Morale totale

Cinq sermons pour les âmes consacrées

INTRODUCTION

CHACUN d’entre nous recevant de Dieu « l’être, la vie et le mouvement » (Ac 17, 28), c’est une première Alliance entre Dieu et nous, dont la Bible nous enseigne qu’elle fut suivie par de nombreuses autres qui se déployèrent tout au long de l’histoire ; chacune comportant un lot de promesses et de bénédictions temporelles en récompense de l’obéissance à ses exigences.

Puisque nous vivons depuis plus de 2000 ans sous le registre de la nouvelle et éternelle Alliance, scellée dans le Sang rédempteur de Jésus-Christ Fils de Dieu, Dieu lui-même (...), notre vie morale consiste à vivre selon la Loi du Christ. Celle-ci est pratiquée en perfection par les âmes consacrées, moines ou moniales qui ont entendu l’appel du Fils de Dieu à renoncer, pour Lui et les intérêts de son Règne sur terre, aux légitimes bienfaits et bonheurs d’une vie en famille dans le monde.

LE MOINE ET LA MONIALE RASSASIÉS DU CORPS DU CHRIST

Si Dieu a voulu que le Christ et la Vierge entraînent les prêtres, les moines et les moniales par la voie des conseils évangéliques dans cet état plus parfait de la vie consacrée c’est pour qu’ils y trouvent une béatitude plus grande, un accomplissement, une satisfaction, un rassasiement plénier et naturel, une gloire et un mérite plus grands que dans la vie laïque. C’est cela que je veux prouver d’une manière complète (...).

Si l’homme renonce à créer un foyer et à être père dans sa chair, alors qu’il est fait pour être père et donner la vie ; s’il combat contre sa propre nature, c’est pour se donner à Dieu (...). De la même manière, la moniale, la vierge consacrée a renoncé à l’amour humain, alors que c’est l’essentiel de son être, tout à la fois physique et psychique, pour être tout à Jésus-Christ. Ce qui définit donc le moine ou la moniale, ce n’est pas son célibat, mais son don et son union au Christ (...). Ils ont quitté le monde pour se lier au Christ par des vœux de virginité, de pauvreté et d’obéissance, afin de vivre en toute vérité en sa présence, dans une rencontre avec Lui, quotidienne, perpétuelle (...).

Jésus-Christ, le Fils de Dieu, qui s’est fait homme semblable à nous n’a pas eu les mêmes relations durant sa vie dans l’Évangile avec les hommes et les femmes (...).

LE MOINE, DISCIPLE DU CHRIST

Comment Jésus-Christ se donne-t-il au moine et au prêtre dans la communion eucharistique, eux qui en tant qu’hommes ont pour apanage l’autorité, la raison, la force physique (...) ?

1) L’homme naturellement jaloux de son autorité y renonce volontiers parce que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, son Sauveur (...). Dans la Communion, ce qui frappe l’homme, c’est le Verbe de Dieu, qui vient en lui pour éclairer son intelligence, nourrir sa raison et s’il est fidèle à sa Communion du matin, il passera sa journée dans la méditation et la contemplation des mystères de Dieu. C’est ainsi qu’à travers les siècles, les moines d’Orient ou d’Occident ont vécu dans l’admiration intense de la doctrine de Dieu, du Christ, enseignée par l’Église maîtresse de Vérité. C’est toujours le Pain de la Parole de Dieu, le Pain eucharistique qui a illuminé leurs esprits et leur a fait produire tant de sermons, d’études théologiques, polémiques, toujours pour servir ce Maître dont ils se nourrissaient chaque matin.

La caractéristique de l’homme, des hommes d’Église, c’est qu’ils sont d’abord disciples d’un Maître absolument parfait et saint, puis à force d’être disciples de ce Maître, ils ont le droit, chacun selon sa vocation, de devenir maître à leur tour, en répétant ce que Jésus-Christ leur a appris dans le secret de l’oraison.

2) Ce n’est pas tout ! Si l’homme se caractérise par la force physique, le courage, il a aussi des passions très fortes (...). Imaginez un homme, fils d’Adam. Il est plein de toutes les tares du péché originel et maintenant, il s’attache comme un disciple au Christ ? Il va avoir à lutter terriblement contre sa propre chair, c’est évident, contre le monde qui va le tenter de tant de manières, et contre Satan qui n’admet pas de voir l’humanité s’arracher à son étreinte pour se donner au Christ. Donc, le moine est seul pour lutter terriblement contre lui-même. C’est l’imitation de Jésus-Christ. Irait-il jusqu’au fond du désert, qu’il emporterait avec lui toutes ses passions et tous ses démons, et au fond du désert il n’aurait pas la paix, mais un terrible combat à subir.

La Communion, c’est donc recevoir Jésus, l’homme fort, qui a vaincu le monde et terrassé ses adversaires d’un bout à l’autre de sa course humaine (...). La Communion, c’est aussi la nourriture de la force de l’homme, j’allais dire de la force du mâle. Que c’est loin de la pensée de beaucoup ! Considérant le Christ comme un Maître, comme un Chef, nous le considérons maintenant comme un athlète qui nous donne la force et qui nous entraîne à sa suite. C’est vraiment l’homme fort qui donne au moine la victoire. À ce moment-là, le sacrement de la sainte Eucharistie, le geste même d’aller communier signifie trois choses pour le moine (...) :

  • Le Corps et le Sang du Christ sont pour lui le pain et le vin de sa lutte quotidienne. C’est la nourriture de son esprit qui est ainsi signifiée et c’est la force de sa volonté.
  • Le moine, ayant reçu la contemplation de la Sagesse savoureuse dans la Communion, le mystère de la Présence réelle est extrêmement important pour lui (...). Il n’y aura plus de moines, plus de prêtres quand on ne croira plus à cette présence réelle du Christ dans tous les tabernacles de la terre. Il n’y a pas de doute, Il est là, je reviendrai à la chapelle dans la journée pour reprendre contact avec Lui, recevoir ses leçons, ses encouragements... La présence réelle est, pour le moine, un élément indispensable de sa vie.
  • La Majesté divine de l’Hostie : voyez comme nous avons tort, dans notre Église moderne, de supprimer toutes ces processions, ces adorations du Christ dans l’ostensoir, tous ces ors, toutes ces lumières, toutes ces fleurs. Pourquoi ? Parce que tout cela n’est encore que pacotille, ce n’est rien à côté de ce qu’il faudrait construire, des objets qu’il faudrait ciseler, de l’abondance de pierres précieuses, rutilantes, d’ornements d’or et d’argent pour célébrer la magnificence de cette Hostie, qui est le Christ-Roi, Roi de l’univers, le Christ Créateur de l’univers, le Christ Fils de Dieu, Dieu lui-même !

Mais le moine, lui, le sait. À force de communier et d’assimiler ainsi la Parole de Dieu, à force d’être pénétré de cette présence universelle, ici et là et à l’autre bout du monde, et de retrouver le Christ présent d’un bout à l’autre de l’histoire humaine, le moine prend conscience que cet Être, qui est son Maître et Seigneur qu’il a un jour rencontré sur la route, comme saint Pierre, saint Jean et les autres l’ont rencontré dans son attitude humiliée de sa vie quotidienne, il reconnaît que c’est le Seigneur des seigneurs et Roi des rois, son compagnon de route, Celui auquel il communie, avec lequel il a un entretien intime chaque matin. À ce moment-là, même si ce moine est orgueilleux, il n’est pas tenté par la révolte, l’autonomie, l’indépendance. Il est tout fier d’être le serviteur de ce Christ, Roi des rois et Seigneur des seigneurs. La majesté de son Maître rejaillit sur le disciple, par des cascades de personnes soumises les unes aux autres, et voilà comment ce moine – considérez le plus humble de notre monastère – sait qu’il appartient à un Royaume dont il est dit que « servir le Christ, c’est régner » : cui servire regnare est. C’est cette contemplation eucharistique perpétuelle, qui lui donne la force contre le démon, contre les mouvements du monde, qui lui donne la joie d’être au service de ce Maître et de Le suivre à travers la Passion et la mort de la Croix, jusqu’à la Résurrection (...) !

Si le moine a renoncé à cette pauvre paternité par laquelle, au long de toute une vie, les hommes ont quelques enfants, c’est afin d’en recevoir une autre, de Dieu, combien plus grande. Il est père de générations nombreuses comme le Christ, il est roi et seigneur avec le Christ, il se consume du matin au soir pour que par sa prédication, sa prière, son exemple, ses sacrifices, le Règne de son Seigneur s’étende toujours davantage. Sa vie profite au monde, la preuve en est que les sociétés où les moines ont exercé une grande influence ont été des sociétés saintes et fortes contre les vices (...). Voilà, il me semble que je vous ai convaincus de l’équilibre, de la stabilité, de la plénitude du moine qui est bien dans sa vocation. Dieu en est glorifié, tandis que sur terre la civilisation chrétienne progresse et pourvoit au bonheur temporel et au salut éternel des hommes...

LA MONIALE, ÉPOUSE DU CHRIST

La femme est faite pour vivre avec l’homme de toute sa vie. Quelle révolution intérieure lorsqu’elle le rencontre enfin (...). Sainte Marie-Madeleine fut la première à faire l’expérience de la sainte rencontre du Christ. Pénitente, elle est pour ainsi dire la première des moniales, la première des vierges consacrées (...). La vierge consacrée est une découverte du christianisme. C’est parce qu’il y a eu un homme à aimer, en toute pureté, en toute chasteté, en toute pauvreté et obéissance que des générations et des générations de femmes ont choisi délibérément de passer outre aux valeurs du mariage, aux passions de la chair, pour se consacrer tout entières à ce Jésus, Fils de Dieu, qui avait la bonté de venir les chercher et de faire alliance avec elles (...).

Les saintes Femmes de l’Évangile ont donc aimé Jésus-Christ comme un Époux mystique. Elles l’ont suivi, elles sont entrées dans toutes ses préoccupations, elles ont partagé toutes ses angoisses, elles se sont réjouies de tous ses succès, de toute sa gloire. Elles l’ont suivi pour se dévouer à toutes les tâches domestiques, afin de le débarrasser de toutes ces charges et le rendre plus apte à sa propre vocation, à sa propre tâche. Ces saintes Femmes qui suivaient Jésus, dans leur amour, n’ont pas moins fait pour Lui, que toute femme fait pour son mari : elles se sont faites ses servantes (...).

Lorsqu’est arrivée la Passion du Christ, dans la souffrance et dans la mort de Jésus, leur cœur s’est ouvert à cette vertu que je dis la plus féminine des vertus : la compassion, la pitié, le pardon. Et comme Jésus pardonnait à ses bourreaux, ces femmes compatissantes pardonnaient elles aussi aux bourreaux, acceptant cette voie terrible de la Rédemption. Elles devenaient comme les épouses de sang de Jésus crucifié, pour parler le langage des mystiques. Oui, elles étaient ses épouses sur le sommet de la Croix, parce qu’elles participaient avec lui à la Rédemption du monde par son Sang.

Tout cela se réalise chaque matin dans la Communion d’une moniale. Tant et tant de mystiques l’ont chanté dans des termes non équivoques. Nous savons bien ce qui se passe dans une âme de vierge, lorsqu’elle reçoit le Christ dans son Corps, son Sang, son Âme et sa Divinité (...). Le premier mouvement de l’amour, c’est le baiser des époux (...). Comment voulez-vous qu’une religieuse qui a appris ce langage mystique et qui en sait la réalité, en communiant à son Dieu, n’ait pas l’impression qu’elle connaît là une expérience d’amour mutuel infiniment supérieure à toutes les expériences d’amour conjugal qu’on peut dire et inventer ?

Voilà ce premier symbolisme qui fait leur joie (...). Le don total de Jésus dans la Communion qui suit le Saint-Sacrifice de la messe, inspire à la moniale un don semblable pour être davantage à Lui seul. Jésus verse son sang pour elle, et ce Sang venant en elle, cette vierge consacrée se sent enivrée, fécondée, transformée par le Christ qui la rend mère d’une multitude d’âmes ; elle les sauve du péché, les arrache à l’enfer, les donne au Christ comme ses propres enfants et les conduit au Ciel : voilà sa maternité. Relisez la vie de sainte Marguerite-Marie et comprenez ! C’est par son sacrifice, par son amour, par sa communion au Christ de chaque jour, que des générations et des générations reçoivent le salut du Christ. Le Christ réalise sa paternité par ces âmes d’élection qu’Il prend tout à Lui pour en faire les collaboratrices de son salut.

Alors, la Communion, vue sous ces trois aspects, réalise absolument tous les bonheurs, tout l’idéal de la femme. Voilà pourquoi ces religieuses, lorsque vous les connaissez bien, deviennent les meilleures conseillères de vos femmes, de vos enfants, de vos filles, de vos mères. Elles savent le secret de la femme et elles savent le secret de l’Époux qui contente et qui rassasie sa femme, qui lui donne le bonheur. Dans la mesure où elles sont fidèles à leur vocation, elles dictent aux femmes le dévouement, la patience, le pardon des injures, la dévotion, la tendresse, qui font les femmes parfaites pour la joie de leurs maris et pour la sagesse de leurs enfants.

LA RÉVÉLATION DU CŒUR DE JÉSUS ET DU CŒUR IMMACULÉ DE MARIE

Prolongement, approfondissement et illustration du mystère eucharistique, la dévotion au Sacré Cœur de Jésus et au Cœur Immaculé de Marie va donner au moine et à la moniale les sentiments, les certitudes, les élans, les énergies dont ils ont besoin.

LE MOINE CONVAINCU DE SE DÉVOUER À SON RÈGNE, va être selon sa nature d’homme un disciple bien-aimé et très aimant du Christ désireux de le comprendre de partager son action de prédication de l’Évangile et d’organisation de la Chrétienté, pour travailler ainsi à l’extension du règne de Jésus (...).

LA MONIALE ÉPRISE DE CE CŒUR AMOUREUX, trouve en Lui les émotions, le contact intime, l’intuition de ce qu’était l’amour de Dieu pour elle et en cela, l’appel à une vie d’union, de compassion à Lui sur le Calvaire et grâce à cela, une grande fécondité surnaturelle (...).

LA CHARITÉ FRATERNELLE DES ÂMES CONSACRÉES

Le moine ou la moniale est mis dans les conditions de pratiquer l’amour du prochain à la perfection, car s’il quitte son père, sa mère, ses frères et sœurs selon la nature, ou les amis qu’il s’était choisis, en rentrant au monastère, il reçoit ceux que Dieu lui donne : supérieurs, Père prieur, Mère prieure, religieux du même ordre, et aussi tous ceux que l’Ordre accepte et auxquels il se dévoue (...).

Cette charité est idéale en ce sens qu’elle ne procède pas des goûts ou des caprices, mais de Dieu qui nous donne tel ou tel prochain à aimer, à aider, à servir. C’est un renoncement et peut devenir une souffrance, car si au sein du monastère, tous ont la même vocation et une parenté spirituelle, cela n’empêche pas les défauts, petits ou grands... Et même les saints peuvent parfois être très irritants (...).

C’est pour promouvoir un amour du prochain vrai, effectif – « qui aime, aide » – que l’Église va devenir maîtresse d’organisation hospitalière, enseignante, missionnaire, etc. C’est ainsi que le moine, la moniale, parce qu’ils ont tout quitté pour Dieu, sont renvoyés par Dieu au service de ceux que le monde oublie : les âmes qui se perdent, les pauvres malades, les lépreux, les Esquimaux aux extrémités du monde... Le moine, la moniale vont à eux avec le cœur dégagé et pur, absolument comblé par le centuple promis par Notre-Seigneur dès ici-bas, avant même la vie éternelle (...) !

Cet admirable idéal nous prouve de surcroît qu’il n’y a pas deux religions, une pour les âmes consacrées, l’autre pour les pauvres laïcs, mais une seule, celle du Christ. Il accueille ses disciples sur son Cœur, leur apprend sa loi pour que chacun, selon sa condition providentielle, puisse déployer parfaitement l’amour de Dieu et l’amour du prochain (...), illustrant cette maxime qui nous est chère, car vérifiée par l’expérience : une famille a pour idéal de ressembler à un monastère, et un monastère a pour idéal de ressembler à une famille.

Abbé Georges de Nantes
Extraits des sermons des 1er et 8 juin 1986

  • O 9 : Cinq sermons pour les âmes consacrées, maison Saint-Joseph, Fête-Dieu et fête du Sacré-Cœur 1986, 2 h 30 (aud./vid.)

Références complémentaires :

  • Toute notre religion, 3e partie : Vie chrétienne (CRC n° 192, août-sept 1983)
En audio/vidéo, voir nos retraites de communauté, en particulier :
  • S 3 : Le monastère idéal, automne 1965, 15 h 30
  • S 92 : Les trois âges de la vie religieuse régulière ou séculière, Retraite de l’automne 1987. 15 h (aud./vid.)
  • S 102 : La joie monastique, Maison Sainte-Thérèse, Août 1989, 10 h (aud.)
  • S 103 : Esquisse d'une mystique trinitaire, automne 1989, 15 h (aud./vid.)
Pour une spiritualité propre à nos communautés :
  • S 116 : Commentaire de la Règle provisoire des petits frères du Sacré-Cœur de Villemaur, 1992, 19 h (aud.)
Méditations :
  • Dans le tome 1 des Lettres à mes amis :
    • Pauvreté, chasteté, renoncement…mort d'amour, n° 30, 1958, p. 1-2
    • Au désert de Chartreuse, la solitude avec Dieu, n° 40, été 1958
    • Les privilèges de la vie du cloître, n° 76, octobre 1960, p. 1-2
  • Dans le tome 4 des Lettres à mes amis :
    • Le célibat ecclésiastique, n° 232, août 1966, p. 1-4
    • « Seul à seul avec un Dieu caché », n° 234, août 1966, p. 1-4