgés qui assiègent le palais du Quirinal. Les émeutiers exigent du Pape l’abandon de son pouvoir temporel, la proclamation de la République, la déclaration de guerre à l’Autriche. Réponse de Pie IX : « Ce serait abdiquer. Je n’en ai pas le droit. » Dans la soirée, un nouveau gouvernement lui est imposé, mais le Pape refuse d’approuver ses actes et ses décisions. Huit jours plus tard, il réussit, avec la complicité du duc d’Harcourt, ambassadeur de France, à quitter Rome en cachette et à se réfugier à Gaète, dans le royaume de Naples.

« Sa fuite dans les rues de Rome surchauffée par la maçonnerie et les sectes, suant de haine et de blasphème, démontrèrent à Pie IX que la Révolution est un tout, que la politique est le lieu de son règne et l’État populaire l’instrument de sa puissance absolue. On ne fait pas sa part à la Révolution, le Léviathan moderne. On ne lui cède pas les moindres droits, politiques, sociaux, économiques ; on ne lui concède pas la moindre valeur théorique ou morale sans qu’elle y introduise aussitôt ses principes totalitaires de négation et de destruction radicales. Pie IX revint dans les larmes de son libéralisme politique, et le Syllabus est le témoin de sa rétractation. »

Ce “ retour ”, « quand tu seras revenu, confirme tes frères », se fit sous le signe de l’Immaculée Conception. Il se savait prédestiné à en magnifier la splendeur et en définir le dogme. Aussi, dès le 2 février 1849, il publia l’encyclique “ Ubi primum ” pour solliciter l’avis des évêques. Il y exprimait toute sa confiance dans la protection de Celle qui sauva toujours l’Église des plus graves périls et qui la sauverait encore. Les réponses de l’épiscopat, toutes positives, confortèrent Pie IX dans sa résolution. De retour à Rome, il se sentit poussé à associer, dans un même document, la définition de l’Immaculée Conception et la condamnation des erreurs modernes. Sur divers avis, il renonça à cette idée, révélatrice cependant de son souci et de ses intentions.

Pie IX proclama donc dans un premier temps le seul dogme de l’Immaculée Conception par la bulle Ineffabilis Deus, en la basilique Saint-Pierre, c’était le 8 décembre 1854. Au moment où il prononçait le texte de la déclaration, non seulement sa voix reçut « une telle surnaturelle vigueur que toute la basilique en résonna », mais son âme même en fut « inondée de délices inénarrables, qui ne sont pas de la terre et qu’on ne pourrait éprouver qu’au Ciel », témoigna-t-il. Le Ciel dut en être content, puisque, quatre ans plus tard, l’Immaculée apparut Elle-même à Lourdes, pour confirmer l’acte du Vicaire de son Fils et révéler à la petite Bernadette, elle aussi inondée de délices inénarrables : « Je suis l’Immaculée Conception. »

ROME, MAÎTRESSE DE VÉRITÉ

Fort de cette céleste confirmation et voyant d’autre part les progrès de l’irréligion – l’apostat Renan fit paraître sa Vie de Jésus en juin 1863 –, ainsi que ceux du libéralisme catholique, qui tint son Congrès à Malines, en août de la même année, Pie IX résolut en 1864, pour le dixième anniversaire du dogme de l’Immaculée Conception, de publier une nouvelle encyclique Quanta Cura, ainsi qu’un résumé ou “ Syllabus ” de ses enseignements doctrinaux. Entre-temps, les États pontificaux avaient été envahis et spoliés pour une large part par la Révolution, dont le royaume du Piémont s’était fait l’instrument. Le corps des zouaves pontificaux, accourus du monde entier, principalement de France, de Hollande et de Belgique, fut constitué en renfort des trop faibles troupes pontificales, pour la défense du pouvoir temporel du Pape, qui ne s’exerçait plus que sur l’ancien Latium, entourant la Ville éternelle.

Ce n’était pas seulement leurs épées et leurs mâles énergies que nos Zouaves mettaient au service du Pape, ils comprenaient parfaitement l’enjeu du drame qui se jouait. Ainsi du lieutenant Sébastien Wyart, futur abbé général de la Trappe qui, en septembre 1864, traduisait à l’adresse de sa famille un sentiment commun chez ses compagnons : « Nous voulons notre Pape libre, et la société délivrée du despotisme de la Révolution. » Le 24 décembre, après la publication du Syllabus, à un ami : « Enfin nous avons les paroles du Saint-Père et nous ne pouvons nous fatiguer de les lire et de les relire. Que vont faire nos catholiques libéraux ? Prions Dieu qu’ils se soumettent humblement et ne cherchent pas de faux-fuyants... Cet acte est l’un des plus grands du pontificat de Pie IX. »

Alors, en quoi consistait cette doctrine, dont Pie IX disait lui-même qu’elle devait servir de “ phare ” pour remettre le monde sur le chemin de la vérité et éviter aux catholiques l’écueil du libéralisme ?

« À vrai dire, depuis l’explosion révolutionnaire de 1789, les Papes n’avaient cessé de dresser contre cet esprit de révolte, “ satanique dans son essence ” le rempart de leur Magistère, l’obstacle de leur autorité tout engagée au service de la foi. Mais le Syllabus donnait à tant d’enseignements épars une force ramassée, claire, implacable. Tous les dogmes de la maçonnerie, toute la théorie des droits de l’Homme, de l’État, du Peuple-Dieu s’y trouvaient définis et rejetés. Dès lors était dressé à l’entour de l’Église assiégée un rempart, un système de défense qui en devait interdire l’assaut, la trahison, l’épuisement. »

Par exemple, la 80e proposition du Syllabus était tirée presque mot à mot d’un discours de Montalembert : « Le Pontife romain peut et doit se réconcilier avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne. » Non possumus, déclarait déjà Pie IX. L’Église ne peut pas l’accepter sans trahir sa mission, « elle serait dupe de reconnaître l’indépendance politique et la liberté sociale à un parti satanique qui ne rêve de s’en emparer que pour mettre l’Homme à la place de Dieu, ou plutôt Lucifer à la place de Jésus-Christ. Pour le salut des âmes et le bien des peuples, l’Église refuse à l’État de s’ériger en pouvoir absolu et tout réduire à la mesure de ses lois. Le Syllabus, c’est l’acte sauveur de l’Église et des cités humaines au dix-neuvième siècle. »

L’adversaire ne s’y trompa point et fit au Syllabus une guerre acharnée. Par exemple, il fut interdit de publication en France, sous un Empire qui se disait “ libéral ”. Il y eut aussi les faux frères : ainsi de Mgr Dupanloup, dans sa brochure sur “ La Convention du 15 septembre et l’Encyclique du 8 décembre ”, que Montalembert lui-même qualifiait d’ « éloquent escamotage », dans lequel l’évêque d’Orléans s’appliqua à distinguer la “ thèse ” ou théorie, affirmée par le Pape, de “ l’hypothèse ” ou mise en pratique dans nos sociétés modernes, autorisant tous les compromis et ralliements. Tellement est puissante la séduction révolutionnaire. Notre Père a le mot juste quand il écrit : « Il en est du Syllabus comme de ces ronces dont Dieu disait par la bouche du prophète Osée qu’il les avait placées là pour empêcher son Peuple infidèle de courir à ses adultères : “ C’est pourquoi je vais fermer son chemin avec des épines ; j’obstruerai sa route, pour qu’elle ne trouve plus ses sentiers, elle poursuivra ses amants et ne les atteindra pas, elle les cherchera et ne les trouvera pas. ” (Os 2, 8-1) »

Nous dirons en conclusion ce qui, peut-être, a manqué pour empêcher cette séduction d’opérer ses ravages et de gagner l’Église entière, mais voyons maintenant le dernier acte capital du pontificat de Pie IX, qui acheva de le rendre contre-­révolutionnaire.

L’INFAILLIBILITÉ PONTIFICALE

Le 29 juin 1867 vit se réunir à Rome, pour le dix-huitième centenaire du martyre de saint Pierre et saint Paul, une foule de plus de cent mille pèlerins, quarante-cinq cardinaux, quatre cent vingt évêques, des milliers de prêtres : image grandiose et réconfortante pour le Pape de cette Église vaillante et conquérante. Pie IX en profita pour annoncer à la surprise générale, la prochaine réunion d’un concile œcuménique, qui devait être, « dans l’affreuse tempête qui ébranle la société chrétienne et les maux immenses que souffre de son côté la société civile », une manifestation de « l’unité, l’intégrité de l’Église, son gouvernement institué par le Christ lui-même, de telle sorte que le pouvoir de Pierre, sa juridiction, sa primauté, gardent toute leur vigueur et toute leur plénitude dans la personne des Pontifes romains, ses successeurs dans la chaîne... » (Bulle d’indiction) À noter que, sans l’héroïsme et la victoire providentielle de Mentana que remportèrent au mois de novembre suivant les zouaves pontificaux sur les troupes garibaldiennes, le Concile n’aurait jamais pu se tenir à Rome !

Mais il n’y avait pas que les révolutionnaires de Garibaldi qui étaient à craindre. En France, le comte de Falloux, qui était un des plus irréductibles libéraux catholiques, eut cette phrase révélatrice : « L’Église n’a pas encore fait sa révolution de 1789 ; elle a besoin de la faire. » Ce qu’apprenant, Pie IX répondit simplement : « Et moi, je dis que c’est un blasphème. » Non, le premier concile du Vatican ne fut pas un “ 1789 ” dans l’Église, mais bien un renforcement de sa défense face à la Révolution. Quant à Dupanloup, il se flattait de renverser l’œuvre du Syllabus et de mettre des bornes à l’autorité du Pape, il échoua.

Le Concile s’ouvrit solennellement le 8 décembre 1869, en la fête de l’Immaculée Conception et commença par affirmer le “ miracle permanent ” que constitue l’existence même de l’Église, dans la Constitution dogmatique “ Dei Filius ”, unanimement approuvée le 24 avril 1870, sur la Foi catholique et ses rapports avec la raison.

« Pour que nous puissions satisfaire au devoir d’embrasser la foi véritable et de persévérer constamment en elle, Dieu, par son Fils unique, a institué l’Église et l’a pourvue de marques évidentes de son institution divine, pour qu’elle pût être reconnue comme la gardienne et la maîtresse de la parole révélée. C’est à l’Église catholique seule qu’appartiennent tous les signes si nombreux et si admirablement disposés par Dieu pour faire apparaître clairement la crédibilité de la foi chrétienne. Bien plus, l’Église, de par son admirable propagation, son éminente sainteté, son inépuisable fécondité en biens de tous ordres, de par son unité catholique et sa stabilité invincible, est par elle-même un grand et perpétuel motif de crédibilité et un témoignage irréfragable de sa mission divine. Il en résulte qu’elle est elle-même comme un signe levé parmi les nations. Signum levatum in nationes. »

Eurent lieu ensuite dans l’aula d’orageuses discussions autour de l’infaillibilité du Pontife romain, qui demeure une condition indispensable à la permanence de ce “ miracle ”. Là encore, nos libéraux catholiques se montrèrent de féroces anti-infaillibilistes. Les interventions de Mgr Freppel, que le Pape venait de nommer au siège d’Angers, furent décisives. Le Pape est infaillible, expliquait-il, dans l’exercice de son Magistère solennel, car sa mission est de confirmer ses frères dans la foi, mais l’aire de cette infaillibilité doit être rigoureusement délimitée. Son enseignement “ ex cathedra ” s’exerce à certaines conditions précises, déterminantes, de conformité avec le dépôt de la foi et avec toute la tradition de l’Église.

C’est en partie grâce au jeune et courageux évêque d’Angers que le schéma sur l’infaillibilité pontificale fut voté à une écrasante majorité, le 13 juillet 1870, et promulgué le 18 juillet. Dès le lendemain, le Concile était clos, en raison de la déclaration de guerre franco-allemande. Il n’empêche, l’essentiel était accompli. Les opposants furent obligés d’adopter le nouveau dogme défini par le Concile, les récalcitrants obstinés furent excommuniés.

Pie IX demeura inflexiblement fidèle à la ligne tracée, en dépit des épreuves qui assaillirent l’Église. Constamment en butte aux pouvoirs laïques oppresseurs, en même temps qu’il donnait une impulsion gigantesque aux œuvres de religion et aux missions, il ne voulut jamais transiger sur les principes. « Pie IX n’est pas chargé, écrivait l’écrivain catholique Louis Veuillot, de procurer le triomphe de la vérité méconnue, il est chargé de confesser cette vérité jusqu’à la mort ; car c’est par là qu’au temps fixé de Dieu, elle surgit vivante du tombeau de ses martyrs. »

Mgr Freppel fut quant à lui son meilleur disciple dans sa condamnation de la Révolution, comme dans sa dénonciation de l’indifférentisme politique professé par les libéraux catholiques.

LA DÉRIVE DU MAGISTÈRE

Mais entre-temps le Pape avait changé, c’était Léon XIII le libéral qui, en l’espace de vingt-cinq ans, mit en œuvre son “ grand dessein ” : un programme de réconciliation universelle qu’il avait médité à Pérouse dans une opposition ouatée à Pie IX. Et il avait tout pour lui, l’appui des libéraux, l’obéissance aveugle des catholiques, l’amour dévoué des peuples qu’il sacrifia en maintes occasions aux exigences de “ sa ” politique. Il avait fait sienne la distinction de Dupanloup, mère de tous les compromis. En peu d’années, ce fut une démission générale. « Quand on ne fait pas la politique de sa religion, écrit notre Père, on en vient immanquablement à embrasser la religion de sa politique. Très vite, Léon XIII perdit la maîtrise doctrinale de l’Église. En son nom, c’est l’idéologie de 1789 et les chimères démocratiques qui partout s’imposèrent comme une religion, sous le couvert du ralliement. »

Pie X heureusement redressa la barre et renoua avec le combat de Pie IX contre la Révolution et contre le libéralisme : « Il faut combattre, disait le saint Pape, le crime capital de l’ère moderne qui est de vouloir substituer l’homme à Dieu. » C’est Jésus-Christ qui doit être le Roi et le Centre de toutes les institutions et les activités humaines. Il faut « tout instaurer en Lui », la vie de l’Église d’abord, la société humaine ensuite. Finis les compromis, les ralliements, « les rapprochements blasphématoires entre l’Évangile et la Révolution » auxquels se livrait sans vergogne le Sillon de Sangnier, car « les vrais amis du peuple ne sont ni révolutionnaires ni novateurs, mais traditionalistes ». Et pour cette œuvre de restauration et de réparation, l’Immaculée Conception, dont le Pape célébra le cinquantième anniversaire de la définition par sa merveilleuse encyclique “ Ad diem illum ”, est au premier rang, mieux : elle en est le ressort intime.

Saint Pie X est vraiment le phare du vingtième siècle et notre Père son parfait disciple, comme il est celui du bienheureux Pie IX dans son recours à l’infaillibilité du Magistère. Mais après Pie X, la déviance reprit, le mal monta jusqu’à la Tête, et c’est par voie d’autorité qu’il s’est imposé dans tout le Corps, avec un freinage sous Pie XII.

Il ne faut pas dire que ce mouvement de balancier est inéluctable : qu’à un pape réactionnaire et intransigeant, succède forcément un pape libéral, et vice-versa. Il y a une ligne droite, celle de la vérité et de la fidélité catholique, traçant la force axiale du dessein de Dieu, ce que notre Père appelle l’orthodromie catholique, et les déviances, ou loxodromie, qui entraînent la sainte Église vers sa perte, en voulant à tout prix la marier avec le Monde issu de la Révolution. Mais qui remédiera à cette cassure dramatique survenue au milieu du dix-neuvième siècle, cause de notre apostasie actuelle ?

CONTRE-RÉVOLUTION MARIALE

Notre Père est le premier à nous avoir donné la clé de l’orthodromie catholique qui s’est faite mariale durant ces deux derniers siècles : la Sainte Vierge a en effet entrepris une véritable “ contre-révolution ” céleste. « Tout commence en 1830, avec les apparitions de notre divine Mère à Catherine Labouré, rue du Bac, lui donnant à répandre dans tout l’univers la Médaille miraculeuse pour la guérison de toutes maladies, la consolation de toutes peines, la fin de toutes alarmes des pauvres gens, mais à commencer par la conversion et l’amendement de leur vie, à Paris, au plein milieu des horreurs révolutionnaires, pour en soutenir les persécutés et y maintenir la dévotion à son Cœur Immaculé à travers les temps d’apostasie qui allaient venir... »

De la Rue du Bac à Notre-Dame des Victoires, de La Salette à Lourdes, en attendant Fatima, la Vierge Marie apportait le remède à cette grande révolte, dont la France, l’Église, le monde entier devaient vivre les folies criminelles, comme d’un nouveau déicide, et les affres subséquentes, des guerres, révolutions et persécutions, tant de cruelles morts et damnation. Elle fut relayée, nous l’avons vu, par les papes contre-révolutionnaires, de Grégoire XVI à saint Pie X, en passant par l’angélique Pie IX. Et Elle restera indissociablement unie à eux. Elle fut contredite, combattue et méprisée par les libéraux, qui n’aiment pas que la Sainte Vierge intervienne dans leurs affaires, dans leur fausse politique. En bref, disait le Père Marie-Antoine, « c’est l’Immaculée Conception de Pie IX et de la Grotte de Lourdes, qui doit tuer la Révolution et sauver le monde. »

Mais alors, question : pourquoi la Sainte Vierge n’est-elle pas encore arrivée à ses fins ? – Peut-être, répondait notre Père, qu’on n’a toujours pas compris ce qu’Elle est venue révéler à Lourdes le 25 mars 1858 et qu’elle viendra dévoiler d’une manière définitive à Fatima au Portugal en 1917 : « Quelque chose de formidable, de tellement fascinant, que pour l’Immaculée Conception, les catholiques auraient été se faire tuer. Mais cela n’a pas beaucoup bougé et on est toujours là... »

Elle n’a donc pas dit son dernier mot, et c’est à son Cœur qu’est réservée la Victoire, comme frère Bruno nous l’expliquera en conclusion de ce camp.

Frère Thomas de Notre-Dame
du Perpétuel Secours et du Divin Cœur.