DISCOURS DE BENOÎT XVI
DEVANT L’ARÉOPAGE DE RATISBONNE
À l’université de Ratisbonne, en Bavière orientale, où il a enseigné de 1969 à 1977, devant un amphithéâtre comble de professeurs et de savants, mardi 12 septembre 2006, (...) Benoît XVI a dénoncé la “ guerre sainte ” comme contraire à la lettre du Coran et à la “ nature même de Dieu ”.
« (...) Avec un brin de provocation, il a rappelé un épisode ayant opposé, au quatorzième siècle, les empereurs chrétiens de Constantinople aux juristes musulmans.
« “ Montrez-moi ce que Mahomet a apporté de nouveau. Vous ne trouverez que des choses mauvaises et inhumaines, comme le droit de défendre par l’épée la foi qu’il prêchait ”: c’est une citation de l’empereur Manuel II Paléologue, en 1391 ; mais, reprise par le pape, elle fait choc. » (Le Monde, 13 sept. 2006) Aussitôt, l’enfer s’est déchaîné ! (...) Or, qu’a dit le Pape ?
L’ISLAM SOUS LA TOISE DE LA RAISON
À la différence de son prédécesseur, il a commencé par se placer « dans le contexte de la tradition de la foi chrétienne » pour « s’interroger sur Dieu au moyen de la raison ».
Ainsi établi en position forte, celle de « la raison éclairée par la foi », comme disait saint Pie X, le pape Benoît XVI aborde courageusement le sujet qui fâche en citant dans « l’édition publiée par le professeur Théodore Khoury, de Münster, le dialogue que le docte empereur byzantin Manuel II Paléologue entretint avec un Persan cultivé sur le christianisme et l’islam et sur la vérité de chacun d’eux ».
Si on se reporte au texte 1Entretien avec un musulman, 7e controverse de Manuel II Paléologue (Cerf, collection Sources chrétiennes n° 115)., on constate le caractère parfaitement courtois de cette rencontre. Le débat est public : les habitants d’Ankara y participent... et s’endorment fréquemment lorsque la discussion théologique devient trop ardue ! L’interlocuteur musulman se montre en effet très désireux d’obtenir des éclaircissements sur la doctrine chrétienne. Lui et ses deux fils, qui prennent part à la controverse, sont « des gens doués de sens et de sagesse », selon l’empereur.
Cependant, Benoît XVI déclare ne pas vouloir envisager cette controverse dans toute son étendue, mais seulement sur un point particulier, celui du djihad, de la guerre sainte. Aïe !
« Assurément, l’empereur savait que dans la sourate 2, verset 256, on peut lire : “Nulle contrainte en religion ! ”C’est l’une des sourates de la période initiale, disent les spécialistes. » Surprise ! je croyais être le seul “ spécialiste ” à oser rejeter un classement chronologique des sourates différent de l’ordre qu’elles présentent dans le Coran et à dater la sourate 2 « de la période initiale » 2Malgré la tentative de Noldëke, Schwally, etc., nous pensons qu’il n’y a pas lieu de donner aux “ sourates ” un autre ordre que celui de la “ vulgate ” reçue. D’ailleurs, Denise Masson le reconnaît elle-même, et Régis Blachère, dans son édition de 1980, renonce au classement de son édition originale d’après-guerre (Bruno Bonnet-Eymard, Le Coran, traduction et commentaire systématique, t. 1, Sourate 1 : La Bénédiction ; Sourate 2 : Dieu des délivrances, éd. CRC, p. xxix).... (...)
En suivant l’étymologie hébraïque des mots, je traduis lâ ’ikrâha fî d-dîni, non par « nulle contrainte en religion » mais par « point de trouble dans la justice », une pensée déjà exprimée plus haut (verset 216) pour encourager les “ fidèles ”... au combat ! « Le combat vous est prescrit et c’est un trouble pour vous », y lit-on. Eh bien ! « il arrive que vous soyez troublés d’une chose et que ce soit une délivrance pour vous. En revanche, il arrive que vous aimiez une chose et que ce soit une chaîne pour vous. Le Dieu ( ’allah) sait[ce qui vous est bon]et vous, vous ne savez pas. » Conclusion : celui qui est juste vit dans la paix, même au sein des combats !
En citant ce passage au sens d’une affirmation de la “ liberté religieuse ” – « nulle contrainte en religion » – le Pape commet donc un énorme anachronisme, mais il fait la preuve de sa volonté de ne pas envenimer le débat, de l’atténuer au contraire ! et de ne pas prendre à son compte la « rudesse assez surprenante qui nous étonne », avec laquelle l’empereur « explique minutieusement les raisons pour lesquelles la diffusion de la foi à travers la violence est une chose déraisonnable, en opposition avec la nature de Dieu et la nature de l’âme.“ Dieu n’apprécie pas le sang, dit-il. Ne pas agir selon la raison, est contraire à la nature de Dieu. La foi est le fruit de l’âme, non du corps. Celui, par conséquent, qui veut conduire quelqu’un à la foi a besoin de la capacité de bien parler et de raisonner correctement, et non de la violence et de la menace... Pour convaincre une âme raisonnable, il n’est pas besoin de disposer de son bras, ni d’instrument pour frapper, ni de quelque autre moyen que ce soit avec lequel on pourrait menacer une personne de mort... ” »
Suivez mon regard... C’est une sévère réprobation du terrorisme, mais fondée sur la seule raison, et la raison grecque, explique ensuite le Pape :
« L’affirmation décisive, dans cette argumentation contre la conversion au moyen de la violence, est :ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu.Le philologue Théodore Khoury commente ainsi : pour l’empereur, un Byzantin qui a grandi dans la philosophie grecque, cette affirmation est évidente. Pour la doctrine musulmane, en revanche, Dieu est absolument transcendant. Sa volonté n’est liée à aucune de nos catégories, fût‑ce celle du raisonnable. Dans ce contexte, Khoury cite une œuvre du célèbre islamologue français R. Arnaldez, qui explique que Ibn Hazm va jusqu’à déclarer que Dieu ne serait pas même lié par sa propre parole et que rien ne l’obligerait à nous révéler la vérité. Si cela était sa volonté, l’homme devrait même pratiquer l’idolâtrie. »
Ce qui est le comble de la “ violence ” faite au simple bon sens. Le Pape va l’expliquer avec mille précautions, avec un sens consommé du “ dialogue ”, aussi éloigné que possible de tout esprit polémique :
« Ici s’ouvre, dans la compréhension de Dieu, et donc de la réalisation concrète de la religion, un dilemme qui, aujourd’hui, nous met au défi de manière très directe. La conviction qu’agir contre la raison serait en contradiction avec la nature de Dieu, est-ce seulement une manière de penser grecque ou vaut-elle toujours et en soi ? Je pense qu’ici se manifeste la profonde concordance entre ce qui est grec dans le meilleur sens du terme et ce qu’est la foi en Dieu sur le fondement de la Bible. En modifiant le premier verset duLivre de la Genèse, le premier verset de toute l’Écriture sainte, Jean a débuté le prologue de son Évangile par les paroles :“ Au commencement était le logos. ”Tel est exactement le mot qu’utilise l’empereur : Dieu agit aveclogos.
« Logossignifie à la fois raison et parole, une raison qui est créatrice et capable de se transmettre mais, précisément, en tant que raison. Jean nous a ainsi fait le don de la parole ultime sur le concept biblique de Dieu, la parole dans laquelle toutes les voies souvent difficiles et tortueuses de la foi biblique aboutissent, trouvent leur synthèse.Au commencement était le logos, et le logos est Dieu,nous dit l’Évangéliste.
« La rencontre entre le message biblique et la pensée grecque n’était pas un simple hasard. La vision de saint Paul, devant lequel s’étaient fermées les routes de l’Asie et qui, en rêve, vit un Macédonien et entendit son appel :“ Passe en Macédoine, viens à notre secours ! ”(cf. Ac 16, 6-10) – cette vision peut être interprétée comme un“ raccourci ”de la nécessité intrinsèque d’un rapprochement entre la foi biblique et la manière grecque de s’interroger. »
On ne peut mieux mettre en lumière la convergence à la fois philosophique et historique de l’héritage grec et de la révélation biblique, dont notre civilisation est le fruit. Le Pape continue :
« En réalité, ce rapprochement avait déjà commencé depuis très longtemps. Déjà, le nom mystérieux du Dieu du buisson ardent, qui éloigne l’homme de l’ensemble des divinités portant de multiples noms en affirmant uniquement son “ Je Suis ”,son être, est, vis-à-vis du mythe, une contestation avec laquelle la tentative de Socrate de vaincre et de dépasser le mythe lui-même entretient une profonde analogie. »
Après avoir ainsi fait un rapprochement entre le réalisme socratique et la révélation mosaïque, le Pape en vient à montrer que cette conjonction de la révélation biblique avec la sagesse grecque a connu une sorte de couronnement à la fin de l’Ancien Testament dans la traduction grecque de la Bible réalisée à Alexandrie, connue sous le nom de “Septante ” :
« Fondamentalement, il s’agit d’une rencontre entre la foi et la raison, entre l’authentique philosophie des lumières et la religion. En partant véritablement de la nature intime de la foi chrétienne et, dans le même temps, de la nature de la pensée grecque qui ne faisait désormais plus qu’un avec la foi, Manuel II pouvait dire : Ne pas agir“ avec le logos ”est contraire à la nature de Dieu. »
Est-ce véritablement aussi simple ? Non pas.
LA RAISON SOUS LA TOISE
« Par honnêteté, continue Benoît XVI, il faut remarquer ici que, à la fin du moyen âge, se sont développées dans la théologie, des tendances qui rompaient cette synthèse entre esprit grec et esprit chrétien. »
De fait, l’abbé de Nantes nous a naguère montré comment le treizième siècle, loin d’avoir consacré le triomphe tranquille d’une foi souveraine se soumettant toutes les disciplines du savoir, fut le théâtre d’une véritable bataille d’idées, suscitée par l’introduction du système aristotélicien en pleine Chrétienté, régie depuis près de mille ans par un sage augustinisme mystique et politique aux innombrables fruits de grâce et de vertu. On peut regretter que le Pape ne distingue pas le courant augustinien, renaissant avec les franciscains, et le courant thomiste auquel il s’oppose. Benoît XVI poursuit en effet :
« En opposition avec ce que l’on a appelé l’intellectualisme augustinien et thomiste, débuta avec Duns Scot une situation volontariste qui, en fin de compte, dans ses développements successifs, conduisit à l’affirmation que nous ne connaîtrions de Dieu que la voluntas ordinata.Au-delà de celle-ci, existerait la liberté de Dieu, en vertu de laquelle il aurait pu créer et faire tout aussi bien le contraire de tout ce qu’il a effectivement fait. Ici se profilent des positions qui pourraient conduire jusqu’à l’image d’unDieu-Arbitraire,qui ne serait pas même lié par la vérité et par le bien. »
Qu’il nous soit permis de contester respectueusement ce “ raccourci ” par trop réducteur. (...) Ce que le Pape appelle la « situation volontariste » initiée par Duns Scot consiste à mettre l’accent sur le caractère suprêmement vivant et souverainement libre de la Volonté de Dieu. Ce n’est pas qu’il entende la soustraire à l’emprise de la raison ; il affirme seulement que la Volonté en Dieu ne peut-être déterminée par rien d’antérieur à elle : non seulement rien ni personne autre que Dieu, mais rien, aucune autre faculté ou puissance en Dieu même. De ce que sa Volonté a voulu telle chose, il n’y a aucune raison, sinon que la volonté est la volonté : quia voluntas est voluntas.
En d’autres termes : si la Volonté divine dépasse notre raison, c’est parce que le Cœur de Dieu a ses raisons que notre raison ne connaît pas. Benoît XVI n’est-il pas entré lui-même dans ce « volontarisme » scotiste en titrant sa première encyclique : Deus caritas est, « Dieu est amour » ? C’est précisément ce que l’abbé de Nantes appelle « l’infinie liberté de l’amour », ultime perfection du Dieu trois fois Saint.
Mais reconnaissons, pour le déplorer, que l’élan initial de cette métaphysique scotiste a été brisé avant même d’avoir pris son essor, et son héritage s’est corrompu dans le nominalisme et son absurde théorie de la “ potentia absoluta ” de Dieu, « puissance absolue » ouverte sur toutes les incohérences, contradictions, rétractations et révocations de ses volontés successives... (...)
Suppositions... musulmanes ! conduisant à l’image d’un « Dieu-Arbitraire », fort éloignée de la pensée du Bienheureux et génial franciscain.
L’ISLAM SOUS LA TOISE DE LA CRITIQUE HISTORIQUE
En revanche, saint Jean Damascène, au huitième siècle, dans son Livre des hérésies, dénonçait déjà cette conception de Dieu dans « la religion des Ismaélites qui domine encore de nos jours, égare les peuples, et annonce la venue de l’Antichrist » 3Saint Jean Damascène, Écrits sur l’islam, Cerf, collection Sources chrétiennes n° 383 (Hérésie 100, n° 1).. Le Pape aurait pu le citer de préférence à l’empereur byzantin, parce que ce Père de l’Église pose la vraie question, la seule, que personne n’eût reproché au Pape d’évoquer dans un discours académique : la question des origines de l’islam. (...) Mais le Pape ne pouvait pas citer ce Père de l’Église, en raison du pacte conciliaire dont il est prisonnier consentant. (...)
LA RÉVÉLATION DU VERBE
Un autre argument capital du discours à l’aréopage de Ratisbonne appelle une critique constructive. En effet, Benoît XVI affirme :
« Le Dieu véritablement divin est ce Dieu qui s’est montré comme logoset qui, comme logos,a agi et continue d’agir plein d’amour en notre faveur. »
Autrement dit, l’action où s’exerce et se manifeste l’infinie liberté de l’amour divin, serait notre création, en comprenant dans cet immense dessein et décret de Dieu, le Ciel et la terre, les anges, les hommes et toutes choses, jusqu’aux abîmes de l’enfer, de ses démons, de ses damnés. C’est de cette Liberté et aussi de cette Sagesse divine qu’il est question, communément. (...)
En réalité, « il appert que cet objet de la Toute-Puissance et infinie Volonté créatrice, ne lui est qu’un bien secondaire, et un bonheur, une gloire sans commune mesure avec son Objet essentiel et sa première et plénière béatitude, sa gloire éternelle. Tout cela n’est donc rien, dans l’Infini Amour de “ Je Suis ”, qu’objet de miséricorde. Notre question demeure : en Dieu, cette infinie Liberté, cet Amour, cette Gloire de qui, pour qui, pourquoi sont-ils ? » (CRC n° 320, p. 21)
Il suffit d’ouvrir l’Évangile pour trouver la réponse, et accéder à ce secret du Cœur de Dieu, parmi la foule des petits et des humbles : « In principio erat Verbum. » Avant qu’aucune créature ne soit ni père ni mère, Dieu engendre de son sein, de son Cœur, le fruit de son amour, l’objet de son désir, un « Dieu de Dieu, Lumière de sa lumière, vrai Dieu de vrai Dieu », image de sa Substance et reflet de sa Face, son Fils unique et Bien-Aimé. Voilà ce que Benoît XVI s’est retenu de dire aux philosophes et aux savants, ainsi qu’aux musulmans...
Faute d’une telle profession de foi, la suite du discours du Pape est un simple constat des conséquences de ce qu’il appelle la « déshellénisation du christianisme » :
« À la thèse selon laquelle le patrimoine grec, purifié de façon critique, ferait partie intégrante de la foi chrétienne, s’oppose l’exigence de déshellénisation du christianisme, une exigence qui, depuis le début de l’époque moderne, domine de manière croissante la recherche théologique. Vu de plus près, on peut observer trois époques dans le programme de la déshellénisation : même si elles sont reliées entre elles, elles sont toutefois, dans leurs motivations et dans leurs objectifs, clairement distinctes les unes des autres. »
Dans l’encyclique Pascendi Dominici gregis, du 8 septembre 1907, le pape saint Pie X ne parlait pas de “ déshellénisation ”, mais de déchristianisation, et il condamnait le modernisme comme la deuxième étape de trois époques étroitement liées, menant à la grande apostasie moderne : « Le premier pas fut fait par le protestantisme, le second est fait par le modernisme, le prochain précipitera dans l’athéisme. »
En parlant de “ déshellénisation ”, le pape Benoît XVI dédramatise... mais, du coup, il nous désarme, nous seuls, en face des ennemis de l’Église.
PREMIÈRE “ DÉSHELLÉNISATION ”.
« La déshellénisation apparaît d’abord en liaison avec les postulats de la Réforme au seizième siècle. En considérant la tradition des écoles théologiques, les réformateurs se retrouvent face à une systématisation de la foi conditionnée totalement par la philosophie, c’est-à-dire face à une détermination de la foi venue de l’extérieur en vertu d’une manière de penser qui ne dérive pas de celle‑ci. Ainsi, la foi n’apparaissait plus comme une parole historique vivante, mais comme un élément inséré dans la structure d’un système philosophique. La sola Scriptura recherche en revanche la pure forme primordiale de la foi, telle que celle-ci est présente à l’origine dans la Parole biblique. »
Bien avant Luther, observe l’abbé de Nantes, « le Bx Jean Duns, en réaction franciscaine, augustinienne aussi contre la mainmise du clan aristotélicien sur nos universités, après l’avoir lui-même subie et la suivant encore, de force, avait choisi la tradition la plus ancienne, et préféra engager sa nouveauté, non sur les fondements de la sagesse humaine, mais directement et totalement sur la Parole de Dieu. »
Duns Scot, lui, avait placé cette Parole de Dieu « au‑dessus de tout, s’appliquant à la comprendre, à la justifier sans en altérer ou effacer aucun mystère, et ne jamais la blesser.
« Il usera des lumières de la raison, certes ! mais en sous-ordre, se défiant d’elle, la sachant et déclarant infirme en cette vie terrestre et d’ailleurs enténébrée par “ le péché du monde ” (Jn 1, 29). » (...)
MODERNISME : DEUXIÈME ÉTAPE.
« Modernistes, ainsi les appelle-t-on communément et avec beaucoup de raison », disait de ces modernes hérétiques saint Pie X dans l’encyclique Pascendi Dominici gregis par laquelle il les condamnait, le 8 septembre 1907.
Benoît XVI passe leur nom sous silence, mais c’est bien d’eux qu’il parle, puisqu’il évoque leur “ père ” :
« La théologie libérale des dix-neuvième et vingtième siècles représenta une deuxième époque dans le programme de la déshellénisation : Adolf von Harnack est un éminent représentant de celle-ci. Pendant mes études, comme au cours des premières années de mon activité académique, ce programme était fortement à l’œuvre également dans la théologie catholique. »
Et le jeune abbé Ratzinger frayait avec ce “ programme ” moderniste, tandis que le jeune abbé de Nantes ferraillait déjà contre lui !
Cinquante ans après les condamnations de saint Pie X et, malheureusement, malgré celles-ci, demeuraient vrais ses avertissements donnés au début de l’encyclique Pascendi : « Ce n’est pas du dehors de l’Église, en effet [...],c’est du dedans qu’ils trament saruine; le danger est aujourd’hui presque aux entrailles mêmes et aux veines de l’Église. » Les termes employés par saint Pie X étaient étrangement prémonitoires : dix ans plus tard, la Vierge Marie mettra cette ruine sous les yeux de Lucie, François et Jacinthe, le 13 juillet 1917.
Benoît XVI met ensuite en lumière « la nouveauté qui caractérisait cette deuxième époque de déshellénisation par rapport à la première. La réflexion centrale qui apparaît chez Harnack est le retour à Jésus simple homme et à son message simple, qui serait antérieur à toutes les théologisations et, précisément, à toute hellénisation : ce serait ce message simple qui constituerait le véritable sommet du développement religieux de l’humanité. Jésus aurait abandonné le culte en faveur de la morale. En définitive, il est représenté comme le père d’un message moral humanitaire. L’objectif de Harnack est au fond de mettre le christianisme en harmonie avec la raison moderne, en le libérant, précisément, d’éléments apparemment philosophiques et théologiques comme, par exemple la foi dans la divinité du Christ et dans la Trinité de Dieu. »
La suite du discours de Benoît XVI rappelle l’analyse du modernisme par saint Pie X, bien qu’il évite soigneusement d’appeler cette peste par son nom ! Peut-être pour ne pas risquer d’être lui-même comparé à ce saint ? La « science » ayant été réduite à une « synergie des mathématiques et de l’empirique », écrit-il, la religion et la morale « ne peuvent alors pas trouver de place dans l’espace de la raison commune décrite par la“ science ”entendue de cette façon, et elles doivent être déplacées dans le domaine du subjectif. Le sujet décide, à partir de ses expériences, ce qui lui apparaît religieusement possible, et la“ conscience ”subjective devient, en définitive, la seule instance éthique. Cependant, la morale et la religion perdent ainsi leur capacité de créer une communauté et tombent dans le domaine de l’arbitraire personnel. C’est une situation dangereuse pour l’humanité. »
Nous le constatons tous les jours, dans ce que le Pape appelle « les pathologies menaçantes de la religion et de la raison : des pathologies qui doivent nécessairement éclater, lorsque la raison est réduite à un point tel que les questions de la religion et de l’ethos [c’est‑à-dire de la conduite morale]ne la regardent plus. Ce qui reste des tentatives pour construire une éthique en partant des règles de l’évolution, de la psychologie ou de la sociologie, est simplement insuffisant. » (...)
DERNIÈRE ÉTAPE : LES RELIGIONS SOUS LA TOISE DE LA RAISON.
Pourtant, loin de déplorer les conséquences catastrophiques du laïcisme protestant et moderniste sur notre société contemporaine, le Pape exclut absolument « l’idée que l’on doive retourner en arrière, avant le siècle des lumières, en rejetant les convictions de l’époque moderne ». Sa constante référence à Jean-Paul II, son « bien-aimé prédécesseur », n’est pas un vain mot. On croit l’entendre ! « Ce qui, dans le développement moderne de l’esprit, est considéré valable est reconnu sans réserve : nous sommes tous reconnaissants pour les possibilités grandioses qu’il a ouvertes à l’homme et pour les progrès dans le domaine humain qui nous ont été donnés. »
Il ne s’agit pas de condamner ni de lancer l’anathème : « L’intention n’est donc pas un recul, une critique négative ; il s’agit en revanche d’un élargissement de notre concept de raison et de l’usage de celle-ci. Car malgré toute la joie éprouvée face aux possibilités de l’homme, nous voyons également les menaces qui y apparaissent et nous devons nous demander comment nous pouvons les dominer. »
Comment y réussir ? en écrasant quelque Adversaire acharné à la perte des âmes ? Point ! Mais en instaurant « un véritable dialogue des cultures et des religions, un dialogue dont nous avons un besoin urgent. Dans le monde occidental domine largement l’opinion que seule la raison positiviste et les formes de philosophie qui en découlent sont universelles. Mais les cultures profondément religieuses du monde voient précisément dans cette exclusion du divin de l’universalité de la raison une attaque de leurs convictions les plus intimes. Une raison qui reste sourde face au divin et qui repousse la religion dans le domaine des sous-cultures est incapable de s’insérer dans le dialogue des cultures.
« Toutefois, la raison moderne propre aux sciences naturelles, avec son élément platonicien intrinsèque, contient en elle, comme j’ai cherché à le démontrer, une interrogation qui la transcende, ainsi que ses possibilités méthodologiques. Celle-ci doit simplement accepter la structure rationnelle de la matière et la correspondance entre notre esprit et les structures rationnelles en œuvre dans la nature comme un fait donné, sur lequel se fonde son parcours méthodologique. Mais la question sur la raison de ce donné existe et doit être confiée par les sciences naturelles à d’autres niveaux et façons de penser : à la philosophie et à la théologie. »
Benoît XVI rétablit ainsi la théologie sur son trône de reine des sciences. Et la philosophie est son ministre car « tout est du ressort, en dernier appel, de la métaphysique : toute connaissance scientifique, toute doctrine morale, et toute religion même révélée. » (G. de Nantes, Métaphysique totale. I. La Métaphysique juge des sciences et de la religion, CRC n° 170, oct. 1981, p. 7)
« Pour la philosophie et, de manière différente, pour la théologie, l’écoute des grandes expériences et des convictions des traditions religieuses de l’humanité, en particulier celle de la foi chrétienne, constitue une source de connaissance ; la refuser signifierait une réduction inacceptable de notre capacité d’écoute et de notre capacité à répondre. »
Pour le Pape, la tradition de la foi chrétienne est-elle une « tradition religieuse » parmi d’autres ? On peut se poser la question. Mais on peut aussi comprendre cette péroraison de son discours comme une invitation à une étude critique, scientifique, des religions. Il est clair que, de ce point de vue, la seule tradition de la foi chrétienne présente des titres sérieux à être crue. C’est pourquoi « c’est le caractère distinctif du seul christianisme, et encore, du catholicisme ! d’avoir osé proclamer la soumission intégrale de sa doctrine, donc de la Parole de Dieu elle-même, et des réalités divines, de l’Être divin ! à l’examen de la raison métaphysique. » (G. de Nantes,ibid.)
« Il me vient ici à l’esprit une parole de Socrate à Phédon. Dans les entretiens précédents, ils avaient traité de nombreuses opinions philosophiques erronées, et Socrate s’exclamait alors :“ Il serait bien compréhensible que quelqu’un, en raison de l’irritation due à tant de choses erronées, se mette à haïr pour le reste de sa vie tout discours sur l’être et le dénigrât. ” »
C’est le sens de l’adage des Pères de l’Église constatant que toutes les philosophies de leur temps étaient dans l’erreur, et concluant : « Tous les philosophes sont des hérétiques. »
« “ Mais de cette façon, il perdrait la vérité de l’être et subirait un grand dommage. ” » Conjuré par les Pères de l’Église « en philosophant eux-mêmes ! En ne se contentant pas de dénoncer les erreurs des anciens philosophes, mais en les réfutant par la seule raison. Ainsi firent-ils et ils bâtirent l’impérissable monument, non pas d’une “ philosophie chrétienne ”, comme on l’a trop dit, mais de la vraie philosophie, vérité universelle, de principes et d’essence naturels, et pour cette raison capable de vérifier la crédibilité de la foi comme aussi d’en aider l’expression. » (G. de Nantes,ibid.)
« Depuis très longtemps, l’Occident est menacé par cette aversion contre les interrogations fondamentales de sa raison, et ainsi il ne peut subir qu’un grand dommage. »
Même observation de l’abbé de Nantes concluant de son étude de la science actuelle qu’ « elle règne souverainement sur l’opinion mondiale et, presque, à proportion de son mépris du sens commun. Mais cela ne la justifie pas ! Cela ne prouve ni la vérité de ses théories, ni la légitimité de pareille situation. Cela prouve un engouement général, irréfléchi, aidé, contraint par un terrorisme intellectuel dégradant. Car le “ credo quia absurdum ” est injustifiable en science autant qu’en religion. » (G. de Nantes,ibid.)
« Le courage de s’ouvrir à l’ampleur de la raison et non le refus de sa grandeur, voilà quel est le programme avec lequel une théologie engagée dans la réflexion sur la foi biblique entre dans le débat du temps présent.“ Ne pas agir selon la raison, ne pas agir avec le logos, est contraire à la nature de Dieu ”,a dit Manuel II, partant de son image chrétienne de Dieu, à son interlocuteur persan. C’est à ce grand logos, à cette ampleur de la raison, que nous invitons nos interlocuteurs dans le dialogue des cultures. La retrouver nous-mêmes toujours à nouveau, est la grande tâche de l’Université. »
Depuis la plus haute antiquité, ce travail n’a cessé d’être en honneur. C’est celui des Docteurs de l’Église.
Il paraît que ce discours fut ponctué d’applaudissements nourris. Les protestations des chancelleries ne sont venues qu’après, fomentées par quel chef d’orchestre ? À ce tollé soulevé à retardement, le Pape aura pu constater que son invitation au “ dialogue ” le laisse une fois de plus à son monologue, et face à l’Adversaire antichrist qui inspire les fausses religions. Car le “ Logos ” a pris chair, dans le sein de la Vierge Marie, pour nous parler un langage tout à fait contraire à la raison, celui de la Croix, « scandale pour les juifs et folie pour les païens » (1 Co 1, 23), c’est-à-dire pour les Grecs dont Benoît XVI vante la sagesse, au fond à la manière de saint Paul dans son discours à l’aréopage d’Athènes... (...)
frère Bruno de Jésus
Extrait de Il est ressuscité ! n° 51, novembre 2006, p. 3-10