Morale totale

Du vrai naturel au surnaturel intégral

Vierge de miséricorde

TOUT l’effort de cette année a été de proposer, en conséquence de notre nouvelle définition métaphysique, une nouvelle morale. L’une et l’autre sont en rupture avec l’idéalisme grec et plus encore avec l’humanisme individualiste issue de la philosophie des Lumières ; elles opèrent surtout un heureux approfondissement de la doctrine chrétienne (...). Prenons un exemple concret, un cas de figure qui nous le fera bien comprendre.

SERVIR PAR AMOUR DES AUTRES OU S’ÉPANOUIR PAR AMOUR DE SOI ?

Dans une famille catholique, le brusque décès de la mère laisse huit enfants orphelins ; certains sont encore en bas âge, l’ainée poursuit de hautes études universitaires. Le lendemain de l’enterrement, le père dit à sa fille : « Tes jeunes frères et sœurs n’ont plus personne à la maison pour s’occuper d’eux, il faut donc que tu abandonnes tes études et que tu reviennes à la maison remplacer ta pauvre mère. »

La jeune fille va consulter ses professeurs et le curé de sa paroisse. Ses professeurs lui conseillent de poursuivre sa carrière qui s’annonce très brillante : « Vous n’avez pas le droit de renoncer à vous-même, à vos études, à votre carrière, à cette vie qui s’ouvre devant vous, vous êtes faite pour l’enseignement supérieur, vous êtes faite pour être parmi nos chercheurs des plus brillants... LES DROITS DE L’HOMME, qui sont aussi les droits de la femme, de l’enfant, sont là pour faire objection à votre père. Vous n’avez qu’à lui dire que vous ne consentez pas ! On est libre, chacun doit faire sa vie. »

LE DILEMME DU CURÉ

Le prêtre confronté à un tel cas de conscience sera, par la formation qu’il a reçue, beaucoup plus écartelé qu’on ne pense. Qui parlera plus fort en lui ? La Révélation évangélique ou la philosophie d’Aristote et de saint Thomas ? Le renoncement par amour conseillé par le Christ : « Ma fille, c’est votre devoir. Bien sûr, c’est le sacrifice, c’est le renoncement à tout, mais c’est une VOLONTÉ DE DIEU. » Ou bien le légitime épanouissement de la personne humaine, de « l’homme et de tout l’homme », enseigné par la scolastique, avant et plus encore après Vatican II : « Votre Père doit trouver une autre solution, il n’a pas le droit de vous imposer un tel sacrifice et de briser votre carrière, vous n’êtes pas tenue de lui obéir. »

Le premier choix était en attente d’une plus juste notion de la personne humaine ; le deuxième s’est imposé au vingtième siècle sous le nom de personnalisme. Il va non seulement être infidèle à l’Évangile, mais se rapprocher de l’humanisme athée, dans la logique même de sa conception erronée de la nature et de la personne humaine.

CULTE DE L’HOMME ET ATHEISME SOUS COUVERT DE “ MORALE NATURELLE 

Nous ne faisons pas procès à saint Thomas d’Aquin d’avoir été trop étroit. Mais ayant été par trop héritier de la pensée d’Aristote, il s’est engagé dans une voie extrêmement limitée et réductrice. Par exemple en définissant l’homme comme un « animal raisonnable », « une substance individuelle de nature rationnelle » (Boèce), autrement dit un “ en soi ” suffisant qui ne doit rien à personne, et un “ pour soi ” qui ne cherche que sa propre perfection (...). Lorsqu’Aristote nous dit que l’homme est fait sur la terre pour développer toutes ses virtualités – même si saint Thomas traduit par “ vertus ” – cela ne mène pas loin. Il faudra que je fasse du sport, que je me cultive en arts, en sciences, et puis aussi que je m’amuse, tout en étant sérieux, religieux éventuellement... Si c’est cela, la morale naturelle, c’est une chose extrêmement pauvre. Si on enseigne cela aux individus qui peuplent notre planète, nous allons en faire des égoïstes aux désirs et intérêts extrêmement pauvres et limités. Cette morale aboutit finalement à un éclatement de la société, car chacun ne vivant que pour lui-même ne voudra plus se marier d’une manière définitive, ni avoir d’enfants parce que c’est du souci et que cela empêche le développement de ses propres virtualités.

Le chancre de notre société, c’est donc le culte de l’Homme, et un culte de Dieu fondé sur lui, au rabais, conceptualisé, encadré, dévitalisé, subordonné. C’est le total athéisme, ou le déisme, ou le sacré, ou les valeurs spirituelles, ornements, couronnement d’un système humaniste construit avant et sans Dieu. L’Église elle-même en est tentée, infiltrée, empoisonnée qu’elle est, et depuis si longtemps, par ce ralliement à une religion raisonnable, consensuelle, humaniste, tellement contraire à la volonté de Dieu (...).

Ce qui est faux, c’est le naturalisme, cette prétendue justification de l’athéisme, qui substitue au Dieu créateur, à l’Être des êtres, le hasard ou quelque autre imagination de la conscience humaine. La vérité oubliée confrontée à l’erreur actuelle, c’est :

  1. L’homme est un être éminemment relatif, il n’est donc pas le sujet premier de la Morale, mais Dieu, l’Être des êtres et maître de leur Agir.
  2. L’amour que l’homme se porte à lui-même, n’est pas le mobile premier, mais l’amour que Dieu lui porte en lui donnant l’être et la vie.
  3. La détermination de l’homme à chercher le bonheur n’est pas première, mais le dessein de Dieu appelant l’homme au bonheur.
  4. La définition rationnelle et naturelle du bonheur comme fin de l’homme, et de la loi morale comme moyen, n’est pas première, mais la vocation que Dieu lui donne dans le cadre de son Alliance et les stipulations qui l’accompagnent.
  5. La volonté et l’énergie de l’homme pour la conquête de son bonheur ne sont pas premières, mais la grâce de Dieu qui accompagne la promulgation de son Alliance pour lui donner la force de la pratiquer.
  6. L’accès de l’homme à l’épanouissement de sa nature, cause de son bonheur, n’est pas l’essentiel, mais l’accomplissement de sa vocation qui est son accomplissement véritable, très différent de ses ambitions naturelles. Parfois opposées.
  7. Gratia non tollit naturam, sed perfecit. La grâce ne détruit pas la nature, mais la parfait; cette maxime scolastique demande à être singulièrement révisée : la grâce divine précède, accompagne, modifie, transfigure la nature et, la faisant passer par la mort, lui change la vie.

UNE MORALE RELATIONNELLE

DU VRAI NATUREL AU SURNATUREL INTÉGRAL

« Il n’est pas nécessaire d’être un grand métaphysicien pour comprendre que, tout entier relatif à Dieu : « JE SUIS », notre Créateur, et aux prochains, à commencer par nos parents, procréateurs, l’homme qui se refuse à soi-même pour se donner aux autres, en cela se grandit et s’accomplit, tandis que celui qui se refuse aux autres et à Dieu pour se fermer sur lui-même, s’appauvrit, se meurtrit et se perd. » (Métaphysique totale et mystique catholique, CRC no 182, octobre 1982, p. 9) (...).

Il me semble maintenant que ce n’est pas la peine de consulter le prêtre, ni de croire en Dieu pour comprendre que c’est absolument contre-nature de dire à son père : « Moi, je veux être professeur, au revoir Papa, au revoir les enfants ! » et de partir à Reims pour faire ses recherches de biologie comme si de rien n’était ! (...). Il est plus important de satisfaire son être relationnel, c’est-à-dire de vivre dans l’épanouissement de ces relations que j’ai avec les miens, d’être en paix avec mon univers, de rendre aux autres le service qu’ils m’ont d’abord rendu, d’être ami de ceux qui sont mes amis, d’être bon citoyen dans une cité à laquelle je dois l’ordre et la paix, bref de satisfaire à l’ensemble de ces relations, plutôt que de me faire une “ grosse tête ”, de la gloire et aussi de la richesse, comme si j’étais moi tout seul, intéressé à moi seul ! (...).

Finalement je dirai à cette fille : « Naturellement parlant, tout votre être conspire à cet amour des vôtres. Ce sacrifice ne vous est pas simplement dicté par le prêtre, mais il est dans la ligne même de votre vraie nature. » Pour en arriver là, il faudra lutter contre la propagande, l’intoxication, la philosophie des droits de l’homme, qui est une sorte d’oppression que la société moderne fait peser sur chacun d’entre nous. C’est cette aliénation qui rendra finalement cette jeune fille malheureuse d’avoir à renoncer à sa carrière scientifique pour rester à la maison afin d’éduquer ses frères et sœurs (...) !

Cependant, lorsqu’une personne se trouve contrainte de renoncer à un avenir que j’appellerais orgueilleux et égoïste, pour faire privilégier le sens des services et de la solidarité, il semble qu’elle renonce à la béatitude. À ce moment-là, même s’il est conforme à notre nature la plus profonde, il est vrai que ce sacrifice aura besoin d’être aidé, éclairé par des raisons plus hautes : une vision surnaturelle de l’existence (...).

UNE MORALE DE L’ALLIANCE

C’est là qu’il y a une obligation d’aller chercher des réponses plus vastes qu’à l’échelle de notre raison naturelle, et que nous retrouvons là ce que je vous ai développé dans la première partie de ma morale relationnelle : cette notion d’alliance. Elle est véritablement primordiale, non seulement dans notre religion mais dans toutes les religions et civilisations du monde. Mis à part notre société moderne résolument athée, toutes les civilisations ont pensé que l’homme n’était sur la terre qu’un voyageur, et qu’un Être suprême, un Dieu, ou des dieux, l’avait affecté à cette situation pour y remplir un certain rôle (...). Ce n’est donc pas propre à notre religion chrétienne, mais une véritable richesse de la civilisation universelle : les dieux ont fixé à chacun sa mesure d’être, sa mesure de bonheur et sa mesure de sacrifice ; puis c’est l’application de chacun de nous à remplir sa tâche, ce pour quoi il a été “ mobilisé ”, que les dieux récompenseront dans un autre monde.

Ce qui est encore confus et fragmentaire dans les autres religions et civilisations apparait et se développe tout au long de l’histoire dans la lumière des différentes alliances que le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob : « JE SUIS : “ JE SUIS ” » a passées avec les hommes. Nous trouvons en elles qui sont pour nous la véritable Révélation divine, des réponses très amples aux problèmes que nous nous posons.

  • C’est, premièrement, l’alliance adamique. Quand Dieu a créé l’homme sur la terre, il l’a créé au Paradis terrestre, lui donnant tous les biens de la nature, lui donnant en plus la justice surnaturelle et la grâce, à savoir que c’était un être humain, homme et femme, parfaitement équilibré dont les tendances spirituelles l’emportaient sur les instincts corporels (...). À ce degré d’innocence, les hommes auraient évidemment accepté les sacrifices qui leur auraient été demandés, car leur volonté surnaturelle leur aurait rendu facile le renoncement à tel ou tel bonheur ou plaisir, pour la joie d’obéir à Dieu et d’être parfaitement charitables envers les autres.

Est arrivé le péché, la révolte contre Dieu. Après cette faute originelle, chassé du Paradis terrestre, livré au péché, le genre humain a tant perverti ses voies et fait le mal que Dieu l’a châtié par le Déluge.

  • Un seul juste, Noé, a trouvé grâce et a mérité d’obtenir miséricorde. Dieu a donc contracté une autre Alliance avec lui et sa famille après le Déluge, en disant : « Je suis toujours ton Père, Je veux toujours ton bien. Évidemment tu souffriras sur cette terre, mais dans la mesure où tu obéiras à ma Loi, je te promets mon aide et les saisons se succéderont maintenant sans qu’il n’y ait plus jamais de déluge (...). » (cf. Gn 9)
  • Puis, avec Abraham, Moïse, David, vient l’Alliance de Dieu avec son Peuple élu. À ce moment-là, Dieu lui promet un salut dans l’avenir, c’est-à-dire qu’il aimante désormais la morale naturelle par cette annonce d’un bien surnaturel qui s’appelle “le Messie qui doit venir”, pour rétablir toutes choses d’une manière plus merveilleuse encore qu’elles n’étaient dans le Paradis d’avant le péché.

Cette révélation divine est extraordinairement importante. À partir de ce moment-là, les hommes ont su qu’il fallait pour ainsi dire “ brûler toutes leurs cartouches ”, vivre une vie d’attente d’un bien qu’il fallait préparer, se dévouer à cette venue du Règne de Dieu qui remplirait les hommes de joie et qui les restaurerait dans la béatitude. Ce n’est pas une morale de la béatitude individuelle, ni non plus une morale de la contemplation intellectuelle de Dieu, pas du tout ! Ces hommes ne savent même pas ce qui les attend après la mort, ils n’en ont qu’une perception très confuse. C’est une morale de l’Espérance, une morale du dévouement de chacun à l’avenir du peuple.

  • Arrive la nouvelle et éternelle Alliance, qui va devenir pour nous la clé de toute morale. Le Christ est venu nous sauver, se faire aimer de nous, et nous donner dès ici-bas une sorte de conversion possible par laquelle nous ne vivrions que pour Lui, le Verbe de Dieu incarné, c’est-à-dire pour le bien de la terre entière, pour le salut de l’humanité qui est son propre Corps. C’est en nous dévouant ainsi à l’ensemble de cette société, en commençant par nos proches jusqu’aux plus lointains, que nous nous réalisons comme fils de Dieu, sur la terre, en attendant la récompense du Ciel, le bonheur éternel dans la bienheureuse communion des personnes divines et humaines... C’est une morale qui est toute de charité, au rebours de tout égoïsme.

Se trouve ainsi solutionné un problème que Vatican II a si mal résolu : Est-ce que j’agis et travaille pour la terre et la vie humaine présente ou bien pour le Ciel et la vie éternelle ? En vérité, il faut dire que le Christ nous a enseigné à travailler pour le Règne de Dieu. Celui-ci avance sur la terre comme au Ciel, car chaque bonne action que je vais poser dans le cadre de l’Alliance le fait non seulement progresser ici-bas, mais me tire aussi davantage vers le Royaume du Ciel. C’est ainsi que chemine la caravane humaine, à travers les siècles et les millénaires, accomplissant « une orthodromie », un dessein qui la dépasse, mais auquel chaque personne participe d’une manière plus ou moins consciente selon la perfection de son amour de Dieu et du prochain. (...).

VIVRE MORALEMENT AUJOURD’HUI

Où en sommes-nous aujourd’hui, alors que c’est l’homme qui semble dominer Dieu et stipuler ses exigences en échange de son culte ? Le remède à cette apostasie est dans un renouvellement de l’Alliance tel que Dieu l’a proposé lors des apparitions de Fatima (1917), Pontevedra (1925), Tuy (1929). L’Alliance y est là réaffirmée et portée à son comble de plénitude chrétienne, surnaturelle, quand SON NOM est le Cœur Immaculé de Marie, SA TITULATURE, Médiatrice universelle et obligée du salut ultime, SES BIENFAITS, la paix et la conversion du monde, SES EXIGENCES, des dévotions purement surnaturelles, clefs de toutes les autres vertus et pratiques religieuses, morales, politiques, sociales...

Il y a là de quoi changer le monde et renouveler l’Église. Voilà l’admirable morale à laquelle nous aboutissons en conclusion de cette année. C’est une morale profondément relationnelle et naturelle, par la considération de l’importance tout à fait capitale et première que les relations sociales ont pour le développement, la perfection et le bonheur de chacun de nos êtres individuels. Mais, deuxièmement, en remplissant cette vocation, en satisfaisant à toutes les exigences et en allant au-delà de nos relations horizontales, de nos relations fraternelles, nous faisons tellement la volonté de Dieu dans le cadre intégralement surnaturel de l’Alliance, que nous accomplissons le retour à Dieu, la réponse à la vocation qu’Il nous a donnée, et que nous devenons fils de Dieu, époux du Christ, afin de faire retour au Père dans la vie éternelle.

Abbé Georges de Nantes
Extraits de la conférence du 27 septembre 1986

En audio/vidéo seulement :
  • O 10 : Conclusion : Du vrai naturel au surnaturel intégral ; Soumission à l'adorable volonté de Dieu, mutualité 1986, 2 h (aud./vid.)

Références complémentaires :

Étude polémique, contre la morale humaniste conciliaire :
  • L'Église dans le monde de ce temps. Constitution pastorale "Gaudium et spes" (7 déc 1965), par l'Abbé Georges de Nantes (manuscrit de Hauterive)
    • De la dignité du mariage et de la famille, n° 76, Décembre 2008, p. 3-22