Il est ressuscité !
N° 262 – Janvier 2025
Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard
CAMP NOTRE-DAME DE FATIMA 2024
La “ France de Marie ”
VIe - Xe siècle
Sous le Voile de Sainte Marie Mère de Dieu
ON dit souvent que la conversion de Clovis fut opportuniste, qu’il avait tout intérêt à se faire baptiser pour obtenir la bienveillance des évêques et des catholiques gallo-romains, mais en réalité, Clovis n’était pas du tout disposé à le demander. Ses Francs le considéraient comme un descendant des dieux. En se convertissant, il perdait toute légitimité.
Mais, sans Clotilde, il est à peu près sûr qu’à plus ou moins long terme, il serait devenu arien. Les Wisigoths du sud-ouest, les Burgondes de la vallée du Rhône, et les Ostrogoths de Théodoric le Grand en Italie étaient tous ariens. Deux de ses sœurs, dont l’une était l’épouse de Théodoric, étaient ariennes. Par conséquent, l’intérêt de Clovis était ou de rester païen, ou de se faire arien.
Or, finalement, Clovis demanda en toute sincérité le baptême catholique. Comment cela s’est-il fait ? Par le concours discret de la Sainte Vierge, de Sainte Marie, comme on disait à cette époque-là.
Cela commença par une vision. Dans la vie de saint Remi, on lit que saint Montan, ermite, « sans cesse [implorait] la clémence de Jésus-Christ pour la paix de sa sainte Église, en proie à mille afflictions dans le pays des Gaules. »
Or, une nuit, « il lui semble que, par une grâce divine, il est transporté au milieu du chœur des anges et de l’assemblée des saintes âmes, tenant ensemble conseil et conférant de la subversion ou de la restauration de l’Église des Gaules. Tous déclarent que le temps est venu d’avoir pitié d’elle. Et en même temps, une voix qui retentit avec douceur se fait entendre d’un lieu plus élevé et plus secret : ‘ Le Seigneur a regardé du Saint des saints, et du ciel en la terre, pour entendre les gémissements de ceux qui sont enchaînés, et pour briser les fers des fils de ceux qui ont péri, afin que son Nom soit annoncé parmi les nations, et que les peuples et les rois se réunissent ensemble pour le servir. ’ La voix disait que Célinie concevrait et engendrerait un fils nommé Remi, auquel le peuple serait confié pour être sauvé. »
Cette voix « qui retentit avec douceur d’un lieu plus élevé et plus secret » était peut-être celle de la Sainte Vierge, ou celle d’un ange. En tout cas, dans cette « assemblée des saintes âmes », devant laquelle fut introduit saint Montan, se tenait certainement la Sainte Vierge, entourée des innombrables martyrs et confesseurs de la Gaule romaine.
Dix mois après cette vision, vers 437, sainte Céline, noble gallo-romaine de Laon, épouse du comte Émile, mettait au monde de façon miraculeuse, car elle était trop âgée, un petit garçon qu’elle nomma Remi.
Vers 493, Clovis épousa sainte Clotilde, une princesse burgonde. Préservée de l’arianisme, élevée dans le catholicisme par sa mère sainte Carétène, elle apporta au foyer du guerrier barbare l’exemple des vertus chrétiennes. Quand Clovis invoqua plus tard le “ Dieu de Clotilde ”, ce fut d’abord parce qu’il l’avait entrevu aussi puissant que bon dans les vertus de son épouse. C’est bien le fruit de la recommandation que fait saint Paul lorsqu’il traite du mariage d’une chrétienne avec un païen : « La femme fidèle sera le salut de l’homme infidèle » (1 Co 7, 14).
Mais l’épreuve entra vite dans le foyer familial. Les paroles que nous citons ici ont été reproduites par Grégoire de Tours dans son Histoire des Francs. Puisées à des sources orales sûres, il s’agit du témoignage de sainte Clotilde elle-même (cf. Michel Rouche, Clovis, 1998).
Lorsque naquit leur premier enfant, Clovis permit qu’il fût baptisé catholique. Mais l’enfant expira presque aussitôt et Clovis fit des reproches à sa femme : « Si l’enfant avait été voué à mes dieux, il aurait vécu de toute façon. Mais maintenant il n’a pas pu vivre du tout, baptisé au nom de votre Dieu. » À cela la reine répliqua : « Je rends grâces à Dieu tout-puissant, qui ne m’a pas jugée complètement indigne, puisqu’il a daigné accueillir dans son royaume celui qui a été conçu dans mon sein. » Magnifique réponse surnaturelle !
L’année suivante naquit un nouveau fils, Clodomir, qui fut lui aussi baptisé. Mais cette fois encore, l’enfant sembla près de trépasser et déjà Clovis s’exaspérait : « Il ne peut pas lui arriver autre chose que ce qui est survenu à son frère. Baptisé au nom de votre Christ, il mourra bientôt. » Le reproche allait plus loin que la première fois : ici Clovis disait que Jésus était lui-même l’auteur du mal, puisqu’il faisait mourir les petits enfants. Clotilde mit sa foi dans le Seigneur et dans la Vierge Marie et l’enfant guérit. Manifestement, le Dieu des chrétiens avait quelque pouvoir. Cela ébranla Clovis.
Grégoire de Tours précise que Clotilde « prêchait assidument son mari ». Que disait-elle ? La principale objection de Clovis était que Jésus-Christ ne pouvait pas être un dieu, contrairement aux siens, puisqu’il était mort sur une croix.
Mais il avait une autre objection : celle de l’erreur arienne qu’une partie de son entourage partageait. Saint Avit, évêque de Vienne, témoigna plus tard de la pression exercée sur le roi par son entourage arien dans une lettre qu’il écrivit à Clovis pour le féliciter de son baptême : « C’est en vain que les sectateurs de l’hérésie ont essayé de voiler à vos yeux l’éclat de la vérité chrétienne par la multitude de leurs opinions contradictoires. »
Religieusement et politiquement, l’arianisme aurait été pour Clovis un excellent compromis entre le paganisme et le catholicisme. Les ariens affirmaient que Jésus n’était pas consubstantiel au Père, mais qu’il appartenait à l’ordre des créatures. La conséquence logique de cette erreur fut celle du nestorianisme qui refusait de définir Jésus-Christ comme vrai Dieu fait homme. Or, comme nous l’avons vu dans l’article précédent, l’arianisme et le nestorianisme furent condamnés par l’Église et se trouvèrent écrasés par la définition du dogme de Marie Mère de Dieu. Par conséquent, la Vierge Marie fut forcément au centre des discussions de Clotilde et de son époux. En expliquant le mystère de la Sainte Trinité, ainsi que ceux de l’origine et de la naissance du Messie, ils ne pouvaient pas ne pas parler de la place fondamentale de la Vierge Marie dans l’histoire du salut.
LA GRÂCE DE L’ACTE FONDATEUR
Et pourtant, la guérison miraculeuse de son fils ne suffit pas à convaincre Clovis de devenir catholique. Seul le danger dans lequel il fut plongé en 496 lors de la fameuse bataille de Tolbiac sur les bords du Rhin eut raison de son orgueil. Grégoire de Tours qui, rappelons-le, rapporte les paroles de sainte Clotilde, insiste sur le fait que « l’armée de Clovis fut sur le point d’être complètement exterminée ». Clovis, après avoir invoqué en vain ses dieux, fit enfin cette prière aux conséquences immenses pour la France : « Ô Jésus-Christ, que Clotilde proclame Fils du Dieu vivant, si tu m’accordes la victoire, je croirai en toi et je me ferai baptiser en ton nom. »
Cette prière manifestait à la fois que Clovis était prêt à renoncer à ses dieux, mais aussi qu’il voulait croire au Dieu tel qu’il avait été prêché par Clotilde, et non pas tel qu’il l’avait été par les ariens. Elle contenait par conséquent son adhésion complète au dogme de Marie Mère de Dieu.
Selon une vieille tradition rapportée par la Chronique de Strasbourg de Jacob von Kunigeshofen (XVe siècle), mais qu’on ne peut pas authentifier absolument faute de documents, Clovis serait revenu du champ de bataille et se serait rendu à Reims en passant par Strasbourg. Il serait donc à l’origine de la construction de la cathédrale de cette ville, composée de trois nefs, faite de troncs d’arbres et d’une grossière maçonnerie en sable et en terre glaise. Clovis l’aurait dédiée à la Très Sainte Vierge. Cet édifice pourrait donc être un geste de reconnaissance envers la Vierge Marie pour la victoire miraculeuse obtenue. Détruite, elle fut reconstruite par le roi Dagobert en 628.
Clovis reçut le baptême dans la nuit de Noël 496, dans la cathédrale de Reims consacrée à Marie Mère de Dieu, des mains de l’évêque saint Remi qui l’avait instruit de la religion catholique, et il fut oint du saint chrême avec le signe de la croix.
Cette onction, reçue le jour de son baptême, était celle de sa confirmation qu’on imposait en suite du baptême, mais, fait remarquer notre Père, « donnée en l’occurrence par saint Remi, que Grégoire de Tours compare pour ses vertus et pour son rôle au pape saint Silvestre, à Clovis qu’il déclare un nouveau Constantin, cette onction parut à tous l’équivalent de l’onction sainte d’huile versée sur la tête des rois de Juda sur l’ordre du vrai Dieu, pour se les consacrer, comme le prophète Samuel le fit à David ».
C’est le fondement de l’alliance primordiale entre l’Église et la monarchie franque. « À Reims, écrit notre Père, le premier roi de l’histoire à recevoir le baptême et l’onction de l’Église, recevait de celle-ci en héritage la nation gallo-romaine toute constituée. »
C’est ce qu’écrivit saint Avit à Clovis, l’engageant même à aller plus loin : « Il est cependant encore une chose que nous souhaitons pour vous : c’est que Dieu fasse que votre peuple devienne, tout entier, le sien par vos soins ; que, partageant les trésors de votre cœur, vous répandiez la semence de la foi chez les peuples les plus éloignés qui, restés jusque-là dans leur ignorance naturelle, n’ont pas été corrompus par les miasmes de doctrines dépravées. Ne rougissez pas, n’hésitez pas à envoyer dans ce but des missions qui étendront le royaume de Dieu, puisque lui-même a constitué le vôtre. »
Sans que ce soit sur le moment bien analysé, mais on le comprendra petit à petit, cette alliance, cette union, ce “ mariage ” se faisait avec le Christ, vrai Roi de France, et avec la Vierge Marie, Reine de notre patrie. Car de même que le baptême nous rend enfant de Dieu et de Marie, celui de Reims faisait de notre nation l’instrument de Dieu et la Fille aînée de Marie et de l’Église. Et même si à cette époque la présence de la Sainte Vierge, comme Reine de France, aux côtés du vrai Roi de France, restait discrète, elle n’en était pas moins bien réelle et allait de plus en plus se manifester comme telle.
UN SONGE DU MOINE RADUIN EN 833
Passons les siècles pour rapporter tout de suite le récit d’une vision qui illustre cela. Elle est rapportée par Flodoard, un chanoine de l’église de Reims au dixième siècle.
Au neuvième siècle, l’archevêque de Reims était Ebbon. Quand les trois fils de Louis le Pieux, fils de Charlemagne, se rebellèrent en 830 contre leur père, Ebbon rejoignit l’insurrection et alla même jusqu’à condamner l’empereur et roi légitime, sacré à Reims.
Alors qu’un jour Ebbon s’était rendu à la cour d’un des fils rebelles, un moine nommé Raduin, Lombard de nation, du monastère Saint-Remi à Reims, eut une vision.
« Un jour, c’était la fête de l’Assomption de la Sainte Mère de Dieu après l’office de matines, tous les autres frères étant allés reposer, et les gardiens de l’église étant allés aussi dormir, Raduin resta seul au chœur pour prier. Après avoir longtemps psalmodié, la fatigue le prit, et il ne put résister au sommeil. Pendant qu’il dormait, il vit sortir du sépulcre de saint Remi la Bienheureuse Mère de Dieu toute brillante de lumière, et ayant à ses côtés saint Jean l’évangéliste et saint Remi. Il lui sembla qu’ils venaient vers lui à pas lents et solennels. La glorieuse Vierge lui mit doucement la main sur la tête et lui dit :
« – Que fais-tu ici, frère Raduin ?
« À ces mots, le moine se jeta à ses pieds pour les baiser, et la Vierge continua :
« – Où est l’archevêque Ebbon ?
« – Il est à la cour, répondit le moine, où il suit les affaires selon ordre du roi.
« – Pourquoi fréquente-t-il tant le palais ? ajouta la Vierge, en vérité ce n’est pas là qu’il acquerra de plus grands mérites de sainteté. Un temps viendra, et il n’est pas loin, où toutes ses menées lui prospéreront peu.
« Raduin n’osant rien répondre, la Vierge l’interrogea en ces termes :
« – Quel différend vos rois ont-ils donc entre eux ?
« – Votre incorruptible Sainteté le sait mieux que moi, Sainte Mère du Sauveur du monde, répartit le moine.
« – Pourquoi donc, continua-t-elle, se laissent-ils ainsi séduire au mal de la cupidité, et emporter à une vaine audace ?
« Or c’était précisément le temps où l’empereur Louis était si outrageusement tourmenté par ses propres enfants. Puis prenant la main de saint Remi :
« – Voici, dit-elle, voici celui à qui toute autorité a été donnée pour toujours par Jésus-Christ sur l’empire des Francs. Comme il a reçu la grâce de retirer par sa doctrine cette nation de l’infidélité, c’est lui seul aussi qui a le don inviolable de lui constituer un roi ou un empereur.
« La bienheureuse Mère de Dieu finissait à peine que Raduin s’éveilla tout à coup. »
Peu de temps après, Ebbon fut déposé de son siège, coupable d’infidélité envers l’empereur. Contrit, il se rétracta, se démit lui-même du sacerdoce et chercha le remède de la pénitence. Plus tard, il revint sur le siège de Reims, mais fut à nouveau chassé par Charles le Chauve. Après sa mort, le Ciel révéla qu’il était en purgatoire, mais sauvé.
Comprenons qu’au fondement de cette conversion de Clovis, de son baptême et du premier sacre de Reims, est Notre-Seigneur, vrai Roi de France, ce principe sera rappelé par sainte Jeanne d’Arc au quinzième siècle, mais est aussi la Vierge Marie. Cette vision illustre cette vérité. Elle rappelle que seuls les évêques de Reims ont pouvoir de sacrer les rois de France et Elle apparaît véritablement comme la gardienne de l’alliance, la Mère et la Reine du Royaume. La France mettra mille ans avant de le reconnaître officiellement par un acte de consécration et de soumission.
LA DÉVOTION MARIALE DES MÉROVINGIENS
Revenons en arrière. Après la mort de Clovis, quand ses fils dépecèrent sauvagement l’héritage, la reine Clotilde eut beaucoup à souffrir. Réfugiée à Tours près du tombeau de saint Martin, elle y exerça encore un grand rayonnement, ne serait-ce que pour réconforter Radegonde, cette touchante princesse de Thuringe qui avait épousé son petit-fils Clotaire, et qui s’était enfuie du palais royal pour échapper aux cruautés de son mari.
« Notre mission à nous, lui dit-elle, est dans la prière. Je l’ai compris ici dans la solitude et dans le silence. C’est à nous, femmes et reines, d’entretenir dans l’ombre le feu sacré qui doit un jour illuminer les nations. Au soir de ma vie, tu viens à ton tour, ma fille, offrir au Christ ton immolation pour expier les fautes de la race, et lui mériter une insigne fidélité à Dieu... Il faut multiplier les monastères, plus encore et toujours, il faut organiser ceux des femmes afin que nuit et jour le Seigneur entende monter vers Lui l’hommage de son peuple et lui accorde ses pardons. C’est à nos mains de reines que le flambeau de l’Évangile est confié. » Peu de temps après, la vieille reine s’endormait dans la paix de Dieu, tandis que Radegonde, qui n’avait que vingt-cinq ans ! allait fonder à Poitiers le monastère Sainte-Marie.
Le savant et pieux biographe de sainte Clotilde, Godefroid Kurth, écrit qu’ « elle ouvre la série de ces femmes prédestinées qui ont été, à l’aurore du monde moderne, les initiatrices des nations » (Sainte Clotilde, 1905, p. 5). Il serait trop long d’en dresser la liste, mais on constate que la plupart étaient issues de son sang : Berthe, son arrière-petite-fille, pour les Saxons au pays des Angles, Clotsinde au pays des Lombards, Théodelinde en Bavière ; de même en Bohême, en Pologne... En Russie, sainte Olga, grand-mère du prince Vladimir, nous semble une réplique de la Reine des Francs, puisqu’une vieille chronique la félicite ainsi : « Réjouis-toi d’avoir fait connaître Dieu à la Russie, car tu as été le principe de l’alliance de la Russie avec Lui. »
« Ces faits réunis, conclut Kurth, nous montrent que toute l’Europe chrétienne est redevable de sa foi à ses reines beaucoup plus qu’à ses rois. Sainte Clotilde ouvre le cortège de ces évangélisatrices couronnées, et tout ce qui s’est fait plus tard par des reines chrétiennes se rattache à son initiative glorieuse. »
Mais quelle forme avait la dévotion mariale de sainte Clotilde et de sainte Radegonde, des saints évêques et du peuple fidèle qui vivaient en ces siècles si durs ?
En ce temps-là, les saints en général étaient beaucoup plus priés que la Sainte Vierge elle-même. Il y avait plus d’églises consacrées à saint Martin qu’à la Mère de Dieu. C’est au tombeau de saint Martin que Clovis se rendit avant de recevoir le baptême et qu’il confia sa croisade de 507 contre les Wisigoths. Sainte Clotilde passa son veuvage à Tours sur ce même tombeau, et sainte Radegonde à Poitiers sur celui de saint Hilaire. On avait aussi une grande dévotion à saint Georges, à saint Denis, à sainte Geneviève, aux vierges romaines martyres. Pourquoi ? Parce que tous ces saints étaient concrets, forts, courageux, ils avaient montré leur puissance par des miracles extraordinaires, et il suffisait d’aller sur leur tombeau pour en obtenir d’autres. Leurs vies étaient connues, racontées, et leur gloire augmentait au fil des grâces reçues.
Certes, la dévotion à la Sainte Vierge existait, mais elle n’était pas populaire, car on ne voyait pas sa puissance. On connaissait ses mystères rapportés dans l’Évangile, mais on n’avait pas vu encore à quel point Elle était Mère des hommes. On ne supportait pas qu’elle soit salie par toute sorte d’hérésies, mais Elle paraissait éloignée des soucis quotidiens des fidèles.
Selon une thèse de Sorbonne inédite sur Le culte de la Sainte Vierge en France du cinquième au treizième siècle, cette perception et ce rapport à la Sainte Vierge commencèrent de changer au sixième siècle, lorsque des auteurs commencèrent à chanter sa gloire et à raconter ses merveilles.
Saint Venance Fortunat (530-609), Italien, devint évêque de Poitiers et proche de sainte Radegonde, après avoir vécu à la cour de l’empereur à Ravenne. En Italie, la dévotion à la Sainte Vierge était bien plus développée qu’en Gaule. Venance Fortunat composa des hymnes liturgiques, comme le Vexilla Regis en l’honneur de la Sainte Croix, mais en composa également pour la Sainte Vierge. L’une d’elles, le De Virginitate, la dépeint ainsi :
« Puis, la Mère de Dieu, la pieuse Vierge Marie, s’avance rayonnante, Et, au sein du troupeau de l’Agneau, conduit les chastes brebis. Elle-même, au milieu d’un essaim serré de jeunes filles, Dans une éblouissante et pure lumière, entraîne les cohortes Qui, aux banquets du Ciel, chantent ses louanges. »
Jamais la Gaule n’avait entendu de pareils accents. Fortunat est nicéen, il veut chanter la gloire de la Sainte Vierge, sa place éminente dans le cortège des saints. Pour montrer sa puissance, il privilégie les descriptions brillantes, où on la voit dans une lumière de gloire. Cependant, si ses hymnes sont magnifiques, elles sont encore trop abstraites. Elles ne parlent pas à l’imagination des simples.
Saint Grégoire de Tours (538-594) eut une influence déterminante. Il naquit et vécut dans la vallée de la Loire en plein cœur du pays franc. Évêque, il écrivit pour ses fidèles, en un langage simple, des petits récits alertes, en vue de susciter la dévotion. Dans le De gloria martyrum et dans son Histoire des Francs, il raconte la mort de Marie et plusieurs de ses miracles : celui de l’enfant juif qu’elle sauva du feu, celui de l’église qu’elle aida à construire, celui des moines affamés qu’elle nourrit, et d’autres encore.
Voici l’histoire de l’enfant juif. Le fils d’un vitrier juif allait à l’école avec des enfants chrétiens. Un jour, comme on célébrait l’office dans l’église de la bienheureuse Marie, l’enfant vint avec ses petits camarades partager le Corps et le Sang du Christ. Cela fait, il rentre chez son père et lui raconte gaiement les choses. Le père furieux, le jette dans le four. La mère accourt. À ses cris, les chrétiens envahissent l’atelier, tuent le Juif et ouvrent le four. Ils trouvent l’enfant « couché sur les charbons comme sur un duvet ». Surpris, ils lui demandent ce qui est arrivé. « La Femme que j’ai vue dans l’église où j’ai communié, assise sur un trône, un petit garçon sur les genoux, c’est Elle qui m’a recouvert de son manteau pour empêcher les flammes de me dévorer. » Par là, il fut évident, conclut saint Grégoire, que la bienheureuse Marie lui était apparue. Ce miracle entraîna la conversion de beaucoup de juifs et « tous les habitants rendirent grâce à Dieu ».
Un tel récit ravissait les gens du Moyen Âge. La scène est concrète, le récit ami de la mémoire et la leçon, celle d’une tendre Mère attentive à ses enfants, propre à attirer les cœurs à Elle. La Vierge Marie devenait familière, et c’est ce que cherchait Grégoire de Tours. « Les hommes ont coutume de vénérer plus tendrement les saints dont ils ont lu l’histoire », disait-il. Amener les Francs à prier Marie, voilà tout son désir.
Saint Grégoire a voulu raconter de vrais miracles. Il rapporte ceux qui ont eu lieu en pays franc. Il interrogea aussi les pèlerins gaulois et normands, nombreux à se rendre en Terre sainte en ce temps-là, et dont certains ont acheté très probablement plusieurs reliques de la Sainte Vierge que l’on vénère encore chez nous : son voile, sa robe, sa ceinture...
Saint Grégoire s’est aussi servi du Transitus Beatae Mariae pour raconter à ses lecteurs un fait nouveau pour eux : l’Assomption. Nous y reviendrons.
Saint Grégoire voulait montrer Marie vivante, active, ingénieuse, même si le plus souvent dans ses histoires on devine sa présence sans la voir. Tantôt elle apparaît en rêve à un architecte et lui parle d’un ton ferme, précis. Tantôt elle prend, comme dans la légende des moines, l’aspect d’une femme pressée de rembourser ses dettes. Ainsi, les seigneurs francs et les gens des campagnes qu’une leçon théologique aurait sans doute rebutés, écoutent et retiennent la leçon de leur évêque : Marie est vivante, puissante, bonne, tendre, attentive à nos besoins et à nos douleurs. Elle est aussi une maîtresse de domaine surprenante, comme on le voit à Sainte-Marie de Boulogne.
ELLE VINT DE LA MER
L’an du Seigneur 633, sous le règne du bon roi Dagobert, Elle apparut dans une modeste chapelle, au milieu des ruines de l’ancien castrum de Boulogne, pour dire aux fidèles assemblés : « Mes amis, sachez que je suis l’avocate des pécheurs, le sentier des dévoyés, la source de la grâce, la fontaine de bonté et de la miséricorde... Je veux qu’une lumière divine descende sur vous et sur votre ville. C’est mon plaisir d’y élire ce lieu où je veux qu’on me serve et qu’on me révère. » Langage de mère et de souveraine ! En même temps, Elle leur ordonnait de descendre au rivage, où abordait, au milieu d’un halo de lumière, une barque sans voiles ni rames, portant en ses flancs une Image de la Vierge Marie, ainsi qu’une bible manuscrite et des reliques.
Cette “ légende des origines ”, brocardée à plaisir par nos modernes et modernistes, est beaucoup plus crédible qu’on ne peut penser. D’abord la statue, vénérée pendant douze siècles, hélas brûlée à la Révolution, à l’exception d’une de ses mains, a été datée dans les années 1950 : elle remonte bien « entre le sixième et le huitième siècle ». Comment est-elle arrivée jusqu’au port de Boulogne ? Nous savons que des échanges continuels se faisaient entre l’Orient, en particulier la Syrie, et les ports occidentaux de la Gaule et de la Bretagne (l’Angleterre) depuis sa conversion à la fin du sixième siècle, échanges d’objets de luxe, mais aussi de reliques et d’images religieuses. Que se passa-t-il ? Une tempête, un bateau en dérive, une barque momentanément délaissée avec sa marchandise ? – « C’est un secret, qu’il semble que le Ciel s’est voulu réserver », dit un auteur ancien, avec raison.
Stratège, la Sainte Vierge était apparue au carrefour des principales routes terrestres et voies maritimes au nord de la Gaule franque, et au cœur de toute une efflorescence de fondations monastiques (sous la houlette de saint Liévin, saint Riquier et autres disciples de saint Colomban) et de missions évangélisatrices entreprises par de grands évêques comme saint Omer et saint Éloi, avec le soutien appuyé des rois mérovingiens, car il y avait encore fort à faire pour évangéliser les campagnes.
Il y a peut-être davantage dans cette histoire de Boulogne, car les desseins de Dieu couvrent les siècles : dans ces mêmes années 630, la Palestine tombait entre les mains des Sarrazins ; à partir de 634, leurs premières batailles furent centrées sur Jérusalem en attendant de couvrir tout l’Est méditerranéen. « Comme si Dieu, écrivait un chanoine de Boulogne en 1680, dans le temps que ces barbares s’emparaient de la Terre sainte, avait voulu, par un dessein tout particulier de sa Providence, que l’Image de sa Sainte Mère, chassée en quelque façon de la Palestine, trouvast son azile, justement dans une ville, qui devait un jour donner la naissance à Godefroy de Bouillon, ce grand restaurateur de son Saint Nom dans les païs du Levant. »
Nous en reparlerons. Il nous suffit de dire ici que l’Immaculée « vint de la mer », pour prendre possession de ce qu’on appellera bientôt « l’anglet le plus précieux de la Chrétienté ».
LA GRÂCE DIFFUSE DU CULTE MARIAL
Dans sa session de 1984 à Josselin, intitulée La France, royaume de Marie, l’abbé de Nantes insistait sur l’influence déterminante que nos rois, tous sans exception, nos reines plus encore, eurent, favorisant par l’exemple le développement du culte de la Sainte Vierge dans leur royaume.
À l’est de Paris fut bâti le monastère de Chelles par sainte Bathilde (630-680). Cette ancienne captive devenue reine et régente de France, avait interdit d’introduire sur le territoire des Francs des captifs chrétiens, – « terre de France, terre franche » –, cela passa en proverbe. On dit que, sous son règne et de son fait, il s’est bâti en France plus d’églises et de monastères sous le patronage de la Vierge Marie qu’en aucun temps. Celui de Chelles fut construit à l’emplacement où la reine avait vu s’élever une échelle d’or au-dessus d’un autel en l’honneur de la Vierge. En plus de sa Nativité, on aimait en ce couvent fêter son Assomption.
Mais ne l’oublions pas, c’est l’Église, forte de la foi et de la confiance des fidèles, qui se fit l’éducatrice de ce culte marial, tout en étant la gardienne de la dynastie « en souvenir de Clovis », prêchant l’obéissance au sang royal, au cours des nombreux conciles régionaux ou nationaux, dont on admire aujourd’hui la sagesse politique et l’équité.
« L’épiscopat franc, écrit Odette Pontal, tout en gardant intacte la doctrine malgré les hérésies et en déférant à la discipline romaine, réussit à construire par les conciles, tant nationaux que provinciaux, une Chrétienté spécifiquement franque ou gallo-franque » (Histoire des conciles mérovingiens, 1989), et la fleur de cette doctrine et de cette discipline fut le recours habituel à la Vierge sainte et aux saints protecteurs.
Cela ne se serait pas fait si les évêques et les moines n’avaient pas maintenu nos souverains dans la vertu, les fidèles dans la docilité à leurs princes, et tout ce peuple dans l’espérance surnaturelle qui fait supporter les plus grandes épreuves.
Dans son excellente Histoire de saint Léger et de l’Église des Francs au septième siècle, le cardinal Pitra compte plus de cinq cents canonisations pour la seule Église de France et, sur ce nombre, il signale plus de deux cents évêques ! C’est dire leur valeur personnelle au sein de la mêlée. Quant aux moines et aux moniales, on remarque que c’est toujours par les monastères que la ferveur religieuse et la piété mariale ont été conservées pures ou, après les temps de décadence, réinsufflées dans le cœur des fidèles.
À Querrien, au centre géographique de la Bretagne, un moine irlandais, disciple de saint Colomban, séjourna au tout début du septième siècle. Il s’appelait Gal, saint Gal. Il ne manqua pas d’édifier un sanctuaire en l’honneur de la Mère de Dieu et d’y placer une statue qu’il sculpta.
Dix siècles après, la Sainte Vierge s’en souvenait encore, puisque, le 15 août 1652, apparaissant à une jeune bergère, sourde et muette, Elle la guérit et lui indiqua comment retrouver la statue : « Pour preuve que le message dont je te charge vient du ciel, on découvrira à quelques pas de la fontaine Saint-Gal, en l’endroit que l’on nomme la Mare, une “ image ” qui fut honorée en ce pays. C’est en ce lieu même qu’on me bâtira une église. Va et fais creuser le sol à la place indiquée. » On y retrouva la statue. L’apparition fut reconnue par l’Église, et le sanctuaire, élevé en l’honneur de Notre-Dame de Toute Aide, existe toujours. Une invention équivalente s’était passée quelque temps auparavant à Sainte-Anne d’Auray.
LE CULTE MARIAL SOUS CHARLEMAGNE
Après la décadence des Mérovingiens, les Carolingiens prirent la place et l’on commença à parler des Gesta Dei per Francos. Cela s’est fait avec le secours de saint Michel qui apparut en 708 à saint Aubert, évêque d’Avranches, pour lui demander d’élever un sanctuaire en son honneur au sommet du mont Tombe, notre Mont-Saint-Michel. Charlemagne fixera la fête officielle de l’Archange au 29 septembre, le faisant représenter sur ses étendards avec l’inscription : Saint Michel, patron et prince de l’Empire des Gaules.
En 711, les Sarrasins passent le détroit de Gibraltar, deviennent maîtres de l’Espagne et foncent sur la Loire. Ils sont arrêtés à Poitiers en 733 par Charles Martel. Ils ne sont pas pour autant chassés de France. Comme les Mérovingiens ne font rien pour libérer le royaume, saint Boniface, encouragé par le pape Zacharie, oint le fils de Charles Martel, Pépin le Bref. C’est la première fois dans l’histoire du royaume franc que l’onction royale est mentionnée.
Et il est sacré une seconde fois avec ses deux fils, Carloman et Charles, notre futur Charlemagne, en 754 à Saint-Denis, par le pape Étienne II qui vient en Gaule supplier le roi des Francs de prendre en main « la cause de saint Pierre » et de protéger Rome de l’invasion des Lombards.
Pépin le Bref va en Italie en 756 et fait don au Pape des territoires conquis, pour que « le Pape, juge de tous, ne soit le sujet de personne ». Telle est l’origine des États pontificaux, créés par un fils de France. De ce jour, le roi des Francs, « vainqueur par la Providence de Dieu », fut appelé le Roi Très Chrétien. Clovis avait lié la monarchie à l’épiscopat gallo-romain, Pépin la lia à la Papauté, sous le regard de Marie. Pépin fit frapper ses deniers de l’inscription Sancta Maria ou Maria Virgo.
Charlemagne, qui devint roi des Francs en 768, fut sacré empereur à la Noël 800 à Rome par le pape Léon III. Son règne fut marqué par l’heureuse concertation des deux pouvoirs, spirituel et temporel, qui provoqua un accroissement prodigieux de la Chrétienté. On raconte qu’au retour, l’empereur se rendit en pèlerinage au Puy pour déposer sa couronne impériale aux pieds de Notre-Dame. Il portait toujours sur lui l’image de la Sainte Vierge attachée au cou.
Le culte marial se maintint durant le septième et le début du huitième siècle, mais sous Charlemagne il prit en Gaule une vigueur nouvelle.
En 637, Jérusalem tombait aux mains des Arabes et, dans le même temps, Constantinople était la proie des iconoclastes et des Arabes, l’Italie celle des Lombards, et l’Espagne celle des Sarrasins. Ces malheurs firent que les Francs n’allèrent plus sur les Lieux saints ni dans les pays étrangers et que l’on se coupa d’eux. Or, dans ces pays, malgré les obstacles, le culte à la Vierge Marie se développa.
Constantinople, plusieurs fois libérée par la Sainte Vierge, rendit hommage à leur protectrice notamment en développant son culte liturgique. Au huitième siècle, on fêtait en Orient la Conception de la Mère de Dieu, sa Naissance, l’Annonciation, la Nativité de Jésus, la Présentation de Jésus au Temple et la Dormition de la Vierge.
Au septième siècle, plusieurs papes d’origine grecque furent élus qui introduisirent à Rome quatre de ces fêtes mariales : la Nativité de Marie, l’Annonciation, la Présentation et l’Assomption. Ils multiplièrent aussi les églises et la réalisation de mosaïques en l’honneur de la Sainte Vierge. Cette dévotion passa en Espagne par saint Isidore et son disciple saint Hildefonse († 669).
En montant sur le trône, le premier soin de Charlemagne fut de rentrer en relation avec l’Espagne chrétienne qu’il protégea des musulmans, et avec Rome qu’il affermit contre les Lombards. En matière de rite, ce qu’il vit le décida à rétablir l’ordre dans la liturgie des Gaules. Chaque évêque célébrait à sa façon les solennités qui lui plaisaient. Le rite gallican ne comportait qu’une fête de la Sainte Vierge, le 18 janvier, célébrée en lien avec la Nativité. Charlemagne rapporta de Rome le sacramentaire grégorien, c’est-à-dire le livre des offices de saint Grégoire le Grand, enrichi des fêtes de la Nativité de la Sainte Vierge, de l’Annonciation, de sa Purification et de son Assomption. Et il en imposa l’usage au clergé : « Nous décrétons que la fête de sainte Marie doit être célébrée quatre fois l’an. » Se heurtant à la mauvaise volonté des évêques francs, il dut lutter jusqu’à la fin de son règne pour se faire obéir.
ALCUIN
Saint Alcuin (735-804), « l’homme le plus savant de son temps » disait-on, était anglo-saxon, disciple d’un disciple de saint Bède le Vénérable (672-735), lui-même anglo-saxon. Ce dernier, grand dévot de la Vierge Marie, avait adopté des fêtes liturgiques mariales chez lui en Angleterre.
Charlemagne s’attacha Alcuin qui devint professeur de la cour. Initiant ce qu’on appelle la Renaissance carolingienne, de grands centres intellectuels s’organisèrent, sous son influence, autour des monastères et des cathédrales, notamment à l’abbaye de Ferrières où Alcuin était abbé. Il introduisit les méthodes d’enseignement anglo-saxonnes dans les écoles franques. Il systématisa le quadrivium, l’ensemble des quatre sciences mathématiques qu’étaient l’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie, et qui auront une postérité importante dans l’enseignement médiéval, aux côtés du trivium déjà dispensé, réunissant la grammaire, la rhétorique et la dialectique.
Grand défenseur de la foi, il combattit les idées nestoriennes et justifia ses positions en défendant avec force et douceur la Maternité divine de Marie.
Sa dévotion en la Vierge Marie alliait l’idée qu’elle est puissante car Elle est Mère de Dieu, déjà soulignée par Grégoire de Tours, à celle qu’elle est une créature, sur laquelle insistait saint Bède. Il montrait ainsi qu’Elle est vraiment mère, que sa maternité nous la rend proche et facile à atteindre, mais qu’Elle est aussi « Dame », « Reine », « Souveraine » et « Impératrice », car elle a mis au monde un « roi, empereur, Seigneur ». Les hommes doivent être aux pieds de cette créature privilégiée comme les « serfs » et les « serviteurs » devant leur maîtresse.
Selon lui, cette maternité valut à la Vierge Marie la plus haute des grâces : Elle est montée au Ciel, corps et âme. Alcuin fait de l’Assomption, très discutée à cette époque, l’une des pièces maîtresses de sa pensée. Et comme Marie est une créature assise auprès de Dieu, Elle écoute les hommes et transmet leurs prières. Ainsi, il convient aussi de la nommer « interventrix », celle qui se met au milieu, ou encore « adjutrix » ou « auxiliatrix », celle qui aide.
C’est à cette époque qu’un clerc de la cour, bien inspiré, composa l’Ave maris stella, et que la chapelle de la cour d’Aix-la-Chapelle fut dédiée à la Vierge Marie.
Ainsi, Charlemagne, tout en étendant la Chrétienté, fut un acteur de la diffusion de la piété envers la Vierge Marie dans le royaume, si bien qu’on peut dire que les Gesta Dei per Francos s’accomplirent per Mariam grâce à la dévotion et à l’action de ce roi.
Alcuin eut des centaines de disciples plus ou moins directs qui s’en allèrent diriger les grands monastères d’Europe : Candidius et Raban Maur, ami d’Hincmar, à Fulda, Walafried Strabo à Reichensu, Servat Loup à Ferrières en Gaule, Fredegise à Tours. Il y eut encore Ramtramne et Paschase Radbert à l’abbaye de Corbie, Milon à Saint-Amand. Il y eut aussi plusieurs Écossais comme Sédulius Scot, Jean Scot à la cour de Charles le Chauve, et Lyon Monachus. Ces moines suivirent dans ses grandes lignes l’enseignement d’Alcuin et répandirent partout l’amour de la Vierge Marie.
HINCMAR ET LA RELIGION ROYALE
Tant que régna Charlemagne, tout alla bien dans l’Empire, et même sous le règne de son fils, Louis le Pieux, mais pour la succession de ce dernier, les choses allèrent de mal en pis. L’Empire fut partagé en trois au Traité de Verdun (843).
La continuité et la légitimité du pouvoir auraient dû être assurées par le sacre, conféré par l’Église à un seul héritier. Mais donné à tous les fils, il contribua à rendre les crises et les guerres dynastiques insolubles.
Alors intervint Hincmar. Cet ancien moine avait été disciple de Hilduin, père-abbé de l’abbaye royale de Saint-Denis, et lui-même disciple d’Alcuin. Entré au service de Louis le Pieux, puis de Charles le Chauve, il devint archevêque de Reims en 845, jusqu’à sa mort en 882. Grand dévot de la Sainte Vierge, il s’empressa de terminer la restauration de sa cathédrale Notre-Dame, de couvrir d’or son autel et de lui faire de nombreux autres dons. Cela plut à la Sainte Vierge qui le montra par de nombreux miracles accordés dans son église et attestés par Frodoard.
Canoniste hors pair, « l’un des plus puissants génies politiques de notre histoire », écrit notre Père, « il comprit de quel mal endémique souffrait l’institution royale ». Il expliqua que le sacre royal, en France, tirait sa force et sa légitimité de ce qui s’est passé d’abord et une fois pour toutes à Reims lors du baptême de Clovis. Ce jour-là, le roi franc avait reçu l’onction royale en même temps que le baptême, non seulement pour lui, mais pour tous ses successeurs, à jamais. De là, et de nul autre acte, de nulle autre autorité, vient aux rois de France leur pouvoir. Le privilège de sacrer le roi appartient donc à l’archevêque de Reims.
Et lors du sacre de Charles le Chauve à Metz en 869 (comme roi de Lorraine), Hincmar rappela avec éclat et sans susciter de contradiction, que Clovis avait été oint et sacré roi « avec un chrême pris du ciel, dont nous avons encore ». L’œuvre d’Hincmar fut capitale pour définir ce qu’était notre Religion royale, notre Alliance avec Jésus et Marie, et elle reçut le sceau du Ciel six siècles plus tard avec sainte Jeanne d’Arc.
SOUS LE VOILE DE LA VIERGE
Fragilisé par ses luttes intestines du neuvième et du dixième siècle, l’Empire carolingien devait pourtant se défendre contre les Vikings, les Sarrasins et bientôt les Magyars à l’Est. La Vierge se révéla alors le rempart et le salut des cités. Son image se dressa bientôt sur tous les bastions menacés de la Chrétienté.
En 760, il y avait eu en Provence, l’apparition de la Vierge, armée d’un glaive venant au secours des habitants de Cabasse attaqués par les Sarrasins. C’était un lundi de Pâques. Tous les ans, il y a encore un pèlerinage d’action de grâces au sanctuaire de Notre-Dame-du-Glaive.
La protection de la Sainte Vierge se fit de nouveau sentir en 885 à Paris. Frère Bruno a raconté dans son introduction comment les Normands assiégèrent la ville, et comment ils furent repoussés par l’évêque Gozlin, son neveu l’abbé de Saint-Germain-des-Près et le comte Eudes, ancêtre de nos Capétiens, grâce à une statue de la Vierge qu’ils firent processionner autour des remparts pendant la bataille. Quelque temps plus tard, l’évêque, s’étant porté sur les remparts, invoqua la Mère de Dieu, prit un javelot et transperça le chef normand Siegfried.
Une autre fois, ce fut à Orléans en 897, et qui fut l’origine du célèbre sanctuaire de Notre-Dame des Miracles. Dans un bourg proche de la ville était vénérée une Vierge noire venue de Syrie, qui fut placée au-dessus de la porte du bourg. Un des défenseurs s’étant réfugié derrière elle, un assaillant lui tira de biais une flèche et, miracle ! on vit la Vierge étendre le genou, recevoir la flèche et protéger ainsi celui qui avait mis en Elle sa confiance. Les Normands, saisis par ce prodige, refluèrent.
Et puis surtout, à Chartres, plusieurs miracles se produisirent. En juin 858, avant l’arrivée de la relique du voile de la Sainte Vierge ! les Vikings avaient mis à sac la ville, massacrant l’évêque et ses clercs et jetant leurs corps dans le puits de la cathédrale. Trois ans plus tard, en 861, ils furent arrêtés, alors qu’ils remontaient le cours de la Seine, entre Jeufosse et Limetz, grâce au secours inespéré d’un allié de revers, un certain Wiesland venu lui aussi de la mer, d’où le nom du sanctuaire, Notre-Dame de la Mer, qui domine encore aujourd’hui les coteaux bordant le fleuve.
En 876, l’empereur Charles le Chauve, petit-fils de Charlemagne, qui nourrissait une grande dévotion à la Vierge Marie, offrit à la cathédrale de Chartres la précieuse relique du Voile de la Sainte Vierge, offerte à son grand-père par l’impératrice Irène de Constantinople et conservée à Aix-la-Chapelle. Une expertise effectuée en 1927 a démontré la haute antiquité de cette relique.
Elle prouva rapidement sa virtus, ou puissance d’intercession. Au printemps de l’année 911, quittant les régions de la basse Seine où ils s’étaient établis, les Northmen, sous la conduite de leur chef Rollon, vinrent mettre le siège devant Chartres. Comptant sur le secours divin, l’évêque Gantelme s’allia avec Richard, duc de Bourgogne, Ebles, comte de Poitiers, Robert, duc de France. Ensemble, sous les murs de Chartres, ils attaquèrent aussitôt les assaillants. Pendant la bataille, l’évêque fit exposer aux regards des combattants le Voile de la Vierge. Ce que voyant, le courage des chrétiens redoubla, tandis que les ennemis étaient frappés de terreur. Une sortie des assiégés accompagnés de leur évêque revêtu des ornements pontificaux et portant la relique, acheva la déroute des Normands. L’année n’était pas terminée que la paix était signée entre eux et l’empereur Charles le Simple. L’année suivante, Rollon et ses guerriers recevaient le baptême dans la cathédrale Sainte-Marie de Rouen, renouvelant le geste de Clovis.
Le premier acte de foi de Rollon fut de rebâtir cette cathédrale avec la plus grande magnificence, de faire à Notre-Dame de Bayeux de larges concessions de terres, de doter richement Notre-Dame d’Évreux, et jusqu’à sa mort il ne cessa de témoigner ainsi sa piété envers Madame Sainte Marie.
Par tous ces miracles, la Sainte Vierge ne cherchait pas seulement à montrer sa puissance pour le salut des individus, mais à sauver la Chrétienté. C’est pour sauver la Chrétienté du barbare et du pillard, mais surtout du païen et de l’hérétique, que la Sainte Vierge intervenait.
Disons encore que Chartres connut plus tard un évêque remarquable du nom de Fulbert. Ami du roi Robert le Pieux, le fils d’Hugues Capet, il prêchait admirablement sur la Vierge Marie : « Son éloquence rapprochait ses auditeurs de la Vierge et la rapprochait d’eux. On eût dit qu’il ne l’exaltait que pour l’humaniser davantage, pour la rendre plus secourable, pour rendre sa protection plus immédiate et plus voisine. »
Il eut l’idée de faire passer le symbolisme des lys du Christ à sa Mère, et c’est ainsi qu’au douzième siècle les fleurs de lys devinrent l’emblème de la monarchie française, à cause de la dévotion de nos rois pour Notre-Dame. Mais de cela, et de la merveille de Chartres dont Fulbert posa les fondements, un prochain article traitera.
SOUVERAINETÉ ET ASSOMPTION DE MARIE
Dans ces temps d’épreuves et de décadence, les monastères furent encore des refuges de la civilisation... et de la dévotion mariale, et dans leur culte à la Mère de Dieu on trouve des intuitions remarquables.
La croyance explicite en la Souveraineté de Marie est probablement celle qui caractérise le plus cette période carolingienne, explique le Père Henri Barré, spiritain, dans son ouvrage La royauté de Marie pendant les neuf premiers siècles (1939). Au septième siècle, les papes avaient déjà consacré l’usage commun décernant à la Vierge Marie les titres de Notre-Dame et de Souveraine. La Vierge Marie était d’ailleurs surtout regardée comme la Reine, plus que comme la Mère. Il ne s’agissait pas seulement d’attribuer à la Sainte Vierge un titre de gloire, mais bien de lui reconnaître le privilège d’une Royauté réelle universelle. On disait qu’Elle a domination sur toutes choses, qu’Elle est maîtresse, qu’Elle règne sur toutes les créatures : les anges, les hommes, les animaux, et sur les événements.
On précisait qu’Elle n’agit toujours que par son Fils, qu’Elle est cause de notre salut parce qu’elle nous donne le Christ, qu’Elle est médiatrice auprès du médiateur. Mais en même temps, on admettait qu’Elle est presque à égalité avec son Fils. On comprenait que les interventions de la Sainte Vierge auprès du Roi sont à un certain point impératives, qu’elles s’imposent à Jésus, car la Vierge Marie est dûment accréditée pour plaider en notre faveur et nous obtenir toute grâce. Mieux que cela, on avait compris que Jésus avait accordé ce privilège royal à sa Mère, parce que cela était voulu par la convenance, comme le précisaient saint Jean Damascène, Ambroise Autpert et Paschase Radbert. Pour eux, l’intimité étroite établie entre Jésus et Marie par la divine maternité ne leur paraît pas pouvoir être rompue dans le ciel. Tous deux sont à jamais et en toutes choses, « associés d’amour », selon les termes incomparables d’Ambroise Autpert. Jésus et Marie ont tellement été unis par la divine maternité, qu’il est impensable qu’Ils ne règnent pas ensemble, en associés d’amour, sur le Ciel et sur la terre.
Un autre privilège de la Sainte Vierge fut extrêmement débattu, celui de l’Assomption. En Occident, l’histoire de ce privilège commence avec l’introduction de la fête du 15 août dans l’Église romaine par le pape saint Serge Ier (687-701). De Rome, elle se répandit dans tout l’Occident. Lorsque cette fête fut imposée en Gaule par Charlemagne, elle souleva des réticences. Beaucoup la mettaient en doute, parce qu’on ne lui trouvait aucun fondement dans l’Écriture, et que seul un apocryphe, le Transitus, en traitait. Aussi deux partis se cristallisèrent au dixième siècle.
Le premier, représenté par le pseudo-Jérôme, en réalité Paschase Radbert (865), ne niait pas positivement la résurrection corporelle de Marie, mais la mettait en doute.
Le second, défendu par un pseudo-Augustin anonyme, s’appuyait, non sur le Transitus, mais faisait remarquer qu’il est des vérités sur lesquelles l’Écriture se tait et sur lesquelles la raison, éclairée par la foi, peut avoir son mot à dire. Et par des considérations très fines tirées de la maternité divine et des autres privilèges de la Sainte Vierge, il montrait que le corps virginal de Marie ne pouvait pas avoir subi la mort.
Malheureusement, la démonstration de Paschase l’emporta et inspira les martyrologes et certains textes liturgiques. On en lisait des extraits notamment dans le royaume aux leçons de l’office de l’Assomption, et Rome fera de même. Il fallut attendre saint Albert le Grand, saint Thomas d’Aquin et saint Bonaventure au treizième siècle pour renverser la tendance et imposer dans l’Église l’idée que la Vierge Marie est montée au ciel en son corps et son âme.
DANS LE RAYONNEMENT DE CLUNY
Pendant ce dixième siècle qui, par certains aspects de décadence et d’anarchie passe pour « le plus atroce de notre histoire » (Bainville), les écoles monastiques déclinèrent, le clergé retomba dans l’ignorance, parfois dans la corruption. Cependant, se préparait le printemps d’une Chrétienté toute mariale. Deux éléments contribuèrent au développement de cette piété.
En 910, fut fondé le monastère de Cluny. Notre Père raconte dans ses Mémoires et Récits comment le cours reçu au Séminaire en 1945 sur ce sujet lui fut une révélation : « À partir de 910, l’Histoire me parle, elle me concerne et m’appelle, elle m’éclaire et m’aide. » (t. II, p. 189) Nous savons comment Guillaume d’Aquitaine, comte de Mâcon, eut l’idée neuve de faire hommage du monastère qu’il voulait fonder avec Bernon en don perpétuel au Saint-Siège, le soustrayant ainsi aux convoitises des seigneurs et des évêques. Dès lors, le monachisme clunisien prit une part importante dans le développement de la piété mariale. Dans ce milieu, la dévotion se manifesta d’abord par des pratiques telles que les processions et les stations devant l’image de Notre-Dame, plutôt que par des productions littéraires.
Notre Père se souvient de l’empreinte inoubliable que lui fit cette suite incomparable d’ « abbés de légende, Odon, Mayeul, Odilon », qui tous professaient une merveilleuse dévotion pour la Vierge. Odon († 942) priait Marie comme « la mère de miséricorde » et aimait peupler ses prieurés d’enfants auxquels ses moines apprenaient le chant et l’amour de Marie. De saint Odilon, on a retenu cette prière : « Pieuse Mère du Sauveur, à partir de ce jour et pour la vie, possède-moi tout entier. » C’est le même qui appela pour la première fois la Vierge Marie du beau nom de « Notre-Dame, Domina nostra ».
L’Ordre de Cluny connut une expansion immense dans toute l’Europe chrétienne, contribuant à répandre partout le culte de la Sainte Vierge. Grâce à ces moines, les églises qui étaient dédiées à la Vierge furent désormais les plus nombreuses de la Chrétienté. La messe chantée en son honneur le samedi fut de plus en plus fréquente. Un clunisien répétait souvent cette exhortation qui dit tout de leur esprit : « Aimez celle que vous honorez, honorez celle que vous aimez. »
D’AUTRES SANCTUAIRES MARIALS
En ce même siècle, un grand nombre d’églises abbatiales et de monastères furent mis sous le patronage de la Mère de Dieu. Elles devinrent des centres de pèlerinage très fréquentés. Les moines furent souvent à l’origine de cette forme de piété mariale. Jusqu’alors, on allait surtout vénérer dans les monastères les dépouilles des saints moines qui y avaient vécu, mais comme les monastères, se multipliant, ne pouvaient pas posséder tous des corps de saints, cela avait amené les moines à attirer les foules aux pieds de la Sainte Vierge en dressant son image ou sa statue, et à y organiser un culte, comme celui qu’on rendait aux reliques.
Les évêques firent de même. En 946, Étienne II, évêque de Clermont, consacra à la Vierge Marie la cathédrale qu’il avait fait construire et pour laquelle il chargea le clerc Aleaume, architecte et orfèvre, d’un travail exceptionnel. Ayant fait mettre les reliques des saints dans des châsses, il voulut pour celles de la Vierge quelque chose de plus beau et commanda « de faire une image de Notre-Dame assise sur une chaire ornée d’or et de pierreries avec son Fils sur ses genoux. Dans cette image il fit déposer avec vénération les reliques de la Vierge ». On s’accorde à voir en la Vierge de Clermont la première “ Majesté ”, qui sera imitée dans tout le pays d’Auvergne, du Rouergue et du Toulousain.
Mais celle du Puy-en-Velay était-elle sans doute antérieure. À la même époque, un évêque du Puy du nom de Gotescalc, encouragé par saint Mayeul, abbé de Cluny, ranima la piété mariale dans son diocèse, et entreprit un pèlerinage à pied jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle. Il rapporta de son périlleux voyage une copie de l’ouvrage de saint Ildefonse sur la Virginité perpétuelle de Marie, et consacra, en l’honneur de saint Michel, la chapelle édifiée au sommet du rocher d’Aiguille.
En Lorraine, saint Gérard, évêque de Toul, si dévot à Marie, ne fut pas le fondateur du sanctuaire de Sion puisque celui-ci remonte sans doute aux premiers temps de l’évangélisation, mais l’organisa et lui donna une nouvelle impulsion en le confiant à un collège de chanoines de sa ville épiscopale. Grâce à la famille de Vaudémont, ce sanctuaire rayonna ensuite sur tout l’est de la France.
Ainsi, au dixième siècle, il y avait certes bien du malheur, de la guerre et de la corruption, mais il y avait aussi par tout le royaume des centaines de moines et de moniales, des évêques, des prêtres et des fidèles, qui entouraient de leur pieux respect Sainte Marie Mère de Dieu et qui imploraient à ses pieds la délivrance. Celle-ci ne pouvait venir que du Ciel, et elle vint par le sacre d’un nouveau fils de France, Hugues Capet, en 987.
Alors que rien ne le laissait présager, le Royaume des Francs connaîtra alors une période éclatante de vitalité mystique. Mais rien n’aurait été possible, si les fondements politiques et religieux n’avaient été posés par les Mérovingiens et les Carolingiens, guidés par la grâce du sacre et par Sainte Marie, vraie Souveraine du royaume.
frère Michel de l’Immaculée Triomphante et du Divin Cœur.