Il est ressuscité !
N° 264 – Mars 2025
Rédaction : Frère Bruno Bonnet-Eymard
Actualités internationales
Le renversement américain
QUE pensons-nous du grand bouleversement provoqué par le retournement politique de Donald Trump ? L’article du 27 février publié par Mériadec Raffray dans Valeurs actuelles, intitulé États-Unis – Russie : La grande réconciliation, résume très bien la situation.
Ce bouleversement commence le 12 février, lorsque Trump et Poutine s’appellent pendant quatre-vingt-dix minutes. Ils conviennent de monter une première rencontre de haut niveau pour évoquer les questions de paix en Ukraine. Cela se fait le 18 février à Riyad, sous l’égide du prince Ben Salman, entre Marco Rubio, le nouveau secrétaire d’État américain, et Sergueï Lavrov. Au terme des quatre heures et demie de pourparlers, Washington et Moscou annoncent de nouvelles rencontres dont une au sommet.
Les négociateurs ont arrêté un plan d’action en trois étapes : 1. relâcher les entraves réciproques, en particulier contre leurs ambassades ; 2. fixer les objectifs de la fin de la guerre en Ukraine ; 3. identifier « les opportunités extraordinaires » (Marco Rubio) sur le plan géopolitique et les « intérêts communs » en matière économique.
Ce renversement complet et brutal de situation a été permis par les deux concessions préalables offertes par Trump à Poutine : la promesse qu’il n’y aurait jamais d’Otan en Ukraine, et que la Russie conserverait les territoires conquis. De retour à Moscou, Lavrov a remercié Trump d’avoir expliqué à la télévision, ce que nous disons depuis trois ans, qu’une des causes de la guerre était la volonté de l’administration précédente d’englober Kiev dans l’Alliance atlantique.
Mériadec Raffray explique en peu de phrases ce qui semble être la vraie raison de l’attitude de Trump : « La stratégie du milliardaire vise à économiser et rassembler ses forces pour organiser la renaissance de l’économie américaine. C’est la condition requise, pense-t-il, pour affaiblir la puissance chinoise. En renouant avec la Russie, il table sur le fait que l’Amérique désarrimera Moscou de Pékin. Il était impossible à Vladimir Poutine de laisser passer une telle occasion. »
Il est vrai que pour sauver les intérêts des États-Unis, Trump n’a pas de meilleure stratégie à adopter que de faire la paix avec la Russie pour encercler la Chine et la fragiliser, et casser la solidarité des Brics.
Le théoricien russe Alexandre Douguine a donné son point de vue dans un texte publié sur Substack, une plateforme américaine de publication : « La conversation entre les deux architectes du nouvel ordre mondial est d’une importance immense. La Russie de Poutine reste inchangée. En fait, dans un certain sens, elle devient un modèle pour la nouvelle Grande Amérique. Nous avançons désormais dans la même direction (...). Je crois que l’avenir prévisible du monde moderne est une alliance entre la Russie de Poutine et l’Amérique de Trump. » Il insiste sur le fait qu’il y a « une véritable révolution conservatrice » à Washington et que « Trump et ses alliés [intérieurs] ont radicalement modifié le cours de l’Occident collectif à 180 degrés ».
Traitant de l’Europe, Douguine déclare que « l’Occident en tant qu’entité n’existe plus, tout simplement ».
« L’Ukraine, la Biélorussie, les pays Baltes et une partie de l’Europe de l’Est nous appartiennent définitivement dans la nouvelle carte de la redistribution mondiale. Cela ne fait aucun doute. » Il écrit n’avoir aucune objection à ce que le Canada, le Groenland et même l’Europe occidentale deviennent américains. « Si l’Europe cesse d’exister en tant que sujet, alors c’est de sa faute, c’est elle qui l’a provoqué. Soit l’Europe sera grande, soit elle cessera tout simplement d’exister. » Autrement dit, la géopolitique est un rapport de force. Si le Canada et l’Europe veulent exister, ils doivent en prendre les moyens.
Christian Rioux, du journal québécois Le Devoir, donne les raisons profondes du retournement américain : « Les élites européennes ont beau se fermer les yeux, cela fait vingt ans que tous les stratèges de Harvard et de Stamford expliquent à qui veut les entendre que Washington doit concentrer ses efforts diplomatiques sur la Chine et se détourner de l’Europe.
« Avec la brutalité qui le caractérise, Donald Trump a acté ce changement. Il a tranché dans le vif et fait en quelques jours ce qu’un Joe Biden et un Barack Obama n’osaient pas achever [...]. À des puissances comme la Chine et la Russie, Trump estime que les États-Unis doivent opposer une force brutale et sans faille. D’où la nécessité de garantir son espace économique vital en mettant la main sur les ressources du Groenland, en obligeant la Colombie à reprendre ses migrants et en mettant le Canada au pas dans les négociations commerciales [...].
« Dans la rivalité qui l’oppose à la Chine, Trump estime qu’il faut tout faire pour en éloigner la Russie et casser l’alliance regroupant la Chine, la Russie, l’Iran et la Corée du Nord. C’est pourquoi il n’a cessé de répéter que la guerre en Ukraine fut une erreur stratégique. Selon lui, personne ne peut en sortir gagnant. Pour le dire de manière abrupte, il s’apprête très probablement à sacrifier la souveraineté de l’Ukraine sur l’autel d’une réconciliation historique avec la Russie [...].
« Les stratèges de Washington estiment avec raison que les États-Unis ont tout à gagner dans un jeu diplomatique à trois plutôt que dans une nouvelle guerre froide bloc contre bloc. Les propositions économiques faites à Poutine visent à tenter de l’arrimer à l’Occident. Bref, à faire le contraire de ce qu’a fait l’Europe en rompant de manière irréfléchie toutes ses relations économiques avec Moscou. »
Trump est un pragmatique. Il veut empêcher la Chine (et l’Inde) de gagner la suprématie mondiale à l’horizon 2049, centenaire de la fondation de la République populaire de Chine par Mao. C’est son objectif. Par conséquent, il doit changer d’attitude envers la Russie.
C’est ce que dit aussi, dans Le Figaro du 1er mars, Olivier Zajec, un spécialiste français de la stratégie militaire, qui précise que « dans la vision de Trump, la Russie doit être endiguée raisonnablement, mais pas jusqu’à en faire un ennemi irréconciliable ».
Sur Trump, l’analyse d’Olivier Zajec est éclairante : « Trump est brutal et grossier, mais il est tout sauf stupide. Ses convictions sont ancrées. Il croit à l’exceptionnalisme américain, mais un exceptionnalisme introverti, réservé aux États-Unis. Il pense que son pays a un système efficace et des valeurs incomparables, mais, selon lui, ce n’est pas forcément exportable et Washington n’a pas à forcer les autres pays à adopter ce modèle. En cela, Trump se distingue totalement du courant libéral hégémonique. Il considère que “ l’Amérique ne doit pas aller à l’étranger chercher des dragons à combattre ”. C’est un des sous-jacents de son slogan America first qui ne signifie pas : l’Amérique au-dessus de tout le monde, mais l’Amérique d’abord. Ne pas le comprendre est dangereux pour un adversaire, et fatal pour un tributaire dépendant », parce que cela signifie que Trump se met des limites dans son soutien aux pays amis. Mais cela veut dire aussi que pour lui, l’histoire n’est pas écrite et qu’il peut prendre en compte les réactions des pays.
Du coup, plusieurs questions se posent : Trump va-t-il casser l’alliance entre la Russie et la Chine et quelle carte l’Europe peut-elle jouer ?
LA RELATION SINO-RUSSE AFFAIBLIE
Sur l’alliance sino-russe. D’abord, il ne faut pas utiliser le mot alliance. En matière de politique étrangère, la Chine ne parle pas d’alliance, car elle ne veut justement s’allier avec personne. Elle parle de partenaire stratégique et, avec la Russie, elle veut bien aller plus loin en parlant de coopération sans limite.
Cette coopération peut-elle casser sous l’effet d’une alliance russo-américaine ? Le Figaro du 28 février dit que « la majorité des experts jugent l’objectif quasi impossible à atteindre, car c’est sous-estimer la dimension idéologique de l’alliance entre Moscou et Pékin scellée contre l’Occident ».
Qu’est-ce que cette dimension idéologique ? Pour Renaud Girard, du Figaro, cela se voit dans le fait que « ce sont deux régimes qui pensent que la démocratie ne vaut rien pour leurs pays, et que l’Occident donneur de leçons doit être fermement remis à sa place ». Pour François Godement, sinologue et membre de l’Institut Montaigne, cela se voit dans les regrets que Xi Jinping a exprimés en 2012 de la chute de l’Urss et de la responsabilité de Gorbatchev dans cette dissolution. C’est aussi perceptible dans le fait que « Xi Jinping est partisan de la restauration de l’autorité de Poutine » et qu’ils exercent un très fort soutien réciproque aux Nations unies. Mais, continue Godement, il y a quand même « une différence fondamentale » entre les deux régimes : « Xi Jinping exalte certes le passé chinois, mais il est résolument tourné vers l’avenir », « tandis que Poutine est uniquement dans la nostalgie de l’Urss et tourné vers le passé ».
Ces analystes n’évoquent même pas le communisme, et les persécutions contre l’Église clandestine encore moins ! Finalement, la Chine paraît mieux que la Russie ! « Xi a transformé le parti communiste en formation de droite ultranationaliste », disait Wu Qiang, un politologue indépendant écarté de l’université de Tsinghua interrogé par Le Figaro en 2021. Le parti communiste chinois, un parti fasciste ! Le papier supporte tout.
Comme analyse, on fait mieux. Comment dresser une diplomatie crédible avec des analystes pareils ?! Il faut au moins dresser une hiérarchie des idéologies, et établir sur les pays qu’on traite un tableau réel de leur situation.
Il me semble que cette coopération entre la Russie et la Chine est objectivement très regrettable et très mauvaise. L’idéal serait que les États qui cherchent à restaurer chez eux l’ordre politique, moral et religieux s’unissent et se coupent de la Chine, afin de contribuer à faire tomber son gouvernement marxiste. Mais tant qu’il n’y a pas d’État nationaliste occidental stable, et même catholique, assez puissant, avec lequel la Russie puisse s’allier, cette coopération avec la Chine lui est vitale pour survivre aux attaques des États-Unis, et de l’Occident en général. Si cette coopération contre nature avec la Chine, mais aussi avec la Corée du Nord et l’Iran, est à ce point inévitable, ce n’est pas d’abord de la faute de la Russie, mais une conséquence du comportement aberrant des pays occidentaux qui, agissant selon des principes de désordre, cherchent à détruire tout ce qu’il y a d’ordre en Russie.
Cela dit, cette coopération sino-russe est essentiellement économique, et même énergétique. Elle est militaire, mais limitée. Pour la période 2015 à 2019, les Chinois ont importé pour 6, 3 milliards de dollars d’équipements militaires, 75, 5 % d’entre eux provenaient de Russie, notamment des avions et des moteurs d’avion (71 % des importations totales), mais aussi des systèmes de défense aérienne ou des capteurs, et quelques missiles spécifiques, comme les missiles antinavires subsoniques (SSN-25 ou SNN-27). Pour un budget militaire chinois de plus de 1 000 milliards de dollars sur la même période, on ne peut pas dire que cette coopération soit absolument capitale pour eux, même si on sait que les chiffres officiels sont probablement très inférieurs à la réalité.
Leur coopération est encore moins idéologique. La Chine est vraiment communiste, ce que n’est pas la Russie. Lorsque la Chine a célébré le centenaire du parti communiste chinois en 2021, Xi Jinping a déclaré devant les caméras du monde entier que « la force du parti démontre que le marxisme fonctionne ! » Son économie s’est développée grâce à des principes capitalistes, mais toutes ses entreprises sont sous contrôle de l’État, c’est-à-dire du parti communiste chinois.
Poutine est-il prêt à abandonner cette alliance pour tout basculer sur les États-Unis ? Certainement pas. Il sait bien que les accords qui seraient signés avec Trump pourraient être remis en cause sous un autre président américain. Poutine fera attention de ne pas froisser les Chinois et de conserver cette « coalition conjoncturelle à géométrie variable » (Olivier Zajec). Mais l’attitude de Trump est excellente pour les Russes, car elle relativise immensément les relations qu’ils ont avec les Chinois.
Ces derniers s’en rendent compte et feront tout pour rester dans le jeu diplomatique. Le 28 février, Sergueï Choïgou, l’ex-ministre russe de la Défense, a rencontré à Pékin Xi Jinping et Wang Yi, le ministre des Affaires étrangères chinois. Xi Jinping ne peut pas dire qu’il est contre la résolution du conflit ukrainien, puisque toute sa politique a été d’en appeler à la paix. Mais en coulisse, il surveille de très près ces négociations, car il est possible que Pékin soit mis à l’écart, ce qui serait très mauvais diplomatiquement et économiquement pour lui. Les Chinois veulent conserver leur rôle en Ukraine et garder leur partenaire russe sous leur influence. Or, pour l’instant, concernant le règlement du conflit en Ukraine, la Chine est absolument ignorée par les États-Unis et la Russie.
Le moyen qui reste à la Chine pour garder son influence est de continuer de faire la promotion d’un nouvel ordre mondial tel qu’il est prôné par Xi Jinping, c’est-à-dire sans l’hégémonie occidentale, et en resserrant les relations avec les pays du Sud global.
PANIQUE EN EUROPE
En Europe, que peut-on espérer ? Nous serons mis en pièces, par les Russes, par les Chinois et par les Américains, dans l’enthousiasme du sacrifice !
Le 14 février, J. D. Vance a fait un discours mémorable devant les chefs d’État lors de la Conférence sur la sécurité de Munich. Mais au lieu de parler de la nouvelle position américaine en Ukraine, il s’est lancé dans une violente attaque contre les dirigeants européens, les accusant de conduire le vieux continent dans une dérive antidémocratique. La plus grande menace qui plane sur l’Europe, a-t-il dit, n’est « ni la Russie, ni la Chine », mais « le renoncement à certaines de ses valeurs les plus fondamentales ». « Il y a un nouveau shérif à Washington », a-t-il ajouté, avant d’annoncer que la politique de Trump sera à l’opposé de celle de Biden, et qu’il nous sera demandé de nous y aligner.
Ce discours a provoqué une panique chez nos dirigeants libéraux mondialistes, ce qui a suscité en nous une certaine satisfaction de les voir se faire remonter les bretelles pour leurs innombrables actes de tyrannie exercés contre les nationalistes et réactionnaires de droite. Mais à bien lire ce discours, celui-ci n’est pas une défense du christianisme, ni du nationalisme, ni même de l’ordre, mais une défense de la liberté d’expression et de la vraie démocratie, comme si c’était elles les « valeurs fondamentales » qui avaient fait la France et les autres pays de la Chrétienté, nos voisins.
La conclusion de son discours était une justification involontaire d’une de nos positions : « Comme l’a dit un jour le pape Jean-Paul II, qui est à mes yeux le plus grand défenseur de la démocratie sur ce continent et ailleurs : “ N’ayez pas peur ! ”. Nous ne devons pas avoir peur de nos peuples, même lorsqu’ils expriment des opinions qui ne sont pas en accord avec celles de leurs dirigeants. » Et voilà, derrière le Souverain Pontife polonais, l’Église catholique appelée en appui des idées de la révolution ! C’est le comble. Mais c’est toute l’erreur dans laquelle nous ont plongés le concile Vatican II et les papes modernes. Nous n’en sortirons que par une Contre-Réforme catholique, et ce discours montre bien que les Américains, même les meilleurs, en sont incapables.
Le 24 février, trois ans après le début de la guerre en Ukraine, pendant que Trump recevait Macron à la Maison-Blanche, les États-Unis s’alliaient à la Russie pour la première fois, dans le cadre de plusieurs votes à l’Onu. Ces votes portaient sur un projet de paix en Ukraine, où ils réclamaient une paix rapide et durable, et surtout sans faire référence à l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Cette date marque un tournant dans l’histoire de la géopolitique internationale. Ce nouveau positionnement entérine la fin du soutien américain à Kiev et esquisse une rupture entre Washington et les pays occidentaux.
Moscou et Washington s’alignent. Lors de cette séance, les Russes ont désigné l’Europe comme le « camp de la guerre », sans nommer les États-Unis. Trump de son côté a soutenu la même chose : derrière les poignées de main et les accolades avec Macron, son discours était offensif envers les Européens : « Ils n’ont rien fait pour la paix en Ukraine. » Quelques jours plutôt, depuis sa résidence de Mar-a-Lago, Trump avait également accusé Zelensky : « Il n’aurait jamais dû commencer la guerre. »
Trump a raison d’accuser nos élites mondialistes d’avoir participé activement à une guerre injustifiée et meurtrière, mais cette accusation est sidérante, car nous n’avons pas oublié que nous n’avons fait qu’obéir aux ordres des néoconservateurs américains.
En réalité, Trump fait exprès de faire de telles déclarations. Comme un joueur de poker, il bluffe, bouscule ses partenaires, ment, pour rafler la mise au maximum. Pour l’instant, les Européens sont encore trop illusionnés, ou trop pervers, pour comprendre que Trump et les entreprises américaines ne veulent plus de cette guerre, car elle ne rapporte plus. Ils ont besoin de se faire rembourser en pillant l’Ukraine et l’Europe. Comme disait Kissinger : « Il peut être dangereux d’être l’ennemi de l’Amérique, mais être son ami est fatal. »
Quelle serait la solution pour la France ? Curieusement, c’est un Juif américain qui nous la rappelle.
JEFFREY SACHS AU PARLEMENT EUROPÉEN
Le 19 février 2025, Jeffrey Sachs, économiste américain de renom, figure influente dans les cercles académiques et géopolitiques, conseiller auprès de plusieurs gouvernements de l’ex-Union soviétique, notamment auprès de Gorbatchev en 1990-1991, a prononcé un discours retentissant de cinquante minutes devant une salle comble du Parlement européen lors d’un événement intitulé La géopolitique de la paix. Il a livré une critique cinglante des politiques américaine et européenne.
Sachs a ouvert son discours par une accusation directe : « La crise ukrainienne, mais aussi la Serbie en 1999, les guerres au Moyen-Orient, y compris en Irak, en Syrie, les guerres en Afrique, y compris au Soudan, en Somalie et en Libye, ces événements sont, dans une très large mesure, liés à la crise de l’Irak. Ce sont des guerres que les États-Unis ont menées et provoquées. Et cela est vrai depuis plus de trente ans. »
Un peu plus loin, sur le conflit ukrainien, il prend le temps de rappeler cette vérité capitale : « La décision a été prise officiellement en 1994 lorsque le président Clinton a signé l’élargissement de l’Otan à l’Est. Vous vous souviendrez que le 7 février 1991, Hans Dietrich Genscher et James Baker III se sont entretenus avec Gorbatchev. M. Genscher a ensuite donné une conférence de presse au cours de laquelle il a expliqué que l’Otan n’irait pas vers l’Est, que nous ne profiterons pas de la dissolution du Pacte de Varsovie. Et il faut comprendre que cela se passait dans un contexte juridique, pas dans un contexte occasionnel, il s’agissait de la fin de la Seconde Guerre mondiale négociée en vue de la réunification de l’Allemagne. Il a été convenu que l’Otan ne bougerait pas d’un pouce vers l’Est. C’était explicite et cela figure dans d’innombrables documents [...].
« La décision a donc été prise en 1994 d’étendre l’Otan jusqu’à l’Ukraine. Il ne s’agit pas d’un choix d’une administration ou d’une autre. Il s’agit d’un projet du gouvernement américain qui a débuté il y a plus de trente ans.
« Ce projet a donc été lancé et nous avons eu une continuité gouvernementale pendant trente ans, jusqu’à hier peut-être. Trente ans de projet. L’Ukraine et la Géorgie étaient les clés du projet. Pourquoi cela ? Parce que l’Amérique a appris tout ce qu’elle sait des Britanniques. Nous voudrions être un Empire britannique. Et l’Empire britannique a compris en 1853 qu’il fallait encercler la Russie en mer Noire et lui interdire l’accès à la Méditerranée orientale [...]. Brzezinski est tout à fait clair à ce sujet. »
Sachs lave ensuite l’honneur de Poutine : « Comme vous le savez, Victor Ianoukovitch a été élu en 2010 sur la base d’un programme de neutralité. La Russie n’avait aucun intérêt territorial ni aucun dessein en Ukraine. Je sais, j’y étais pendant ces années. Ce que la Russie négociait, c’était un bail de vingt-cinq ans, jusqu’en 2042, pour la base navale de Sébastopol. C’est tout. Pas pour la Crimée, pas pour le Donbass, rien de tout cela. L’idée que Poutine reconstruit l’Empire russe est de la propagande puérile. »
La guerre russe en Ukraine est donc le résultat de « provocations américaines ». Sachs a soutenu que les États-Unis ont exploité les divisions internes de l’Ukraine, entre pro-occidentaux et pro-russes, notamment en 2014 pour renverser Ianoukovitch, afin de faire prévaloir leurs intérêts stratégiques. Il a affirmé aussi que les Anglo-saxons ont dissuadé l’Ukraine de signer un accord de paix, prolongeant ainsi le conflit inutilement. « J’ai supplié les Ukrainiens... Sauvez vos vies, sauvez votre souveraineté, sauvez votre territoire, soyez neutre. N’écoutez pas les Américains. »
Un autre point saillant de son intervention fut la critique de la soumission européenne aux diktats américains. Sachs a déploré que l’Europe ait « abandonné sa propre politique étrangère » en suivant aveuglément Washington, notamment en acceptant l’expansion de l’Otan, malgré les réticences de dirigeants européens en 2008 lors du sommet de Bucarest, ou en ne s’opposant pas à la destruction des gazoducs Nord Stream en 2022, un acte qu’il qualifie de « plus grande attaque contre l’infrastructure logistique européenne depuis la Seconde Guerre mondiale ». Pour Sachs, cette dépendance a coûté à l’Europe son autonomie, sa sécurité et son confort économique, notamment à cause de la rupture des liens énergétiques avec la Russie.
Enfin, Jeffrey Sachs a affirmé aux élus présents dans la salle que, quelle que soit l’attitude de l’Europe, la guerre finira, les négociations entre les États-Unis et la Russie aboutiront à un cessez-le-feu. L’Europe sera marginalisée si elle ne reprend pas l’initiative. Sachs a critiqué l’absence de véritables négociations entre l’Europe et la Russie. Il a appelé à un dialogue direct : « La diplomatie, c’est aller à Moscou, inviter votre homologue russe ici, et discuter », et il a poussé les Européens à élaborer leur propre vision de la sécurité, indépendante de l’Otan.
Ce récit incroyable qui a fait le tour de la planète et qui révèle beaucoup d’autres choses remet en question tout le narratif des élites et des médias américains et européens qui désignaient unanimement la Russie comme l’agresseur. Il est exactement celui que nous tenons depuis trois ans.
À ce discours presque parfait, si ce n’est son ton au relent pacifiste, nous faisons deux restrictions importantes. Ce n’est pas l’Europe dans sa globalité qui doit se réveiller et adopter une politique étrangère audacieuse et indépendante, mais chaque pays européen en particulier, et en particulier la France. On peut certainement établir des alliances, mais chaque pays, en particulier la France, doit retrouver son autonomie pour adopter la position qui convient à ses intérêts et, en France, qui s’accorde à la religion catholique. Enfin, Sachs termine par une énormité. Il dit que « la Chine n’est pas un ennemi, mais une réussite. C’est pour ça que les États-Unis la considèrent comme un ennemi, c’est parce que son économie est plus importante que celle des États-Unis. » La Chine est évidemment un ennemi religieux et un agresseur économique, et Sachs comme Vance est tout à fait inconscient de ne pas la considérer comme telle.
L’EUROPE S’ENFONCE
Au lieu d’aller dans le sens des États-Unis qui pour une fois sont dans la bonne direction, au lieu de quitter l’Union européenne et d’adopter une politique nationaliste, nos dirigeants européistes, Macron le premier, préfèrent s’entêter derrière Zelensky et s’enfoncer dans l’impasse du renforcement de l’Union européenne. Entre la Russie et les États-Unis, ce machin qu’est l’Europe ne peut soi-disant compter que sur elle-même. Nos élites persistent à désigner la Russie comme « une menace existentielle » et à promouvoir la nécessité d’investir en commun dans l’armement. Absurde ! Ce n’est pas Trump qui nous y pousse. On le fait tout seul.
Mériadec Raffray explique : « Marco Rubio a bien sûr promis à ses “ alliés ” européens de les tenir informés de l’avancée des négociations de paix. Dans les faits, ils en sont écartés sans ménagement. Réduits à organiser dans l’urgence des conciliabules brouillons sur l’envoi d’une hypothétique force militaire en Ukraine “ pour garantir sa sécurité ” – mais ce ne sera pas “ des troupes au sol belligérantes ”, précise Emmanuel Macron, le pionnier de cette initiative “ escalatoire ” en février 2024. Le 17 février dernier, le président “ convoque ” à l’Élysée les dirigeants des grandes armées européennes. Discussion “ prématurée ”, avertit le chancelier Scholz, sur le départ. L’Italienne Meloni, qui prend soin d’être parfaitement alignée sur Washington, arrive avec une heure de retard pour bien marquer sa distance. Volontiers va-t-en-guerre sur les estrades, la Pologne se désolidarise de l’initiative. Seule la Grande-Bretagne (et la Suède [et Bruxelles aussi]) suit le Président français. Le 19 février, il invite à leur tour les “ petits ” États européens à en débattre. »
Notre avis est que les États qui persisteront dans cette aventure ukrainienne et européenne fédéraliste doivent se préparer à vivre des lendemains très périlleux. Les seuls qui s’en sortiront seront ceux qui adopteront une politique nationaliste. C’est ce qu’ont compris Orban et Méloni depuis longtemps, Fico en Slovaquie également, s’il est élu. Les Allemands semblent vouloir tenter encore l’aventure mondialiste avec à leur tête la coalition de l’union chrétienne-démocrate (CDU) et du parti social-démocrate (SPD). Nous, les Français, Macron et nos généraux d’état-major en tête, nous allons crâner, soutenir Zelensky contre toute espérance et tenter de prendre la tête de cette expédition napoléonienne en cherchant à créer un rapprochement hasardeux entre l’Allemagne, la Pologne, le Royaume-Uni et notre pays.
LE PAPE CONTRE J. D. VANCE
Une personne n’est pas prise en considération par les analystes et qui a pourtant un impact majeur : le Pape. Pour l’instant le pape François a une guerre de retard. Obnubilé par son progressisme, il n’a pas compris qu’il y avait un retournement à faire, ou plutôt, en termes religieux, une conversion à faire. Il en a donné de nouvelles preuves en ce mois de février.
J. D. Vance fait partie des intellectuels conservateurs américains récemment convertis au catholicisme. Dans un long billet publié en 2020 intitulé Comment j’ai rejoint la résistance, Vance, alors sénateur, a raconté qu’il était passé de l’évangélisme au catholicisme et qu’il s’était fait baptiser en 2019.
Il est plus conservateur que Trump, notamment sur les questions de morale sociale, qu’il justifie par sa foi catholique. Il est opposé à l’avortement et au mariage homosexuel. Contre le libéralisme, que soutient Trump, Vance se qualifie de post-libéral. Selon lui, l’État doit conduire les citoyens à la vertu par des politiques publiques plus interventionnistes, en promouvant notamment des valeurs familiales conservatrices.
Au cours de la campagne, il a parlé ouvertement de ses convictions religieuses et défendu la liberté religieuse, au point d’en faire un argument politique. Lors d’un meeting, un homme a crié : « Jésus est roi », et il a répondu : « Ça c’est vrai, Jésus est roi ! » Contrairement à Kamala Harris qui, face au même cri, a rétorqué : « Je crois que vous vous êtes trompé de meeting. » Cet aspect religieux a été un pivot de la campagne et un point qui a touché l’électorat chrétien, notamment les évangéliques blancs et les catholiques.
Il est plus jeune, plus conservateur mais aussi plus cultivé... et chez la jeune garde conservatrice catholique américaine, beaucoup voient en J. D. Vance un successeur à Donald Trump.
Comment le Pape voit-il les choses ? Au lieu de le soutenir, de le prendre en amitié, de le corriger éventuellement, et de s’en servir pour influencer Trump, le Pape a choisi la confrontation. D’abord, il a nommé, le 6 janvier, le cardinal Robert McElroy archevêque de Washington. Ce cardinal est un fervent soutien du synode, il défend l’accès aux sacrements pour les hommes politiques proavortement, il est pour l’inclusion des homosexuels et des migrants, etc. En le choisissant, tout le monde a compris que le pape François faisait un choix politique.
Mais surtout le Pape s’est livré à une polémique publique sur la charité invraisemblable contre Vance. Fin janvier, interrogé par Fox News sur la politique d’immigration, Vance a dit : « En tant que dirigeant américain, mais aussi en tant que citoyen américain, votre compassion va d’abord à vos concitoyens. Cela ne veut pas dire que vous détestez les gens en dehors de vos propres frontières, mais il y a ce vieux concept – et je pense que c’est un concept très chrétien, d’ailleurs – selon lequel vous aimez votre famille, puis vous aimez votre voisin, puis vous aimez votre communauté, puis vous aimez vos concitoyens dans votre propre pays, et ensuite, vous pouvez vous concentrer sur le reste du monde et lui donner la priorité ». C’est saint Augustin et saint Thomas.
Le 10 février, le pape François lui donne tort en écrivant une lettre adressée aux évêques américains « pour réaffirmer, écrit-il, non seulement notre foi en un Dieu toujours proche, incarné, migrant et réfugié, mais aussi la dignité infinie et transcendante de chaque personne humaine ». Il explique qu’il a « suivi de près la crise majeure qui se déroule aux États-Unis avec le lancement d’un programme de déportations massives », qu’il veut exprimer « son désaccord », et que « l’acte de déportation de personnes (...) porte atteinte à la dignité de nombreux hommes et femmes ».
L’expression « déportation de masse » se trouve dans le document de l’administration Trump, mais on voit bien que dans sa lettre le Pape lui donne une autre connotation. Aux Usa, il y a près de onze millions de sans-papiers, cela constitue tout de même un problème ! Trump va-t-il trop loin dans sa politique ? Il faudrait voir de près. Quand un État a toujours tout fait pour supprimer les vrais remèdes que sont la charité exercée par des communautés religieuses et la colonisation, il ne faut pas s’étonner que ceux qui restent soient inhumains. N’oublions pas que le président Clinton, qui avait pourtant critiqué les mesures restrictives prônées par ses adversaires républicains, a mené en 1993 des opérations de retours en masse d’immigrants illégaux chez eux. Un roi de France, un Salazar s’y prendrait sans doute autrement. Mais il est injustifiable pour le Pape de se servir de cette question pour déstabiliser politiquement Trump, et surtout pour s’appuyer sur un principe faux selon lequel « le véritable ordo amoris [ordre de la charité] qu’il faut promouvoir est celui que nous découvrons en méditant constamment sur la parabole du “ bon samaritain ”, c’est-à-dire en méditant sur l’amour qui construit une fraternité ouverte à tous sans exception » ( no 6).
Le Pape en est toujours à son rêve d’une fraternité sans frontières et sans États, dénonçant sans ambages les dirigeants qui cherchent à remettre de l’ordre. Dans divers pays, en Amérique latine notamment, les prêtres progressistes regrettent que la part des évangéliques, qui par ailleurs soutiennent politiquement sans restriction les présidents “ populistes’’, soit de plus en plus importante. Mais il ne peut en être autrement ! Depuis le Concile, les papes font la promotion d’une foi progressiste, socialiste, antinationale et antichrétienté, caractérisée par une bonté sans limites et une tolérance à tous les maux sociaux, ceux-là mêmes qui détruisent les nations. Il ne faut pas s’étonner que les pauvres gens, autrefois catholiques, se tournent vers ceux qui les protègent et adoptent leur religion. Mais le jour où le Pape se convertira et mettra en tête de toute son action l’amour du Cœur Immaculé de Marie, il est certain que cela aura un impact politique mondial et que le catholicisme renaîtra, comme au Portugal sous Salazar.
frère Michel de l’Immaculée Triomphante et du Divin Cœur.